Ohayo mina !
J'espère vous avez tous passé un bel été, malgré cette année un peu bizarre qu'est 2020...
J'en profite pour introduire un nouveau personnage (oui... encore... la facture de carnets de notes est pour moi, merci) ; ce chapitre est aussi l'occasion de mettre les pieds dans le plat, pour Law, le pauvre va finir par douter de ses capacités de psy s'il ne met pas le doigt sur ce qui cloche avec Luffy.
J'espère que ce chapitre permettra à certains d'entre vous de confirmer leurs théories ; pour les autres... ça va venir bientôt. Courage ! Je vous souhaite une très bonne lecture, et...
Enjoy it !
Chapitre 25 :
Jour 52. Flagrant délit.
Louisiane, près d'Ostrica. Salle commune du rez-de-chaussée.
13h30.
Les heures creuses, comme Luffy les appelait, étaient celles qu'il détestait le plus ; elles s'intercalaient entre deux activités, ou s'étendaient à l'infini entre deux repas quand il n'avait rien à faire – il était le seul dans ce cas, d'ailleurs : Ace lui avait expliqué que, concrètement, il n'était pas ici depuis si longtemps que ça, et que remplir son « agenda » d'activités allait demander du temps et de l'organisation, histoire de satisfaire tout le monde – le trio, les infirmiers, les autres patients et Law lui-même, en fonction de ses indications qui, il détestait le reconnaître, avaient plutôt bien fonctionné jusqu'ici.
Le déjeuner venait tout juste de se terminer et il hésitait entre aller se vautrer dans un des fauteuils et écouter sa musique, ou demander à mettre le nez dehors avec le soleil de l'été et compenser ses périodes d'enfermement ; il n'eut pas à tergiverser indéfiniment, puisqu'un autre patient choisit pour lui – une autre patiente, plus précisément. Traversant la pièce au pas de course, il s'empressa d'aller ouvrir à la grande brune qui se tenait à Ace et qui le remercia d'un sourire en coin, le tout sans un mot – il lui tendit son bras et elle s'y accrocha le temps du trajet jusqu'au fauteuil placé sous le semblant de véranda, à l'écart des autres, où l'infirmier l'aida à se rajuster dans l'assise sous le regard songeur de l'adolescent.
Cette patiente-là – il avait un mal fou à se rappeler son nom – sortait rarement, pour ainsi dire presque jamais, et il n'avait pas encore saisi l'occasion d'en savoir plus à son sujet, comme il tentait de le faire avec tous ceux à qui il était autorisé à adresser la parole.
Il prit place face à elle et savoura l'instant de silence qui suivit quand Ace referma la petite baie vitrée qui les séparait du monde, coupant le léger brouhaha qui résonnait entre les murs de la salle, profitant des rayons de soleil à travers les vitres, loin de la fraîcheur de sa chambre encore trop exposée à l'ouest pour se réchauffer.
- … à quoi est-ce que tu penses, Trésor ? murmura la voix de sa voisine, basse et caressante.
- À la Californie, chuchota-t-il en gardant les yeux clos. Au soleil qui entrait dans ma chambre le matin.
- J'ai habité là-bas, tu sais ?
- Pour vrai ?
- Mmn. À Los Angeles, pendant vingt ans.
- J'adore cette ville, j'y allais souvent, avec mon frère, confessa-t-il. Mais je préfère SF.
- … on préfère toujours sa maison. Elle a ce quelque chose de rassurant que les autres n'ont pas.
Elle fouilla sa poche et en sortit un paquet de cigarettes, frappant l'arrière du carton pour en dégager une et la porter à ses lèvres ; Luffy rouvrit un œil et contempla ses mains tremblantes, qui peinaient à faire rouler la pierre de son briquet : il tendit le bras et le lui prit des mains pour l'allumer d'un geste sûr, tous deux échangeant un regard avant qu'elle ne se recule et n'exhale un panache de fumée, qui alla se perdre dans la fine grille de ventilation située sur le côté.
Pas question d'ouvrir sans la surveillance d'un infirmier.
- … tu ne te vexes pas, OK… ? marmonna-t-il. Mais... comment tu t'appe–
- Shakky, s'esclaffa-t-elle en croisant les jambes. Tu as du mal avec les noms, mmn ?
- C'est pas ça, c'est juste que… ce n'est pas toujours moi qui dois enregistrer l'info en premier. C'est… délicat à gérer, après.
