Allez, j'ai autant hâte que vous. Je vous envoie la suite !

Journal des reviewers

Seulie : De suite !

Liline37 : Certes, il faut bien développer et expliquer mais bon, ce n'est pas les parties les plus folles non plus :) Je prends bien plus de plaisir à vous faire lire des chapitres comme celui qui arrive.
C'est la meilleure partie, le développement des relations. Avec le recul, je me rends compte que j'aurais aimé en faire plus. En plus, pour toi, ta Tav a déjà toute son histoire, ce sera plus facile à distiller que moi.

Jennalocked : Mdr, j'espère que tu le chambres s'il essaie de séduire quelqu'un de son côté ;) C'est vrai que ça doit être bien marrant quand même.
Arf, pas cool pour ton p'tit bout, j'espère que la suite t'apportera un peu de réconfort.

Il est temps d'avancer un peu sur notre demoiselle et... ?

Pour vous accompagner au début du chapitre, histoire de poser l'ambiance musicale, je vous conseille The Spirit Song - Jonna Jinton


CHAPITRE XXXV – SOUS UN RAYON DE LUNE

Grâce à l'altruiste prévoyance d'Isobel, Silesta eut la bonne surprise de trouver dans sa chambre une longue robe de coton blanc qui reposait sur son lit. La jeune femme se débarrassa avec une grande joie de ses habits ruinés par ses précédents combats sanglants mais quand elle se retrouva seule devant le miroir si sobrement vêtue de sa nouvelle tenue, ce fut comme si elle était complètement nue.

Une dense impression de vulnérabilité l'enveloppait tout entière alors qu'elle se retrouvait seule face à elle-même. Le moment qu'elle avait réclamé depuis des jours et des jours était arrivé et pourtant, elle ne lisait que de l'appréhension dans ses yeux gris.

Elle remonta machinalement la bretelle de sa robe sur son épaule et se pencha sur le reflet de sa figure pour vérifier qu'elle avait bien nettoyé toutes ses taches de sang. Hors de question de se soumettre à la vue de Séluné dans l'incurie la plus totale.

Elle se redressa, affronta son image une dernière fois et prit une grande inspiration. Elle ne pouvait plus reculer.

Silesta quitta sa chambre et arpenta la mezzanine dans le silence total. La nuit était tombée depuis peu et les réfugiés du Bosquet étaient vite partis se coucher pour pouvoir reprendre la route vers la Porte de Baldur au petit matin.

La saltimbanque traversa le rez-de-chaussée et se glissa dehors pour se rendre sur les berges du fleuve qui bordaient l'auberge de l'Ultime Lueur. L'air était tiède, perdu entre la moiteur de l'été et le frais persistant de la malédiction des ombres. Le phénomène avait d'ailleurs été discuté : à présent que Ketheric Thorm était mort, qu'adviendrait-il des terres stériles de Reithwin ? Aylin avait supposé alors que le temps serait le meilleur allié de la nature et qu'il fallait être patient avant que la région ne guérisse de cette longue maladie qui l'avait rongée depuis tant de décennies.

Silesta mit les bras autour d'elle alors qu'elle traversait une terrasse de bois. Elle avait froid.

Enfin, quand elle quitta le sol lisse pour un autre plus sablonneux et caillouteux, elle vit les silhouettes de ses compagnons, d'Aylin et d'Isobel se détacher dans le reflet brillant de la lune sur la surface de l'eau. Non loin du rivage, elle devina un ancien autel de pierre érodée mais encore debout ; sans doute un ancien vestige des communions sélunites au clair de lune.

Malgré elle, son pas se ralentit - contrairement à son sang qui courait de plus en plus vite - et ses yeux s'élevèrent vers la lune qui la toisait de toute sa rondeur éclatante.

Elle s'arrêta entre ses compagnons et ses deux alliées sélunites et lissa sa robe sur elle. Ses tics nerveux l'agaçaient autant qu'ils la rassuraient. Isobel devina sans peine son stress et s'empressa de la rassurer.

« N'ayez crainte, ce sera sans douleur.

_ C'est déjà ça, se rassura Silesta avec un sourire anxieux. Que dois-je faire ?

_ Simplement avancer dans l'eau jusqu'à entrer dans les rayons de Séluné. Je m'occupe du reste. »

La jeune femme rousse regarda vers la surface miroitante grise. La lune étendait son aura céleste tel un tapis de lumière ondulante d'argent ou un miroir froissé.

