« Bonjour Jû'reyn, Rorkalym, Jade. Comment allez-vous ? » lança Rosanna à la cantonade, débarquant dans le bureau du commandant un peu avant la mi-journée.
Il y eut un instant de chaos alors que tout le monde sautait sur ses pieds pour saluer la reine des lieux, puis, du ton poliment neutre de celui qui doit dissimuler son agacement, Jû'reyn s'enquit des raisons de sa visite.
« Je suis venue vous emprunter Rorkalym pour l'après-midi. » répondit-elle avec un sourire.
« Heu, bien sûr, Madame. Pour cet après-midi ? » bafouilla le commandant.
« Oui. Je le prends maintenant, et je vous le ramène demain. »
Jû'reyn blémit, et Rory se retint de froncer les arcades sourcilières. Aucun doute que ce qu'il ne ferait pas comme travail aujourd'hui, il devrait le rattraper demain.
Comme si elle avait lu dans son esprit, l'artiste sourit.
« Mais ne vous en faites pas commandant, je vous ai amené du renfort pour remplacer votre précieux apprenti. Voici Kutalyn, Carré et Responsable. Ils vont vous aider. » lança-t-elle, s'effaçant un peu pour laisser entrer un wraith et deux adorateurs.
Rorkalym jeta un regard au commandant, qui semblait sur le point de s'étrangler.
« Madame, vous m'honorez mais je n'ai... »
« Jû'reyn, ce n'est pas une proposition, c'est un ordre. » nota Rosanna avec affabilité.
« A votre convenance, Votre Majesté. » se résigna le commandant.
Voyant que la discussion était close, elle se tourna vers lui.
« Prends tes affaires, et viens avec moi. » l'invita-t-elle avec un petit sourire.
Il n'avait rien à prendre, aussi après avoir marqué l'entrée du registre qu'il compilait et sauvegardé son travail, il la suivit.
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Le déploiement sur Grinna avait été comparativement une parenthèse enchantée. Ils étaient revenus sur la ruche pour apprendre à piloter. Mais de fait, même si au lieu de dormir entassés dans le couvain, ils dormaient entassés dans un dortoir, rien n'avait vraiment changé, et quand ils n'étaient pas assis dans des Darts, ils enchaînaient les entraînements militaires.
Ce matin, c'était à la dague qu'ils pratiquaient.
« Messieurs, bonjour ! »
L'appel retentit haut et fort, faisant se tourner toutes les têtes.
Zen'kan découvrit Rosanna qui, primesautière, approchait suivie de Rory.
« Jurz'kan, comment allez-vous ? »
« Ma... Ma... Majesté ! » bafouilla le maître du couvain, le sifflement de son cerveau en plein court-circuit presque audible.
Zen'kan ravala péniblement un sourire. Zunnlyn était un maniaque du protocole, mais Jurz'kan était aussi à sa manière extrêmement carré, et que la reine débarque dans la pouponnière sans s'être annoncée était pour le moins inopiné.
Ce devait être le seul endroit sur une ruche dans lequel une reine n'était pas libre d'aller et venir à sa convenance. Une mesure pour empêcher les imprégnations involontaires, de ce qu'il avait compris. Mesure qui bien sûr n'avait aucun sens avec Rosanna, puisqu'elle était humaine. Mais le protocole était le protocole, et le maître du couvain n'en était pas moins constipé.
Se reprenant, Jurz'kan les fit se mettre au garde à vous d'une pensée.
« Repos, soldats. » répliqua-t-elle, passant lentement devant eux avec un petit sourire en coin. « Je ne suis pas venue faire la revue. En vérité, je serais plus intéressée par voir ce que vous valez en action. »
La tension monta d'un cran, même si quelques ramollis du bulbe n'avaient pas encore compris qu'ils avaient devant eux l'actuelle reine de la ruche.
« Que voulez-vous voir, Madame ? » s'enquit Jurz'kan.
«Que faisiez-vous avant mon arrivée ? » demanda-t-elle en retour.
« Entraînement au combat à la dague, Madame. »
« Dague. Parfait. Donnez-moi un modèle d'entraînement, je ne voudrais pas blesser un de ces jeunes guerriers. »
« Majesté, vous n'y pensez pas ! »
« Vous avez peur que je vous les abîme ? » demanda Rosanna, les sourcils froncés.
Le guerrier verdit.
« Non, pas du tout... »
Il baissa le nez, honteux. Ce qu'il venait de sous-entendre aurait valu une punition immédiate à n'importe lequel d'entre eux, s'ils avaient osé l'énoncer à son égard.
