XXVII Le Jeu

O 2021 Rafael

"Ça y est ?!" est la question — ou l'affirmation — de Dikkie quand elle prend mon appel.

Je sais, ce n'est pas le moment, mais voir son visage dans mon miroir, je ne m'en lasse pas. Pouvoir partager simplement, quotidiennement, sans protocole délirant — pas que je ne reste pas salement paranoïaque d'après elle — est une joie quotidienne qui me fait battre le cœur et m'apaise à la fois. Je ne crois pas que je pourrais m'en lasser un jour.

"Le verdict était ce matin, mais il exigeait une exécution immédiate", je m'excuse. M'excuserais-je jamais assez auprès d'elle de mes retards, de mes absences, de mes silences ? Mais la suite de l'explication sort moins facilement : "J'étais... convié à assister..."

"Poison ?", parie Dikkie avec plus de distance que moi, il faut bien le dire. Elle ne me demande même pas si j'ai eu envie de me défiler.

"Oui."

"Ils l'ont pris sans..." Là, elle n'arrive pas à trouver une autre façon d'exprimer la possibilité d'une rébellion qu'un geste vague de la main. Je ne sais pas ce qu'en penserait sa hiérarchie, mais, moi, ça me rassure un peu. Ce n'est pas vrai : je pense savoir ce qu'en penserait sa grande cheffe : que l'empathie n'est jamais superflue, même dans la condamnation. Elle aussi serait rassurée.

"Presque tous. Une mort choisie… mieux que croupir dans une prison…", je commente en me voulant détaché.

"Pas tous", elle déduit.

Je revois la scène. Les coupes alignées. Les condamnés entrant, tour à tour, après l'évacuation du corps du précédent. Les juges, le procureur, le Ministre, le Commandant des Aurors espagnols, Zorrillo et moi, en témoins. Après quelques hésitations protocolaires témoignant de la rareté d'une telle peine, les juges avaient refusé la présence des avocats ou des représentants des familles. Au dernier moment, ils ont rajouté un Médicomage. Personne n'a proposé aux Britanniques et je ne pense pas que ceux-ci aient été vexés. Maisonclaire a tenté de s'imposer sans succès.

Je ne sais pas comment avait été décidé l'ordre mais le Canarien Nauzet est passé le premier et il n'a pas frémi. Albano Altamira venait après et il a soutenu nos regards — pas spécialement le mien — avant de dire qu'il quittait ce monde sans regret et de prendre la coupe empoisonnée. Il a juste grimacé après la première gorgée. Puis, il est tombé. Niceforo Casagrande, lui, a essayé de plaider. En balbutiant qu'il avait suivi les autres. Qu'il avait juste financé. Qu'il regrettait. Sans précision. Les juges ont répété qu'il n'avait pas le choix. Casagrande a fini par prendre la coupe, a essayé de la renverser, mais le liquide était ensorcelé pour ne sortir de la coupe que si la bouche d'un sorcier la touchait. Et il ne faut pas toute une coupe pour tuer un homme. Nous en avons eu la preuve. Edelmiro Allodia avait un rictus haineux et méprisant quand il s'est retrouvé face à nous et il ne m'a pas quitté des yeux en prenant sa coupe. J'ai compté ses trois longues gorgées en regrettant juste les secrets sur ma famille qu'il emportait avec lui. Duilio Fervi Fioralquila avait les larmes aux yeux, lui. Je doute que ça ait été de remords. Il était assez informé sur la pratique pour avaler une gorgée et attendre l'effet en ne laissant échapper qu'un bref "Merlin". Fidel Leales, enfin, nous a gratifié d'un vrai petit discours sur la corruption du monde magique avant de vider la moitié de la coupe et de s'écrouler sans aucune grâce.

"Seul Casagrande a essayé de plaider", je résume en secouant la tête. Je pense qu'elle mesure que je n'ai pas envie de raconter.

"Presque trop bon pour eux tous", décide Dikkie assez abruptement. Sans doute pour me consoler.

"Et néanmoins barbare", je soupire.

"Je sais", elle promet. "J'ai eu les mêmes formateurs que toi, Rafael — et ils sont toujours mes chefs !" Comme le rappel se passe de commentaire, elle poursuit. "Juste… je pense à l'avenir. Je me demande si… d'autres n'en feront pas des martyrs !"

