XXIV Le prix

2021 (Rafael)

Je suis parti de Londres sans avoir eu une vraie discussion avec Jeffita. On s'est croisés plusieurs fois. Elle était généralement entourée d'adjoints attentifs et moi, amicalement surveillé par Zorrillo qui mesurait sans doute combien la situation de Dikkie pouvait m'atteindre.

La dernière fois, Dora m'a félicité et on s'est promis de se voir plus souvent à l'avenir. Mais on n'a pas discuté. Elle n'a pas fait comme si elle et moi n'avions pas des liens historiques, mais elle a tout aussi clairement marqué ses distances. Je n'ai pas eu une seule occasion de croiser Dikkie et je sais pertinemment que c'était voulu. Par Jeffita comme par Ernesto.

Je ne leur en veux pas. J'ai juste eu l'impression d'être un salaud. Peut-être que je le suis, que c'est un avatar logique de ma vie de mouton noir. Ruminer est définitivement un truc ovin.

À Madrid, l'humeur est à la célébration circonspecte. Célébration officielle et ostensible, mais fébrilité. Pas que j'ignore pourquoi. On a probablement arrêté le cœur de cette cabale, mais on a mis tant d'années à y arriver qu'on peut se demander si on peut pavoiser.

Quand je dis "on", vous pensez peut-être à la Hermandad. Mais on n'en serait certainement pas là si le mouvement d'opposition aux réactionnaires n'avait pas lentement, mais sûrement, dépassé les confins des discussions au sein de notre confrérie. Si ma mission personnelle n'avait pas fini par rencontrer l'intérêt d'une réelle majorité de sorciers espagnols, pour faire court. Restait la circonspection. Une forme de sagesse. Un pessimisme. C'est selon.

Notre ministre actuel, Milagro, est un ancien Auror. Il est celui qui a favorisé le recrutement de moutons noirs comme moi quand j'étais jeune. Il est celui qui m'a envoyé en Angleterre et il sait tout ou presque de mes pérégrinations depuis. Il me serre dans ses bras dans son bureau comme un vieil oncle. Puis il prend un ton pénétré pour me faire lieutenant lui-même — un grade que j'aurais dû avoir depuis longtemps, il précise — et me dire que je serai médaillé très bientôt devant les Cortès réunis au grand complet.

Il me dit tout ça alors qu'on attend les trois juges désignés par les mêmes Cortès pour cette affaire. Nous ne sommes pas seuls. Asier Zuzen, le commandant en exercice, l'accompagne dans la cérémonie. Son premier adjoint, et mon second mentor après Jeffita, Alcides Fervi, est au premier rang. Zorrillo et son sourire entendu sont dans l'assistance avec cet homme qui, ces dix dernières années, a supervisé mon infiltration de la Nouvelle Atlantide. Le procureur spécial Blas Ligüerre a été désigné par ses pairs pour cette tâche quand la mission a été lancée, il y a tant d'années. Il a été et doit continuer d'être le garant de mes actions. Lui sourit peu, mais là, il a l'air satisfait.

J'aimerais creuser les raisons de ce sourire, mais un secrétaire fait entrer les trois juges. Trois hommes. Je réalise qu'il n'y a aucune femme dans ce bureau et je me dis que le changement ne se fait qu'à très petits pas. Le plus âgé, Elias Ovejero, a un regard perçant et hautain. Le plus jeune, Neizan Contador, un air suspicieux. Celui qui parle pour les autres se nomme Iñigo Torrente. Aucun n'affiche de lien avec les familles de la Nouvelle-Atlantide, je remarque silencieusement. Quand Milagro me présente, les trois me dévisagent longuement. Je me prépare à un feu nourri de questions, mais c'est d'abord vers le procureur qu'ils se tournent, lui demandant de raconter les ressorts de mon infiltration.