Mais Rosanna n'était pas de ce genre là. Elle rit avec légèreté.
« Jûrz'kan, votre inquiétude est touchante, et s'il est vrai que je n'ai guère eu d'occasion de me battre pour ma vie ces dernières années, je reste en forme, je vous rassure. »
Avec un grondement sourd, le maître du couvain envoya la Limace chercher une paire d'armes d'entraînement pour l'artiste qui s'en saisit, les soupesant.
« Qui est votre meilleur élément ? »
Jurz'kan désigna sans hésiter la Balafre.
« Et le pire ? »
Le maître des lieux hésita un peu, puis désigna le Rêveur.
Rosanna opina, puis marmonnant un amstramgram, désigna Ragot.
« En avant, jeune guerrier. » lui lança-t-elle, l'invitant à la rejoindre dans l'aire de combat.
Il obéit, incertain. Devait-il donner son maximum? Ou au contraire se restreindre?
« Ne retiens pas tes coups. C'est un ordre. » lança l'artiste, comme si elle avait, une fois encore, lu dans son esprit.
Avec un grondement sourd, il acquiesça et chargea, en un assaut sauvage et brutal.
L'échange fut rapide. Presque trop pour qu'ils puissent le suivre.
Ragot tituba, déséquilibré dans sa course, alors que telle un toréador Rosanna virevoltait, une fine mèche de cheveux blancs entre ses doigts.
« Perdu. » nota-t-elle, enroulant habilement son trophée autour du manche d'une des deux dagues. « Toi, viens. » lança-t-elle à la Limace.
« Vous êtes notre nouvel entraîneur ? » s'enquit ce dernier, définitivement long à la comprenette et à la plus grande horreur du maître du couvain.
L'artiste eut un rire joyeux.
« Non, je suis Rosanna Gady, reine de la ruche de Silla. Et vous ? »
L'information parvint enfin au cerveau du guerrier qui se ratatina.
« Heu... Je n'ai pas de nom, Votre Majesté » marmonna-t-il pitoyablement.
« C'est vrai ? Vous n'avez pas de nom ? »
La Limace hocha négativement la tête.
Rosanna réfléchit un instant.
« Un surnom alors ? »
« La Limace, Madame. Parce que je suis lent et bête. »
« Oh... »
Le regard qu'elle coula au maître du couvain était terrifiant. Zen'kan en frissonna.
« Eh bien, voyons si on peut trouver mieux. En garde, guerrier ! » lança-t-elle joyeusement.
La Limace mit un instant à se ressaisir et obéir.
Au premier abord, on aurait pu croire que Rosanna le ménageait, mais ce n'était pas le cas. Elle interrompait ses attaques dès qu'il devenait évident qu'elles ne porteraient pas. Et malgré toute sa lenteur, la garde de la Limace était bonne. Il n'essayait pas d'attaquer, mais il fallut une bonne douzaines de tentatives à Rosanna pour percer ses défenses et, d'un geste rapide, lui couper une mèche de cheveux.
« Tu n'es pas une limace. Tu es Paisible » conclut-elle, enroulant la mèche sur le manche de la dague.
Avec une reconnaissance pitoyable, il s'inclina bien bas.
« Merci, Votre Sublime Majesté. »
Elle lui sourit doucement puis, d'un geste preste, coupa à ras une mèche de Grande-gueule devant qui elle passait.
« Pas assez attentif. Soyez sur le qui-vive ! » le sermonna-t-elle gentiment, enroulant les cheveux.
Elle défia encore le Crasseux et Glaviot, puis subitement se retourna vers le maître du couvain – qui recula instinctivement d'un pas.
« Mais c'est qu'ils sont pas mal, vos petits gars. Vous les avez bien entraînés. Félicitations. Mais je n'étais pas venue pour ça. Je vous emprunte Zen'kan pour le reste de la journée. »
Ce n'était ni une question, ni un ordre. Un simple constat.
Un peu perplexe, Zen attendit une objection du guerrier. Objection qui ne vint pas.
« Bien, Madame. » s'inclina respectueusement le maître du couvain.
Surpris et curieux, il lui emboîta donc le pas.
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« Papa, qu'est-ce qu'on attend au juste ? » demanda Ilinka, un peu lasse de patienter sans rien faire.
Le traqueur était venu la récupérer sur Grinna quelques heures plus tôt, et c'était plutôt frustrant de se voir couper dans sa tournée de propagande calendaire seulement pour venir poireauter dans le salon de leurs quartiers.