"Les risques auraient été encore plus importants s'ils avaient été supprimés pendant l'opération, je pense. Tu devrais lire la presse, ici. Il n'y a personne pour les défendre ou pour ne pas reconnaître que les juges ont cherché une réponse… équilibrée."

Je garde pour moi que si la magie pensait la décision contraire à son équilibre, la cérémonie de récompense de demain ne pourrait pas avoir lieu. C'est une idée qu'une sorcière rationnelle comme Dikkie n'accepte pas sans difficulté. Et évoquer le fait que je vais avoir une médaille, ainsi qu'Iris et Darnell, c'est mettre du sel sur une plaie que je sais difficile à guérir. Malheureusement, éviter tout ce qui fâche n'est pas toujours possible.

"Avant de partir vous rejoindre pour le verdict, Gawain m'a fait jurer que je n'allais pas trouver de nouvelle solution tordue pour venir féliciter mon époux pour ses exploits et embarrasser la Division britannique", elle m'informe avec toute la distance formelle qu'elle peut réunir, mais la blessure est là.

La défiance de Robards. Mes exploits, sa disgrâce. Je retiens le soupir qui me vient devant les prémisses de cette conversation circulaire où, à la fois, elle prétend ne pas m'en vouloir ou me juger responsable en rien de la situation, et fait remarquer le déséquilibre entre nos carrières actuelles.

"Le compagnon d'Iris et la femme de Caradoc ne seront pas là", je commence, peut-être pas très courageusement.

"Je lui ai répété que mon seul vrai regret était que Zara ne puisse pas y être", s'empresse d'ajouter Dikkie en levant les deux mains, comme pour me promettre qu'elle sait quelles seraient mes objections. "Tu mériterais qu'elle soit là à t'applaudir et elle aimerait sans doute — bien qu'elle aurait peur à chaque instant de commettre un impair."

J'opine parce que cette conversation-là est plus saine pour notre couple, c'est une conversation dans laquelle nous sommes deux parents qui réfléchissent à ce qu'ils doivent à leur enfant, "deux malades mentaux qui se sont mis consciemment et volontairement dans une panade sans nom", deux égaux, en bref.

"Je devrais rentrer après-demain au plus tard", je réponds donc en me tournant vers l'avenir, notre avenir. "Le week-end prochain, on va voir Zara, tous les deux. On répond à ses questions, on lui montre ce qui va changer, qu'on ne va plus se cacher..."

"Merlin… Tu ne veux pas vérifier auprès de Tonks-Lupin avant de me promettre ça ?" L'inquiétude est totale dans ses yeux porcelaine.

"Tu… Si tu veux", je soupire, agacé de cette nouvelle limitation. Ou peut-être agacé contre moi-même de ne pas l'avoir vu venir.

"C'est le jeu, Rafael", me rappelle Dikkie de sa voix raisonnable, où perce une pointe de moquerie. Cette voix qui m'agaçait quand on avait vingt ans et que je la pensais inaccessible. Mais tout de suite après, le doute et la rancœur sont de retour, sans trace de moquerie : "Tu es le premier à dire que j'ai failli tout foutre en l'air en l'oubliant !"

"Je ne dis pas que…"

"Ok, Tonks-Lupin et Robards, plus que toi, mais tu ne dis pas le contraire", elle me coupe avec cette autorité naturelle que je crois bien aimer autant que sa tendresse ou son engagement têtu. Je préfère ne rien répondre et espérer qu'elle ne se lance pas maintenant, alors que je suis à Madrid et elle à Bruxelles, dans la dissection de ce qui a failli mettre fin à sa carrière. Mais Dikkie n'a pas l'air d'avoir la même opinion. Ou elle n'arrive pas à s'en empêcher : "Et tu as raison de le penser. Tu me reconnais des excuses, mais tu le penses. Comme eux, d'ailleurs. S'ils ne m'en trouvaient pas, je ne compterais plus dans les effectifs britanniques. Je suis réaliste, Rafael. Ce qui m'a fait tenir toutes ces années, c'est que je suis réaliste !"

Sa voix a monté dans les aigus en même temps que sa profession de foi.

"Je lui demande", je la coupe parce que je ne veux pas la voir s'écrouler en face de moi sans pouvoir la prendre dans mes bras. Pas une fois de plus. Plus jamais si je peux.

"Quoi ? Qui !", elle lâche, perdue.

"Je demande à Dora si elle a une objection à ce que nous allions à Poudlard ensemble dès ce week-end", je formule patiemment. "Dès que je la coince sans trop d'oreilles potentiellement mal intentionnées autour de nous", je précise même.

