Ohayo mina !
C'est avec un grand retard que je reviens vous livrer ce nouveau chapitre... Vous pouvez blâmer mon entreprise pour le travail incessant qui me tient loin de mon clavier, mais qu'importe, la fiction n'est pas abandonnée, elle est juste... longue à la détente. À cause de moi. Voilà, c'est dit.
En ces temps troublés, j'espère que vous vous portez bien et que, pour ceux concernés par le confinement, le temps ne vous paraît pas trop long...
Je ne peux malheureusement pas profiter de ces semaines bénies coupées de la civilisation pour écrire car, pour moi, le travail continue encore et toujours. Néanmoins, comme nos pensionnaires de Louisiane : restez chez vous ! Pas un pied dehors !
Sur ce, je vous souhaite une agréable lecture, et...
Enjoy it !
Chapitre 23 :
Jour 50. Discorde.
Louisiane, près d'Ostrica. Chambre de Portgas D. Ace.
03h12.
Quand la sonnerie de son téléphone résonna dans sa chambre, brisant le silence religieux qui régnait enfin dans la pièce après des heures passées à entendre les cris et protestations des internés les plus récalcitrants de la journée, Ace se réveilla dans un violent sursaut, tiré de ses songes par le genre de réveil qu'il détestait, et qui avait le don de le rendre complètement dingue.
Il lui fallut une poignée de secondes pour se ressaisir et sortir de la brume de son rêve, puis situer où il était – dans la chambre de la clinique, loin, très loin de Snejinsk et de la maison minuscule où il vivait avec sa mère.
Tendant le bras à l'aveugle, il saisit son portable posé sur la table de chevet et décrocha sans un regard pour l'interlocuteur, le cœur battant à tout rompre, le souffle court et le crâne encore lourd de sommeil.
- Quoi ? haleta-t-il en se redressant, chassant ses cheveux de ses yeux pour scruter la pièce avec attention.
- C'est moi, murmura la voix de Law, presque inaudible à travers le vacarme dans sa poitrine et le rugissement du sang dans ses oreilles. Je te réveille ?
- Il est trois heures du matin ici et je suis pas de garde, rétorqua l'infirmier en lorgnant son radio-réveil.
- Désolé. J'avais besoin de parler.
Ace ravala la réplique qui lui brûlait la langue et inspira profondément, tentant d'apaiser les battements désordonnés de son palpitant qui jouait tambours battants au creux de son ventre. Il s'adossa au mur derrière lui, ajustant son oreiller pour s'installer plus confortablement – quand Law désirait communiquer, c'était habituellement pour un moment plus ou moins long, et se rallonger sans se rendormir était impensable – et actionna l'interrupteur de l'applique murale la plus proche, dissipant la pénombre qui régnait dans la chambre.
- Tu n'arrives pas à dormir ?
- Pas vraiment. Trop de choses dans la tête.
- Comment c'était, avec Shanks ?
- Cordial. Il m'a invité à dîner et à passer la nuit à la villa.
- ... c'est une blague...?
- Tout ce qu'il y a de plus sérieux. Question de praticité... ça grouille de paparazzis, dehors. Et je n'ai pas très envie de voir ma tête étalée dans les journaux, soupira le psychiatre.
Exactement la raison pour laquelle Law avait fait construire sa clinique au milieu des marais, loin de la ville et de toute civilisation ; c'était une prise de risque, d'un point de vue sécurité du personnel, mais aussi une tranquillité d'esprit pour lui et pour ceux qui avaient autre chose à faire que se soucier des fouineurs. Et quand bien même aucun d'entre eux ne quittait jamais cet endroit, être loin de tout ce qui les avait un jour enfermés dans leur propre enfer personnel avait ce quelque chose de libérateur, dont Ace lui-même ne saurait se passer.
Il songea à sa mère et chassa les souvenirs qui menaçaient de prendre le dessus et l'empêcher de fermer l'œil pour les heures à venir – inutile de se torturer inutilement pour le moment, il en avait déjà assez l'occasion comme ça pour ne pas en rajouter.
- Et cerise sur le gâteau, c'est la chambre de Luffy que j'occupe.
- À quoi ça ressemble ? sourit Ace en levant les yeux au plafond, tentant de se figurer la pièce où leur patient avait passé tant d'années.
- À un bazar organisé. Chacun possède sa parcelle et la gère comme il l'entend... j'étais loin de m'imaginer une telle ampleur, et ça ne fait que confirmer ce qu'on pensait, toi et moi.
- Et à propos de ce dont on a parlé ...?
- ... c'est subtil, mais je campe sur mes positions. Il y a quelque chose qui manque. Ça cloche même carrément, chuchota Law. C'est... compliqué à expliquer, les photos aideront, je pense. Il me manque un lien... un fil rouge, et j'ai l'impression qu'il est juste là, sous mon nez et que je suis incapable de le voir.
- Du côté de la famille ?
- Shanks a promis de me consacrer du temps, demain matin. Je verrai s'il a autre chose à confesser.
- Autre chose… ?
- Il a planqué l'ordi perso de Luffy et les cahiers quand les flics sont arrivés. C'est honnêtement ce qu'il y a de plus flagrant, car si on sort toutes leurs possessions de leur contexte, on croirait juste qu'il se cherche et qu'il a des goûts complètement éclectiques.
Encore une fois, cette hypothèse faite par Lami était certainement la plus juste qu'ils aient eu jusqu'ici ; Shanks était loin d'avoir la patte aussi blanche qu'il ne le laissait penser, à première vue. Et de ce qu'il savait, question famille, ses relations n'étaient pas à prendre à la légère : Benn Beckman, directeur de la CIA, en était un parfait exemple. Un homme dangereux, à sa manière, avec un bras beaucoup trop long au goût du psychiatre, qui pouvait couvrir à peu près n'importe quoi, pour peu qu'il en ait l'envie et le leitmotiv nécessaires.
- Comment se porte Sabo ?
- Hors de danger, mais lourdes séquelles. Je tiendrai Luffy au courant dès que j'en saurai plus. Comment s'est passée la journée ?
