Ohayo mina !

C'est avec un jour d'avance que je vous lance ce chapitre... parce que je ne suis pas certaine d'avoir le temps de le publier demain soir x)

11 chapitres et déjà plus de 200 reviews... je suis ravie de voir que le thème vous plaît, et de vous savoir nombreux à errer dans l'asile avec Luffy, héhé. Merci beaucoup !

On repart pour une nouvelle année, que j'espère heureuse pour tous, et qui débute par un chapitre calme. Un peu de sérénité ne fait pas de mal, mmn...? Celui qui viendra ensuite sera un peu plus... comment dire... ça sera un peu la zone...? Bref.
Je vous laisse avec ce chapitre, je retrouve les guests en bas de page, et...

Enjoy it !


Chapitre 12 :

Jour 19. Repérage.

Louisiane, près d'Ostrica.

Luffy se frotta les yeux et s'étira dans un bâillement silencieux, encore frissonnant, et reporta son attention sur son chocolat chaud, qu'il remua longuement de sa cuillère.

Vaseux.

Son dernier petit-déjeuner remontait à une sacrée paye, maintenant, et quand bien même il était heureux de ne pas avoir à supporter une bouillie quelconque ou un fond de gourde d'eau, rien n'avait la saveur de ce qu'il avalait au petit matin, chez Shanks. Il releva la tête et contempla ce qui l'entourait, à savoir tous les autres pensionnaires et les baies vitrées démesurées qui ouvraient sur l'arrière-cour, immense étendue herbeuse dont il distinguait tout juste les murs du fond, de là où il était ; le soleil était levé depuis longtemps, mais gardait sa lueur mordorée propre à toute aurore, baignant la pelouse perlée de rosée. Le cadre était… agréable, vu d'ici, rien à voir avec le carré de terre de San Quentin, mais il était persuadé qu'après quelques jours, la curiosité aurait laissé la place à une profonde lassitude et un ennui sans nom.

Et s'il y avait bien quelque chose à ne jamais susciter chez lui, c'était l'oisiveté.

Il porta son bol à ses lèvres et sirota son lait, scrutant les patients par-dessus la céramique, perplexe ; de toute évidence, il y avait une hétérogénéité complète parmi les internés, qu'il allait avoir tout le temps du monde pour appréhender. Des jeunes, des vieux, des filles, des garçons… et même des enfants, à en juger la silhouette menue qu'il apercevait un peu plus loin, seule à une table, dos tourné au reste de la population. C'était sidérant. Et à en juger les comportements tant en groupe qu'individuels, tous ne souffraient pas de la même pathologie.

Un géant barbu d'au moins deux mètres, typé oriental, passait de table en table avec une boîte semblant minuscule entre ses paluches, et en versait le contenu dans les paumes des patients qui avalaient docilement, ouvrant la bouche et tirant la langue pour montrer que le traitement avait été ingéré. Personne ne faisait d'histoire, et Luffy en venait à se demander s'il n'avait pas vu un peu trop de films, à s'imaginer des forcenés récalcitrants refusant de prendre leurs pilules quotidiennes.

Lentement, l'infirmier fit le tour de la salle, s'attardant parfois pour échanger quelques mots avec certains internes, toujours trop bas pour que Luffy puisse saisir quoi que ce soit, jusqu'à ce que l'attention du colosse ne se porte sur lui, ses yeux noirs fixés dans sa direction, même carrément plongés dans les siens. Il poussa sa desserte jusqu'à lui et Luffy s'efforça de ne pas broncher, gardant le nez dans son bol, le suivant du regard alors que ses pas mesurés le rapprochaient de lui.

Il se figea à sa hauteur, tendit la main et tira une chaise pour s'asseoir face à lui, projetant son ombre sur le sol et la table dans la lumière du soleil, le faisant paraître plus imposant encore.

- T'es le p'tit nouveau, c'est ça… ? marmonna sa voix rocailleuse.

- … Luffy.

- Luffy, ouais. Comme tes yeux sont plus honnêtes que ta bouche, je vais répondre à ta question muette : non, pas de traitement chimique pour toi. Pour le moment, ajouta-t-il après un silence pesant.

- Pourquoi ?

- Doc t'a pas encore vu, et il travaille pas à tâtons. Alors j'compte sur toi pour faire en sorte de pas t'attirer d'ennuis.

Luffy hocha la tête sans un mot, lorgna sur les boîtes soigneusement étiquetées, numérotées, classées à la perfection dans un ordre qui lui échappait totalement ; en ordre de priorité ? En alphanumérique ? Par couleur ?

Il releva les yeux et tomba sur le nom brodé sur la blouse de son vis-à-vis.
Magellan.
Retenu : c'était sûrement lui qui se chargeait de la difficile tâche de calmer les patients réfractaires au traitement, en les anesthésiant pour mieux pouvoir leur mettre la main au collet. Clairement, le type à ne pas se mettre à dos, Ace mis à part.
Il le regarda redresser son immense carcasse et reprendre son chariot pour s'éloigner dans le couloir attenant, lui aussi verrouillé par un accès par badge ; de l'autre côté de la verrière, il aperçut une tête de reconnaissance digitale, et les portes se refermèrent sur l'infirmier en charge du rôle de savant fou. Il l'imaginait sans mal concocter ses poisons et ses potions dans un laboratoire ultra-sécurisé, éclairé par une lumière violine, penché sur ses tubes et ses béchers.
Glauque.

Il termina son bol et le reposa, y déposant sa cuillère avant de regarder tout autour de lui, cherchant quelque chose à faire – inutile, de toute évidence, puisqu'Ace fut à ses côtés dans les secondes qui suivirent, une main fermement posée sur son épaule.

- Les autres vont vaquer à leurs occupations, toi, tu me suis, ordonna-t-il gentiment en l'incitant à se lever d'une pression de ses doigts sur sa clavicule.

- Où on va ?

- Petite visite particulière pour toi. Il faut que je t'explique nos routines, que je te montre les limites à ne pas dépasser, et qu'on fasse le point sur ce que tu voudrais pour ta chambre.