Ligüerre narre les faits avec précision. La suspicion de la création de la cabale avec des témoignages venant de différentes sources. L'idée d'infiltrer le groupe, prise par Milagro, encore Commandant des Aurors, avec l'aval des juges des Cortès. Sa désignation. Puis mon acceptation. Il marque à ce stade une pause théâtrale que je ne vis pas très bien. Mais personne ne m'interroge sur mes motivations. Le procureur continue de rapporter les preuves que j'ai ramenées année après année, ma documentation des liens entre les membres et des projets tous un peu fous qu'ils ont envisagés ou soutenus. Il rappelle que j'ai permis l'échec de la transformation de l'île de la Palma en île magique dont tous les habitants moldus auraient été éradiqués. Là, tous les regards pour moi sont reconnaissants, voire admiratifs. C'est une drôle d'impression. Puis, on arrive à l'opération dans les îles britanniques.

À ce stade, Ligüerre n'hésite pas à mouiller Zorrillo dans sa présentation. C'est donc mon vieil ami Ernesto qui doit expliquer que, se basant sur mes informations, il a demandé l'aide de la directrice de la coopération européenne, Philippine Maisonclaire, et que celle-ci a accepté de ne pas mêler le représentant britannique en titre à cette affaire et a pris sur elle de mobiliser directement Jeffita quand je leur ai annoncé que "contre toute attente" — il souligne l'expression — je pensais que la Nouvelle-Atlantide allait surgir en mer d'Irlande et non aux Canaries. Ce point intéresse les juges qui se tournent pour la première fois vers moi.

"Était-ce vraiment une si grande surprise, Auror — pardon, Lieutenant — Soportújar ?", veut savoir le juge Torrente.

"Oui, votre Honneur", je commence lentement. "Depuis qu'il s'est associé à la cabale, Nauzet a fait de la localisation dans les Canaries une condition forte. Dans son esprit, cette île devait défier Madrid, voire annoncer l'indépendance de tout l'archipel à la fois des Moldus et des sorciers… de la péninsule", je formule.

"Qu'est-ce qui a changé les choses ?", veut savoir Contador avec son sempiternel air dubitatif.

"La rencontre avec Siofra O'Shea… et son insistance à fouiller les bibliothèques anglo-saxonnes… et les découvertes qu'elle y a faites. On peut dire que, d'une certaine façon, Leales a laissé entendre à Nauzet que la mer d'Irlande était un essai grandeur nature qui donnerait à la Nouvelle-Atlantide la base qu'elle méritait et le temps d'adapter les méthodes aux spécificités géologiques canariennes", je raconte. J'avais bien la scène en tête, mais je savais que Zorrillo avait joint mes rapports au dossier. Les juges n'en étaient pas à considérer chaque pièce du puzzle, mais à se faire une idée générale du dossier. Ils allaient après tout tenter de juger parmi les hommes les plus puissants de ce pays. Il fallait bien qu'ils se convainquent qu'ils ne faisaient pas fausse route.

"Et Nauzet a été convaincu ?"

"Leales, Altamira ou Casagrande ne tenaient plus en place. Il fallait qu'ils voient une île apparaître n'importe où", je réponds. "Fervi Fioralquila et Allodia étaient ceux qui négociaient avec Nauzet."

Aucun des hommes réunis dans le bureau du Ministre n'a frémi en entendant les noms énumérés, mais le silence qui suit est éloquent. Je les comprends, j'ai eu tellement le temps de détester leurs noms, de les envier aussi, de passer des nuits à me dire que toute une famille ne pouvait pas se résumer aux choix d'un de ses membres ou de son chef… D'ailleurs ma première question fuse, plutôt diplomatique :

"Comment toutes ces grandes familles prennent-elles la chose ?"

"Avec prudence", me répond Milagro. "Les Fervi, les Allodia et les Altamira se cachent derrière leurs membres les plus présentables. Les premiers peuvent insister sur le fait que cette branche s'est éloignée du tronc principal. Les Casagrande et les Leales préfèrent le mépris pour l'instant."

