-Joue avec moi, Kaycee, il demande, sachant qu'il risque de se heurter à un refus.

Il n'y peut rien. Il aime jouer. Surtout à ce jeu. C'est celui qu'il connaît, celui dont il est le maître. Elle a été forcée à jouer, la première fois qu'ils se sont rencontrés, et cela l'a surprise.

Il n'a pas vraiment envie de gâcher son amitié naissante avec la joueuse, quand bien même son instinct lui ordonne de jouer. Peu importe le temps, le désir d'autrui, la fatigue, la faim, le sommeil. Un Scrybe ne connaît pas les limitations humaines. Kaycee n'est pas la première à s'y heurter, mais elle est en revanche la première devant qui cet instinct plie. En fait, c'est même une découverte.

Kaycee est spéciale, il l'a tout de suite senti.

-Bon, très bien. Faisons un échange.

-Oh, je vois. Je te repaierai cette faveur, dans ce cas. Mais… seulement si tu gagnes.

Parfois sa vraie nature de Scrybe sadique et de Dieu ignorant refait surface. Il aime beaucoup passer des marchés avec les joueurs qui viennent le voir. Cela n'a jamais changé.

-Ce n'est pas juste !

-Il faut bien ajouter des enjeux pour que ces parties en vaillent la peine, tu ne crois pas ?

Elle ne répond pas, grommelant des mots inintelligibles, mais se met à piocher. Un Wapiti, un Œuf de corbeau, un Chat, une fourrure de loup et un écureuil. Une grimace s'étire entre ses joues, donne une moue à son visage. Sa main n'est franchement pas la meilleure, mais elle n'a pas encore pioché les meilleures cartes de son deck.

-Tu perds du terrain. Attention.

Kaycee Hobbes ne dit rien, se concentre. C'est sa manière de dire qu'elle est contrariée. Elle réfléchit à tous les stratagèmes possibles pour s'en sortir face au Coyote, au Martin-pêcheur et au Corbeau qu'il a joués de son côté du plateau.

-Que dis-tu de ça...

Elle a tiré un Loup, qu'elle place face au Coyote. Le Loup attaque, bat le Coyote. La carte disparaît ; le champ est libre.

-Je vois que tu commences à comprendre.

-Je n'en vois toujours pas l'intérêt. Sacrifier de petits animaux afin d'en invoquer de plus forts... c'est barbare à mes yeux.

-La loi de la nature, Kaycee, rien de plus.

-Et rien de moins, grommelle-t-elle.

Il ne prend pas la peine de répondre. Elle finit par apprivoiser le jeu, partie après partie. Elle ne le voit pas encore, mais il y a un sens à toute cette violence, un sens plus profond, peut-être dissimulé dans les entrailles du jeu. Ce n'est pas juste une question d'ambiance, de lore, de gameplay.

Il a du mal à réaliser que son monde est brutal. Ce sont les contacts avec les joueurs qui le lui ont appris en premier, bien que la vie, là-bas à l'extérieur de son monde semble tout aussi dure que la sienne. Mais c'est surtout le contact avec Kaycee qui le lui fait comprendre. Elle, elle joue avec son âme. Elle n'utilise pas de pseudonyme, pas de masques.

-Bien, Kaycee. Tu m'as battu. Tu conserves la dette que j'ai envers toi pour avoir accepté de jouer à une longue et difficile partie de cartes en ma compagnie. Que dirais-tu d'aller dehors, à présent ?

o0o

-Te rappelles-tu de la faveur que je t'ai disputée, la première fois que nous avons joué l'un contre l'autre ?

-Bien sûr. Je n'oublie jamais les joueurs contre qui je joue, et encore moins mes dettes.

Il a passé la moitié de l'année à se creuser la tête afin de deviner ce qu'elle pourrait bien lui demander. Mais ça, il ne le lui dira pas. Elle prend sa main, passe devant. Au bout du chemin, une petite clairière familière, éclairée par le clair de lune. Sa petite main est chaude dans la sienne. Cela réchauffe quelque chose en lui. Le Scrybe des Créatures se sent moins âgé, moins las et fatigué près d'elle. Elle parvient à le faire sincèrement sourire, rire parfois, une cascade de graves que cette forêt aussi millénaire que lui n'a jamais entendue.

-...Eh bien, je dois te dire que le moment est venu.

Elle lève la tête, cherche son regard. A la lumière de la lune, ses yeux brillent. Ses cheveux qui retombent en un rideau de ténèbres partout autour de son visage dissimulent la rougeur de ses joues. Cependant, Leshy n'a pas besoin de voir : dans la nuit fraîche, il n'y a qu'elle qui dégage de la chaleur aux alentours. Ils sont seuls. Pas de Prospecteur, pas de créatures, pas d'yeux curieux. Pas quand il passe son temps en compagnie de Kaycee. Elle vient suffisamment peu souvent pour se permettre de tels caprices.