Je vois l'envie traverser ses yeux — que je sois en meilleure position qu'elle pour parler avec Dora la blesse. Mais faire comme si je ne pouvais pas des choses pour elle, comme je n'étais pas en position de demander des passe-droits, serait mentir et ne pas accepter ce qui nous est dû, de mon point de vue. Le jeu du couple est définitivement aussi compliqué que l'infiltration ou la politique des Aurors à l'échelle européenne, si vous voulez mon avis !

Preuve de la sensibilité du sujet, Dikkie décide de ne prendre en compte que la deuxième partie de mes paroles.

"Tu veux dire hors des oreilles de Maisonclaire."

"Oui, même si je crois qu'elle a d'autres chats à fouetter — comment rentrer à Paris sans avoir l'air que ce soit une défaite, par exemple", j'estime. "T'imagine que pour avoir une place dans la photo, elle a essayé d'être de l'exécution !? "

"Elle ne doute de rien !", s'exclame Dikkie avec une totale solidarité, je le vois bien. "Cher lieutenant, je suis bien contente de ne pas avoir suffisamment réussi ma carrière pour devoir lui faire des sourires".

Solidarité, mais rancœur. Toujours.

Je décide d'essayer un truc que je retiens depuis qu'on s'est retrouvés à Bruxelles. J'ai essayé l'empathie, j'ai essayé les conseils. Je n'ai pas totalement essayé la sincérité. Un truc à la Dora pour faire court.

"Moi, je fais le pari que Robards ne pourra pas si longtemps te cacher dans son ombre, il devra bien t'offrir un peu de lumière, ne serait-ce que pour montrer à tous combien il est un bon chef qui sort le meilleur de ses troupes", je souligne donc. Je ne lui laisse pas le temps de commenter. "De plus, je ne crois pas que cette victoire-là me servira éternellement de passe-droit. Le jeu est plus complexe que ça, Dikkie, et les mémoires courtes. En bien comme en mal."

J'attends la possible explosion, mais elle ne vient pas.

"Prendre ce qu'i prendre ?", reformule Dikkie, après un assez long silence que j'ai respecté. Mais l'agacement est latent dans l'énumération qui suit : "Mais il n'y a que toi qui prends des choses, Rafael : une médaille, une promotion, la lumière… le nom de ton père..."

"Des choses que je veux partager... qui n'ont pas beaucoup de sens si tu n'en veux pas", je rappelle patiemment. Je peux avoir cette patience.

"Ce que je veux... c'est toi... dans ma vie... tous les jours...", elle articule avec difficulté. Alors qu'elle ravale des larmes, j'ai sincèrement envie de prendre le premier Portoloin disponible pour aller la serrer dans mes bras, quel que soit l'agenda politique du moment. "Je sais que je suis pénible à ressasser... C'est plus fort que moi : je sais que tu as raison, Rafael, qu'il faut serrer les dents et laisser passer le temps... et qu'on est vivants tous les deux... et que la fin de cette histoire nous offre de vrais atouts..."

"Je suis là après-demain et on va voir Zara..."

"Dès que possible", elle propose.

"Dès que possible", je répète en me promettant que Dora aura besoin de sacrés bons arguments pour que ça ne soit pas le week-end prochain.

"Ne crois pas que cette partie-là va être si facile. Je pense que Zara aura beaucoup de questions et qu'elle est même en droit de nous en vouloir", formule alors Dikkie.

"Je ne crois jamais que les jeux sont faciles, mais je crois en notre équipe", je tente.

On échange des sourires d'ados qui agaceraient notre Zara, mais qui me rassurent, moi, sur notre couple de malades mentaux qui aura tenu malgré tous les augures.

Oo2021 Dora

Le héraut des Cortès, le cœur de la communauté magique espagnole, nous annonce Remus et moi — ou plutôt moi, accompagnée du professeur Lupin. Je sais combien ce dernier s'en fiche, mais j'ai toujours un moment de gêne quand je lui impose ce genre de situations. Encore que de voir sa fille être médaillée est quand même une bonne contrepartie, selon moi. En tout cas, il a dit oui tout de suite quand je lui ai proposé de venir.

Nous n'avons pas fait trois pas dans la salle, aussi monumentale et ornementée qu'on peut s'y attendre d'un bâtiment surplombé d'un taureau aussi grand que lui, que Robards est là.