"Cette question est pour un autre jour", estime alors le juge Elias Ovejero. "Nous en sommes à examiner l'enquête et à nous demander si elle nous permet d'inculper ces personnes et de les poursuivre. Et si nous allons pouvoir bénéficier de l'entière coopération de vos homologues britanniques, bien sûr."

Cette fois, Milagro regarde Zuzen et Zorrillo, leur demandant clairement de prendre leurs responsabilités.

"Il n'y a aucun signal contraire", commence Zorrillo, "Ni à Londres ni à Bruxelles…"

"Vraiment ?", interrompt l'incisif Contador. "Dans vos exposés, j'ai bien compris que si le Bureau britannique n'avait pas forcé la porte, vous aviez prévu de les contourner et que d'ailleurs la garante de la bonne coopération des forces de police européenne vous a soutenu dans cette entreprise. M. Le Ministre, ce n'est certainement pas ma place de vous interpeller sur ce point, mais je me demande ce qu'en pense votre homologue britannique."

"Pas que du bien", admet Milagro après un temps de réflexion. "Il comprend nos contraintes. Il se félicite avec raison du résultat et de la performance de ses troupes, notamment pour s'imposer dans le jeu. Je pense qu'il a des questions pour Madame Maisonclaire, mais qu'il estime que le procès vient en premier."

"Ce serait heureux de ne pas compliquer inutilement une conversation déjà difficile", conclut Ovejero et ses collègues approuvent.

oo 2021 (Rafael)

Les jours se passent avec une importante charge de travail pour assister Zorrillo et un duo d'adjoints ridiculement jeunes, respectueux et impressionnés par nous, dans la préparation du procès. Nous sommes nourris et logés au centre d'accueil des Aurors des brigades régionales à la capitale. Autant dire que je ne risque pas d'avoir mon propre agenda. Pas que je n'ai pas l'habitude. On ne passe pas tant d'années à infiltrer des organisations sans avoir appris la patience et l'adaptation.

Chaque jour, la fille de Jeffita et l'Auror Darnell nous envoient des éléments d'accusation bien rédigés. C'est mon seul lien avec Londres. Ils viennent consolider tout ce que nous avons collectivement accumulé depuis des années. Nous transmettons aux trois juges et au procureur, qui posent des questions complémentaires, mais qui confirment plutôt que notre dossier avance bien. J'avoue que je trouve un plaisir personnel à le savoir si solide et à contribuer à le rendre encore plus consistant. Je ne compte pas mes heures et mes efforts — sans doute aussi pour m'éviter de réfléchir à d'autres choses — comme ma compagne et ma fille ou ma future vie à visage découvert à Bruxelles.

Je suis presque surpris quand Zorrillo m'apprend que son épouse arrive à Madrid pour réinstaller leur résidence — visiblement, elle est effectivement très contente de quitter la Belgique. Il me promet que je serai très vite leur invité et qu'ils m'aideront à organiser ma propre installation à Bruxelles. Je réalise alors que ça fait bientôt une semaine que je suis là et la culpabilité me retombe salement dessus. Mais ça fait longtemps aussi que je sais cacher ce genre de sentiments. Zorrillo peut donc partir sans s'inquiéter davantage et je me retrouve pour la première fois seul le soir après ma journée de travail.

Je prends bien soin de me perdre dans le Madrid moldu, d'être certain de ne pas être suivi avant de m'installer dans un restaurant et de commander assez de vin rouge pour me tenir compagnie et quelques tapas relevées bienvenues après ces semaines de nourriture britannique. Je joue avec l'idée de rédiger une lettre à ma fille — une lettre que j'enverrai par hibou, sans me cacher. Puis je décide que mon niveau d'alcoolémie est une raison en soi de ne pas le faire. Je rentre à pied pour me dégriser et mettre un peu d'ordre dans mes pensées circulaires. Et si je sens quelqu'un s'approcher de moi deux rues avant de rentrer dans le quartier sorcier, je ne m'attends pas à ce que cette personne m'interpelle à voix basse d'un "Don Rafael, je pourrais vous parler ?"