Elle se tourna ensuite instinctivement vers ses compagnons. Même s'ils ne pouvaient rien faire pour elle, c'était plus fort qu'elle. Le poids de l'angoisse se fit moindre quand elle rencontra le sourire rassurant de Gayle et les hochements de tête assurés de Lae'zel et Ombrecoeur. La pâle figure d'Astarion lui apparut éteinte quand elle la vit. L'elfe semblait aussi hésitant qu'elle et plus que l'attrister, cela ne fit qu'accroître son angoisse. Redoutait-il lui aussi ce qui allait ressortir de ce rituel ?

Silesta détourna vite la tête de peur de se laisser trop gangrener par l'hésitation. Elle s'autorisa un dernier tic nerveux en lissant ses doigts dans ses paumes fermées puis avança vers l'eau.

Le roulis du tapis aqueux allait et venait à ses oreilles qui bourdonnaient. Petit à petit, sa mélodie monotone et régulière réussit à apaiser sa tension et ses poumons calquèrent leur déploiement sur les vagues.

L'eau qui lui attrapa tout à coup les chevilles hérissa ses jambes puis ses bras d'une chair de poule subite. Finalement, elle n'était pas si calme ; l'eau n'était pas fraîche. Elle continua de marcher d'un pas lent, le regard tourné sur ses pieds. Le bas de sa robe effleura la surface et très vite le tissu aspira l'eau pour se coller contre le devant de ses jambes et former une courte traîne à l'arrière.

Quand l'eau dépassa ses hanches et que son avancée se fit plus entravée, ce fut comme si des mains douces et rassurantes venaient lui enserrer la taille pour l'aider à poursuivre. Silesta pensa aussitôt à Séluné qui la guidait quand une infime parcelle de son être compara cette sensation aux mains d'Astarion sur elle. Elle pinça tristement les lèvres.

Une inspiration remonta de ses entrailles quand sa poitrine fut encerclée à son tour. Stress ou réelle sensation de froid, sa poitrine perlait sous le transparent de la robe qui collait à sa peau.

La jeune femme s'arrêta. Tout autour d'elle, la lactescence lunaire nimbait les eaux. Elle eut un dernier regard pour Séluné au-dessus d'elle puis elle scella les paupières et se laissa fondre en-dessous de l'onde.

Restée sur le rivage, Isobel leva le menton vers les cieux et étendit ses paumes vers eux.

« Ô Séluné, resplendissante Dame d'Argent, appela-t-elle d'une voix profonde. Entends mon appel et daigne baisser les yeux sur cette âme. Âme qui a pu ramener Ta fille bien-aimée auprès de nous. »

Un froissement imperceptible traversa la surface de l'eau depuis l'horizon vers le rivage.

« Dame de la Nuit Claire, Celle qui voit ce qui est caché, Celle qui dissipe l'obscurité et rayonne de la vérité, poursuivit Isobel d'une voix plus forte. Mère Lune aux yeux infinis, je t'en prie, lève le voile qui pèse sur l'âme de cette jeune femme. Que Ta lumière l'enveloppe pour que se révèle ce qui se dissimule à notre vue. »

La surface de l'eau se lissa tout à coup d'un plat parfait, tel le parchemin posé sur une table. La traînée longiligne lumineuse se resserra petit à petit jusqu'à se concentrer en un seul et même point où Silesta avait disparu sous les eaux.

Tous firent silence et retinrent leur souffle. Séluné s'était penchée sur leur amie.

Puis, une lueur naquit dans l'obscurité de l'eau. D'abord faible, elle se renforça tout en se teintant de bleu pâle jusqu'à devenir un véritable concentré de lumière qui réverbéra sous les profondeurs.

Silesta se redressa tout à coup hors de l'eau et la lumière se fit plus forte. Une surprise commune étouffée fuit des lèvres de l'assistance figée par le choc.

« Par la chevelure de Mystra... » lâcha Gayle dans un souffle dévoisé.

Loin de s'inquiéter de la transparence de sa robe détrempée qui lui faisait une seconde peau, Silesta était clouée d'une terreur muette alors qu'elle s'inspectait, les pupilles dilatées d'effroi : son corps tout entier, de ses pieds jusqu'à la pointe de ses doigts, était recouvert de symboles brillant de lueur pâle. C'était à peine s'il y avait un centimètre d'écart entre chaque rune qui ornait toute la surface de sa peau, nimbant sa silhouette d'un halo quasi fantomatique.

La bouche entrouverte mais incapable de parler, la jeune femme tournait et retournait ses mains tremblantes et contemplait les étranges sigils qui habillaient ses phalanges et ses bras. Son réflexe instinctif premier fut de frotter ses paumes l'une contre l'autre mais rien n'y fit, hélas.