- … sérieusement ?

Ace ne releva pas – il devait avoir l'habitude de ce genre d'incrédulité.

Luffy se leva, chassa les miettes de pain de son tee-shirt et le suivit à travers le réfectoire, mains dans les poches à défaut de trouver quelque chose à agripper, comme quelques tartines supplémentaires ou des barres de céréales. Ils longèrent la verrière et marchèrent dans les couloirs éclairés par le soleil levant, croisant les infirmiers qui marchaient vite, les bras chargés de papiers ou tête baissée dans un livre de médecine quelconque. Ace semblait connaître chacun de leurs prénoms, incitant Luffy à se demander combien ils étaient réellement dans cet établissement ; il avait imaginé des centaines, mais le cadre pouvait très bien être réservé à une poignée d'individus triés sur le volet : la raison pour laquelle « Doc la Mort » s'était intéressé à lui, en fait. Une rareté sur le marché, aurait peut-être osé la psychiatre responsable de son évaluation – il n'en avait aucun souvenir, mais son corps en avait gardé les marques, qui mettraient encore de longues semaines à disparaître totalement.

Ils empruntèrent une volée d'escaliers, un colimaçon qui menait droit à une mezzanine semblant correspondre au dernier niveau du bâtiment ; les rayons du soleil baignaient le parquet stratifié qui recouvrait la petite plateforme, et Luffy cligna des yeux un instant, aveuglé par cette luminosité, avant de faire le point sur la vue à quasiment 360 degrés qui s'offrait à lui, et lui donnait enfin une idée plus précise sur les fameuses limites physiques dont Ace allait certainement parler. Ils s'accoudèrent à la rambarde et restèrent silencieux, chacun plongé dans sa contemplation et ses propres pensées, attendant peut-être que l'autre soit le premier à briser la quiétude du moment.

- … je suppose que je pourrai jamais franchir les murs… ? marmonna Luffy en se triturant les doigts.

- Jamais, non. Il n'existe aucune exception à cette règle. En cas de problème d'ordre purement physique, il y a tout ce qu'il faut pour te soigner, ici. N'espère pas non plus te barrer quand l'un d'entre nous sort, ça n'arrive jamais.

- … vous habitez ici… ?

- C'est ce qu'on appelle s'investir, je suppose, sourit Ace en posant son menton dans sa main.

Oh, wow.
Est-ce que cet asile avait quelque chose de sectaire à ce point-là ?
Luffy ignorait si ce huis-clos était supposé le rassurer ou le terrifier, mais à première vue, le terrain de jeu allait plaire à Kid, qui sauterait sur la moindre occasion de prendre l'air.

- Vous avez parlé de limites… ?

- … les règles sont simples, murmura Ace en sortant un briquet de sa poche pour jouer avec la pierre qu'il faisait crisser sous son pouce. Dis-toi qu'on te fiche la paix, et qu'en retour on attend de toi que tu te comportes correctement. J'ai lu le compte-rendu d'audience et je sais que tu vas rester là ad vitam aeternam, alors autant que tu t'y fasses. Je me fais pas d'illusion sur le fait que ça va prendre du temps, et que t'auras des hauts et des bas. Parce que dans le genre poisseux, t'es plutôt bien verni, toi.

- …

- T'as conscience de ce qu'il se passe autour de toi. T'as pas la chance de ne pas subir ça. Y'a des tas de gens qui sont pas connectés à la réalité, et peut-être qu'au fond c'est la meilleure échappatoire qu'ils auront jamais. Toi, va falloir que tu soies hyper lucide sur ce qu'il t'arrive, pour essayer de le vivre le mieux possible. Tu saisis ?

- … pas vraiment, confessa Luffy en détournant le regard vers l'horizon tranché par les murailles. Mais je suppose que ça viendra.

- On est là pour ça. Notre but, c'est pas… de transformer ton cerveau en houmous, ou de te laisser pédaler dans la semoule jusqu'à ce que tu dérailles complet. On pourra faire ça qu'avec de la confiance. Et c'est là qu'on part sur une autre limite, ajouta-t-il après un court silence.

Luffy se détourna de sa contemplation pour le regarder, et cette fois, c'est Ace qui garda son regard fixé dans le lointain, physiquement présent mais de toute évidence plongé dans ses pensées, jouant toujours machinalement de son briquet, laissant mourir les étincelles sur ses doigts. L'adolescent les considéra un long moment, attendant que l'infirmier prenne la parole en s'efforçant de ne pas interpréter le sens de ses mots, de ne pas leur donner un sens qui lui filait une frousse incroyable, parce qu'il le renvoyait à une notion qu'il refusait de voir se concrétiser.

- Si tu es là, c'est parce qu'on t'a jugé inapte à vivre parmi les autres. Toi, ou peu importe de qui il s'agit vraiment, tu as commis des horreurs, contre ton gré ou pas, mais tu les as faites. Et c'est un motif comme un autre d'observer une distance, avec toi. Faudra pas le prendre personnellement, d'accord ? Mais faut pas t'attendre à ce qu'on te traite comme si t'étais le Petit Prince.

Oh, ça, Luffy l'avait pressenti, et toute la cordialité et la prévenance d'Ace ne sauraient rien y changer ; l'idée faisait lentement son chemin mais, inexorablement, elle laissait son empreinte, comme le reste.
Ce qu'il avait perdu ne reviendrait jamais.
De la même manière que personne ne pourrait rendre Vivi à ses parents.

- Ouais… ça, j'avais saisi.

- C'est autant pour nous protéger nous que te protéger toi. Si tu t'attaches trop, ta vie va être insupportable. Si on s'attache trop, tu vas passer par-dessus la garde, et c'en sera fini de cet endroit. Et ça, on a tous trop à perdre pour laisser quelque chose comme ça arriver.