J'ai ma main sur ma baguette et je vois dans les yeux du jeune homme en face de moi qu'il le sait. Mon degré d'alarme croît d'un cran.

"Je m'appelle Gregario Altamira, Don Rafael", il m'apprend. Il a l'élocution qui dit sa bonne éducation. Un tout jeune homme. Moins de trente ans. Et déférent. "Je suis désolé de vous aborder de cette façon mais… j'aimerais vous parler."

"De quoi ?"

"S'il vous plaît, Don Rafael, je suis porteur d'un message de ma famille", il se lance, pressant et nerveux. Il hésite et rajoute : "… de notre famille."

On a beau avoir mon entraînement, penser souvent avoir tout vu, il y a des démarches qui surprennent. Ma raison soupçonne un piège et me fait étudier les abords, mais les rares Moldus qui trainent dans cette rue nous ignorent totalement. Je reviens sur le jeune homme implorant.

"Don Rafael, ça fait des jours que je cherche à vous aborder. Vous étiez toujours accompagné. Ce soir, vous êtes sorti seul du Bureau des Aurors et j'ai essayé de vous suivre, mais je vous ai perdu et je n'ai pas osé utiliser la magie pour vous retrouver dans cette foule moldue. Je suis revenu vous attendre ici. Près du point d'entrée. J'attends depuis des heures, Don Rafael. J'allais partir… et vous voilà ! S'il vous plaît."

Je le laisse plaider en continuant de chercher les complices embusqués ou le système de surveillance caché, mais je ne vois rien de tel.

"Je vous écoute", je finis par articuler.

"Ici, Don Rafael ?", il bafouille en regardant à son tour nerveusement autour de lui.

"Je ne compte pas vous suivre", je lui apprends. "Je ne serais plus de ce monde si j'étais aussi imprévoyant."

"Je comprends", il m'assure. "Mais moi… je peux aller où vous voulez… vous donner ma baguette", il rajoute se mettant immédiatement à fouiller dans sa poche.

"Rien ne me prouve votre identité", je le coupe.

Il n'hésite pas et me montre sa main et la chevalière qu'il porte. Les armes des Altamira.

"Vous pensez réellement que ça suffise ?", je souris pour la première fois.

"Je n'ai qu'un message oral, Don Rafael. Mais j'ai un message que… je pense que vous devez entendre…"

Pendant qu'il plaide de nouveau, je repasse mon chemin en mémoire et je retrouve un bar qui avait l'air tranquille.

"Ok, venez", je décide en le prenant par l'épaule de sa veste pour lui faire prendre la bonne direction. Il ne se débat pas. S'il joue la comédie, il est très fort. Et je suis sincère. Je le lâche, il continue de me suivre.

"Merci, Don Rafael", il rajoute même.

Le patron n'a l'air ni content ni mécontent qu'on s'installe au fond de son bar où le niveau de la télévision moldue nous assure une certaine tranquillité. Je me place face à la porte, le jeunot n'a même pas l'air de se poser la question.

"Gregario, c'est ça ?", je vérifie. Le vent qui souffle du Nord-Est sur les Baléares. Un nom cohérent avec les pratiques des Altamira et qui raconte peut-être aussi des liens avec l'archipel. Il faudrait demander le nom de sa mère. Une enquête pour un autre jour.

Lui a l'air tout content de m'apprendre qu'il termine une thèse en Histoire magique. "Comme Cefiro… votre père", il précise presque rougissant. "Sans essayer de me comparer à lui, bien sûr."

Je note que vérifier l'existence d'un Gregario étudiant sera facile. C'est un terrain moins mouvant que de gérer la mention de ce père fantasmé.