Son esprit vrilla.

« Q-Qu'est-ce que c'est ? articula-t-elle d'une voix sourde. Pourquoi ai-je tout ça sur moi ! »

L'effarement était aussi vif à l'autre bout de l'eau. Même Isobel et Aylin n'avaient pas l'air de s'attendre à cela. Silesta secoua lentement la tête. La vision des visages estourbis de ses compagnons ne fit que jeter de l'huile sur le feu de panique qui la consumait.

« Gayle ! » l'appela-t-elle comme elle lui aurait supplié de lui sauver la vie.

Le magicien tressaillit presque et le désespoir qui déchirait ces yeux de pluie dans les siens augmenta son désemparement. Il longea son regard avec plus d'attention sur les entrelacs de symboles qui courraient sur le corps de la jeune femme. Il lui fallut un moment pour que son esprit confus parvienne à atteindre les bonnes étagères de sa mémoire.

« Je... Je reconnais ces symboles, finit-il par dire à la fois assertif mais sans comprendre. Ce sont des runes de contention. »

Ombrecoeur et Lae'zel tournèrent la tête vers lui. Des runes de contention ? Astarion, lui, restait bouche bée, incapable de réagir.

La peau déjà pâlie par le rayonnement des runes, Silesta perdit encore plus de couleur. Le raisonnement de son cerveau lui échappa. La mention de « contention » lui inspirait tant d'interrogations douloureuses qu'elle reporta tout son affolement sur son allié, en plus de le muer en colère.

« Comment ça des... J-Je ne comprends pas. » Elle regarda partout autour d'elle, comme si elle espérait que quelque chose allait l'enlever loin de ce cauchemar. « Pourquoi n'avez vous rien vu ? Le premier jour ! Vous avez sondé mon esprit ! V-Vous vous vantez d'être le plus grand des magiciens mais vous n'avez rien deviné de... de... de ça ! »

Jamais au grand jamais ils n'avaient vu Silesta aussi paniquée. Cet état en était presque encore plus perturbant que ce qu'avait révélé le rituel. Gayle lui-même se sentit perdre pied. Il voulut répondre mais son amie ne lui laissa pas le temps. Ses yeux brillaient de larmes de détresse sans pouvoir réussir à les former.

« Comment ? assena-t-elle d'une voix cassée en avançant vers le rivage. Comment avez-vous pu passer à côté de ça ?! Regardez-moi ! Je... !

_ Silesta ! »

La voix puissante d'Aylin brisa la coque de marasme qui avait commencé à se former dans l'air, tel l'éclair qui déchirait le ciel. Silesta frémit et toute sa fureur devint peur annihilante qui la figea. Sa bouche était un désert aride et son souffle rare ; elle croyait mourir à petit feu.

Aylin fit un bref signe de tête à Gayle pour l'inviter à s'exprimer. Il prit quelques instant pour rassembler ses idées puis affronta les iris vides de sa cadette.

« Ces runes, tous ces alignements si serrés... Il n'est pas nécessaire d'être mage pour comprendre qu'il s'agit d'un sort extrêmement complexe et puissant. Même si je reconnais ces symboles grâce à mes connaissances, ce n'est pas le type de magie d'abjuration que je manipule, expliqua-t-il à contrecœur, visiblement déçu de lui-même. Ils ont été gravés en vous de sorte à sceller quelque chose sans rien laisser passer, ni être détecté.

_ Jusqu'à ce que le sceau soit fragilisé », acheva l'aasimar avec un geste de la main vers Silesta.

L'humaine baissa les yeux sur elle. Sur son sternum, juste au-dessus de sa poitrine, une des runes n'avait pas le même éclat que toutes les autres. Son symbole semblait incomplet. Si tous les autres se composaient de multiples courbes et entrelacs, lui se composait de quelques traits seulement.

Elle porta la main sur le sigil et son cœur s'arrêta. Cet endroit précis... C'était là-même où elle avait eu mal quand elle avait manipulé le livre maudit de Thay, là aussi où le contact avec le susurreau l'avait frappée plus durement encore. La violente réaction des deux avait donc provoqué cet affaiblissement ? Un nouveau frisson la secoua.

Restée muette jusqu'à présent car tout aussi dépassée par tout cela, Isobel se tourna vers sa compagne.

« Qu'en est-il de sa mémoire ? »

La guerrière céleste promena ses yeux clairs sur l'infinité des tatouages magiques.