Il referma son briquet dans un claquement sec et se détourna de la rambarde, faisant à nouveau signe au jeune homme de le suivre, ce qu'il fit après un dernier regard au paysage qui s'ouvrait devant lui ; ils quittèrent la mezzanine pour retrouver les niveaux inférieurs, Luffy s'efforçant de marcher à la même allure qu'Ace malgré leur différence de taille. Le petit-déjeuner était terminé et les patients s'éparpillaient dans les couloirs, sous son regard curieux ; où est-ce qu'ils allaient ? Tout le monde avait le droit de se balader à longueur de temps ? Quels genres d'activités se déroulaient, la journée ? Il y en avait-il seulement… ? Jusqu'à quel point étaient-ils libres de leurs mouvements ?

Il suivit le pas d'Ace à travers les infirmiers qui se dispersaient dans les couloirs, et reconnut enfin celui qui menait à sa chambre, qu'ils empruntèrent pour se rendre jusqu'à la pièce qu'il avait quittée à peine une heure plus tôt. Ace s'arrêta dans l'encadrement et sortit un carnet et un stylo de sa blouse, prêt à noter, sous le regard curieux de Luffy.

- … ta chambre, donc. De quoi tu as besoin de plus… ?

- … euh… je sais pas, marmonna-t-il en regardant son lit encore défait, refermant ses bras autour de lui dans un geste de protection presque dérisoire.

- Des affiches ? Des livres ?

- J'ai besoin d'y réfléchir, là, j'ai… pas vraiment d'idées.

C'était un mensonge éhonté – il savait parfaitement ce qu'il allait très bientôt devoir mettre ici, mais c'était trop tôt. C'aurait été… dévoiler trop de choses, déballer son intimité à de parfaits inconnus, quand bien même la moitié de la planète devait avoir connaissance des horreurs qu'il avait commises, et il n'était pas prêt à devoir livrer autant de sa personne. Il ne s'était même pas encore entretenu avec le psychiatre référent de cet endroit, et une partie de lui ne pouvait s'empêcher de se méfier de ce qu'il risquait de tomber – les ecchymoses sur sa peau le rappelaient douloureusement à l'ordre.

- Je te force à rien. Si tu changes d'avis, tu sais où me trouver. Y'a des gens à qui tu voudrais parler ?

- … des gens ?

- Ta famille, des amis. T'as le droit à un coup de fil par semaine, je peux t'organiser ça pour dimanche prochain, si tu veux.

- … c'est une blague ?

Ace haussa un sourcil, et Luffy se sentit aussitôt stupide.

C'était nul de sa part, de le soupçonner de lui mentir, mais il avait l'impression d'être un animal en cage qui se méfiait de la moindre bouchée de nourriture qui lui était présentée. Il se sentait déjà acculé, et chaque révélation, chaque indice sur le fonctionnement de cet endroit était un rappel de plus de son enfermement, d'une société dans la société dont il allait devoir apprendre les codes à vitesse grand V s'il voulait s'adapter et ne pas y laisser le peu de santé mentale qui subsistait en lui.

- Le prends pas bizarrement, mais j'ai bien vu dans la douche que t'avais pas mal ramassé dernièrement. Y'avait des trucs trop vieux pour que ça soit ces tarés du gouvernement qui t'ont récupéré au Texas, alors je suppose que ça date d'avant le verdict du procès. Je sais pas ce que Monet t'a fait, mais ici, c'est pas la même limonade.

- … ouais, j'suis… j'suis désolé.

- Le sois pas non plus, t'y es pour rien. Alors essaye de prendre ce que j'dis pour argent comptant, et dis-moi qui tu voudrais avoir au téléphone.

- Papa, marmonna-t-il en se grattant l'arrière de la tête, gêné. S'il vous plaît.

Il lui manquait au-delà du raisonnable, sans compter Nami et Sabo.
Ses amis, même la fac aussi, et jamais de sa vie il ne se serait imaginé dire ça un jour d'une institution scolaire.
En fait, c'était la normalité qui lui manquait. Lui toujours à pester contre la routine de la villa donnerait n'importe quoi pour y avoir droit à nouveau, même une unique heure.

- On doit avoir le numéro de Shanks dans le dossier, acquiesça le jeune homme en prenant note sur son carnet. Au passage, tu peux recevoir du courrier. On peut t'écrire à une boîte postale de la Nouvelle-Orléans, elle est relevée toutes les semaines, ton nom à l'arrière de la lettre suffit largement. C'est moi qui te la donnerai en main propre, et personne ne lira quoi que ce soit, c'est promis. Ça nous concerne pas.

- Même si vous soupçonnez quelqu'un de vouloir s'évader ? sourit Luffy.

- ... ça, c'est une autre histoire, s'esclaffa Ace en prenant d'autres notes. Aujourd'hui, c'est un peu particulier, comme j'te l'ai déjà dit, mais à partir de demain tu vas devoir te conformer à tout ce qui se fait ici. Après le petit-déjeuner, on ouvre les douches pour que ceux qui se lavent le matin puissent aller barboter. Ensuite, passage à la lingerie, où on peut mettre ses fringues sales et récupérer celles qui sont propres si elles sont prêtes. Retour à la chambre pour déposer ce qu'il faut et jusqu'au déjeuner à midi trente, salles communes avec lecture, jeux, projections parfois si on trouve un film qui contente tout le monde. Une heure trente pour manger le midi, et quartiers libres jusqu'à 18 heures sauf si tu as un rendez-vous avec le psy, auquel cas tu devras t'y plier et y'a aucune exception à cette règle. Dîner jusqu'à 19 heures 30, passage à la douche, et la plupart des patients se couchent ensuite, t'es libre de faire ce que tu veux dans ta piaule. Extinction des feux à 22 heures pour les adultes, 20 heures 30 pour les plus jeunes. Silence à partir de 21 heures obligatoire.

- … je suis considéré comme… ?

- Ça dépendra de mon humeur, sourit Ace en croisant les bras. J'ai bien envie de te traiter comme un adulte, même si t'es encore qu'un gamin, concrètement, mais j'ai le sentiment que ça va pas trop te plaire si je te réserve la formule « ado ».