"Et c'est vous que les Altamira envoient me parler ?", je creuse.

"Je me suis porté volontaire. Tout le monde pensait qu'il fallait un jeune… et j'avoue que… je vous admire et que c'est un honneur… même si j'ai bien vu que je ne savais pas réellement comment faire…"

"Tout le monde ?"

"Un conseil familial extraordinaire s'est tenu dimanche dernier… tous les Altamira majeurs… même les femmes qui le désiraient et prêtaient serment de ne pas divulguer les débats", il m'apprend avec entrain. À l'écouter, une révolution est en marche.

"À propos de moi ?"

Depuis quand les Altamira se réunissent à propos des moutons noirs ? Sauf pour décider de les supprimer, bien sûr.

"À propos de la quasi-certaine condamnation d'Albano Altamira, de l'opprobre qu'elle va jeter sur notre famille…", me répond Gregario avec ses yeux candides, son élocution raffinée et son entrain communicatif.

"Le clan ne va pas aller à son secours ?"

"Non, Don Rafael. Ça fait déjà plusieurs années que beaucoup d'entre nous ont pris leurs distances avec lui. Il serait d'ailleurs assez juste de dire qu'il les a prises lui-même. L'avenir de la famille lui importe peu", il développe sur le ton de la certitude.

"La pureté et la domination", je lui rappelle sournoisement.

"Don Rafael… vous l'avez sans doute… fréquenté… plus que moi… Mais la plupart d'entre nous ne pense pas comme ça, ou plus comme ça… Et personne ne veut ruiner sa réputation ou celle de ses enfants pour un type qui voulait se créer un pays de toutes pièces. Nous ne sommes plus dans des temps où… la réussite ultime est de se créer un empire !"

"Ou de le reconquérir", je susurre et il ne me fait pas l'injure de ne pas comprendre ma référence.

"Don Rafael, tout le monde n'est pas… une majorité d'entre nous est prête à vous présenter nos excuses pour le préjudice… fait à votre famille et à vous-même… Je sais d'où vient la fortune de ma famille, son origine. Je ne peux pas la défaire, mais je peux demander pardon. Je peux m'engager sur l'avenir. Pour un avenir différent."

Il ne paie vraiment pas de mine, se ferait manger tout cru dans le moindre duel, mais il a des ressources oratoires. Ou il a ressassé son petit discours pendant ces jours passés à m'attendre.

"Vous engager à quoi ?"

Il marque sa première pause.

"Nous serions honorés si… après le procès, bien sûr, vous considériez la possibilité de revendiquer votre appartenance à notre famille, Don Rafael", il énonce le cœur battant, ça se voit.

"Vous m'attendez depuis une semaine pour me demander de prendre le nom des Altamira ?", je vérifie, stupéfait.

"Nous comprendrions que vous vouliez aussi garder le nom de votre mère. Mais l'honneur serait pour nous."

"Tout ça pour avoir l'air d'avoir soutenu l'opération ?"

"Ce serait prétentieux. Mais pour montrer le soutien de notre famille au changement… et vous rendre ce qui vous appartient de droit… Le conseil réfléchit à vous faire une offre financière et foncière… raisonnable…"

Un nom, des terres, de l'or.

"En échange de quoi ?"

"La condamnation effective d'Albano."

"Vous pensez que j'ai besoin de motivation ?", je m'étrangle presque. Un jour plus calme, j'aurais noté que ce jeune membre de la maison Altamira n'a pas jugé bon d'utiliser le même titre honorifique avec ce prétentieux d'Albano qu'avec moi.

"Le pire pour nous serait qu'il soit pardonné ou qu'il écope d'une peine légère. Nous le voulons condamné à la peine la plus haute."

"Vous pourriez le déshériter", je remarque.

"Ce serait indigne", il juge avec un sérieux qui manque de me faire sourire.