- Compliquée, éluda-t-il.
Le silence qui lui répondit valait n'importe quel commentaire, tant il transpirait une consternation presque palpable à l'autre bout du fil ; Law détestait ce genre de courbettes, Ace le savait mieux que personne, mais il était incapable de résumer différemment les dernières heures écoulées à la clinique sans son expert pour la diriger d'une main de fer. L'ambiance changeait du tout au tout quand le psychiatre désertait le bâtiment, fût-ce pour une heure ou pour plusieurs jours, et Ace préférait la sérénité de sa présence à la tension laissée par son absence. Ce n'était pas une question de gestion, de prises de décisions ou d'organisation ; c'était bien plus profond que ça, Law étant les fondations mêmes de leur existence dans cet asile : sans lui, les murs n'avaient pas besoin de beaucoup pour s'effondrer.
- Dis-moi.
- Pas la peine, tu as assez à faire comme ça. Laisse-moi gérer, murmura Ace en fermant les yeux, inspirant profondément pour calmer la pointe d'anxiété qui lui serrait la poitrine.
- Je suis là pour ça, que ça te plaise ou non.
- Bonney et Pen ne sont pas… à 100%, ces derniers temps, avoua-t-il à demi-mots. J'ai pris Sugar et Lucci à plein temps, Shachi a récupéré les infras des murs d'enceinte et Franky se charge de la maintenance sous-sol, mais on ne va pas pouvoir continuer comme ça éternellement.
- … je n'aurais pas dû m'absenter maintenant, soupira Law dans le combiné.
Ace n'avait pas besoin d'être avec lui pour l'imaginer se pincer l'arête du nez, sourcils froncés et l'air concerné, le cerveau tournant à plein régime ; une partie de lui regrettait d'avoir lâché ce que tous avaient tu ces derniers temps, une autre savait qu'il n'aurait pas pu tenir sa langue plus longtemps : inutile de mentir à Law, surtout quand pécher par omission rendait déjà le psychiatre insupportable.
- C'est ton job et c'est temporaire. On s'occupe d'eux, te bile pas avec ça.
- Et les patients ?
- Gérables, pas plus de débordement que d'habitude. Kizaru a appelé dans l'après-midi, pour savoir comment ça se passait, avec Luffy.
- Qu'est-ce que tu lui as répondu ?
- D'aller se faire mettre.
Le rire, discret et désinvolte, qui s'éleva dans le téléphone lui arracha un sourire ; Law se permettait rarement ce qu'il appelait des excentricités, et Ace comptait sur les doigts d'une main le nombre de fois où il l'avait vraiment vu s'amuser d'une situation – la dernière en date étant celle de sa première interaction constructive avec Luffy ; une information qu'il avait reléguée au fond de son cerveau se manifesta de nouveau, repoussant à l'arrière-plan les autres nouvelles de la journée.
- Au fait… ton questionnaire est terminé.
- Celui que j'ai donné à Luffy ?
- Celui-là même. Et tu sais c'est quoi, le plus drôle ?
- … je pressens une connerie.
- Il se rappelle même pas l'avoir terminé.
. . . . . . . . . .
Louisiane, près d'Ostrica. Chambre 1302.
03h45.
Kid ouvrit les yeux sur le mur adjacent au lit, tête posée entre ses bras repliés ; il faisait nuit noire, au-dehors, l'obscurité de la pièce brisée par la petite lampe laissée à leur bureau éclairant les cahiers laissés devant lui – de toute évidence, ils attendaient une réponse de sa part, à en voir le crayon encore débouché présent entre ses doigts.
Et lui qui se croyait parti pour une autre longue nuit…
Se redressant pour s'étirer longuement, il lorgna les dernières lignes laissées à son attention : l'écriture de Luffy, à propos de la blague du questionnaire. Réprimant un ricanement, il attira le carnet à lui et s'aligna à gauche, ouvrant les guillemets pour rédiger à son tour.
Il avait été incapable de résister à la tentation de mettre son grain de sel dans l'organisation trop linéaire qui s'était installée, au départ de Law, dans la clinique, et Zoro avait suivi le mouvement ; seul Luffy avait traîné les pieds, comme d'ordinaire, mais Kid était le mieux placé pour savoir que ce n'était qu'une question de persuasion et d'arguments pour que le gamin se range à l'idée qui avait germé dans sa tête. Oh, bien entendu, leur petit pari n'était pas sans risque, puisqu'Ace était bien trop malin pour ne pas finir par comprendre, mais le jeu en valait la chandelle. De toute manière, lui comme les autres savaient que ce ne serait qu'une question de temps avant que leur supercherie ne soit découverte ; quitte à ramasser à la fin, autant en retirer le maximum tant qu'ils le pouvaient.
Il reposa son crayon et relut les dernières lignes échangées avec Luffy, l'inquiétude du gosse à propos de son frère, ses hypothèses sur l'identité de l'agresseur, les conséquences de cette action sur Shanks et sa famille. Il se collerait des cheveux blancs avant l'âge, Kid en était certain – à croire que, malgré toutes ces années, il n'avait toujours pas confiance en eux pour gérer ce genre d'évènements. D'un autre côté, il lui était difficile de lui en vouloir, après le fiasco du bar : ce soir-là, ni Kid ni Zoro n'avaient prouvé leur efficacité pour les sortir de la merde géante dans laquelle tout le groupe se trouvait.
Il avait déconné, certes, mais il avait fait de son mieux pour faire amende honorable depuis, à sa manière ; en faisant ce pour quoi il était le plus doué : prendre les problèmes à bras-le-corps, et détourner l'attention quand c'était nécessaire. Zoro suivait la même ligne directrice, à quelques nuances près qui lui étaient propres, et le résultat allait au-delà de leurs espérances.
Il se rappelait, mot pour mot, les mots murmurés à leur psychiatre perplexe, avant qu'il ne quitte la pièce, des semaines auparavant, quand il était harnaché au lit et loin de représenter une quelconque menace. Des mots qui avaient, il en était sûr, fait cogiter le médecin au point de non-retour ; Zoro en avait remis une couche avec Ace, pendant le déjeuner, histoire d'enfoncer le clou un peu plus, juste ce qu'il fallait pour attiser leur curiosité et avoir le plaisir de les regarder se débattre avec ces miettes d'informations. Les mêmes qui avaient semé la zizanie pendant le procès et que Kid ne se lassait pas de disperser au gré de ses envies.