Oh, ça, c'était le moins que l'on pouvait dire à son propos. Luffy détestait être materné et couvé comme s'il avait cinq ans, et il comptait bien batailler pour conserver le plus de libertés qu'il était possible d'en obtenir, ici ; son comportement ne pourrait jamais être irréprochable, Kid oblige, mais il était hors de question que sa situation empire alors qu'il était déjà supposé être au plus bas.

- Sont accessibles à peu près n'importe quand le réfectoire, les trois salles communes, et la mezzanine. Personne n'est laissé seul, il y a forcément l'un d'entre nous dans les parages. L'extérieur, c'est un peu particulier, l'accès est… réglementé. C'est beaucoup plus grand, les patients sont rarement autorisés à sortir tous en même temps. Tu t'apercevras aussi qu'il y a des personnes qui doivent être tenues loin les unes des autres, et ce n'est jamais un hasard. Toi, on te connait pas encore, alors par extension, tu vas pas avoir l'occasion de faire la causette avec quelqu'un tant que le psy ne t'aura pas vu.

- Et c'est quand, ça… ?

- Dans trois jours.

« … sérieusement ? Trois jours ? » songea Luffy en se frottant le visage, dépité.

Entendre parler de ce type sans avoir le loisir de le voir, de le connaître, de savoir à qui sa vie avait été remise, était bien plus stressant qu'il ne l'aurait cru au premier abord. Il avait pensé qu'il allait s'en foutre royalement, mais une partie de lui ne pouvait s'empêcher d'être un tantinet vexé par cette approche pour le moins singulière.

- … c'est… long.

- Tu n'es pas le seul, ici, et c'est le seul et unique psychiatre de l'établissement. Va falloir prendre ton mal en patience.

- Il est comment, ce psy… ? hésita Luffy en se laissant tomber sur son lit.

Ace sembla hésiter un instant, la poignée de secondes qui suffisait à Luffy pour comprendre que le sujet était comme un terrain abandonné après une guerre quelconque – apaisé en apparence, semé de mines qui n'attendaient qu'un pas pour exploser sous les pieds de l'imprudent qui osait se pointer au mauvais endroit au mauvais moment. L'infirmier laissa la porte de la chambre se refermer derrière lui et rejoignit le bureau dont il tira la chaise près de lui pour s'asseoir et soutenir son regard, l'air soudain grave.

- Il est bon, pour peu que t'acceptes de le laisser rentrer là-dedans, murmura-t-il en tendant le bras pour tapoter son front. Et ça, c'est le plus difficile à faire, pour toi. Pour lui, c'est là que les choses intéressantes commencent. Ça peut être… très, très long. Ça dépend que de ta bonne volonté.

- … j'ai toujours pensé qu'aucun psy pourrait faire un boulot concret avec moi.

D'où sa répulsion quand Shanks avait tenté de le convaincre, et Luffy d'argumenter qu'il serait traité comme un animal de zoo, envoyé loin d'eux, sans retour arrière possible.

Son refus avait été catégorique, au point que Kid lui-même ne s'en mêle, ne faisant que pousser sa famille dans les travers de la facilité – faire l'autruche n'avait pas porté ses fruits très longtemps, et il était sûrement temps de faire une halte pour reconsidérer les options qui s'offraient à lui, à savoir : s'ouvrir à quelqu'un de totalement extérieur, de neutre dans la bataille qui faisait rage dans son crâne.
Mais l'exercice lui était inconnu, pour lui qui avait passé sa vie à afficher un masque d'imperfections pour que personne ne se risque à vouloir creuser un peu plus, à aller au-delà de ce qu'il laissait voir de prime abord.

- Je sais pas si… j'ai très envie de lui parler.

- Et j'comprends. À ta place, j'aurais pas très envie non plus, confessa Ace en rattachant ses cheveux de quelques tours d'élastique. Ça va te demander un effort, et à la fin… ça ira beaucoup mieux, crois-moi. T'as passé beaucoup trop de temps à tout garder pour toi. Ici, personne te jugera pour ce que tu as fait… ou ce que tu n'as pas fait, aussi. On est pas là pour ça, j'te l'ai dit tout à l'heure.

- Il… c'est lui qui a créé cet endroit ?

- Dans le mile. Mais c'est à lui de te parler de ça, pas moi.

- … pourquoi ?

- Ça fait un sujet de conversation neutre, souffla-t-il dans un sourire. Et parlant de ça… comment tu as dormi, cette nuit ?

S'il devait être honnête, Luffy répondrait qu'il avait dormi comme un bébé ; c'était la première nuit sans cauchemars depuis ce qu'il lui semblait être des lustres, et son corps semblait en avoir savouré chaque instant, se délectant de la sensation si acquise de la couverture sur ses épaules, de l'oreiller sous sa joue, de l'odeur réconfortante de la villa. Il savait qu'il allait lui falloir de très longues nuits pour récupérer ce qui lui avait manqué, ces derniers jours, mais il avait tout le temps pour ça.

- Pas trop mal. J'ai pas… trop entendu de bruits.

- L'isolation est éprouvée depuis longtemps. C'est plus confortable pour vous comme pour nous.

- Et si on doit vous appeler ?

Ace désigna un bouton poussoir fixé au mur, que Luffy n'avait même pas remarqué, la veille, en entrant dans la chambre la première fois.

- Relié à tous les bipeurs qu'il faut, de jour comme de nuit. Si tu t'amuses à jouer avec, t'en fais pas pour ça, on te fera passer l'envie de recommencer, ajouta-t-il après un silence, répondant à la question muette de Luffy qu'il devait lire sur son visage comme dans un livre ouvert.

Il n'en doutait pas un seul instant.
Il était persuadé que, sous tous ces murs, il pouvait trouver la pire des pourritures derrière la peinture qui avait le malheur de s'écailler – un peu à son image, à dire vrai. Tout ne pouvait pas être si… parfait, irréprochable. Il y avait forcément des ombres au tableau, qu'il n'était pas pressé de découvrir, que ce soit par lui-même ou par le biais de Kid.
Ou même par d'autres moyens, qu'il ravala tout au fond de lui.
Ce n'était pas le moment de laisser entrevoir plus que ce qu'il était nécessaire.