« Elle... »

Aylin et Gayle se turent de concert et échangèrent un regard. Ils avaient vu la même chose.

« Quoi ? » murmura Silesta d'une voix blanche.

Le magicien retira sa cape et vint envelopper la jeune femme frigorifiée, autant pour la réchauffer que cacher son corps trempé. Il soupira et écarta un peu les cheveux mouillés qui couvraient sa tempe gauche. Les symboles qui s'y trouvaient étaient plus fins, plus aériens que les autres, mais tout aussi nettement tracés et brillants.

« Vous ne pouvez pas le voir mais les runes qui cerclent votre front sont un peu différentes de celles qui couvrent le reste de votre corps.

_ Qu'est-ce que cela veut dire ? questionna Ombrecoeur, tendue.

_ Cela veut dire qu'il s'agit d'un rituel à quatre mains, traduisit Aylin en regardant les autres. Deux personnes ont œuvré ensemble pour créer ce que vous voyez. L'une a scellé son esprit pendant que l'autre a emprisonné... »

Sa phrase mourut dans un silence incertain qui raviva les braises de la crainte chez Silesta.

« Quoi ? Emprisonné quoi ? De grâce !

_ Je l'ignore, avoua la femme. Ce sceau de rétention est encore plus dense que l'obscurité d'une nuit sans lune, même fragilisé.

_ E-Et ma mémoire ? Est-ce qu'au moins... »

Ce fut à son tour de laisser ses mots se suspendre dans le silence. La grimace douloureuse de Gayle qui fermait les yeux avait sapé sa volonté de terminer. Pourquoi avait-elle encore et encore la sensation de s'enfoncer dans un cauchemar alors qu'elle pensait avoir déjà atteint le paroxysme du désarroi ? Tout devenait sombre et froid autour d'elle. Il fallait que cela cesse ou elle allait devenir folle.

« Il est quasi certain que si l'on touche à un sceau, l'autre sera aussi affecté, expliqua l'homme avec regret. Si l'on venait à briser le sort sur votre esprit, celui sur votre corps le serait aussi. »

La dernière trappe s'ouvrit sous ses pieds et le monde devint flou autour d'elle. Il ne restait que ce vide béant au courant d'air glacé qui s'insinuait lentement dans ses veines comme un poison. Sa vue se brouilla et ses oreilles se refermèrent. Les conversations agitées autour d'elle devinrent une soupe indigeste qui lui donna la nausée. Ses entrailles se liquéfiaient et son esprit se statufiait. Sa mémoire dépendait d'une chose qui avait nécessité les soins et la puissance de deux mages pour la garder inaccessible. Pour la cacher aux yeux de tous. Une chose dangereuse ou horrible. Ou les deux.

Son ouïe revint enfin sur la voix d'Aylin :

« Silesta, je peux forcer sur la faille du sceau pour le briser comme je peux aussi essayer de le refermer au mieux. À vous de décider quel sera votre fardeau. »

Sa vision émergea des limbes pour se recentrer droit dans les yeux d'Astarion qui n'avait pas eu la moindre réaction.

« Vous saurez faire face et vous ne serez pas seule. Je serai avec vous. »

Ou pas. Il y avait une autre trappe cachée pour l'engloutir plus profondément, semblait-il.

« Laissez-moi pour réfléchir. »


« Gayle, je vous en prie, arrêtez, vous nous rendez encore plus nerveux ! »

Le décor de la plage grise baignée de lumière de lune était devenu le confort feutré de l'Ultime Lueur. Après le rituel, Aylin et Isobel avaient congédié tout le monde. Sa décision avait été sans appel et elle n'avait répondu à personne quand il lui fut demandé si elle était vraiment sûre de vouloir rester seule. Sa figure sombre avait parlé pour elle. Tous s'en étaient donc retournés vers l'auberge, laissant à contrecœur derrière eux l'ombre morne de leur amie.

Les voici alors assis autour d'une table située dans une alcôve à l'étage, sauf Gayle qui tournait comme un lion en cage et ne cessait de faire des allers-retours entre la table et la fenêtre voisine qui avait vue sur la plage. Sa sur-agitation compensait amplement l'immobilisme de ses acolytes qui restaient statiques, perdus dans leurs pensées. Ombrecoeur était accoudée sur la table, le menton posé contre ses doigts entrecroisés ; Lae'zel restait droite comme un « I », les bras croisés sur sa poitrine et Astarion s'était calé dans un fauteuil, accoudé aussi, la bouche dans sa main.