- Je ne te juge pas, tu sais ? Je serais mal placée pour le faire.
- Tu as du mal à retenir les prénoms ?
- … on peut voir ça comme ça, sourit-elle en reportant son attention sur la pelouse qui s'étendait au loin, verte comme jamais après les jours de pluie passés.
Trouble de la mémoire.
Ô combien il savait ce qu'il en coûtait, après des heures et des heures de perte de contrôle ; les moments de malaise, d'embarras, de honte parfois, quand il était incapable de savoir ce qui avait bien pu se passer et pourquoi il se retrouvait à l'endroit où il était, entouré d'inconnus, ou dans le lit d'une fille au petit matin qu'il n'avait jamais vue avant cet instant-là.
Shakky passa une mains dans ses cheveux, focalisant son attention sur son reflet, arrangeant sa frange et son carré plongeant, qui rappela brièvement Mia Wallace à Luffy – il réprima un sourire en songeant qu'un type comme Marcellus irait comme un gant à cette femme qui inspirait quelque chose de fort, bien loin de ce qu'il pouvait ressentir en fréquentant de près ou de loin les autres internés.
- Tes cheveux sont parfaits, railla-t-il en balançant ses jambes par-dessus l'accoudoir du fauteuil, s'installant confortablement, prêt à entamer une sieste post-déjeuner dont Zoro lui-même avait le secret.
- Je veux qu'il me trouve belle, rétorqua-t-elle en inspectant ses ongles parfaitement manucurés – l'œuvre de Kaya, il n'avait jamais vu la patiente le faire elle-même.
- … qui ça, « il » ? Ace… ? s'étonna Luffy en haussant le sourcil.
Le fou rire qui résonna dans leur bulle de verre attira l'attention de quelques infirmiers et internés, mais Shakky semblait s'en ficher comme d'une guigne ; elle s'essuya les yeux et lui sourit, tout en secouant la tête pour exprimer sa désapprobation.
- Je parle de mon mari, petite buse, sourit-elle en soufflant un nuage de nicotine. Il me rend visite tout à l'heure.
- Et tes enfants ? Ils seront là, eux aussi ?
- … juste mon mari. Je n'ai pas eu d'enfants.
- Tu ne peux pas en avoir ?
- C'est un choix.
- Pas d'adoption non plus ?
- … non, murmura-t-elle en lissant les plis de sa jupe crayon, trop pensive pour que Luffy ne se risque à poser davantage de questions.
Ce point-là n'était jamais discuté, à la villa ; Sabo n'était pas pressé, du haut de ses vingt-trois ans et ses études en cours Nami avait d'autres choses à penser, et lui…
… il savait qu'y penser ne lui apporterait qu'amertume et désillusion. Il avait fait une croix sur cette possibilité des années auparavant, évitant soigneusement le sujet pendant les réunions de famille une fois l'an, tout en sachant pertinemment qu'il lui serait impossible de construire la moindre vie de famille – pas tant que Kid serait là pour tout ruiner.
- J'ai jamais vraiment compris pourquoi mon père m'avait adopté, soupira-t-il en croisant les mains derrière sa tête, contemplant les nuages par-delà la vitre. De ce qu'il m'a dit… ils essayaient d'avoir un autre enfant, après Nami, mais ça prenait pas. Sa femme était déjà malade, ils le savaient pas encore, alors ils ont fait une demande d'adoption, et finalement Belmer est morte. Et mon père a insisté pour m'avoir quand même… il s'est vraiment fait chier pour rien.
- Pourquoi pour rien… ?
- Ben, tu sais. Ce que j'ai fait.
- Tu ne te définis pas uniquement par ce que vous avez fait, Luffy. Je suis certaine que tu as vécu et donné de bons moments, dans cette maison…
- C'est peut-être pas plus mal, que tu n'aies pas eu d'enfants, chuchota-t-il en se frottant les yeux, ravalant la boule dans sa gorge. J'suppose que… ça t'évite d'être déçue. Les gamins sont ingrats, de toute façon.
Il grimaça en recevant une tape sur la tête, lorgna dans sa direction et ne s'attira qu'un regard noir et pénétrant, semblable à celui que Shanks pouvait lancer parfois – celui qui signifiait qu'il devait sérieusement songer à la boucler, au moins pour le moment.