- … il faut que tu saches que ce qu'il se passe entre le psy et toi, ça regarde que vous. Mais que tout ce qui peut aider à ton traitement ne relèvera pas du secret absolu. Je serai forcément au courant du minimum syndical, faut t'y faire aussi. Et ça va dans l'autre sens… si tu as des choses à me dire, selon la nature de ce que tu me confies, je devrai en référer à plus haut, si c'est pour te protéger et nous protéger aussi. Tu comprends… ?

- Ouais. Pas de problème, murmura-t-il en baissant les yeux vers le sol stratifié. … je pourrais avoir des cahiers ?

Ace sembla surpris par le revirement de situation mais ne commenta pas davantage, ajoutant une nouvelle note à sa liste.

- Je peux t'en avoir un, pas de problème.

- Plusieurs, insista Luffy en gardant le regard obstinément fixé à ses pieds.

- … va pour plusieurs cahiers. Mais il faudra me rendre le stylo tous les soirs.

- C'est pas… je peux pas le garder la nuit… ?

- Tu ne pourras pas le garder tant que j'ai pas l'œil dessus, rectifia Ace. Mesures de sécurité, j'ai pas envie que tu me poignardes quand je viendrai te sortir le cul du lit.

- … c'est… c'est vraiment important.

- T'en discuteras avec le psy. Là, tout de suite, c'est non.

« Le psy ».

« Doc la Mort ».

Est-ce qu'il avait un prénom, au moins, ou est-ce qu'il se terrait derrière un fauteuil à dossier haut, dans la pénombre de son bureau, façon Docteur Gang ? Pour établir une relation de confiance, c'était totalement foiré, mais Luffy supputait que l'intéressé préférait se présenter lui-même. Et, de toute évidence, il exerçait ses fonctions au même niveau que n'importe quel monarque, puisqu'aucune décision ne pouvait être prise sans son aval ; il ne déléguait pas, c'était limpide, et quand bien même l'adolescent doutait sérieusement du bienfondé de ce processus, il allait devoir s'y faire.

Et si même lui avait toutes les peines du monde à se conformer à cet état de fait, ce ne serait rien comparé aux états d'âme de Kid, qu'il redoutait bien plus que n'importe quoi d'autre sur Terre.

- Je vais te présenter aux autres infirmiers, OK ? Ça va déjà nous occuper pas mal, jusqu'au déjeuner au moins. J'ai envie que tu sois à l'aise, t'as l'air tout coincé, là.

- … on m'a enfermé dans un endroit où je vais rester jusqu'à ma mort. Tu m'étonnes que j'aie l'air coincé, rétorqua Luffy en levant les yeux.

Ace eut un sourire mélancolique, ses yeux noirs plongés dans les siens arborant une expression qui donna à Luffy toutes les raisons du monde de regretter ce qu'il venait de dire.

- … t'en fais pas pour ça. Je comprends, murmura-t-il en lui tapant l'épaule avant de se lever, sortant un trousseau de clés tout en poussant le battant de la porte de la chambre. Ramène-toi, c'est assez grand, ici…

Luffy obtempéra, laissant Ace verrouiller derrière eux avant de le suivre dans le couloir, où il reconnut Shachi et Penguin, occupés à pousser une desserte en se chamaillant à voix basse, argumentant furieusement sur une des dernières sorties hollywoodiennes. Ace lui souffla qu'ils étaient comme cul et chemise mais qu'il était fréquent de les entendre se disputer, notamment à propos de leurs jobs respectifs au sein de l'hôpital psychiatrique, mais qu'il ne fallait pas s'en formaliser pour si peu ; Penguin gérait la sûreté des bâtiments dans sa globalité, un boulot plutôt stressant, et il se sentait obligé de décompresser en s'en prenant au premier venu pour n'importe quel prétexte – Shachi, le plus souvent. C'était à lui de préparer l'arrivée des nouveaux, de revoir les protocoles de sécurité, d'imaginer n'importe quel scénario tordu à la place des pensionnaires pour anticiper la moindre tentative d'évasion.

Shachi s'occupait de la surveillance des activités communes, scrutant le monde derrière ses verres teintés, attentif à la moindre échauffourée, éclat de voix, geste brusque ; sa présence avait pour but de juguler le plus petit débordement, pour que la quiétude de l'endroit ne soit pas troublée par un quelconque emportement. C'était une vigilance de tous les instants, et sa nature taciturne ne l'incitait pas à entretenir de longues conversations avec tout le monde, a contrario de Penguin – sa fonction requérait une concentration absolue, chose qui échappait totalement à Luffy, représentant presque un concept quasi-abstrait pour lui.

Ils s'éloignèrent dans le couloir sans cesser leur petite scène, la nature de leur échange demeurant inconnue au jeune homme qui ne saisissait pas un traître mot de leur conversation. Il suivit Ace dans le corridor étroit qui reliait deux autres bâtiments entre eux et détailla chaque mur, chaque ouverture verrouillée, chaque baie vitrée qui se présentaient sur leur passage, jusqu'à ce qu'ils atteignent une nouvelle aile bien moins immaculée, qui rappelait à Luffy la bibliothèque de l'université, lambrissée de haut en bas. Le changement de décor radical avait quelque chose de perturbant, mais aussi d'assez réconfortant, rappelant également à l'adolescent le bureau où Shanks passait ses journées, en centre-ville, assisté de Coby, et où Luffy avait usé les chaises à force de s'y balancer pendant des heures, après ses cours, quand il ne rentrait pas directement à la villa.

Ace s'arrêta dans l'allée centrale qui desservait les étagères chargées de livres et leva la tête, fixant les mezzanines qui les surplombaient, avant de repérer ce qu'il cherchait avec un sourire.