Quoique toujours stimulé par les mille pensées qui fusaient dans son esprit, le magicien écouta la requête d'Ombrecoeur et s'arrêta une énième fois à la fenêtre.

Si la dernière fois qu'il avait regardé, Silesta faisait les cent pas sur la plage, cette fois-ci, elle s'était assise par terre contre l'autel de pierre, la tête dans ses genoux. Les yeux de Gayle ployèrent sous une nouvelle bouffée de culpabilité. N'était-il donc bon à rien ? Sans valeur pour sa déesse et sans utilité pour son amie qui traversait une terrible désillusion ? Son poing se serra contre la vitre.

« C'est... impensable, lâcha la githyanki en émergeant de sa réflexion silencieuse. Elle n'est pourtant qu'une saltimbanque. Que vient faire la magie dans son histoire ? »

Le silence de Gayle fit écho à ce qu'ils pensèrent tous : personne n'en savait rien et rien n'était plus si certain en ce qui concernait Silesta.

« Que pourrait-on bien vouloir sceller dans un être humain ? essaya Ombrecoeur qui avait beau chercher sans trouver de réponse.

_ Je ne sais pas et c'est bien ça qui me rend fou. C'est une branche de magie qui est assez méconnue, même pour moi. La magie de rétention est une magie protectrice qui n'intervient que dans de rarissimes occasions. Et ce n'est jamais pour des vétilles », expliqua Gayle sans quitter des yeux la silhouette recroquevillée sur elle-même. Son cœur se serra. « C'est... C'est tellement injuste ce qui arrive à Silesta. Elle ne mérite pas ce dilemme improbe. Le pire, c'est que quoi qu'elle décide... »

Nouveau silence qui rembrunit l'atmosphère, faisant baisser les yeux de tous, sauf d'Astarion qui les releva en quittant ses pensées. Quand ils avaient quitté la plage, ils avaient entendu Aylin prévenir Silesta : peu importe si elle choisissait de refermer ou de briser le sceau qu'elle portait. La souffrance physique qui en découlerait serait à la hauteur de la puissance du sort initial.

« Que Shar la protège », murmura faiblement Ombrecoeur malgré elle, muée par ses habitudes.

En bas, la jeune femme rousse n'avait pas bougé d'un pouce, toujours emprisonnée dans ses questions. Lorsque Lae'zel vint regarder à son tour par la fenêtre, Gayle s'en détourna pour ne pas se laisser envahir par ce sentiment acide qui montait en lui. Malheureusement, ce que son regard capta en premier ne lui apporta aucun apaisement, bien au contraire : Astarion et cet insupportable silence qu'il n'avait toujours pas brisé.

« Vous n'avez pas décroché le moindre mot depuis que nous sommes allés sur cette plage, l'accusa Gayle avec dureté. Son sort vous indiffère-t-il tellement ? »

Le vampire fronça les sourcils et s'apprêta à répliquer lorsque la voix de la githyanki le devança :

« Elle est en train de parler avec Dame Aylin. »

Gayle revint aussitôt se poster aux côtés de la guerrière, imité par Ombrecoeur qui regardait par-dessus son épaule.

Les curieux virent leur alliée parler avec l'aasimar, la tête baissée. Aylin hocha la tête à ses paroles et lui désigna l'autel de pierre contre lequel l'humaine s'était assise. La jeune femme amorça son mouvement pour se tourner vers le piédestal mais s'arrêta et leva la tête vers la seule fenêtre qui était encore éclairée dans l'auberge. Elle distingua les visages qui la scrutaient avec appréhension. Le faible sourire qu'elle leur adressa leur fit mal. Puis, elle tourna les talons et alla s'allonger sur la pierre.

Lae'zel fut la première à faire demi-tour, le regard dur mais résigné.

« C'est à elle seule de faire face. Si vous lui prenez cette dignité, sa frustration n'en sera que plus douloureuse. »

La guerrière savait être encore plus meurtrière par ses paroles que par son art d'exceller au combat. Ses mots, aussi ignobles étaient-ils à entendre étaient aussi les plus véridiques. Silesta avait décidé de faire son choix seule tout comme elle voulait l'assumer seule. Il n'y avait rien de plus à faire.

Gayle et Ombrecoeur baissèrent les yeux et reculèrent à leur tour, la mort dans l'âme. Astarion n'avait pas bougé d'un centimètre mais lui aussi avait le visage tourné vers la fenêtre, même s'il ne voyait rien de ce qui se passait dehors. Sa tête n'était que fumée.

La seconde suivante fut comme si on lui enserrait le cœur avec des tenailles chauffées à blanc centimètre par centimètre.