- Si je le pouvais, je te botterai les fesses, Monkey D. Luffy, susurra-t-elle en désignant les talons vertigineux qu'elle portait, et qui lui rappelèrent ceux sur lesquels Nami se perchait, alors qu'elle était déjà plus grande que lui – son petit complexe intériorisé, qui lui valait les moqueries de Kid et Zoro.
- C'est bon, Ace est là pour défendre vos idéaux communs, répliqua-t-il. Et Law aussi, quand ça lui prend…
- … son absence nous pèse, tu sais ? soupira Shakky en s'assurant qu'aucun bouton de son chemisier ne manquait à l'appel. Pour l'instant, c'est le manque de ta famille qui fait pencher ta balance, mais une fois que tu auras trouvé du mieux, c'est à ça que tu te raccrocheras.
- C'est pour ça que tout le monde est nerveux à la O.K. Corral ? Parce que Law n'est pas là ?
- Tout juste. Ils savent gérer, mais… si on y regarde de plus près, ils ne sont pas coutumiers du fait d'être libres de leurs mouvements aussi souvent, sourit-elle en portant de nouveau sa cigarette à ses lèvres maquillées.
Il ignorait si ce trait commun d'observation qu'il partageait avec Shakky devait le réjouir ou l'effarer ; de toute évidence, ce qui ne tournait pas rond ici n'échappait pas à tout le monde, quand bien même certains y étaient plus sensibles que d'autres. Sugar s'intéressait surtout à Bonney, les autres lui étant indifférents, et ses conversations sur les infirmiers tournaient vite court – inutile de creuser de ce côté et de l'inquiéter plus que de raison. Les autres patients avec qui il avait eu l'occasion de discuter n'étaient pas vraiment branchés sur le sujet, tous trop centrés sur des intérêts qui divergeaient totalement des siens.
Et il ne se voyait pas débarquer dans le bureau des concernés pour leur demander de lui expliquer ce qui clochait dans cette maison de fous, au risque de s'en mettre la moitié à dos et de se faire lyncher par l'autre.
- Ça fait longtemps que t'es ici ?
- … mmn… peut-être neuf ou dix ans. Je ne sais plus vraiment, avoua-t-elle en tournant la tête pour regarder la pendule suspendue au-dessus de la porte principale. Nous étions deux, trois patients, à cette époque… il y avait plus d'infirmiers que de personnes à surveiller, à vrai dire.
- Ils sont toujours là, ceux qui sont arrivés au début ?
Elle secoua la tête, ses yeux noirs de nouveau rivés dans les siens, et il ne put s'empêcher de se demander son âge, encore une fois. Il savait, par déduction, que sa présence dans l'asile n'augurait rien de bon, que ce soit pour elle ou pour les autres, mais elle était trop différente pour qu'il parvienne à la mettre dans une case et lui attribuer une étiquette – peut-être était-ce l'effet qu'il faisait aux autres, quand il était incapable de dominer ses alters et qu'il offrait de multiples facettes à ceux qui l'entouraient, de près ou de loin.
- … ils ont été guéris ? tenta-t-il en haussant le sourcil.
- Personne ne sort d'ici, Trésor, chuchota-t-elle. Si nous sommes là, c'est qu'il y a une bonne raison à ça.
- Ils sont morts ?
Shakky expira de longues volutes de fumée avant d'ouvrir la bouche, mais ses mots moururent dans sa gorge avant qu'elle n'ait le temps de répondre ; son regard se perdit derrière lui, par l'ouverture sur l'extérieur, et son air rêveur surprit l'adolescent qui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, sans rien voir de particulier. Il reporta son attention sur elle, mais ses yeux étaient déjà retournés à leur contemplation du ciel bleu, son éternel sourire en coin toujours présent mais si absent à la fois.
- … euh, Shakky.
- Mmn… ?
- … tu disais quoi, sur les autres ?
- … les autres quoi ? s'étonna-t-elle en le dévisageant avec une surprise qui avait tout de sincère.
Cette scène, quasi-surréaliste, le projeta directement dans la peau de Shanks, ce qu'il avait dû éprouver les premières fois où il avait dû tenter de comprendre ce qu'il se passait avec son benjamin ; la dissociation qu'il était incapable de saisir, d'appréhender ou même de concevoir, alors que c'était juste là, sous son nez.
Oh, par expérience, Luffy savait qu'il n'avait pas affaire à une autre personne victime de ses alters, à ce moment précis, mais à quelque chose de beaucoup plus pernicieux.