Elle n'obtint pour toute réponse qu'un vague grondement.
Avec un soupir, elle se laissa tomber dans un fauteuil et saisit sa tablette. Quitte à s'ennuyer, autant avancer dans son travail.
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« Rosanna, pourquoi on est là ? » demanda Zen'kan, alors qu'ils marchaient dans les couloirs sombres de la ruche.
« Aujourd'hui, c'est le vingt-deux juin. » répondit sobrement l'intéressée.
« Ok et al... Oh ! »
Elle lui sourit.
« Tu as compris ? »
« Ilinka a dix-huit ans aujourd'hui. » opina-t-il.
« Oui, et vous êtes mon cadeau. » répondit-elle avec un air très satisfait.
Zen ne put retenir un sourire. Il allait revoir son amie, et ils allaient passer du temps ensemble. Ça allait être merveilleux !
« Par contre, je vous préviens, elle n'est pas au courant. » lança l'artiste avant qu'il n'ait pu ne serait-ce que tendre son esprit à la recherche de celui d'Ilinka.
« Oh, c'est une surprise. J'comprends. » opina-t-il. « T'étais au courant, toi ? » demanda-t-il à Rory qui hocha négativement la tête.
Bientôt, ils s'arrêtaient devant une grande porte gardée par deux guerriers.
« Rory, passe devant. Elle sait que tu es dans le coin. »
Avec un hochement de tête, son ami partit en avant, alors qu'elle le retenait.
« Voilà. Allons-y. » ajouta-t-elle.
Alors qu'ils passaient les portes, Zen'kan sentit son cœur se serrer douloureusement, alors qu'il découvrait Ilinka, rayonnante, un immense sourire aux lèvres, qui levait le nez en direction de Rorkalym, ses mains dans les siennes.
Puis un cri lui perça les tympans, et il eut à peine le temps de se préparer pour l'impact.
« ZEEEN ! Tu es rentré !»
Pourquoi avoir été jaloux ? Il n'y avait pas de jalousie. Pas de rancune. Juste le bonheur étouffant des retrouvailles.
Est-ce qu'Ilinka avait toujours été si légère ? En tout cas, elle sentait toujours aussi bon, et son esprit était toujours aussi doux, et chaleureux.
Il la souleva de terre, la serrant fort contre lui. C'était comme retrouver une partie de son âme. Comme si pendant tous ces mois, il n'avait été que l'ombre de lui-même. Une parodie sans vraie substance.
« Lili. »
« Ne m'appelle pas comme ça ! » rit-elle, ne le repoussant que pour mieux le serrer dans ses bras.
Il rit en retour et la reposa doucement.
« Bon, les jeunes, ne vous étonnez pas s'il y a de quoi manger pour un bataillon, mais les cuisines ont été un peu trop enthousiastes quand je leur ai expliqué le concept de fête d'anniversaire. Je crois qu'ils n'ont pas compris que vous n'étiez que trois... » expliqua Rosanna, désignant pas moins de quatre tables croulant sous les gâteaux, friandises et autres plats de crudités. « Le disque dur est là, Ilinka sait comment l'utiliser. Vous avez quartier libre jusqu'à demain. Juste deux choses : faites ce que vous voulez, mais interdiction de sortir de la ruche. Et soyez raisonnables : demain, le boulot reprend comme d'habitude. C'est tout bon pour vous ? »
Ils opinèrent de concert.
« Joyeux anniversaire, ma chérie. » conclut l'artiste, venant embrasser sa fille.
« Joyeux anniversaire, ma petite reine. » renchérit son père, faisant de même.
« Merci ! »
« Allez, on file. Amusez-vous bien... et ne soyez pas trop sages... »
Sur le pas de la porte, Markus se retourna.
« Zen'kan, avec modération, la nourriture. Sinon tu vas le regretter... » lança-t-il avant de disparaître.
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« Oh mon dieu ! Oh mon dieu ! Oh mon dieu ! C'est trop bien ! » s'excita-t-elle.
C'était le plus beau jour dont elle aurait pu rêver. Un jour de congé avec ses deux meilleurs amis. Que demander de plus ?!
« Je suis désolé, Ilinka, mais je n'ai pas de cadeau pour toi. » s'excusa Rory, sincèrement navré.
« On s'en fout ! T'es là ! »
Zen'kan sembla hésiter un moment puis, plongeant la main dans la poche de sa veste, il en sortit un petit bout de bois.