Nos quatre amis se cambrèrent brutalement en étouffant un cri, l'esprit élagué d'une douleur innommable. La tête entre leurs mains, ils perdirent durant quelques secondes la conscience de leur corps, emprisonnés par des mains de glace qui s'affairaient à faire fondre les deux pans de peau d'une large plaie ouverte pour la refermer. Personne n'eut à réfléchir pour comprendre d'où provenait cette torture.

« S-Silesta ! gémit Ombrecoeur, les dents serrées. Son sceau se referme ! »

La douleur était telle pour leur amie qu'elle en avait complètement relâché son psyché, au point de faire « profiter » ses camarades de ce qu'elle endurait. Gayle se redressa en se tenant à la table, les doigts toujours crispés contre sa tempe et commença à s'éloigner de l'alcôve avant de se faire arrêter par Astarion qui lui retint le bras.

« Qu'est-ce que vous faites ? » l'interpella le vampire, sa voix presque enrouée par son trop long silence.

Le magicien se rabroua et se dégagea vivement, l'œil noir.

« Ce que moi je fais ? Et vous ! Qu'est-ce que vous faites pour elle ? Si vous êtes assez stupide et égoïste pour continuer à lui en vouloir pour cette histoire de contrat, moi je refuse de la laisser comme ça ! tonna-t-il outré avant de plisser les yeux de mépris. Vous ne méritez pas ses larmes. »

Puis il disparut au pas de course sans se retourner tout en essayant de réprimer au mieux la douleur qui électrifiait tout son corps. Seule une idée fixe le tenait : libérer Silesta de ses tourments.

Son chemin lui parut s'étendre sur des kilomètres tant ses sens étaient perturbés. Les couloirs s'allongeaient, ses pas s'alignaient au ralenti. Gayle eut à s'arrêter plusieurs fois quand son esprit ne tenait plus avant de repartir de plus belle.

Le magicien ne se rendit compte que le brasier dans sa tête s'était soudainement éteint quand il fut dehors et qu'une brise de vent lui rafraîchit le visage. Un bourdonnement persistait dans ses oreilles, accompagné d'un début de migraine. Il prit peur de cette accalmie brutale et il courut encore plus vite vers le rivage.

Il rencontra Aylin qui s'en retournait vers le bâtiment. L'aasimar lut la détresse dans les traits de l'homme et hocha lentement de la tête.

« L'épreuve a été éprouvante mais ça ira. La Vierge Lunaire veille sur elle. »

Sa voix avait perdu de sa verve. Elle mesurait ce qu'elle avait infligé malgré elle à l'une de ses sauveuses.

Gayle rendit à Aylin son signe de tête en s'essayant à sourire puis la contourna pour reprendre son chemin.

Quand il trouva Silesta, étendue sur l'autel comme un magnifique sacrifice à la nuit, ce qu'il remarqua en premier lui tordit le ventre : des liens magiques retenaient contre la pierre froide le cou, les poignets, la taille et les chevilles de la jeune femme. Une protection contre les mouvements brusques qui l'avaient fait convulser.

Le silence horrifié qui planait dans son esprit se brisa sous le bruit de cailloux qui roulaient les uns sur les autres. Astarion venait d'arriver dans son dos et s'était immobilisé, lui aussi glacé par ce qu'il voyait.

Le corps de la jeune femme brillait de sueur froide, immobile, presque figé dans la mort. Elle avait perdu connaissance dans un cri, les lèvres légèrement entrouvertes et le visage tourné vers le fleuve. Sa peau était diaphane, privée de toute trace de runes brillantes, alors que son visage était échaudé par le geyser d'adrénaline insupportable qui l'avait submergée.

Gayle fronça du nez et détruisit d'un geste sec les liens lumineux qui clouaient la saltimbanque à son piédestal. Il inspira profondément. Sa raison et sa volonté se battaient dans un duel acharné. La raison finit par l'emporter.

« Ce n'est pas moi qu'elle voudra voir, dit-il d'un calme contenu avant de se retourner vers le vampire. Vous êtes-vous enfin décidé ? »

Astarion quitta Silesta des yeux et ses iris sanguins transpercèrent ceux de Gayle avant d'opiner du chef. L'humain jaugea la sincérité de l'elfe quelques instants dans une silencieuse mise en garde. Enfin, il abdiqua et doubla le vampire pour retourner à l'intérieur. Il n'oublierait toutefois rien de cela.

À présent laissé seul avec le silence et ses pensées éparses, Astarion s'avança jusqu'à l'autel et baissa les yeux sur Silesta.