"La cérémonie va commencer, Commandante. Je dois te conduire à Zuzen… Enfin, vous conduire", il amende pour Remus, qui a en réponse son sourire olympien. Nous lui emboitons le pas, mais Gawain a visiblement des choses à me dire. Il se place à ma gauche pour me glisser : "Tu ne les avais pas prévenus". Le constat critique est accompagné d'un léger coup de tête entendu vers Iris et Caradoc, que je vois en grande discussion avec Sopo et d'autres Aurors espagnols. Une conversation qui a l'air détendue.

"Et si le résultat avait conduit les Cortès à changer d'avis ?", je lui oppose, joueuse. Robards garde pour lui l'exaspération que lui inspire ma mauvaise foi. Remus, lui, a souri plus largement en m'entendant. Il n'a jamais été le dernier à faire des surprises à ses subordonnés, après tout. "Franchement, Gawain, je pense que c'est mieux qu'ils n'aient pas gambergé là-dessus alors qu'ils avaient un procès à contribuer à gagner. C'est une jolie récompense qui leur est donnée. Et un peu de fraîcheur ne peut pas nuire", je reformule quand même pour mon représentant à la Coopération européenne.

"Il est certain qu'il est dommage de laisser passer une opportunité de pouvoir s'autoriser la naïveté", il propose avec fatalisme.

"Gawain, je pensais que nous étions d'accord", je fais mine de le gronder. Remus ravale un nouveau sourire.

"Nous sommes d'accord, Dora. Je suis prêt cette fois. J'ai certainement mis le temps à être au niveau, mais je promets que je ne vais pas me défiler. Je vais jouer le jeu", promet Robards sans détours et sans même un regard pour Remus. Et qu'il le fasse dit des choses. Il fut un temps où il aurait refusé la conversation sous cette forme. Ça me rend optimiste pour mes projets. Nos projets.

"Jouer et gagner", je lui rappelle. Il acquiesce. "Philippine est là ?"

"Évidemment."

"Grandes manœuvres ?"

"D'après ton ancien protégé, elle s'y prend un peu tard. Elle n'a pas réussi à assister à l'exécution. Moi, j'ai refusé", il précise. Il hésite encore avant de me confier : "Les politiques ici la contournent sans remords."

"De ce qui se dit à la Coopération, pas qu'ici. Vous pourriez changer de direction à Bruxelles assez vite", je lui souffle.

Robards opine. Il n'est pas sans savoir que la réunion des gouvernements magiques européens la semaine prochaine va aborder différents sujets d'actualité comme de fond. Parmi eux, la reconduction du mandat actuel de Philippine semble bien compromise. D'abord parce que beaucoup de gouvernements souhaitent, par principe, une nouvelle personne, représentant un autre pays. Mais la rumeur grandissant chaque jour que la sous-commandante Maisonclaire prend des libertés quant au respect de la souveraineté de chaque communauté magique n'aide certainement pas. Les autorités magiques de tous les pays ne peuvent que constater que ni Londres ni Madrid ne la défendent et en tirer leurs conclusions. Selon Carley qui a ses entrées, même Paris commence à le mesurer et à en tirer des conclusions stratégiques.

"Tu vas lui dire ?", veut savoir Robards avec une sorte de trépidation maîtrisée qui me dit que, oui, le jeu, cette fois, il le joue pleinement.

"Si elle me le demande et si elle répond à mes propres questions", je réponds donc sans détours. Remus approuve silencieusement.

Gawain a un petit sourire et opine. "Ton intégrité reste un modèle pour moi. Et, pas la peine de râler que tu n'aimes pas la flatterie, Asier Zuzen nous a vus et nous attend."

Autour de mon homologue espagnol, il y a le Ministre Milagro et divers membres des Cortès magiques. La plupart sont accompagnés de leurs épouses, faciles à reconnaître, puisqu'elles sont les seules à ne pas porter d'uniforme de cérémonie. Je reconnais Alcides Fervi, premier adjoint de Zuzen et le recruteur historique de Rafael. Ça m'intéresserait beaucoup de le tester s'il n'y avait pas aussi Philippine Maisonclaire, sans doute occupée à rappeler aux Espagnols ce qu'elle a fait pour eux. Zuzen me présente les juges et le procureur. Je leur présente le directeur de Poudlard. Tout le reste du groupe se connaît suffisamment.

"Commandante, nous n'attendions plus que vous", me promet Milagro en espagnol. "Allons-y."