C'était sa seule distraction, entre ces murs, son champ d'action étant douloureusement limité au sein de l'asile ; leur présence alternée lui permettait de canaliser l'impatience et la frustration qui lui prenaient les tripes, à chaque fois qu'il prenait les rênes, mais cette situation ne saurait durer sans qu'il ne devienne fou. Lui ou un des autres, à dire vrai – il n'était pas exclu que cet enfermement devienne leur nouveau jeu, celui à qui tiendrait le plus longtemps sans se faire sauter la tête et abréger les souffrances du groupe.
Secouant la tête, il chassa les idées noires qui menaçaient de prendre le dessus et se leva, délaissant le cahier pour se rendre à la fenêtre et observer la cour et le mur d'enceinte, bordé de petits miradors où il apercevait, minuscule, le va-et-vient d'une silhouette vêtue de noir. Le système des rondes de nuit était aléatoire, sûrement pour tromper l'éventuel repérage d'un des internés, et Kid était incapable de prévoir les entrées, les sorties et les gardes du moindre personnel soignant.
Certaines certitudes demeuraient, néanmoins, lui permettant de procéder par élimination : Lami ne veillait pas. Enfermée dans sa bibliothèque la plupart du temps, ou dans le bureau de son jumeau, elle se mêlait peu à ses congénères et rendait la cible difficilement atteignable. Law avait un rythme beaucoup trop aléatoire pour entrer dans son tableau de chasse immédiat – en faire des proies prendrait du temps, mais Kid aimait les challenges.
Bonney était bien plus atteignable, et plus éloignée à la fois : c'était elle qui chapotait Sugar et, affection oblige, Luffy n'allait pas supporter que quelque chose vienne contrarier la fillette – le psychiatre avait joué fin, sur ce coup-là, Kid se devait de le reconnaître. Kaya, Gladius, Thatch et Teach officiaient principalement sur d'autres secteurs, les étudier était beaucoup trop prématuré pour l'instant. Les autres étaient bien plus éloignés encore de sa sphère, les mettant momentanément hors d'atteinte.
Et pour finir, le plus coriace d'entre tous : Ace.
Kid ignorait encore comment se positionner vis-à-vis de lui ; comment considérer cet homme qui semblait osciller d'un bord à l'autre, tantôt patient, tantôt infirmier, jouant sur sa proximité avec ses internés pour soutirer la moindre information à leur sujet, tout en semblant rejeter la trop forte autorité que leur directeur avait à leur égard.
Comme le reste du groupe, il avait parfaitement saisi que la frontière qui séparait les patients des soignants était intangible, les emmenant dans un flou complet que Law se plaisait à entretenir – Kid le soupçonnant de cacher lui-même ses véritables motivations : il ne concevait pas un seul instant l'idée qu'un homme soit à la tête d'un tel endroit par pur altruisme. Il avait sa quête personnelle à mener, quelle qu'en soit l'origine. Et Kid crevait d'envie de mettre le doigt dessus avant que Law ne parvienne à saisir leur dynamique.
Il était prêt à donner un paquet d'oseille pour voir la tête que ferait le psychiatre en se rendant compte qu'il était passé à côté de l'essentiel, au point d'avoir raté ce qu'il cherchait à savoir, depuis le début : le principe de fonctionnement de leur groupe, qui s'avérait plus complexe que ce que Law s'était représenté, et qui avait échappé jusqu'à Shanks et sa famille, dans laquelle ils évoluaient pourtant depuis plus d'une décennie. Un principe que Luffy lui-même avait été le premier à taire, à s'acharner à dissimuler, mais qui avait trouvé ses limites dans cette clinique, où personne ne pouvait éternellement se cacher.
Un des projecteurs lumineux modifia sa trajectoire, se dirigeant sur le hall d'entrée que Kid pouvait apercevoir, de là où il se trouvait ; il monta sur le lit et agrippa les barreaux intérieurs, se hissant sur le rebord de fenêtre disponible pour contempler la scène qui se déroulait devant ses yeux – les portes vitrées s'ouvrirent pour laisser passer Teach, Shachi et Gladius ; le chef de service ouvrait la marche, fusil sur l'épaule, suivi des deux autres qui poussaient un brancard semblable à celui sur lequel l'unité chargée de l'intercepter l'avait entravé.
Plissant les yeux, Kid colla son front au métal glacé pour gagner quelques centimètres et étudia la silhouette qui se profilait sur la planche, et qui ne correspondait à aucun des patients décrits par le groupe.
Arrivés à quelques mètres dans l'allée, Teach arma le fusil et se tourna vers les autres, qui s'affairèrent un instant pour défaire les liens qui retenaient l'interné – il le mit en joue et Kid se demanda si, un instant, cette cérémonie était celle d'une exécution propre et nette, mais il n'en fut rien ; l'interné descendit de sa planche et esquissa quelques pas, s'étirant longuement en se dirigeant vers la pelouse, les trois infirmiers sur ses talons, toujours sous la coupe du fusil.
Dellinger.
Le seul qui avait droit à un protocole différent des autres, condamné à être à l'écart – pour une pathologie beaucoup trop contraignante, ou par incapacité de Law à le soigner ?
Cette curiosité l'incitait à en savoir plus, naturellement, et Kid ne pouvait s'empêcher de se passer déjà tous les stratagèmes possibles et imaginables pour pouvoir se mesurer à celui que tous semblaient redouter, dans ces murs ; massacrer assez de personnel pour avoir droit au même traitement et faire coïncider leurs sorties ? Law ne prendrait pas ce risque. Et en arriver à cet extrême mettrait fin à leur jeu beaucoup trop vite à son goût, parce que Kid était sûr que Law n'admettrait jamais un tel écart – il risquerait de se faire sédater à long terme, histoire de lui passer l'envie de recommencer.