"Plus que la corruption ?"

"Ce n'est pas de la corruption, Don Rafael. C'est une réparation. Que vous pouvez refuser. Comme vous l'avez souligné, vous n'avez pas besoin de motivations personnelles."

Jeune, mais avec des ressources, je me répète.

"Je commence à voir pourquoi votre famille vous a envoyé", je reconnais. Ça le fait rougir.

"Permettez-moi de vous proposer d'y réfléchir."

"Il y a un problème dans votre proposition, Gregario", je me décide à lui apprendre. "Je ne serai pas celui qui va défendre le dossier devant les juges. Je contribue, mais je ne suis pas celui qui représentera le Bureau des Aurors."

"Non ?", il pâlit.

"Non, je serai témoin. Un témoin ne peut pas porter l'accusation."

Il rumine l'information.

"Mais vous avez accès à celui qui le fera ?"

"Vous allez l'adopter, lui aussi ?"

"Vous pensez… qu'il aurait des… exigences ?", il formule avec un indéniable doigté.

Mon premier réflexe est de penser que non, mais je décide de ne pas abattre si vite mes cartes.

"Difficile de parler pour les autres. Pour l'instant, cet homme passe toutes ses journées à mes côtés sur ce dossier. Il l'a suivi depuis des mois… Son orgueil professionnel devrait faire l'affaire."

"Demander son nom est déplacé ?"

"Il sera dans les journaux bien assez tôt", je refuse poliment.

"Nous devons donc mettre nos espoirs dans son orgueil professionnel… et vos conseils avisés, Don Rafael…"

Je soutiens son regard, essayant d'y percer la duplicité. Je n'y arrive pas.

"Pour le reste…", il reprend.

"… c'est un joli geste", je le coupe.

"Ça reste un… une main tendue qui nous dépasse tous les deux… l'offre d'un début de réparation… que les Altamira… aimeraient représenter", il développe, retrouvant un peu de son emphase naturelle. "Peut-être même que c'est encore mieux comme cela."

"Un geste gratuit ?"

"Vous ne pensez pas que vous avez déjà grandement payé, Don Rafael ?"

2021 (Iris)

On forme des fleurs avec des biscuits de différentes couleurs dans une grande assiette avec les filles. Elles ont des robes de fête et des mèches assorties qu'elles ont créées elles-mêmes. Mãe répète que la précision de leurs modifications est un gage de contrôle et de liberté par rapport à leur don, qu'il faut leur donner de petites missions comme assortir leurs cheveux à leur tenue, qu'il faut valoriser le contrôle et la répétition. "Normaliser l'utilisation de leur exception dans tous les sens du terme normaliser" — est sa formulation préférée. On joue le jeu, Sam et moi, avec ce que je pense être de la foi moldue.

La mélodie de la sonnette vient nous couper. Je regarde la pendule par réflexe et je me dis que mon frère et sa famille sont en avance.

"C'est eux !", s'écrie Klervie en s'élançant vers la porte, sa jumelle sur les talons, évidemment.

Le retour de l'oncle et la tante prodigues en loukoums, avec deux grands cousins d'une patience exemplaire, est plus que bienvenu pour elles comme pour moi. Une après-midi de sucreries et de partage. Loin de ma légèreté, Sam veut s'interposer et rappeler aux filles qu'il ne veut pas qu'elles ouvrent la porte sans supervision. Aucun des trois ne s'attend visiblement à ce qu'ils découvrent derrière la porte. Ma main est sur ma baguette avant que ma pensée soit précise. Et puis, Sam dit : "Bonjour, Commandant Robards".

"Gawain, Samuel", j'entends Robards répondre. "Aucune notion hiérarchique n'a de mise ici… Iris est là ?", il termine comme la confirmation qui manquait.

Les filles se retournent vers moi dans un ensemble confondant. On peut sobrement dire qu'elles ne sont pas prêtes pour un travail d'infiltration. Je m'avance donc.