Maisonclaire et moi suivons Zuzen. Remus, lui, accompagne son épouse. On nous a prévu des sièges sous un dais à droite de la scène. Zuzen attend que nous soyons assises toutes les deux pour s'installer au milieu de nous. Milagro et les trois juges qui ont rendu le verdict historique s'avancent.

"Vous êtes tous ici au courant des raisons qui nous rassemblent aujourd'hui", commence le Ministre, sa voix magiquement amplifiée, mais avec mesure. "Un complot dangereux a été mis à jour. Un complot porté par différents membres égarés de notre communauté. Un complot qui menaçait le secret comme l'équilibre politique magique européen".

Milagro s'arrête à ce stade pour nous inviter à mesurer l'ampleur des risques encourus.

"Ce complot a été mis à jour par le travail acharné de nos Aurors. Un travail long, dangereux, compliqué. Mais le complot était ambitieux et ses porteurs ont malheureusement essayé de nous échapper en trouvant refuge et portant leurs crimes dans d'autres communautés. L'honneur de la nôtre ne serait pas aussi ferme aujourd'hui si le Bureau de coopération européenne ne nous avait pas aidé à repérer leurs agissements et si le Bureau britannique n'avait pas pris leur arrestation en main à temps."

Le Ministre espagnol s'est tourné vers Philippine puis vers moi à ce stade de son discours. Il se retourne vers la foule pressée sur les gradins dans une semi-pénombre qui ne permet pas de voir les visages, mais l'énergie du nombre est là.

"Notre communauté sort secouée de ce scandale. Ne nous le cachons pas. Nous tous devons regarder en face les raisons qui ont permis à un tel complot de grandir dans notre sein. Pour moi, notre principal crime est de fermer les yeux au nom de traditions que nous devrions au contraire plus que jamais questionner. Je pense que vous tous savez combien j'essaie d'utiliser mon mandat pour lancer ce type de débats dans notre communauté. Une telle affaire ne peut que renforcer ma conviction et ma détermination à le faire encore davantage. Vous avez ma parole."

Milagro marque une nouvelle pause pour marquer son engagement. Le silence dans l'assemblée est difficile à interpréter. Je mesure que les grandes familles qui ont engendré les principaux chefs de la Nouvelle-Atlantide sont représentées aux Cortès.

"Mais notre communauté est une communauté fière et digne, généreuse", reprend Milagro sur un ton moins grave. "Une communauté qui sait payer ses dettes et remercier ceux qui l'aident. C'est pourquoi nous sommes aujourd'hui réunis."

Il y a un frisson d'anticipation dans l'assemblée. Un frisson positif, je décide.

"Parmi nos traditions, je le précise pour nos amis étrangers, il y a la place que nous laissons dans notre justice aux Anjanas. Les Anjanas sont un peuple de fées des bois plus ancien que toutes communautés magiques dans cette péninsule. Elles viennent au secours des sorciers depuis des millénaires quand ils ont affaire à l'injustice. Parfois leur aide n'est pas suffisante", il précise, et il me semble qu'il s'est tourné vers Sopo, debout de l'autre côté de l'estrade avec Iris et Caradoc, pour le faire. "Reste qu'elles ne se trompent jamais. Leur silence nous demande de nous interroger sur notre décision et leur apparition nous conforte dans nos choix. Et les juges qui ont rendu justice hier en notre nom ont vu les signes qu'ils œuvraient à augmenter l'harmonie de notre communauté par leur décision."

Les trois juges acquiescent avec un ensemble confondant et des couleurs apparaissent autour d'eux et, par instant, je pense être certaine de discerner des formes humanoïdes au sein de la nébuleuse colorée. La réaction de l'assemblée est immédiate.

"Les Anjanas sont venues", souligne Zuzen avec émotion, expliquant la rumeur. "C'est très rare qu'elles se laissent voir dans une telle enceinte."

"Nous, sorciers de la Communauté réunie espagnole, souhaitons remercier trois personnes sans lesquelles ce travail de justice et d'harmonie n'aurait pas été possible", reprend alors Milagro d'une voix grave et officielle. "Nous voulons élever au rang d'Anjanadores de bronze, les deux Aurors britanniques qui ont risqué leur vie pour arrêter non seulement les membres de la cabale, mais aussi l'acte magique dangereux qu'ils avaient lancé. J'appelle donc les Aurors Iris Lupin McDermott et Caradoc Darnell à me rejoindre."