Impliquer le groupe, pour que tous se débrouillent pour les faire sortir de la chambre en catimini et entrer dans la cellule de Dellinger ? Bien plus gérable, à première vue.
Les lumières suivirent le patient le long du bâtiment, sous les fenêtres des chambres, et Kid attarda son regard sur le visage qui lui était inconnu – jeune, plutôt avenant à première vue, les yeux bruns et les cheveux blonds. La parfaite petite tête d'ange, à l'instar de Luffy, qui était le meilleur alibi qu'ils possédaient et dont ils avaient dû, tous, en user et abuser au gré de leurs envies.
Dellinger releva la tête et leurs regards se croisèrent, attirant l'attention des infirmiers qui lui firent signe de rejoindre son lit ; il leur répondit d'un majeur levé et Gladius porta son talkie à ses lèvres, alors que le jeune homme gardait ses yeux rivés dans les siens, esquissant un sourire retors que Kid lui renvoya sans se démonter.
Il ne s'était pas défoulé depuis ce qui lui semblait être une éternité – depuis le road-trip de San Quentin, à dire vrai – et le manque se faisait sentir un peu plus à chaque fois, chaque nuit où un temps d'écriture lui était accordé, chaque instant où il avait la possibilité de penser, d'anticiper, de se figurer tout ce qu'il se passait pour eux entre deux absences.
- … Luffy ? murmura une voix derrière la porte de la chambre, coupant court à ses pensées. Tu ne dors pas ?
- Et t'es payé combien pour poser des diagnostics aussi cons ? rétorqua Kid en levant les yeux au ciel, reportant son attention sur Dellinger, que Teach avait fait avancer un peu plus loin et dont le regard lui avait échappé.
Les verrous se déverrouillèrent, lentement, un par un et dans un ordre aléatoire – il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et lorgna en direction de la porte, qui s'entrouvrit sur Kaya et son air circonspect. Il entrevit, l'espace d'une seconde, la possibilité de poursuivre ce qu'il n'avait pas pu finir avec Conis ; quelque chose se crispa, dans son ventre, diffusant une chaleur familière au creux de ses reins, mais le battant s'écarta davantage pour laisser apparaître Thatch, talkie à la main. Déception qu'il ne se gêna pas d'afficher en la reluquant de bas en haut, sachant pertinemment qu'il était grillé et qu'aucun des deux ne serait dupe quant à son identité.
- Qu'est-ce que tu fais encore réveillé, à cette heure-là, Kid… ? soupira Thatch en rangeant l'appareil à sa ceinture, près du trousseau de clés que Kid étudia longuement, fixant chaque détail possible dans sa mémoire.
Beaucoup de clés arboraient des couleurs variées, mais elles différaient d'un infirmier à l'autre et selon les jours, il en était certain – Ace n'avait jamais les mêmes clés à la hanche et elles ouvraient pourtant les mêmes portes : Law devait les obliger à en changer, peut-être même quotidiennement. Même verdict pour les digicodes, qui n'étaient jamais les mêmes d'un jour sur l'autre. Pour les portes qui s'ouvraient par badge, Kid était persuadé que ceux que le personnel portait à la hanche tournaient régulièrement, mais sur une fréquence qui lui était aussi inconnue que le reste.
Toutes les infos qu'il pouvait collecter n'avaient peut-être pas leur utilité à l'instant t, mais elles auraient forcément leur rôle à jouer dans le plan qui commençait déjà à germer dans un coin de son crâne, bien à l'abri du psy et de tout le reste.
- Insomnie. J'ai la cervelle qui travaille trop, rétorqua-t-il en reportant son attention sur la petite troupe, à l'extérieur, qui partait sur la partie ouest de la clinique. Mais c'est un concept qui t'échappe sûrement, puisque t'arrives à bosser avec une ablation du cerveau...
- Luffy est supposé avoir un coup de téléphone, demain. Tu comptes mettre ça en jeu ? soupira Kaya.
- Il en mourra pas, marmonna-t-il en se détournant de la fenêtre où l'attraction de la nuit était à présent hors de vue. Sérieux, vous avez pas mieux à faire que venir me les briser à c't'heure-là… ?
- De toute évidence, non, sourit Thatch. Dellinger t'intéresse ?
- Qui est-ce qu'il intéresserait pas ? Le mec est cloîtré dans sa piaule et prend l'air qu'à la nuit tombée, même pour une maison de fou c'est un peu trop gros pour moi. Il a quoi, exactement ?
- Law t'en parlerait mieux que nous, mais comme tu le sais déjà, il est absent de la clinique.
- Et comment j'le saurais ? susurra Kid en haussant le sourcil, feignant l'étonnement en s'efforçant de ne pas laisser transparaître sa condescendance – il avait mieux en réserve.
Kaya jeta un regard lourd à son coéquipier, qui n'échappa pas à Kid ; il venait de saisir le bout de la ficelle, restait à dérouler la pelote pour voir où elle menait.
Thatch le supposait au courant de la raison de l'absence de Law jusqu'à durée indéterminée ; étant donné qu'il avait fait son entrée de nuit, après le reste du groupe, et qu'il avait passé plus de trente minutes à lire tout ce que les autres avaient accumulé comme informations sur la journée et l'attentat de San Francisco qui avait impacté Sabo – officiellement, la présence de l'aîné sur le chantier n'avait rien à voir avec l'explosion, mais aucun d'entre eux n'était dupe sur la cible visée – il n'avait pas pu être tenu au fait de ces changements de dernière minute au sein de l'asile par un membre du personnel.
Pas de visite tardive avant l'extinction des feux, pas d'annonce aux haut-parleurs, absolument rien pour lui mettre la puce à l'oreille quant à ce qu'il s'était passé.
Et l'infirmier qui statuait sur ses connaissances avec une telle certitude… impossible qu'il s'agisse d'une coïncidence, Kid en était certain.
Seule explication plausible : ils savaient, pour l'usage des cahiers. Soit en les lisant en leur absence, soit en les observant à leur insu.