"Je suis là, Gawain."

"Je vous dérange", il estime, mais sans faire un geste de repli, je le note

"Nous attendons de la famille", je réponds avec un peu de perfidie. J'ai la satisfaction de le voir battre nerveusement des cils. Il n'est donc pas en mission pour ma mère. "Mon jumeau et sa famille", j'apaise derrière sans vérifier si Sam est aussi critique que je l'imagine de mes petits jeux.

"J'espérais… une discussion avec toi, Iris… avant de retourner à Bruxelles", plaide Robards avec de la ressource.

Je décroche une veste en cuir de la patère et regarde Sam pour la première fois. Il approuve mon choix, je pense. En tout cas, il ne s'oppose pas.

"Maman !", protestent les filles en chœur.

"Je reviens très vite, promis", je lâche en prenant le temps de les embrasser, avant de les pousser vers Sam. "Ça a intérêt de mériter que je leur fasse ça", je commente pour Robards quand nous sommes sortis de l'immeuble. "Il y a un parc sur la gauche."

"Ce n'est pas une démarche facile que la mienne, Iris", il se lance quand nous arrivons aux portes du jardin public.

Je me retiens de très peu de lever les yeux au ciel.

"Gawain, j'ai un goûter à organiser et tout Sainte-Mangouste te dirait que je dois manger du sucre et du chocolat en quantité suffisante pour ressourcer ma magie et reprendre du poids."

"Tu es une Auror de premier ordre, Iris. Avec des capacités hors normes et un courage…"

"Gawain, je ne veux pas d'Ordre de Merlin", je le coupe et j'ai ce petit vertige qui me vient quand je sais que j'ai pris exactement l'intonation de ma mère devant quelqu'un qui peut s'en rendre compte. D'ailleurs, Robards relève et a un petit sourire appréciateur, presque réjoui.

"Très bien, allons droit au but. Aussi droit que possible. D'abord, il me faut l'assurance que cette conversation restera pour l'instant entre nous."

"Qu'est-ce que j'y gagne ?", je questionne sans ambages.

"Rien. Je me souviendrai de ton choix."

"Alors, si la question est : Iris, es-tu enfin prête à doubler ta mère ? La réponse est : non, Gawain, pas du tout."

"Je ne compte pas te demander de doubler qui que ce soit. Je compte au contraire te demander de faire œuvre de justice… de l'aider quand elle pourrait être un peu trop aveugle… et, pourquoi le cacher, ce qui me donne la force de faire cette démarche, c'est que je me répète qu'à ma place, Dora le ferait."

"Jolie introduction" je reconnais plus calme que précédemment.

Robards a un bref sourire contraint. Concentré sur sa prochaine phrase, je dirais.

"Tu sais que j'ai été le mentor de Dikkie — en même temps que ta mère a été celle de Sopo…"

"Gawain", je tente de l'arrêter. Il est venu là pour sauver Dikkie ? Il se trompe de porte. "Je ne demande rien. J'ai formellement dit que je ne demandais aucun blâme contre elle ou contre Caradoc…"

"Caradoc est ton ami", il souligne.

"Mais surtout, je pense que si… le père de mon enfant avait été en danger…", je précise et la seconde d'après, je me demande s'il ne m'a pas amené exactement là où il le souhaitait. "Bref, je ne suis pas son ennemie."

Robards approuve d'un lent et emphatique signe de tête.

"Quelles sont les options de Dora ?", il reprend, se mettant volontairement à égalité avec moi, je dirais, en n'appelant pas ma mère par son titre. "Appliquer le règlement, c'est-à-dire la virer, la suspendre, la rétrograder… et ouvrir la porte à la critique de la gestion de Darnell…"

"Elle ne protégera pas Darnell de ses bêtises…", je tente, mais il ne m'écoute pas.