Depuis le rituel, il ne s'était pas départi d'une lourde oppression qui pesait sur sa poitrine et maintenant qu'il était là, face à la jeune femme, le poids s'enfonça encore plus comme il n'avait cessé de le faire.

Comment aurait-il pu lui dire quoi que ce soit dans ce moment indescriptible alors qu'il n'avait même pas vraiment fini le dernier réel échange qu'il avait eu avec elle ? Il l'avait laissée entre deux points de suspension dans le temple de Shar, aveuglé par une rancune injustifiée.

Il avait toujours su qu'elle n'y était pour rien dans cette histoire de contrat ; personne n'aurait pu prédire ce qui s'était produit. Mais sa bêtise et la haine viscéralement ancrée en lui que lui inspirait Cazador avaient été plus fortes. Plus fortes que ce petit bout de femme à l'âme généreuse qui lui avait tendu la main pour le prendre contre elle. Quand il s'en était rendu compte, il était déjà trop tard. Ses anciens démons avaient eux aussi repris le dessus. Il n'avait pas su lui dire. Il n'avait pas su comment s'exprimer. Son esprit s'était encore détaché du reste et son silence l'avait tellement blessée qu'elle s'était renfermée sur elle-même. Et Gayle qui lui avait dit qu'elle avait pleuré pour lui... Elle qui souriait toujours, à tout le monde.

La douleur qu'elle venait d'endurer valait ses deux cent ans de torture. Tous ses tourments, condensés en quelques minutes à peine. Et lui, où avait-il été ? Alors qu'il lui avait promis qu'il serait là si elle venait à avoir peur ?

Il approcha la main de Silesta mais s'arrêta quand il la vit remuer. La tête de la jeune femme roula pour se remettre droite et elle grimaça avec un gémissement. Sa respiration parut douloureuse. Quand ses yeux se rouvrirent, ils se portèrent sur la silhouette pâle qui la veillait et se figèrent aussitôt d'incertitude.

Astarion se retrouva désemparé, cerné par sa culpabilité et ses difficultés à exprimer ce qu'il ressentait vraiment. Il l'avait ignorée depuis le temple de Shar, négligée au moment où elle avait fait face au plus dur contre-coup de ce qu'elle avait si longtemps espéré. Comment reprendre le fil après tout ça ? Son personnage flamboyant aurait instinctivement lancé un pitoyable trait d'humour sarcastique comme « Une jeune femme au corps blanc étendue dans la nuit face à un vampire, n'est-ce pas un peu trop conventionnel ? » mais il ne s'en sentait pas capable.

Tiraillé, Astarion ne fut en mesure que de sourire maladroitement mais ô combien soulagé de la voir se réveiller et les mots lui vinrent presque naturellement cette fois :

« Je suis là. »

Elle cligna des yeux. Son cœur se réveilla. Bien plus que le sens de ces trois simples mots, ce fut la voix si chargée d'Astarion qui lui fit l'effet d'une lumière en elle, en plus de son regard délesté de tout artifice. Ce que les mots ne pouvaient transmettre, les yeux le livraient. Tout le poids qui pesait dans sa poitrine partit en fumée. La lame de glace figée dans son cœur fondit.

« Appelez-moi n'importe quand, n'importe où. Dès que vous me perdez. »

« Astarion ! »

Elle se redressa soudainement et se blottit contre lui, tremblante comme une feuille. D'abord pris par surprise, le roublard l'enserra à son tour. Il ne mesura que maintenant à quel point elle était terrifiée de ce qu'elle était en train de vivre. Elle l'avait appelé comme si elle sortait d'une longue apnée et qu'il était son oxygène. Pourquoi avait-elle choisi de supporter tout cela toute seule ?

Elle serra les paupières aussi fort qu'elle le serrait lui. Les nuages se dissipaient enfin. D'aucuns diraient qu'elle était complètement esclave de ses sentiments envers cet homme, et alors ? Elle avait enfin trouvé la force de remonter à la surface.

Alors il ne se détournait pas d'elle ? Après l'avoir vue ainsi couverte de runes magiques comme si elle était un monstre invoqué des Enfers, il n'avait pas eu peur d'elle ?

Quand il sentit Silesta remuer, Astarion baissa la tête et se retrouva tout à coup pris en otage d'un baiser intense qui le déstabilisa. Sa compagne retenait son cou entre ses mains et son corps se pressait contre le sien. Elle l'embrassait comme si sa bouche était en feu.