Quelques tapes discrètes à la vitre, derrière eux, attirèrent leur attention, brisant la petite bulle qui s'était formée autour d'eux et qui les maintenait loin de cet endroit, trop pris par leur similarité pour être atteints par la différence qui les baignait au quotidien.
Ace, bien sûr, et son signe discret vers l'horloge, avant qu'il n'actionne l'ouverture de la véranda.
- Je me dois d'interrompre votre petit tête-à-tête romantique, toussota l'infirmier en écartant la baie vitrée au complet pour laisser passer le fauteuil roulant qu'elle occupait souvent, assise près de la fenêtre à regarder au-dehors.
- Tu sais bien que le seul avec qui j'ai des tête-à-tête romantiques, ici, c'est toi, Joli Cœur, s'esclaffa-t-elle en ramenant le cendrier à elle.
Le geste était mille fois répété, Luffy s'en doutait, mais l'exécution ne fut pas celle attendue ; son bras partit sèchement sur le côté, envoyant valser le petit guéridon où le cendrier trônait, le verre explosant sur le carrelage dans un fatras sourd qui se répercuta en écho dans la salle commune, la cendre se répandant au sol dans un nuage de poudre grise.
L'évènement attira l'attention de quelques internés, mais le personnel soignant les ramena aussitôt à leur occupation du moment, la tension montée d'un cran s'évanouissant aussi vite qu'elle était arrivée ; Luffy, lui, avait encore le cœur qui battait la chamade, et ses yeux restaient rivés sur Shakky et son air mortifié, son regard embué de larmes vissé à ces poussières noires qui maculaient ses chaussures, le pantalon d'Ace et les carreaux immaculés.
- J-je… j–
- Hé, ça ne fait rien, d'accord… ? murmura Ace en lui prenant sa cigarette des doigts pour l'éteindre sur le plus gros tesson de verre à sa portée, claquant des doigts au-dessus de sa tête à l'attention de quelqu'un. Ça arrive.
Il enjamba le désastre, s'agenouilla devant elle et, sortant une chiffe de la poche de son pantalon, saisit délicatement sa cheville pour épousseter le premier escarpin à sa portée, sans se départir de son calme et de son sourire – comme s'il ne s'agissait de rien d'autre qu'une maladresse, là où tous les trois savaient qu'il n'en était rien.
- M-mais c-c–… est…
- Shakky, calme-toi, chuchota-t-il en passant à sa deuxième chaussure. Respire, d'accord ? Détends-toi.
Elle ramena ses mains devant elle et entrelaça ses doigts, serrant fort ses paumes l'une contre l'autre à s'en faire blanchir les jointures ; Luffy ne put s'empêcher de remarquer le mouvement saccadé de ses avant-bras, jeta un regard alarmé à Ace qui se contenta d'un léger hochement de tête négatif, presque imperceptible, mais qui n'était destiné qu'à lui – message reçu : « Pas maintenant ».
Il frappa son pantalon pour retirer le surplus de cendres et s'essuya consciencieusement les mains, avant de se rapprocher d'elle encore un peu plus et de réarranger ses cheveux noirs coupés au cordeau dans un geste presque affectueux, passant son pouce sous ses yeux pour y chasser les larmes qui perlaient à ses longs cils.
- Il y a quelqu'un qui t'attend, et qui se fiche pas mal de ce cendrier, sourit-il en lui relevant le menton d'un doigt, doucement.
- … je peux pas le voir, souffla-t-elle, la voix coupée de sanglots étouffés.
- Bien sûr que tu le peux. Tu es la mieux placée ici pour savoir qu'il se moque bien d'une plante renversée ou d'une assiette en moins… ça fait longtemps que vous ne vous êtes pas vus, tous les deux, et tu sais à quel point c'est important que vous passiez du temps ensemble.
Luffy se leva quand Ace lui désigna le fauteuil et le poussa jusqu'à eux, bloquant les roues quand l'infirmier souleva la patiente dans ses bras pour l'y déposer sans broncher – une autre raison qui devait pousser Law à attribuer certaines pathologies à des membres bien précis du personnel, leur capacité à prendre le relai de leur patient quand leur autonomie n'entrait plus en ligne de compte.