- … elle, c'est Lami, indiqua-t-il en désignant une silhouette perchée sur une échelle, dans les rayonnages supérieurs. Notre dictionnaire vivant…

- Si tu passais moins de temps à faire des étincelles avec ton jouet, peut-être que tu aurais des heures libres pour te cultiver un peu, rétorqua la jeune femme en le lorgnant à travers ses longues mèches. C'est toi, Luffy ?

- … ouais.

Tout à fait le type de Kid.
Châtain clair, gracile, longues jambes, joliment proportionnée.
Il détourna le regard et fixa la première étagère sur sa droite, s'assurant de la garder loin de son champ de vision, mais il ne put pas échapper indéfiniment à la curiosité de la jeune femme quand elle descendit de son perchoir pour venir l'observer de plus près, penchant la tête sur le côté pour chercher son regard, qu'il savait fuyant à la limite de l'impolitesse.

- … t'es du genre timide ?

- Il vient d'arriver, laisse-le respirer, sourit Ace en coinçant une allumette au coin de sa bouche. Histoire que tu situes, Luffy, Lami chapote l'aménagement des chambres et fait le lien entre Penguin pour la sécurité, Franky pour les installations mécaniques, et la lingerie.

- Qui bosse là-bas ?

- … nous traite pas de sexistes, s'te plaît, mais c'est Tashigi qui gère tout ce qui concerne la blanchisserie. Et si tu fais un trou dans tes draps, elle va te faire passer l'envie de déchirer ce qu'on te donne, crois-moi sur parole.

- Y'a beaucoup de filles, ici… ?

- On a tous lu les rapports qui te concernent, annonça Lami en croisant les bras, s'adossant à la bibliothèque la plus proche. T'en fais pas pour nous, on en a vu d'autres.

Luffy plongea enfin son regard dans le sien, et quelque chose le sidéra sans qu'il ne soit capable d'en exprimer la teneur. C'était perturbant, s'il devait être honnête, même si rien ne venait entacher le joli minois qu'il avait en face de lui. Le visage était symétrique, les traits doux, les yeux brillants et les dents parfaitement alignées. Le nez droit, une certaine tendresse dans la courbe des joues, les cheveux souples et ondulées ramenées en deux nattes lâches, un look assez sage sous la blouse qu'elle arborait.

Tout respirait l'harmonie, chez elle, mais quelque chose au fond de ses yeux dérangeait profondément l'adolescent, une sorte de sixième sens qui lui soufflait de rester le plus loin d'elle possible, et qui était annonciateur de quelque chose qui pouvait être bien pire que Kid, quand c'était vu sous le bon angle.
Bref, tous les poils de son corps se hérissaient, et il s'efforçait de s'imprégner de cette sensation, pour être capable d'en saisir l'essence et l'interpréter correctement le moment venu.

- Tu sais où est Bonney ? lança la voix d'Ace sur sa gauche, brisant le duel de regards que Lami et lui se jetaient.

- Avec Sugar, à la piscine… il est dix heures. T'as déjà zappé le planning... ?

« Une piscine ? Carrément ? »

Décidément, tout le surprenait, des installations jusqu'à ceux qui les habitaient…

- C'est toujours un plaisir de converser avec toi, tu le sais ? s'esclaffa Ace en posant une main sur l'épaule de Luffy pour l'entraîner à sa suite. On se voit plus tard, Lami.

- … à plus tard, Luffy, murmura la jeune femme derrière eux, presque trop bas pour être audible.

Tourner le dos à cette fille déclencha une crampe douloureuse dans son ventre, lutte acharnée qui se jouait en lui presque chaque jour, mais qui avait une saveur encore inédite ; il aurait tout le temps d'analyser ces sensations quand il serait seul avec ses pensées, dans sa chambre, mais il pouvait pas nier ce que lui murmurait son instinct, à savoir : mettre le plus de distance possible entre cette Lami et lui.

Il suivit l'infirmier hors de la bibliothèque, tentant d'ignorer les frissons de sa peau et l'insupportable envie de fuir qui lui tordait les tripes, et retrouva la lumière des baies vitrées, loin de l'atmosphère pesante des vieux rayons croulant sous les livres ; Ace fredonnait pour lui-même, mains dans les poches, image même de la décontraction, mais Luffy ne doutait pas un seul instant de sa capacité à le maîtriser en cas de nécessité. Il lorgna dans sa direction, observant le jeu de ses muscles sous ses vêtements – assurément, s'il lui avait été assigné, ce n'était certainement pas par hasard. La première impression qu'il s'était faite de Shachi et Penguin était relativement neutre : ils avaient l'air… plutôt… normaux. Bien plus qu'Ace, pour être exact. Ils n'avaient pas une tête à pouvoir prendre le dessus sur un patient trop agité, mais Luffy lui-même était une trop bonne illustration du proverbe « L'habit de fait pas le moine » pour ne pas prendre en compte la possibilité que ces deux-là cachaient peut-être bien leur jeu.

En revanche, celui qui affichait clairement une dominance, tant dans le physique que dans l'impression générale qu'il dégageait, c'était bien celui aux côtés de qui il marchait ; Ace surprit son regard sur lui et lui jeta un coup d'œil intrigué, sourcil haussé en une invitation polie et silencieuse à lui confier ce qu'il avait en tête.

- … si c'est vous qui vous occupez de moi… c'est par hasard ?

- Non. C'est une question d'affinités, sourit Ace en ajustant l'allumette au coin de ses lèvres.

- … d'affinités ?

- T'as peut-être pas encore rencontré le psy, mais c'est pas pour autant que t'es inconnu, ici. On a rassemblé un maximum d'informations sur toi, plus encore que ce que le procès a pu produire pour te dépeindre. Et Doc a jugé que j'étais le mieux placé pour te gérer, à en juger par ce qu'on savait de ta vie.

- Il s'est déjà planté, votre Doc ?

- Pas que je sache. Mais t'es peut-être l'exception qui confirme la règle, qui sait.

- … c'est supposé me rassurer ?