Quand ses hanches se creusèrent sous ses mains et que ses jambes se resserrèrent autour de lui, l'elfe comprit et son cerveau passa en mode automatique. Il rejeta d'un geste impatient la cape qui entourait les épaules de la jeune femme et fit glisser les bretelles de sa robe de coton à sa taille pour caresser son dos dénudé à loisir. Elle était glacée à cause du contact prolongé avec la pierre mais c'était des doigts brûlants qui s'occupaient de déboucler la ceinture du roublard pour la faire glisser dans ses passants dans un sifflement. Un tel empressement dans les gestes avait de quoi interloquer.

Silesta ne chercha même pas à déshabiller son partenaire plus que cela. Quand elle arqua son corps vers l'arrière tout en attirant son amant à elle sans quitter ses lèvres, les jambes serrées autour de ses hanches, Astarion entrevit une lueur dans son esprit bouillonnant : ces baisers étaient secs et désespérés et cette étreinte sonnait plus urgente que réellement ardente.

Quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas elle.

« Non. »

Il la prit par les épaules et l'écarta de lui. Il comprit quand il la dévisagea. Ce ne fut pas du désir qu'il trouva dans le gris de ses yeux mais la même chose qui avait enfiévré ces caresses trop rêches : la peur. La peur d'être vue différemment, maintenant que tout le monde savait qu'elle cachait quelque chose de terrible en elle. La peur de perdre la confiance de ses alliés. La peur de le perdre, lui. Et maintenant qu'il l'avait arrêtée net dans sa volonté désespérée d'être rassurée, le visage décomposé de Silesta traduisait toutes ses peurs en même temps et plus encore.

Cela fit tout drôle au vampire de découvrir la jeune femme dans un tel état de fragilité. C'était si différent de son habituelle bonne humeur énergique que cela en était déconcertant. Malgré tout, elle demeurait un être humain avec ses erreurs, ses doutes et ses peurs.

Il secoua lentement la tête.

« Ce n'est pas de ça dont vous avez besoin. »

Il se redressa, lui remit correctement la robe sur elle avant de la couvrir de la cape et la prit dans ses bras pour l'emporter vers l'auberge. Silesta ne pipa mot de tout le trajet, transie de honte et de dégoût envers elle-même. Qu'avait-elle fait ? Elle s'était comportée comme la dernière des idiotes. Pire, elle avait failli imposer à Astarion ce dont elle voulait le préserver. Sa gorge se contracta tellement qu'elle ne put déglutir. Elle se haïssait.

L'elfe traversa l'établissement désert et plongé dans le silence, remonta jusqu'à sa propre chambre, poussa la porte du bout du pied et se laissa choir dans le rebondi des oreillers et coussins tout en gardant Silesta dans les bras.

Il faisait tiède dans cette pièce, à moins que ce ne soit une impression donnée par la lueur orangée des bougies rehaussée par une retombée d'agitation soudaine.

Une fois bien installé et toujours sans mot dire, Astarion glissa une main dans les cheveux argile de la jeune femme et l'invita à déposer son fardeau contre son buste, comme il l'avait fait dans les Tréfonds Obscurs après l'incident du susurreau.

D'abord hagarde, Silesta se laissa petit à petit gagner par une émotion qui la terrassa et fracassa ses doutes. Son odeur, ses mains qui la protégeaient, sa peau tout contre la sienne, son silence qui ne la jugeait pas, son étreinte qui la gardait avec lui malgré tout...

Elle ne l'avait pas perdu ?

« J-Je suis désolée... souffla-t-elle. Pour... »

Elle fut incapable de verbaliser la suite tant elle s'en voulait.

« Vous vouliez aimer mais avec de mauvaises raisons. Je suis mal placé pour vous juger, lui répondit-il sagement avant de se pencher à son oreille avec un sourire coquin. Rrrrr. Petite tigresse. »

Silesta sourit doucement et se détendit. Son esprit se fit enfin plume. Non, elle ne l'avait pas perdu.


Exactement. Personne n'est parfait et tout le monde a droit à ses sorties de route. Silesta aussi.

C'est ça que j'aime dans un couple où l'un des deux est plus assuré/dominant/coquin que l'autre : essayer de leur faire vivre quelque chose de fort sans passer par la case sexe.

Très très hâte d'avoir vos retours sur ce chapitre bien dense :) Kékelle nous cache, la petite miss ? Vous pensiez pas que j'allais tout vous dévoiler là, quand même ! Si je balance tout, il n'y aurait plus d'intérêt.

Gayle est un chad T.T Un hopeless romantic. Je l'adore.