Il résista à la tentation de balayer la pièce d'un air suspect et se contenta de garder ses yeux rivés à Thatch, qui n'esquissait pas le moindre geste susceptible de le trahir – inconscient de sa bourde ou trop rompu à l'exercice de l'impassibilité ? Kid soupçonnait la deuxième suggestion, au vu du niveau de ceux qui les encadraient : excellent, mais loin de la perfection.
- Tu as l'air de te débrouiller pour tout savoir… mais je t'ai peut-être surestimé, sourit Thatch en esquivant subtilement la question. Excuse-moi, question d'ablation du cerveau, tu comprends…
L'infirmier venait d'entrer dans le top 3 des personnes à éliminer dans la liste déjà non-négligeable de l'alter, pour le moment composé de Sakazuki Akainu et de Trafalgar Law, mais qu'il n'aurait aucun mal à étendre à d'autres têtes si l'occasion se présentait.
- Luffy a besoin de repos, lança Kaya en repoussant doucement mais fermement son binôme en arrière. Bonne nuit, Kid, ajouta-t-elle après un silence en refermant le battant, dont les verrous crissèrent un instant plus tard dans le silence de la pièce.
Beaucoup d'informations à digérer en peu de temps, qu'il risquait d'oublier pendant ses heures, jours ou même semaines de latence et qu'il éprouvait le besoin de coucher sur le papier. De toute manière, au point où ils en étaient, peu de choix s'offraient à lui : tout inscrire dans les moindres détails, le plus fidèlement possible, sans filtre, ou garder le silence.
Peu importe les moyens, il devait faire savoir aux autres que la finalité des cahiers n'était plus un secret pour l'équipe médicale, quand bien même il ignorait la limite de ce qu'ils savaient ou ignoraient.
Luffy ayant pris l'habitude de tout noter et observer, il pouvait supposer que le gamin aurait remarqué le déplacement des cahiers si quelqu'un y avait touché en leur absence ; or, les pages étaient muettes à ce propos. Même remarque pour les uns et les autres, qui auraient tout de suite vu un changement quelconque qui n'était pas de leur fait et qui ne rentrait pas dans les habitudes du groupe.
Dernière possibilité : la caméra discrète. Le degré de précision de l'engin lui était inconnu – assez pour voir les inscriptions, ou juste ce qu'il fallait pour saisir leur mode de fonctionnement ?
Il descendit de son perchoir et marcha jusqu'au bureau, éteignant la lumière, plongeant la pièce dans une semi-pénombre : si la caméra était infrarouge, jamais ils ne seraient capables de déchiffrer quoi que ce soit sur la dernière page qu'il s'apprêtait à remplir, manque de précision oblige.
Saisissant le stylo, il s'affaira à sa tâche, gardant le cahier sur ses genoux, penché sur les feuilles avec l'idée de ne pas leur faciliter le travail – futile, mais il tenait à leur faire passer un message s'il était question d'enregistrement. À Luffy d'être vigilant quant aux retours qu'ils ne manqueraient pas de lui faire le cas échéant, à moins qu'ils ne décident de jouer les ignares complets. Mais le gamin était doué pour jouer double-jeu, comme lui… comme tout le monde, à dire vrai, une des raisons pour lesquelles il avait survécu à ses sept premières années d'existence.
C'était aussi le plus gros problème du psychiatre, qui faisait trépigner Kid d'impatience : son incapacité à se rendre compte qu'il allait droit dans le mur. La chute serait plus douloureuse encore, et Kid se ferait un plaisir d'écrire à Luffy un énième « Je te l'avais dit », qui ne ferait que confirmer ce qu'il pensait déjà à leur propos.
Ils n'avaient besoin de personne pour avancer.
Personne d'autre qu'eux.
. . . . . . . . . .
Marina District, San Francisco, Californie. Chambre de Monkey D. Luffy.
04h30.
Etendu sur le dos, les yeux fixés sur les perles phosphorescentes accrochées au plafond de la chambre de son patient, Law renonça à chercher le sommeil pour cette nuit, sachant pertinemment qu'il ne le trouverait pas. Il avait bien trop en tête pour espérer fermer l'œil, surtout après les dernières informations qu'Ace lui avait communiqué, et qui avaient fait leur lent travail de sape pendant tout le temps qu'avait durée leur conversation.
Il doutait.
De sa méthode, du diagnostic de Monet et du sien, de ses plans et de ce qu'il avait découvert jusqu'ici, à la villa.
De Luffy, Zoro, Kid.
De leur fonctionnement, dont il pensait s'être fait une idée, même grossière.
Venir ici lui avait permis d'en apprendre plus sur le trio, sur leur quotidien et la cohabitation qu'ils s'efforçaient de maintenir, pour leur cohésion et le maintien d'une façade « sociale », mais ce n'était pas suffisant pour en tirer toutes les conclusions dont il avait besoin pour avancer dans la thérapie de Luffy.
Croisant les mains derrière la tête, il inspira profondément et ferma les yeux, tentant d'oublier la tension dans sa nuque pour peut-être espérer trouver quelques instants de repos dans la foule de pensées qui se bousculaient dans son crâne, mais il n'était pas dupe quant au résultat.
Percer enfin la carapace des trois spécimens revenait à tenter de voir à travers une purée de poix, tant l'exercice le drainait de toute énergie ; il était compliqué, pour lui, de faire le tri parmi la multitude d'informations qui se pressaient au portillon de son esprit, mais ce qui le dérangeait le plus était cette sensation d'être incapable de retenir l'eau qui lui filait entre les doigts, sans en conserver la moindre goutte susceptible d'étancher sa soif de connaissance.
Il ne parvenait pas, malgré tous ses efforts, à se projeter dans la tête de son patient, dans son quotidien, dans ses manières, dans sa façon d'appréhender le monde à chaque fois que ses yeux s'ouvraient sur ce plafond qui les surplombait. Cet exercice-là, il s'y était plié des dizaines, des centaines, peut-être même des milliers de fois, pour ce qu'il en savait ; il était toujours parvenu à ses fins, peu importe les moyens, et peu importe le temps que cela lui prenait, mais jamais encore il ne s'était senti aussi insatisfait.