Tashigi se glissa dans l'ouverture de la véranda, balai, pelle et sac à la main, et Luffy n'eut pas le temps de lui proposer de l'aider – Ace lui fit signe de le suivre, et il poussa le fauteuil à travers les obstacles de la salle où certains regards les accompagnèrent jusqu'au hall d'entrée, où ils s'arrêtèrent devant un ascenseur qu'Ace appela d'un coup de coude, une main occupée à décrocher son talkie, l'autre sur son trousseau.
Un léger grésillement laissa la place à la voix de Gladius lui annonçant que la salle des visites était prête, et la cabine s'arrêta à leur niveau avant que les portes ne s'ouvrent pour les laisser passer.
Facile d'entrer dans l'ascenseur en lui-même, difficile de s'en servir : chaque étage faisait l'objet d'une serrure, Ace insérant une clé dans le niveau 2 pour refermer les portes et laisser l'engin monter dans un bruit feutré, son autre main cette fois refermée sur celle de sa patiente qui ne cessait de s'agiter.
Rien à voir avec une quelconque anxiété, Luffy en jurerait – il connaissait trop bien cet état pour ne pas le voir chez quelqu'un d'autre, et ce soubresaut répétitif de son bras n'avait rien de commun avec la nervosité. Son visage avait retrouvé un semblant de sérénité et l'adolescent comprenait, jusqu'à un certain niveau, que cette femme était tout aussi prisonnière de son corps que lui l'était, même si son degré d'atteinte lui échappait.
La cabine s'immobilisa sans un bruit et les portes s'ouvrirent de nouveau, sur un palier où une porte demeurait ouverte : il la reconnut entre mille, celle-ci donnait sur la pièce réservée aux visites des patients, là où il avait pu donner son premier coup de fil à sa famille après son internement.
- Je m'occupe du reste, murmura-t-il à son oreille en lui reprenant les rênes du fauteuil. Toi, tu m'attends ici, d'accord ?
- Mmn. À plus tard, Shakky, chuchota-t-il en lui pressant doucement l'épaule.
- À plus tard, Trésor, sourit-elle en lui caressant le dos de la main d'un revers de doigts, avant de se tourner vers la porte où une ombre s'étira, avant qu'une silhouette n'apparaisse dans l'encadrement, dans la lumière de l'après-midi.
La vision de l'homme qui leur faisait face le renvoya des semaines auparavant, dans ce Tribunal bondé de monde, inondé des photographies de Néfertari Vivi et des témoignages qui l'accusaient un peu plus à chaque instant, jusqu'à ce doute permis par les conclusions scientifiques de ce médecin légiste qui se tenait devant lui, et qu'il ne pensait plus jamais revoir de toute son existence.
- … en avance, Rayleigh, remarqua Ace en jetant un coup d'œil à sa montre. On ne t'attendait pas avant 14 pile.
Il semblait tout aussi surpris que lui de le croiser ici, à en juger son expression stupéfaite à travers ses lunettes rondes, mais Ace ne leur laissa pas le temps d'argumenter davantage, entrant dans la pièce déserte avec son fauteuil, coupant leur petite évaluation visuelle.
- Comme si j'allais prendre le risque de manquer une seule minute avec ma femme, rétorqua-t-il de sa voix rauque, encore marquée par la surprise de cette rencontre.
Le légiste détourna son attention de son ancien cas et se pencha vers sa femme pour caresser son visage et presser son front contre le sien, dernière image que Luffy emporta de cet homme avant que le battant ne se referme sur son infirmier et son air préoccupé – visiblement contrarié, rien qu'à en juger la ride de son front qui trahissait son agacement.
Contrariété dirigée vers le vide, Luffy devinant parfaitement que le timing avait été mauvais, dans cette situation ; de toute évidence, il n'était pas supposé croiser Silvers Rayleigh, et ce grain de sable dans les rouages parfaitement huilés de leur organisation était plus dérangeant qu'un caillou dans une chaussure.
- … Shakky, la femme de Rayleigh ? Sérieusement ?
- Et alors quoi ? soupira l'infirmier en se pinçant l'arête du nez, dépité.
- C'est lui qui a autopsié Vivi.
- Comme si je ne le savais pas, répliqua-t-il en levant les yeux au ciel.
- C'est pas… genre, un peu gros comme coïncidence ?