Elle souffle, dégage ses cheveux de son visage sans déloger sa main de celle du Dieu de la Forêt. Sans prendre le temps de réfléchir à ce qu'il fait, sa main libre monte vers le visage de la jeune femme. D'une douceur infinie par rapport à ce qu'il est capable de faire, il l'aide dans sa tâche, écartant les maudits cheveux incommodants. Le geste a des allures de caresse sur sa peau, la fait frissonner. Ses joues gagnent une nuance de couleur.

Il se recule subitement, brisant le moment et son propre élan, soudainement conscient de ce qu'il vient de faire. Pour lui, la chose paraît étrange, inconfortable. Un Scrybe ne se préoccupe que de son royaume, que de son pouvoir et de son fonctionnement dans le jeu. Un Scrybe n'a pas de sentiments. Les Scrybes sont cruels entre eux et commandeurs avec les autres. C'est tout.

La partie instinctive du Scrybe, qui lui vient de son statut de créature mystique - il est le Leshy, la divinité protectrice de la forêt, ne se préoccupe que de nature. Les animaux, les plantes, les roches. Les humains, il n'en a rencontré que peu souvent. Il ne se montrait jamais à eux, ou seulement pour faire peur, pour protéger sa forêt. Il laissait sa vraie silhouette se fondre dans la noirceur, n'osait pas se montrer avant... avant elle. Il ne sait donc pas comment réagir, face à Kaycee. Il apprend, mais elle réussit toujours à le déconcerter.

Depuis peu, il s'est mis à avoir peur. Peur de lui-même, d'être trop rude pour elle, de faire le geste qui va tout briser entre eux. Ce serait si facile, pour lui. Parfois, dans toute son insouciance, elle semble oublier ce détail qui n'en est pas un. Elle ne se rend pas compte. Il ne le lui reproche pas, loin s'en faut. Cependant, il y a toujours cette tension entre ses épaules, qui ne part qu'avec elle, lorsqu'elle s'en va.

Son moment de crise de conscience s'atténue alors qu'elle murmure son nom, dans l'espoir de le faire revenir au moment présent.

-Mes excuses. J'ai eu un moment d'égarement.

Elle le regarde avec sollicitude, d'abord, mais très vite la malice brille dans ses prunelles. Elle soutient son regard plus longtemps que jamais jusqu'à présent, l'amène à envelopper son autre main de la sienne. Quelque chose frémit dans sa poitrine, là où il y est censé avoir un cœur.

Elle recule vers le centre de la clairière, l'attire avec elle, pas après pas. Évidemment, il ne résiste pas. Sa force n'est pas la sienne, et il a envie de savoir ce qui va se passer après. Elle s'arrête ; il s'arrête également.

-Non, souffle-t-elle.

Ses sourcils se froncent alors qu'il regarde Kaycee, sans la moindre idée de ce qu'elle veut qu'il fasse, mais aussi avec des dizaines d'idées simultanées. D'envies, qui lui traversent à nouveau l'esprit, maintenant qu'elle est présente à ses côtés. Il met ses rêveries de côté, les débarrasse de sa tête. Il a besoin de penser clairement. Une tâche qui se retrouve compliquée lorsque c'est elle qui bouge tout en lui intimant de ne pas reculer. Elle s'approche de lui, le plus près possible sans le toucher. Leurs avant-bras se plient alors que la distance raccourcit. S'il n'a pas besoin de respirer, une sorte d'instinct ancien lui commande de le faire.

-Danse avec moi, Leshy.

Il entend déjà la voix robotique de P03 le railler, voit déjà Magnificus se passer une main sur les yeux afin de ne pas avoir à contempler le désastre imminent. Il n'est ni ignorant ni idiot, il sait ce qu'est une danse. Enfin, la seule danse qu'il connaît, c'est celle des cerfs qui cognent et enchevêtrent leurs bois, celle de l'écureuil fuyant le renard, celle des oiseaux juste avant de nicher. Leur rythmique n'a rien d'imaginaire : c'est les claquements corne contre corne, les couinements affolés, les pas silencieux contre la terre meuble, le cri aigu de la victoire, les pépiements mélodieux qui résonnent entre les arbres et les battements d'ailes.

Kaycee observe sa réaction, un demi-sourire indulgent aux lèvres. Il semblerait qu'elle l'ait pris de court. Tout cela... pour une danse ?

Il tangue sur ses pattes, ne sachant comment évacuer l'espèce de malaise étrange qui le secoue.

-Je ne suis pas sûr de comprendre, énonce-t-il prudemment.

Sa voix n'est qu'un murmure rocailleux, mais elle donne à Kaycee de nouveaux frissons. Sa tête s'envole encore pour rencontrer son regard, qui refuse de s'arrimer au sien ; il finit par céder.