Il savait pertinemment que sa frustration venait de la même hâte qui l'avait poussé à prendre Luffy entre ses murs : un sentiment violent, exacerbé par l'excitation d'une nouvelle chasse, d'un nouvel objet à ajouter à sa collection, l'occasion de se rapprocher un peu plus du but qu'il s'était fixé.
Il en était là de ses réflexions quand un coup discret résonna à la porte, le tirant de ses pensées ; la poignée tourna, brièvement, et le battant s'entrouvrit sur Shanks, qui ne semblait pas plus disposé que lui à fermer l'œil, à en juger par ses traits tirés.
- … insomnies, hein ? murmura-t-il.
- Pour ne pas changer.
- Et tu sais quoi… ? Ça s'arrange pas avec l'âge, s'esclaffa le Gouverneur, toujours à voix basse.
Il disparut dans l'obscurité du palier et Law se décida à délaisser la chambre qui ne lui apporterait pas plus que ce qu'elle avait déjà livré, attrapant son tee-shirt à manches longues resté sur le bord du lit pour l'enfiler tout en descendant l'escalier qui menait au rez-de-chaussée, sur la cuisine à l'îlot central faiblement éclairé par de longues lampes tombant du plafond. Shanks était accroupi devant un placard et marmonnait pour lui-même, scrutant l'intérieur des étagères dont il semblait attendre une réponse – le regard de Law se porta automatiquement sur les verres déjà sortis sur le plan de travail, au moment où le père de Luffy sortait une bouteille de sa main unique. Rhum qu'il, à en juger l'aspect de la bouteille, ne semblait pas mettre souvent sur la table, ce que Law jugea en le regardant déboucher le flacon et en humer le parfum avec délectation.
- Tu bois… ?
- … pas à la clinique.
- Alors c'est le moment ou jamais, souligna Shanks en s'installant sur la chaise haute la plus proche de lui, versant une rasade d'ambre dans les verres à sa portée. Vivre chez les rosbifs pendant plus d'une décennie ne t'a pas vacciné du bon rhum, j'espère… ?
- Ils ne m'ont pas converti au thé, sourit Law en observant le mouvement du liquide à la lumière dorée suspendue au-dessus de lui.
Shanks émit un grognement que le psychiatre qualifia d'approbateur, reposa la bouteille et leva son verre à l'intention de Law qui trinqua avec lui, avant de porter le verre à ses lèvres et de prendre une première gorgée – pour sûr qu'Ace aurait apprécié les notes épicées, mais rares étaient les occasions de boire de l'alcool, à l'asile, question de sécurité et d'éthique : hors de question d'avoir un personnel trop soûl pour réagir en cas d'urgence. Law le tolérait pour les anniversaires, mais tout le monde n'était pas autorisé à en consommer.
La descente du Gouverneur était plus raide que la sienne, mais il savait aussi qu'il était loin d'avoir la même résistance que lui, question de pratique.
- … un avis ?
- Banane, vanille. Réglisse. Il me rappelle celui que mon père produit, en Bolivie, murmura Law en reprenant une gorgée, pensif.
- C'est celui-là même. Il m'en fait livrer une bouteille tous les ans.
- En échange de… ?
- … business is business, chuchota Shanks par-dessus son verre.
Law n'insista pas – question d'habitude, d'éducation et de ses propres attentes vis-à-vis de ses interlocuteurs ; il se voulait volontairement évasif quand il ne souhaitait pas en dire davantage, et Shanks appliquait cette même règle à leur conversation présente. Doflamingo avait appris à ses enfants à ne pas mettre leur nez dans ce qui ne les concernait pas ou à, le cas contraire, le faire sans être pris, sans personne pour les prendre la main dans le sac. Le mieux étant d'y mettre la main de quelqu'un d'autre, histoire de préserver la sienne. Ce que les Gouverneurs décidaient entre eux ne concernait pas vraiment le psychiatre, qui ne suivait que d'une oreille lointaine la politique dans laquelle ils se noyaient aveuglément – pour fonctionner, le monde avait besoin d'argent, et c'était la seule valeur que Law avait en commun avec ses pairs ; le reste, qui n'avait aucune emprise sur lui, ne l'intéressait pas.
- Alors… qu'est-ce qui te tient réveillé, à cette heure-là de la nuit ? soupira Shanks en agitant l'alcool restant dans son verre.
- … Luffy, principalement.
Le Gouverneur garda ses yeux rivés sur sa boisson, sans piper mot ; il n'était pas ce qu'on pouvait qualifier de bavard, mais ses silences valaient plus que n'importe quel discours, dont Law en connaissait quelques extraits : simples, mais incisifs, qui imposaient le respect. Peut-être une qualité qui expliquait pourquoi il se trouvait encore au pouvoir, malgré l'affaire dont les retombées n'avaient toujours pas trouvé une fin en dépit des semaines déjà passées.
Son père était plus doué pour encenser les autres et leur faire miroiter tout ce qu'ils désiraient, tout en se débrouillant pour ne jamais leur apporter satisfaction et leur faire désirer davantage, là où Shanks excellait à leader par la confiance absolue que les gens lui témoignaient grâce à ses résultats, souvent percutants.
- C'est l'effet qu'il fait à beaucoup de gens. Il plaît ou déplaît… mais quelque chose chez lui fait qu'on ne peut pas se le sortir de la tête une fois qu'il y est entré. Peut-être à ta manière, s'esclaffa-t-il à voix basse, mais dans une toute autre mesure…
- Il est… un peu trop secret à mon goût. Mais je suppose que je ne récolte que ce que j'ai semé.
Cette fois, les iris de Shanks se posèrent sur le flanc de son hôte, qui y porta la main par réflexe, sentant la sensibilité de sa peau sous ses doigts à travers le tissu qui la recouvrait : toujours aussi laide à voir, plaie à vif qui lui rappellerait longtemps son échec cuisant, sous l'infime once de victoire qui était sortie de cette idée ; amère, et loin de le rassasier, lui laissant un goût d'inachevé aussi insupportable que le reste.