« C'est pas vraiment un vrai cadeau... C'est juste un truc que j'pensais te donner à l'occase... Et heu... comme j'sais pas trop quand on va se revoir... Tiens. Joyeux anniversaire, Lili. » marmonna-t-il, lui tendant l'objet.
Elle le détailla avec curiosité. Il s'agissait d'un petit morceau de bois taillé, aux formes abstraites et familières.
« C'est super joli. C'est toi qui l'a fait ? » s'enquit-elle, constatant qu'un trou avait été prévu pour suspendre l'objet.
« Ouais. J'me suis mis à tailler des trucs pour m'occuper pendant les tours de garde dans les sous-sols, sur Grinna... »
« Et ça représente quoi ? »
« J'sais pas trop. Je me suis inspiré des bijoux que portent les Grinnaldiens... mais si tu le mets dans ce sens, j'trouve que ça ressemble un peu à un scarabée, non ? »
« C'est vrai ! Mais dans ce sens, on dirait un espèce de petit personnage qui tiendrait une flamme dans ses mains. Regarde ! »
« Ah ouais. C'est pas fait exprès, mais t'as raison... »
« Merci Zen ! Je l'adore ! » répondit-elle, le serrant à nouveau dans ses bras.
« C'est juste un truc comme ça... »
« C'est toi qui l'a fait ! Merci ! »
Un peu gêné, il haussa les épaules.
« Tiens. Ça devrait faire l'affaire d'ici que tu trouves mieux. » offrit Rory, tendant la fine lanière de cuir qui retenait ses cheveux.
Avec un petit sourire incrédule, elle hocha négativement la tête.
« Je pourrai jamais trouver mieux. Merci à tous les deux pour ce magnifique cadeau ! » renchérit-elle, enfilant le collier fraîchement assemblé.
Le bois était lourd et tiède contre sa peau, comme une petite présence rassurante. Comme un témoin silencieux de leur amitié.
« Allez, on teste ces gâteaux ? »
« Avec joie ! »
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« Rosanna Gady ! » siffla Delleb, pleine d'une colère contenue.
« Oui, qu'est-ce qu'il y a ? »
« Est-ce une mauvaise blague ? » persifla la reine millénaire.
L'humaine laissa ses abords aimables disparaître.
« De quoi parlez-vous ? »
« Le collier ! Est-ce une manière de vous moquez de ... vous savez quoi ? » grinça-t-elle, se forçant à parler tout bas pour ne pas être entendue de toute le monde.
« Quel collier ? »
« Celui qui est au cou d'Ilinka ! »
« Hein ? »
La perplexité de l'humaine était sincère. Ce qui ne calma en rien sa colère, tout en la privant d'une destinataire toute désignée. Destinataire qui la planta là pour aller voir la princesse et ledit collier.
Bientôt, elle revenait vers elle.
« Je vois pourquoi ça vous énerve. Mais je n'y suis pour rien. Apparemment, c'est Zen'kan qui, en s'inspirant des pendentifs grinnaldiens de la déesse Tuim, l'a fabriqué pendant son temps libre. »
« Et vous avez vu ce que porte cette... statue ? »
« La petite flamme ? Oui, c'est très mignon. »
« Vous savez ce que signifie Ilinka, au moins ? » s'offusqua l'antique reine.
« Oui, « Torche porteuse de lumière ». Avant que vous ne vous énerviez plus, encore une fois, je n'y suis pour rien, c'est Markus qui a choisi son nom, pas moi. »
« Vous allez me dire que tout ça n'est que le fruit du hasard ?! »
« Non. Certainement pas. Mais vous savez très bien qui donne... l'inspiration artistique... à certains wraiths... »
« Tsssh ! »
Oui, elle le savait ! Mais cela faisait des années qu'elle n'avait plus eu aucune vision, plus aucune intuition. Comme si la Grande Mère n'avait plus daigné s'adresser à elle. Malgré ses prières et son dévouement. Était-ce parce qu'elle n'avait plus fait de sacrifice ? Ou parce qu'elle n'était plus digne ? Ou plus terrifiant encore, parce qu'il n'y avait plus rien à dire ?
Des années de silence, et soudain, ça ? Était-ce seulement un signe ? Ou désirait-elle tellement en voir un que, comme le fou qui regarde les étoiles, elle discernait des présages là où il n'y avait rien ?
« Delleb, ne vous torturez pas. On verra bien quand le moment sera venu. »
« Comment pouvez-vous être aussi détachée, Rosanna Gady ?! »
L'humaine haussa les épaules en faisant la moue.
« Ce n'est pas comme si j'avais le choix... »
« Tschhhhhh ! »