Zuzen se lève alors et Philippine et moi l'imitons. Je me rends compte que tous aux Cortès ont fait de même alors que Sopo pousse légèrement mes deux braves chefs d'équipe vers Milagro. Le plus jeune des juges a ouvert un coffret et lui présente le contenu.

Quand mes deux subordonnés sont devant lui, le Ministre prend un premier bijou et le présente devant Iris qui est pâle et impressionnée comme je ne l'ai pas vue depuis longtemps. Je laisse mes émotions de mère me prendre un bref instant et je suis simplement fière d'elle quand Milagro épingle le bijou sur son uniforme. Un bref éclair colore le bijou des couleurs de l'arc-en-ciel, avant de laisser la place à l'éclat du bronze. Le même phénomène se produit quand Milagro répète l'opération sur Caradoc, qui a l'air intimidé et grave.

Il doit leur demander de se retourner vers l'assemblée et c'est seulement à ce moment que les Cortès explosent en applaudissements nourris. Milagro les retient jusqu'à ce que les derniers applaudissements se soient taris. Il leur fait alors signe de nous rejoindre. Sans surprise, ils viennent à mes côtés, l'air dépassés par cette récompense à laquelle ils n'ont même jamais rêvé et qui brille sur leurs poitrines. Je sais que ce sera différent pour Sopo que Milagro appelle maintenant. Les Cortès sont de nouveau totalement silencieux.

"Lieutenant Rafael Sorpotujar, cette communauté ne pourra jamais te rendre les années que tu lui as données pour défendre son intégrité et son honneur", souligne Milagro avec emphase et chaleur. "Le pire est que nous espérons pouvoir continuer de compter sur toi demain comme aujourd'hui." Il y a quelques rires discrets, mais la blague ne fait pas retomber la solennité du moment. "C'est en récompense de la justice et de l'harmonie que tu portes que nous te conférons le titre rare et convoité de Grand Anjanador."

Le même juge présente le même coffret et Milagro en sort un nouveau bijou qui, à cette distance, me paraît semblable à ceux que je vois sur les uniformes d'Iris et Caradoc. L'arc-en-ciel est plus net et plus long quand le Ministre a fini d'épingler la récompense sur l'uniforme de celui qui a été, il y a tant d'années, un aspirant timide et inquiet. Milagro s'avance pour prendre sa main et la lever vers le plafond des Cortès dans un geste qui ne me paraît pas totalement protocolaire. J'y vois tout à la fois une provocation et une demande. Il y a une milliseconde de silence puis le Cortès explose en applaudissements sauvages comme je n'en avais jamais vu que dans des tribunes de Quidditch.

Un cocktail suit la cérémonie. Des membres des Cortès viennent me serrer la main. Je finis par me perdre dans les noms — je ne retiens vraiment que celui d'une femme - Oreithyia Altamira. Elle semble curieuse de moi et contente de la cérémonie — sans un moment de chagrin à l'idée de la condamnation de cet Albano, son cousin, qui voulait fonder une Nouvelle-Atlantide. Ce n'est que de haute lutte, que j'arrive à rejoindre Iris qui est aux côtés de son père et à la serrer dans mes bras. Je ressens encore plus nettement que la première fois l'aura du bijou sur sa poitrine.

"Je lui disais que tu n'avais pas l'honneur d'avoir une médaille étrangère", souligne Remus.

"Non, c'est très rare et totalement mérité", je confirme.

"Mãe…" Iris est gênée, mais je suis contente que ses protestations restent dans le registre familial.

"Mérité", je répète donc.

Philippine, que je n'avais pas vu venir, décide de m'aborder à ce moment-là.

"Une grande fierté, Dora, j'imagine… Même si cette opération n'aurait pas dû avoir lieu… "

Iris s'est raidie en l'entendant, Remus a pris son air philosophe, ça fait une moyenne. Au loin, je vois que Rafael nous a, lui aussi, repérés et se dirige vers nous.

"Puis-je émettre l'avis que tu choisis mal ton moment, Philippine ?", je tente.

"Tu as retourné Zorrillo, tu as mis un masque de respectabilité sur des tas d'irrégularités, tu as éloigné cette Forrest, l'air de rien… Et maintenant les Espagnols font comme si toi seule les avais aidés ?" Son amertume est patente.

"Tu t'es précipitée et tu n'as pas joué collectif, Philippine", je décide de lui rappeler sobrement.