Ace se contenta d'un bref éclat de rire et lui tapa dans le dos, avant de bifurquer sur la droite dans un autre couloir de verre qui descendait en pente douce sur une vingtaine de mètres, passant au-dessous du niveau du sol. Luffy leva la tête pour regarder le soleil disparaître derrière les murs au fur et à mesure de leur descente, avant que les appliques murales ne prennent le relais. Ils passèrent une porte verrouillée par un énième badge, le battant s'ouvrant dans un chuchotement feutré surpassé par le clapotis d'une eau toute proche, si semblable et différente à la fois de ce qu'il avait entendu la veille – encore un autre mystère dont il allait devoir parler à son gardien, s'il en avait le temps. Ce bruit-là avait la résonance d'une piscine municipale, identique à celle de la North Beach Pool sur la pointe nord-est de San Francisco et où Sabo le traînait, malgré son aversion des profondeurs.

Il sentit l'odeur du chlore, suivit Ace dans une volée de marches d'où il apercevait les reflets d'une lumière artificielle sur la surface d'une eau troublée par les mouvements d'une nage énergique ; le palier s'ouvrait sur un bassin de la taille d'une piscine standard, soit un peu moins d'une trentaine de mètres, dont la largeur était appréciable. Clairement, tout démontrait de lourds moyens financiers, et Luffy eut une brève pensée sur l'origine d'un tel financement, surtout qu'il n'était pas question d'engraisser des célébrités richissimes, mais plutôt de garder à l'écart de la société les individus les plus tordus qui soient, lui y compris.

Une jeune femme aux cheveux nacrés, visiblement en maillot de bain sous son tee-shirt taille XL, marchait bras croisés le long du bord, toute son attention rivée sur une silhouette faisant des allers et retours dans les couloirs de nage, seule. Luffy reconnut les cheveux turquoise qu'il avait aperçus un peu plus tôt au réfectoire, et qu'il attribuait sans la moindre hésitation à une enfant, rien qu'à en juger sa taille.

- Hé, Bonney, lança Ace en s'accoudant à la rambarde.

L'intéressée lui jeta un regard par-dessus son épaule, Luffy en déduisant automatiquement que la petite fille était la Sugar dont Lami avait parlé un peu plus tôt.

Si une partie de lui détestait savoir qu'à tous justes vingt ans sonnés, il allait devoir passer le reste de son existence reclus loin du monde, une autre ne pouvait s'empêcher d'être horrifiée à l'idée que cette gamine était enfermée avec lui, privée de la moindre liberté – de la moindre enfance tout court, en fait.
C'était si glauque que cette idée lui serrait la gorge.

- J'te présente Luffy, sourit-il en désignant le jeune homme. Luffy, Bonney, mon homologue qui bosse dans la même aile que moi. Tu la verras quasiment tous les jours.

Elle agita la main et Luffy l'imita sans piper mot, ses yeux obstinément fixés sur son visage cherchant à éviter n'importe quel autre détail susceptible de faire ressurgir d'arrière-pensées qu'il souhaitait éviter, peu importe le prix que ça lui coûterait.

Pas ici.

Kid avait assez péché comme ça, inutile de lui donner une raison de pousser sa chance un peu plus loin.

- C'est pas une super bonne idée, ça, marmonne-t-il.

- Tu sais, c'est pas en évitant toute ta vie de regarder une paire de jambes dénudées que tu vas arriver à dompter ce qu'il y a là-dedans, murmura Ace en lui tapotant la tempe du bout du doigt. Le but, c'est pas de te mettre des œillères, c'est de te montrer que tu peux avancer sans avoir peur de dévier du chemin. Tu comprends… ?

- … ouais, je crois.

- Fais-toi un peu confiance. C'est comme pour une moto : c'est toi qui dois maîtriser la bécane, pas subir son bon vouloir. Doc va t'apprendre à travailler là-dessus, c'est long mais ça en vaut la peine, crois-moi.

- Je suis pas pressé de tester ce genre de limites, argumenta Luffy en se détournant de la piscine pour ne plus avoir l'image de la jeune femme à demi-dénudée devant les yeux.

- Ça viendra. J'te sors d'ici ?

- … s'il vous plaît.

Ace n'insista pas, lança à Bonney qu'ils se voyaient plus tard et posa une main sur l'épaule de Luffy pour le détourner du bassin, dans une étreinte cordiale mais ferme, la démarche rapide et assurée ; l'adolescent aurait aimé avoir autant son assurance, mais le tremblement de ses mains indiquait tout le contraire.

Il avait cru, ces vingt dernières années, être capable de juguler les débordements du volcan qui sommeillait en lui, mais ces dernières semaines lui avaient prouvé qu'il s'était planté sur toute la ligne ; peut-être était-il temps de reconnaître que son problème ne relevait plus de l'intime ou de l'autogestion, et qu'il avait besoin d'une aide extérieure pour apprendre à gérer les éruptions de lave qui menaçaient de déborder à chaque instant.

Ils quittèrent l'odeur du chlore pour celle d'éther des couloirs de la clinique, où ils croisèrent davantage de monde – les patients matinaux devaient avoir fini leur douche, à en juger leurs bras chargés de leur linge de la veille. Luffy s'efforça de ne pas soutenir les regards curieux des internés sur son passage et resta dans le périmètre direct de son infirmier, gardant les yeux rivés sur le carrelage immaculé, une pointe de nervosité faisant battre son cœur plus vite derrière ses côtes.
Ils croisèrent d'autres infirmiers sur leur passage, identifiables à leurs vêtements réglementaires, dont un type visiblement obsédé par la netteté absolue de sa banane rockabilly, peigne dans la poche. Son sourire franc avait quelque chose de réconfortant, à l'image d'Ace, et la poignée de main qu'il lui offrit le surprit tellement qu'il resta planté là à le fixer, bouche bée, ignorant comme se comporter face à cette désinvolture.

- Thatch, ravi de faire ta connaissance, sourit-il en gardant la main tendue. Je vais pas te bouffer.

- Je lui ai fait un laïus un peu sec sur la confiance qu'on pouvait s'accorder, ici. J'l'ai peut-être rendu un peu trop sauvage, déplora Ace en croisant les bras.