- J'imagine que oui. C'est Sabo qui m'a convaincu de ne pas venir en rajouter une couche, confessa Shanks.
- Qui vous a prévenu… ?
- Doflamingo. Il a préféré jouer cartes sur table… « Faute avouée à moitié pardonnée », c'était un de ses arguments, je crois. Le seul à peu près potable.
- J'ai conscience d'avoir dépassé les limites, mais vous devez vous-même être conscient que ce ne sera pas la dernière fois.
- Ce n'est pas de moi que viendra le problème, Law, soupira-t-il en reprenant une gorgée de rhum, marquant un silence qui en disait long, encore une fois.
Il avait parfaitement saisi le sous-entendu : Zoro et Kid ne lui pardonneraient pas le moindre écart et le lui feraient payer au centuple, et même plus encore. Il avait une très faible marge de manœuvre, et le seul qu'il pouvait peut-être convaincre était Luffy, si le gamin était disposé à en dévoiler encore un peu plus – clairement, ce qu'il avait trouvé dans cette chambre ne faisait que l'embrouiller davantage. Leur coopération allait s'avérer vitale, pour comprendre tout ce sur quoi il avait mis la main. Il avait encore du temps devant lui, mais cette impression d'urgence ne le quittait pas.
- … une question, Shanks.
- Dis toujours.
- La dernière petite amie de Luffy en date… ça vous évoque quoi ?
- Ishilly ? soupira le Gouverneur. Beaucoup trop gentille.
- C'est un problème ?
- Quand on doit aborder Kid, même sans le vouloir, ce n'est pas la première qualité à avoir…
Law réprima l'envie de porter une main à la poche qu'il n'avait pas pour sortir le carnet resté à l'étage, et reprit une gorgée d'alcool sans lâcher le père de Luffy du regard, attendant qu'il poursuive sans avoir besoin de l'y inviter – lui tirer les vers du nez ne serait pas forcément compliqué mais, à cette heure-là de la nuit, il n'en avait absolument pas la motivation. Il préférait que les choses viennent d'elles-mêmes, quand c'était nécessaire, et tenter de lui extorquer des informations ne ferait que le renfermer un peu plus.
Shanks reposa son verre et se frotta les yeux, ses traits cachés par ses cheveux roux où les fils d'argent semblaient plus nombreux que jamais, témoins de son âge, de sa lassitude et du temps passé à nager à contre-courant. Il ne pouvait qu'émettre des supputations, guère plus, seul Luffy saurait en parler mieux que lui – même Sabo et Nami, pourtant plus proches de leur frère que lui de son fils, seraient bien en peine d'évoquer leur relation.
- Ma… fonction permet à Luffy de faire le ménage, dans ses connaissances. Ne reste qu'un petit cercle d'amis… mais ça ne repousse pas les prétendantes, ajouta-t-il avec un léger sourire en coin. Je me rappelle avoir demandé à Benn–
- Benn ?
- … –Beckman, mon frère aîné.
- Le directeur de la CIA.
- Lui-même, murmura Shanks en croisant enfin son regard.
Law semblait avoir passé le stade de la méfiance – par expérience, Shanks était un des mieux placés pour savoir que Doflamingo avait toujours fait de son mieux pour tenir les institutions judiciaires loin de ses affaires, lui le premier d'ailleurs, et que son fils devait avoir hérité de la même répulsion pour ce système qu'il abhorrait. Et par extension, là où le psychiatre était doué pour tout savoir sur tout le monde, il savait également qu'il avait trouvé un autre maître en la matière, un maître moins limité que lui sur la façon d'obtenir ses informations.
- Je disais… j'ai demandé à Benn de se renseigner sur elle, puisqu'elle et Luffy semblaient se fréquenter… plus… assidûment que je ne l'avais pensé. RAS, comme tu peux l'imaginer… alors j'ai laissé couler. J'ai préféré laisser le contrôle à Luffy, histoire de lui prouver que je lui faisais confiance pour gérer Kid.
- … et ?
- Et je me suis vautré. Lamentablement, pour ne pas changer, marmonna l'homme en remplissant son verre à nouveau vide.
- Ça s'est mal terminé ?
Shanks ferma les yeux et inspira profondément, avant de descendre une rasade un peu plus conséquente, sentant l'alcool lui brûler l'arrière de la gorge et laisser un long chemin acide, jusqu'à son ventre qu'il n'avait pas senti noué jusque-là.
Encore une fois, il ne s'agissait que de suppositions, mais toujours, jusqu'au bout, le doute subsisterait dans son esprit, l'obligeant à dormir avec ça au même titre que toutes ces autres pensées enfouies très loin au fond de son crâne.
- … jusqu'à quel point tu conserves le secret professionnel ?
- La loi est limpide, murmura Law en traçant le bord de son verre du bout de l'index sans détourner le regard. Et vous connaissez le dicton… ce qui est fait est fait. Peu importe ce qu'il s'est passé, je ne peux pas revenir là-dessus. Personne ne le peut. Et là où il est, Luffy est moins un danger pour lui et pour les autres qu'à l'extérieur.
Le silence qui s'étira entre eux devint inconfortablement long, au point de laisser le temps à Shanks de regretter sa question ; il savait qu'elle sous-entendait bien plus qu'une demande jetée en l'air, qu'il en avait à présent trop dit pour pouvoir faire machine arrière – encore une manière de ressentir ce que Luffy avait dû endurer au quotidien.
Il hésita, retourna le problème dans tous les sens, cherchant un moyen de se dérober sans avoir l'air d'y toucher, mais finit par abandonner après de longues minutes de tergiversations muettes, seul avec lui-même et la patience implacable du psychiatre qui lui faisait face.
Le pire étant peut-être cette infime expression d'insupportable satisfaction que Law arborait, au coin des lèvres, comme s'il savait déjà sans la moindre hésitation que Shanks allait finir par craquer et s'ouvrir comme une coquille trop longtemps éprouvée.