"Comme si ça aurait changé quoi que ce soit… Mais voilà ton mouton noir préféré… Tu lui diras de ma part que je sais de quoi il est capable maintenant", elle termine en nous plantant là.

Sopo la suit des yeux avant de tourner un regard interrogatif vers moi.

"Elle n'est pas très bonne perdante", je propose.

"Elle n'a pas encore perdu", estime Rafael, avec cette maturité qu'il a visiblement acquise. "Elle devrait réfléchir à son repli en bon ordre…"

"Je suis certaine qu'elle apprécierait tes conseils", je souris.

"Elle ne m'écoutera pas", il décide. "Je ne vous dérange pas ?"

"Si tu viens nous dire qu'Iris mérite sa jolie petite fée, tu es le bienvenu", je le rassure.

"Certainement", confirme Sopo en se tournant vers ma fille. "Iris sait déjà tout le bien que je pense de son intervention. Et si je dois insister, j'étais là et le sous-commandant Maisonclaire, non."

"Et moi, je suis contente d'avoir été de cette partie de l'histoire", répond lentement Iris. "Justice publique et privée, ce n'est pas si souvent."

"J'espère que nous aurons d'autres occasions, Iris. Mais il serait étonnant que nos parcours professionnels, au moins, ne se recroisent pas."

Iris opine et je pense qu'on sent tous combien Sopo voudrait me parler à moi seule. Remus se rappelle brusquement que la femme d'Alcides Fervi lui a demandé de lui présenter Iris et notre fille se laisse faire. Ils nous laissent donc face à face.

"Tu peux être fière d'elle", se lance Sopo.

"Je le suis. D'elle, de toi aussi", je réponds. "Et toi, tu es content ?"

"Sincèrement ? Je… je ne mesure pas encore. J'étais pourtant là hier pour l'exécution. Mais ça reste… irréel. Tout sauf fini." Ses mains vont au bijou stylisé qui évoque assez bien la forme que j'ai entrevue dans l'explosion de couleurs. "Même ça… il va me falloir du temps."

"Il y a un agenda sérieux à ne pas négliger dans ton nouveau poste", je rappelle. Je sais, j'aurais pu m'abstenir de donner des leçons. Mais il sourit.

"Je ne compte négliger aucun de mes devoirs. De père. De mari. D'Auror. Commandante."

"Excuse-moi…"

"Non, il se trouve que presque sur tous, tu as de fait un droit de regard. Nous avons des projets communs pour la coopération européenne. Je compte aider Gawain autant que possible. J'ai toutes les raisons de le faire", il souligne. "Tu vois sans doute ma fille plus souvent que moi. Enfin, ma femme te doit… Je te remercie pour ta magnanimité… "

"Remercie Gawain."

"Nous l'avons fait, mais il n'aurait rien pu sans toi."

"Ni moi sans lui. Il m'a offert une porte de sortie que je ne pouvais pas inventer. Je l'ai dit à Dikkie. J'avais beau chercher, je ne voyais pas comment sortir de cette impasse dans laquelle elle nous avait mises."

"Où nous t'avions mise", il s'accuse calmement.

"Je comprends mieux que beaucoup vos raisonnements."

"Il faudra que tu me racontes ça", il affirme avec un clin d'œil.

"Pourquoi pas", je souris à mon tour. Établir une relation plus équilibrée avec Sopo est certainement dans mes ambitions. Mais comme il l'a dit, nous avons d'autres responsabilités mutuelles. "Ce n'est pas entièrement ma place, mais j'espère que votre… couple… surmonte cette tempête… "

"On y travaille. On se planque encore beaucoup, mais on vit ensemble. Dikkie me rejoint depuis la résidence de Gawain — j'imagine que tu le sais." J'opine. "On n'a jamais vécu ensemble réellement si on oublie notre colocation de Londres", il me livre. "Juste des vacances pour elle et Zara au Maroc… Mais on a très envie tous les deux que ça marche…"

"Elle aurait dû être là aujourd'hui", je regrette.

"Je ne sais pas. Je pense qu'elle a plutôt hâte que mon quotidien ne soit pas de conclure une opération où elle n'est pas spécialement fière de sa contribution et où elle a cru me perdre."

"Évidemment", j'admets, désolée de ne pas avoir vu venir cette objection.

"Notre première sortie de couple officielle sera pour rendre visite à Zara un week-end", il rajoute avec l'air de tester si je pourrais m'y opposer.