- C'est sûr, t'es un mec tellement subtil, Ace, le message a dû bien passer, railla-t-il.

- Je t'emmerde.

- Qu'est-ce qu'on disait à propos de subtilité… ?

Luffy tendit une main hésitante et la serra lentement, ses yeux s'attardant sur la longue estafilade qui courait de la tempe à la pommette de son vis-à-vis, qui s'amusa de son regard scrutateur.

- Ça nous fait un point commun. Profite-en, t'en auras pas avec Ace, il est tellement antisocial que c'est impossible de bien s'entendre avec lui, s'esclaffa-t-il.

Le jeune homme leva les yeux au ciel et lui décocha un coup de poing joueur dans l'épaule, et Luffy les regarda se chamailler comme lui et Sabo l'avaient fait, et ce souvenir lui parut si lointain, si insaisissable, qu'il ne put s'empêcher de grimacer quand la bile qui lui remonta dans la gorge lui brûla l'arrière de la langue, lui laissant une amertume tant physique qu'intellectuelle en bouche.

Il se demanda ce que son aîné pouvait bien faire, à cette heure-ci ; est-ce qu'il arpentait ses chantiers en cours, prenant des notes sur l'avancement des travaux, donnant des ordres aux dizaines de maître d'œuvres qui travaillaient pour lui ? Ou est-ce qu'il s'était enfermé dans son bureau pour travailler derrière ses piles de documents, arborant son éternel air concentré, sourcils froncés et lèvres pincées, tapotant son bureau du bout de son crayon ?

C'était avec lui que Luffy faisait ses devoirs, plus jeune – il était le seul à avoir cet effet apaisant sur lui, là où Nami lui donnait davantage envie de jouer et de se courser dans la villa, oreiller à la main ; Sabo était celui qui avait le plus d'emprise sur lui, sur Kid, sur… tout le reste, en dépit de ce que sa famille pouvait penser. Il était une personnalité dominante, une figure presque aussi paternelle que Shanks, à qui il vouait une admiration et un respect sans limites. Et pour lui qui s'était toujours juré de lui ressembler, de marcher dans ses pas, la chute n'en était que plus raide.

S'autoriser à penser à ce genre de souvenirs ne fit qu'alimenter son malaise, et il s'obligea à regarder ailleurs, la gorge nouée, préférant s'aveugler dans les baies vitrées où les rayons du soleil s'étiraient lentement, enfin loin au-dessus des murs infranchissables, qui le renvoyaient inexorablement à sa condition.

Ace avait bien résumé sa vie et ce qu'elle lui réservait : il avait droit à la double peine, en ayant parfaitement conscience des raisons qui l'avaient mené jusqu'ici et de leurs conséquences, qu'il devrait affronter sans pouvoir y échapper.

Il n'avait aucune idée de ce que l'avenir lui réservait, à cet instant, mais il supposait que si les deux premières décennies de sa vie s'étaient soldées sur un échec si monstrueux, le reste de son existence promettait d'autres retours de karma dont il n'osait imaginer l'étendue.

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Réponses aux guests :

Ptihuta11 : Oh, ça, c'est un gros compliment ! Le titre de la fiction est Rendez-vous en Enfer, et bravo d'avoir eu le courage de parcourir tous les chapitres... Contente de savoir que tu as aimé ce que j'ai écris ! Ne t'en fais pas pour l'orthographe, j'ai connu bien pire, si tu savais... Merci d'avoir pris le temps de me donner ton impression sur la fiction ! Peut-être à bientôt :)

Yuh : Yop ! Tu m'as bien faite marrer avec ton "J"me suis loupée" :D Allez, on verra très (TRÈS) souvent Ace, tu seras servie avec l'infirmier badass. De rien, pour Kaku, il fallait bien un vivant pour témoigner un minimum, héhé. La fiction est loin d'être terminée, on doit même pas être à un tiers... il va falloir que tu prennes touuuute ta patience avec toi pour supporter l'attente. Merci pour ta review, à la prochaine !

Crow : Hello...! En effet, j'ai du bol d'avoir des gens matures qui ne me houspillent pas au moindre retard parmi mes lecteurs :) Kid avait tout ce qu'il fallait pour faire sa petite promenade tranquille dans le fourgon, et le temps que les renforts arrivent, il a eu tout le temps de pratiquer ses petits loisirs peinard, bien relax. Kaku a dû être servi en films d'horreurs pour un moment, ahem.
Yep, des crocodiles ! Law tient à ce que personne ne sorte... et ne rentre, aussi. C'est top niveau dissuasion, et ça coûte pas cher, héhé. Oh, jolie suggestion avec Katakuri, je l'ajoute à la liste, ça collerait plutôt pas mal avec le personnage... Le développement des interactions Law-Luffy et Luffy-patients va venir petit à petit, ça va être un peu long à se mettre en route, il va mettre du temps à s'intégrer, le gamin. J'espère ne perdre personne dans ces petites longueurs.

Pyro porte un grand soin à son orthographe, c'est vrai, et ça ne fait que souligner son boulot qui est top u_u on manque cruellement de tout cela en ce moments ! Marco le Pénis, et Ace Cul Ardent... punaise. Faut que j'aille lire ça, j'ai mis 5 min à me remettre du titre !

Vrai qu'à bien y réfléchir, boire est plus important que manger, vu comment un être humain est supposé tenir en cas de diète forcée. Néanmoins, quand je vois mes collègues qui peuvent pas passer 4 heures sans engloutir un truc, je m'amuse à leur dire qu'en d'apocalypse zombie, je les buterai en premier, histoire de pas avoir à traîner leurs carcasses affamées et ralenties derrière moi.
Oh, les winners... conducteur poids lourds quand j'imagine ton CV qui ne doit avoir aucun rapport avec la bête... ça doit doucement surprendre, n'est-ce pas ?
Merci pour ton passage, à très vite, chère Crow...! En espérant que tes fêtes de fin d'année se soient bien déroulées...


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On se retrouve dans 15 jours pour la suite ! Savourez le calme... J'insiste sur ce mot...