"… Et en même temps nourrir la fable de Maisonclaire quant aux choix cow-boy de Dora : des choix épidermiques, précipités, voire à la remorque de subordonnés qui prennent des libertés malvenues… "

Gawain laisse ces idées faire leur chemin dans ma tête.

"Ou ?", je finis par demander,

"Ou mettre le paquet sur les résultats, courir avec les Espagnols, prendre Maisonclaire de vitesse…"

"Et pardonner à Dikkie ?", je vérifie avec cette impression confuse qu'à la fois, je le suis, et qu'il me manque des éléments.

"Et trouver une façon de traiter autrement la question. Elle ne peut pas la laisser éternellement dans l'équipe juridique après avoir passé tant d'années à en faire un service qu'on intègre par choix et compétence. Elle ne peut pas la renvoyer en Écosse après ce qui s'est passé. Pas au même rang. Ni la mettre en Irlande ou à Londres. Un paquet de gens ne lui font plus confiance". Il attend que j'aie admis d'un signe de tête ses conclusions pour reprendre : "Je ne vois qu'une option tenable : l'envoyer à Bruxelles à mes côtés. Ce n'est pas une promotion — aucun changement de paie ou de statut. Je m'engage à la surveiller autant qu'il le faudra… Une négociation entre Dora et moi que chacun commentera… dans tous les sens possibles… Mais être sauvée par moi peut être pris comme la sanction attendue en interne sans donner prise à Maisonclaire pour se dégager de ses propres responsabilités", il va jusqu'à préciser.

"Maisonclaire", je souligne.

"Elle, elle m'a contourné, elle a cherché à faire de Dora un fusible… crois-moi, je vais l'avoir à l'œil", il affirme avec un ton notoirement plus agressif que précédemment.

Je décide que ce développement-là dépasse de bien trop loin ma vision des enjeux. Reste Dikkie, ses choix, son avenir…

"Et si Dikkie s'affiche avec Sopo ?"

"Les gens comprendront ses actions et, s'ils ont deux grammes d'empathie, lui pardonneront enfin…", espère Robards.

"Tu paries sur le long terme", je conclus, étonnée de me sentir si facilement d'accord avec lui — sur le fond comme sur la forme.

"Est-ce que tu veux bien m'aider à gagner mon pari, Iris ?"

"Et tu lui as dit oui ?", veut savoir Samuel bien après.

On a mangé assez de gâteaux et de sucreries pour une semaine. Même les filles l'ont dit. On a écouté Kane et Defné raconter la Turquie et leurs dernières hésitations pour le prénom de ma future nièce - Aeia ou Cleodora ? Je me suis prêtée de bonne grâce à la compulsion de mon jumeau de vérifier lui-même que je suis en bonne santé. La confirmation a fait du bien à Samuel, j'ai bien vu. Nos invités sont repartis et les filles se sont écroulées sans trop de difficultés nous laissant profiter l'un de l'autre.

"Je crois, effectivement, que ma mère approuverait, qu'elle approuvera, qu'elle aimerait qu'une solution de ce type existe. Sinon, elle aurait déjà lancé le conseil de discipline", j'argumente, ayant reformulé avec mes mots les arguments de Gawain.

Sam admet d'un signe de tête.

"Des règlements de comptes discrets. Et pour Darnell ?"

"Je ne compte pas me mêler de ça plus que je ne l'ai déjà fait", je soupire

"Tu as fait quoi ?", s'alarme Sam.

"Je lui ai demandé s'il était jaloux de moi et conseillé d'aller parler de lui-même à notre commandante." Sam a l'air dépassé par ma réponse factuelle. "Quoi ?"

"Je t'aime", il souffle.

Je vais protester que je ne vois pas le rapport quand il me prend dans ses bras et m'empêche efficacement de trop bavarder.

oooo

Ils ont bien mérité deux ou trois compensations, non ? Il reste deux chapitres après ça. C'est le moment de m'écrire.