Il se leva lentement, repoussant le tabouret qui glissa sans un bruit sur le carrelage et se détourna de l'îlot central, faisant signe à Law de le suivre d'un geste las ; il ne l'attendit pas et continua sa marche jusqu'au couloir qui contournait l'escalier central et partait sur un flanc de la maison qui était inconnu du psychiatre, pour la bonne raison qu'il s'agissait du bureau dont Nami lui avait parlé et dont l'accès était strictement interdit.
Law eut, l'espace d'un instant, la sensation que Shanks allait lui ouvrir les portes d'un musée des horreurs, mais il n'en fut rien ; la poignée à code offrait un large panel de choix, semblable à celles qui se trouvaient à l'asile – les doigts du Gouverneur frappèrent une combinaison avec l'aisance que donne l'habitude, et la porte s'ouvrit sur un bureau qui n'était pas sans lui rappeler celui de son père, à la Nouvelle-Orléans.
Shanks alluma les appliques murales et contourna le meuble qui soutenait des montagnes de papiers en tous genre, avant de s'installer dans son fauteuil – il fouilla un instant dans ses tiroirs, assez pour que Law perçoive un cliquetis discret mais sans appel : une sécurité supplémentaire, qui en disait long sur l'homme qui l'usait au quotidien. Dans un soupir, il sortit une pochette de papier qu'il déposa sur son sous-main, l'ouvrant dans un geste qui laissait deviner toute sa lassitude et le poids d'une culpabilité sans nom.
Les yeux de Law se posèrent sur une pochette plastique, typique de celles qu'il utilisait en étude, où se trouvait un morceau de papier qui semblait avoir été froissé puis soigneusement déplié avant d'être rangé là, à l'abri d'une quelconque manipulation.
Il se rapprocha et tira la petite lampe du bureau à lui, actionnant l'interrupteur pour observer l'objet de plus près, intrigué par les tâches brunes qui le maculaient – il savait reconnaître du sang coagulé quand il en voyait, et cette donnée excitait sa curiosité qui lui semblait ne plus avoir de limite, lui rappelant ce qu'il avait ressenti en verrouillant la pièce où il s'était volontairement enfermé avec Luffy, des jours auparavant.
L'écriture ne lui était pas familière, et elle lui évoquait plus celle d'un gaucher que d'un droitier à en juger l'angle des lettres et le tracé des points et des traits. Les indications étaient brèves, et une partie de lui n'eut aucun mal à se figurer le contexte dans lequel elles avaient été rédigées. L'autre partie, la plus adulte, mature et rationnelle, était sidérée par ce qu'il avait devant les yeux, car cette note ne faisait que confirmer ce que Lami avait statué depuis longtemps.
« J'ai merdé. Gère le reste. »
- … Kid ? chuchota-t-il en tendant la main pour toucher le papier à travers le plastique du bout des doigts.
- C'est son écriture, indiqua Shanks en s'adossant à son fauteuil, tête en arrière, les yeux rivés sur le plafond. Ça date de mai dernier. J'ai trouvé ça en montant dans sa chambre pour récupérer ses affaires, avant que la PJ ne s'en mêle. … c'est sa manière de se confesser, je suppose.
Cinq mots, et tant de possibilités.
Par cet éloquent « J'ai merdé », qui indiquait que Kid n'en était pas à son coup d'essai et qu'il avait pour habitude de préparer le terrain, à défaut de le nettoyer complètement – meurtrier, mais pas inconscient au point de mettre le trio en danger.
Par cet ordre, « Gère le reste », presque une fatalité, qui challengeait Luffy sur sa capacité à les sortir de là et qui, par extension, remettait en cause la conclusion sur l'innocence de cette personnalité par le jury qui l'avait condamné à une vie loin du reste du monde. Ils avaient jugé Kid coupable mais Luffy, tant par son inaction que sa potentielle complicité, avait aussi son rôle à jouer dans ces histoires. À la hauteur de Shanks, Nami et Sabo, leur silence complaisant et le statut quo de leur situation familiale.
Le fil de leur dernière conversation lui revient en mémoire, là où il l'avait pourtant déjà écarté ; le devenir d'Ishilly, des conséquences de sa relation avec le benjamin de la fratrie.
- … qu'est devenu la gamine… ?
- Oh, elle est toujours en vie, si c'est ce que tu veux savoir, rétorqua Shanks, de plus en plus amer. Ils ont cessé de se voir du jour au lendemain. Il est resté enfermé dans sa chambre pendant… je sais même plus, on a rien pu en tirer. Il passait son temps à pleurer dans son lit, soupira-t-il en fermant les yeux, le visage déformé par une grimace que Law avait trop vue sur celui de son propre père.
Les larmes à fleur de cils, prêtes à tomber, mais désespérément retenues.
- Les ruptures font souvent cet effet aux adolescents, Shanks.
- Ça allait bien au-delà de ça. Tu n'étais pas là, Law… tu ne l'as pas vu dans l'état dans lequel il était. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, ce soir-là, personne n'a jamais eu le fin mot de l'histoire… officiellement, Luffy l'a larguée, comme on le dit aujourd'hui, mais je suis sûr que ça cache quelque chose de bien pire. Et si tu as lu tous les détails du rapport d'autopsie de Néfertari Vivi, tu saisis très bien où je veux en venir, souffla-t-il dans le silence du bureau.
Les derniers écrits concernant le rapport d'intervention à Pasadena sur Conis lui revinrent en mémoire – ceux auxquels personne n'avait eu accès, pas même la famille des victimes ou même celle de Luffy – et Law se garda d'émettre la moindre remarque.
Oh, oui… mieux que personne, il savait ce que sous-entendait Shanks.
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Réponses aux Guests :
Noemie : Olà ! Je suis ravie d'accueillir une personne de plus dans la clinique :) en effet, les publications sont rares parce que c'est difficile de concilier écriture et journées surchargées, mais elle n'est pas abandonnée, sois sans crainte ! Peut-être à bientôt, merci pour ta review !
Pinigin : Hello ! Bon, malgré les 3 chapitres que tu as pu lire, j'ai encore accumulé un retard phénoménal, mais j'espère qu'ils t'ont plu. Merci de prendre le temps de lire et de reviewer :) à bientôt !
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À bientôt pour la suite !