-Ce n'est pas grave. Suis-moi…

Suis-moi et tu comprendras ce que danser veut dire, dans mon langage. Voilà ce qu'elle n'a pas dit, mais ce qu'il devine, à travers son regard noisette. Elle est belle. Un vent léger souffle, caresse ses feuilles, sa peau, lui apporte l'élan dont il avait besoin. C'est ironique. Il est capable de sacrifier des animaux, de dévorer les hommes imprudents qui perdent à son jeu, mais il ne connaît rien d'autre que la sauvagerie et la cruauté. C'est un miracle qu'elle ait réussi à l'apprivoiser ainsi - cela signera très certainement aussi sa déchéance, mais il ne veut pas y penser -, et c'est un miracle qui s'opère alors qu'elle se rapproche encore de lui, colle son corps contre le sien et se met à faire quelques pas en fredonnant un air quelconque.

Là où elle va, il la suit ; là où elle est, il se tourne. Parfois, il reste figé sur place sans comprendre ses instructions muettes. Elle ne lui parle pas, elle est toujours occupée à fredonner de sa voix fluette de jeune humaine, mais ses yeux, la fermeté de son toucher et la direction de ses mouvements le guident là où il faut aller. Un instant il est ici, l'autre il est ailleurs. Son esprit se laisse captiver par ce moment étrange, par la musique qui sort de sa bouche pourtant fermée. Peu à peu, le temps s'effondre, ne revêt plus d'importance. Sa rigidité, sa peur de la blesser - tout cela non plus n'a plus d'importance.

Il ne reste qu'elle. Qu'elle et son chant, qui sourd d'elle par vagues régulières, entrecoupé d'un silence à l'inspiration. Qu'elle et la manière dont elle le touche, le guide. Il n'est concentré que sur elle, oubliant son trouble, oubliant la chaleur qu'elle dégage et qui doucement s'infiltre en lui, oubliant qu'elle est fragile, qu'elle n'est qu'humaine et lui, un monstre. Une divinité. Un Scrybe.

Il est de plus en plus à l'aise. Son corps lui paraît moins lourd, moins gourd, moins maladroit - de peur de commettre une erreur lourde de conséquences. Il suit le sien comme son ombre, malgré sa taille, vertigineuse pour quelqu'un comme Kaycee.

Lentement, il apprend à la faire tourner, leurs mains tournées vers le ciel étoilé quand elle trébuche, s'agrippant à lui pour se rattraper.

Elle se met à rire alors que ses bras entourent son corps, s'assurant qu'elle n'ait rien de blessé. Il sent son sourire contre lui, la façon dont elle finit par l'enlacer, elle aussi. Maladroitement, comme elle le peut, mais avec cette sorte de force douce qui n'est propre qu'à elle, et qui le renverse petit à petit. Elle semble humer son odeur ; il ne sait plus où se mettre, où regarder, que faire. Son geste l'a privé de l'offense, mais pas de cette fierté peut-être un peu mesquine mais belle d'être celui qu'elle apprécie, et d'être apprécié pour ce que l'on est. Les autres Scrybes lui font la guerre, c'est dans leur intérêt de le descendre plus bas que terre en utilisant son animalité. Pourtant, il sait aussi être doux. Assagi. Civilisé. C'est aussi elle qui est restée assez longtemps avec lui pour le lui apprendre. Il a beau être qui il est, les rôles ne sont que des rôles, et il ne veut qu'une chose : continuer à révéler cette nouvelle, meilleure facette de lui grâce à Kaycee.

Il finit par comprendre que, bien loin d'une simple erreur de trajectoire, elle avait prémédité sa chute.

-Kaycee, prononce-t-il à des fins qu'il ne perçoit pas lui-même.

Ses doigts vont d'eux-mêmes cueillir son menton, sans qu'il ne s'en aperçoive. C'est elle qui l'interpelle alors qu'elle le regarde, yeux mi-clos, joues rouges, cœur battant. Il peut sentir son pouls, là, sous ses doigts. Elle semble attendre une action de sa part...

Il se penche vers elle mais c'est trop tard, la demoiselle s'enfuit en riant dans la forêt.

-Suis-moi !...

Elle gazouille ces mots en détalant comme un lièvre. Un bref instant, il se trouve complètement abasourdi, mais il se lance aussitôt à sa poursuite. Ce n'est pas difficile. Ses longues enjambées la rattrapent plus vite qu'elle ne court, alors il ne se presse pas. Il veut voir où elle va le mener, cette fois.