"J'imagine que, pour elle aussi, ça doit être un sacré changement… Remus dit que ça ne se voit pas… Vous êtes des rois de l'infiltration tous les trois !"

"On n'a pas eu le choix. Elles n'ont pas eu le choix. Et maintenant, elles seront ma priorité. Leurs priorités seront les miennes", il affirme avec emphase. Ça ressemble à une promesse et j'opine mon approbation. "Tu penses que nous pourrions venir montrer cette médaille exotique à Poudlard dès ce week-end ou est-ce prématuré ?"

Sopo a eu un geste un peu badin vers le bijou qui brille sur son uniforme, mais la question est sérieuse et profonde. Je prends le temps de peser ma réponse qui ne peut pas être seulement fondée sur mon empathie personnelle. Je me force à me déplacer, à me mettre à la place de mes ennemis — ou concurrents — pour évaluer les risques. Et les risques ne sont pas que pour moi.

"Ce n'est pas que vous ayez un enfant ensemble, Dikkie et toi, qui sauvera Philippine. Le procès est terminé. L'analyse des actions des uns et des autres aussi. N'invitez pas tout de suite les journalistes lors de vos déplacements mais... non, je n'ai pas d'objection."

"Pourras-tu rassurer Gawain sur ce point, Commandante ?", il insiste, avec un aplomb déférent que je ne peux qu'approuver.

"Sans problème", je promets, en soutenant son regard. Il y a clairement davantage, je décide. J'hésite et puis j'ose le registre personnel : "Je suis contente que vous vous soyez retrouvés. Comment va-t-elle ?"

"Pour l'instant, trop de choses sont en suspens : nous, sa carrière. Je veux croire qu'on va se construire un avenir qui remplira ses attentes, toutes ses attentes, pas seulement qu'on puisse vivre ensemble à visage découvert", il précise en plantant ses yeux dorés dans les miens.

"Je sais que sa carrière est importante pour elle", je soupire. "Je... Gawain dit que j'ai peut-être été trop gentille et compréhensive, que si je l'avais vraiment grondée, elle n'aurait pas autant à s'en vouloir."

"Il faudrait surtout ne pas mettre trop de temps à reconnaître ce qu'elle fait de bien", il estime. "Parce que c'est une bosseuse, patiente et méthodique, parce qu'elle a toute sa place à Bruxelles... que ses rapports pour ce procès ont été parfaits..." Je souris devant le plaidoyer, et il sourit en retour, sans fausse gêne. "Je suis prêt à la défendre autant que nécessaire, Commandante."

"Je vois ça, Lieutenant Soportujar. Très bien. Je vais écouter ton conseil et demander des rapports réguliers à Gawain afin de documenter... comment elle exécute sa mission. Et je vais dire qu'il faut lui fixer des objectifs professionnels, même si aucun avancement n'est envisageable à court terme", je précise comme je le ferai à un de mes adjoints. Il approuve sobrement et je lâche un plus personnel : "Je te fais confiance pour le reste."

"J'espère être à la hauteur. Et la barre est haute. Parce que, même aujourd'hui, elle reste celle qui a la patience et la foi de me suivre dans ma quête de mouton noir", il me livre assez bas. "Celle qui, par exemple, lit avec moi la correspondance entre ma mère et… Cefiro Altamira — mon père. Celle qui fait dire à la famille Altamira que je suis bien le fils de Cefiro."

"Un beau geste", je commente prudemment. Découvrir ses parents par lettres interposées ? Je ne peux que penser à notre Harry, si troublé par l'image publique de ses parents biologiques à l'adolescence. J'espère que Rafael, adulte, sera mieux armé. Et il a sans doute besoin d'une présence comme celle de Dikkie à ses côtés.

"Les Altamira offrent davantage. Ils m'offrent mon héritage si je veux le prendre — l'or, les maisons, le nom." Ma surprise sincère doit se voir sur mon visage. Sopo sourit. "Je sais, c'est inattendu et relativement intimidant. Je ne dois pas prendre cette décision à la va-vite. Il n'est pas question que j'aie l'air d'avoir été acheté ou d'imposer quoi que ce soit de nouveau aux femmes de ma vie. Mais je veux bien leur laisser une chance — et Dikkie pense que c'est la chose à faire."

"Certainement", je commente un peu au hasard.

"En résumé, je vais commencer par la correspondance et par une vie à visage découvert et voir… où me mène la suite du jeu…"

FIN