Il y a ce champ de rochers moussus aux formes étranges dans la partie méridionale de la forêt. Elle se dirige vers l'un d'eux, grimpe dessus. Il réalise qu'il s'est arrêté alors qu'elle lui fait signe de s'approcher - ce qu'il fait, jusqu'à se trouver juste devant la jeune femme. Ils se retrouvent presque à égalité, maintenant.

-Leshy ! Ferme les yeux…

Il se retient de lui demander pourquoi et accède à sa requête à la place. Sous ses paupières, ses yeux, spirales orangées à cause de l'excitation de la course, redeviennent humains. Elle s'amuse à poser ses mains sur ses paupières. La chaleur l'envahit ; c'est le noir absolu. Son toucher lui amène à nouveau le réflexe de prendre une inspiration. Il se surprend à éprouver une sorte de douleur, de faim pour la chaleur d'un être vivant, aimant. Dans sa poitrine, quelque chose semble prendre feu. Elle passe une main sur sa joue. Il entend les battements du cœur de Kaycee, tout proche de lui. Il n'y a pas d'oiseaux, pas de vent, pas d'animaux de passage ou de visiteurs indésirables au moment où elle l'embrasse. Rien qu'un silence parfait alors que leurs lèvres timides s'effleurent, que leurs souffles se cherchent, qu'une lumière tiède se lève en eux.

o0o

Il ne passe pas le jour de Noël seul. Il s'est amusé à chasser avec Kaycee. Prendre des créatures en photo afin d'orner ses cartes, de le servir lui ou un de ses adversaires, c'est un honneur pour elles. Au dernier moment, alors qu'il s'apprête à appuyer sur le flash de l'antique l'appareil photo, elle sort des taillis et effraie les lièvres tout juste sortis de la garenne. En alerte, ils disparaissent aussitôt dans le tunnel qu'ils ont creusé au sol, ce qui fait grogner Leshy. Kaycee ne s'en formalise pas. Lorsqu'il lève les yeux sur elle, il aperçoit ses épaules se tressauter. Elle rit sous cape ! Cette vue le détend en même temps qu'elle lui donne envie de vengeance. Il se risque à sourire, reste accroupi dans la neige, tendant simplement sa main vers la terre, mais bien sûr, elle a saisi ce qu'il essaie de faire et lui lance la boule de neige qu'elle a préparée dans son dos. S'ensuit une bataille féroce. Il se laisse toucher, mais prépare lui aussi son coup. Sa boule de neige est énorme ; il prend garde à ne pas trop tasser les cristaux pour ne pas lui faire mal, mais lorsqu'il la lance, plus haut que prévu, elle s'écroule de rire.

Leshy arbore un sourire carnassier. Il charge, bouscule Kaycee avec précaution jusque sous un grand sapin. Il cherche à se retirer, mais elle ne le laisse pas faire, s'agrippe à lui, s'aidant du tronc de l'arbre pour maintenir sa prise tout en souriant. Ils savent tous deux qu'il pourrait facilement s'extirper de la situation, mais qu'il ne le fera pas. La boule de neige atteint l'arbre, le fait frissonner. Le manteau de neige contenue entre les branches tombe de tout son poids au sol, les recouvrant d'une dose généreuse de poudreuse au passage.

Le visage de Kaycee s'arrondit d'étonnement. Leshy sent un sourire fier tordre ses lèvres, le premier depuis longtemps. Elle met du temps à comprendre que tout était calculé.

Ils éclatent de rire et s'ébrouent.

Kaycee a de la neige plein les cheveux, et même sur le bout du nez. Leshy est dans le même état : sa ramure est saupoudrée de blanc, ses pattes sont ensevelies dans la matière immaculée. Petit à petit, le rire cesse. Il se sent bien ainsi ; cela faisait si longtemps qu'il ne s'était pas laissé aller à ce genre d'émotions. Il les avait crues perdues, enfouies à jamais, écrasées par son rôle de Scrybe et la sauvagerie inhérente à sa nature. Il est à l'aise. Être vulnérable est plus facile avec elle.

Il pense à cela alors qu'elle le regarde, intriguée par ce changement de comportement. L'échange devient plus intense, l'atmosphère change. Leurs yeux échangent des secrets que leurs cœurs ne font que murmurer dans le silence et la pénombre. Kaycee frissonne, mais la neige n'est plus qu'un prétexte.

Ils partagent un baiser léger comme un seul flocon, mais avec le poids de tous leurs sentiments. Le monde tourbillonne autour d'eux, soudain brillant, pur, fragile. Il ressent un et un million de choses en même temps, tant qu'il en a le vertige, et même attraper le visage doux de la jeune femme pour l'attirer à lui ne guérit pas de ce qui le consume.

Tout ce qu'il aime, il a peur de le perdre. La jalousie et l'envie les perdront tous, Scrybes comme joueurs.

S'il avait su ce qui les attendait…

Se rappeler ne rendait les souvenirs que plus amers.