- Law savait quel risque il prenait en te faisant venir ici. Ça fait dix ans que Shakky fait partie des murs, c'est même ma première patiente, et toi à cette époque-là personne ne savait ce que tu étais. Si tu veux tout savoir, avant de commencer à mettre ton nez là où il ne le faut pas, ils se sont rencontrés pendant un colloque sur les maladies dégénératives. Ils ont échangé sur leurs travaux, ont sympathisé et Rayleigh a fini par lui parler de Shakky. Personne ne voulait la prendre en charge, et c'est la seule solution qui s'est offerte à lui. Point à la ligne, fin du débat.
Tatillon, mais loin d'être un mensonge, à première vue ; à en juger les réactions des autres patients, Law était doué pour les faire parler, et Rayleigh n'avait pas fait exception – ce type était peut-être, avec Kuzan Aokiji, les seuls étrangers qui avaient fait preuve d'un peu de décence avec lui pendant le procès, et Luffy leur soupçonnait une compassion et une empathie qui les rendaient accessibles et, bizarrement, plus humains que n'importe qui d'autre. Rayleigh s'était confié, et Law lui avait offert une alternative à leur vie actuelle ; un endroit où prendre soin de celle qu'il aimait, quand bien même la distance qui les séparait était immense.
Ace s'engagea dans l'escalier et il le suivit de près, en tâchant de ne pas le lâcher des yeux – l'infirmier était difficile à piéger, impossible à lire quand il arborait son expression de fausse neutralité, encore plus dur à interroger. Sûrement le genre de caractère que Law peinait à manier, mais qu'il aimait savoir sous contrôle et prêt à le suivre aveuglément ; il se rappela les éclats de voix qu'il avait perçus de l'autre côté de sa porte, le jour où Law était parti pour SF, et songea que malgré leur apparente obéissance, chaque membre du personnel était prompt à la mutinerie s'il l'estimait nécessaire, tous prêts à défendre farouchement leurs intérêts.
Une aubaine pour Kid, qui se plaisait à nager dans ces eaux troubles.
- … dites, Ace.
- Mmn.
- Qu'est-ce qu'elle a, Shakky, exactement ?
- … chorée de Huntington, murmura-t-il en poursuivant la descente des marches, une main sur la rampe, l'autre au talkie.
- C'est grave ?
- Disons que sur l'échelle de la fin de vie, à 0 tu meurs en dormant et 10 tu passes au bûcher, Shakky est dans le palier 8. Ce qui l'attend, je le souhaite à personne.
Il songea à cette mère qu'il n'avait jamais connue, à ce qu'elle avait laissé en dernière image à Sabo et Nami, assez profondément ancrée en eux pour les tirer en sursaut de leur sommeil, et se demanda si le même sort attendait Shakky – son cerveau corrigea le tir de lui-même en lui rappelant, murmure à peine audible à l'arrière de son crâne, que Vivi avait eu droit au niveau 10 avec bonus, et qu'il était existait une fin toujours pire que les autres.
Il était incapable de chasser les idées noires qui affluaient en masse, et il éprouvait à présent le besoin d'exorciser cette amertume, peu importe le moyen.
- C'est… si horrible que ça ?
- Quant t'auras une heure à tuer et si t'as assez de cojones pour t'y rendre, va voir Lami et demande-lui un petit topo clinique de cette maladie-là, elle va adorer te balancer plein d'anecdotes, marmonna-t-il. Mais avant ça, tu vas profiter de cet aprèm pour choisir l'activité que tu veux.
- … pourquoi ?
- Tu as besoin de te changer les idées. Tu fais peur à voir, sérieux.
- … l'activité que je veux ?
- Choix au menu ou à la carte, ajouta l'infirmier pour faire bonne mesure. Je dis ça, je dis rien, mais Sugar est dispo et la salle des travaux de groupe est libre…
- … vous êtes un génie du mal, vous, hein… ?
. . . . . . . . . .
Marina District, San Francisco, Californie. Chambre de Monkey D. Luffy.
11h30.
Law abandonna son poste de travail, à savoir le bureau de son patient, pour reculer vers la porte et contempler, pour la centième fois, la vue d'ensemble que cette chambre lui offrait et qui l'obsédait – parce qu'incapable de saisir ce qui liait les trois alters, ce qui leur conférait cette capacité à cohabiter malgré leurs différences.
Il avait, comme Monet et bien d'autres encore, pu lire toutes les informations qui gravitaient autour des personnalités multiples et des ingérences de ces personnalités dans leur quotidien ; clairement, Zoro et Kid n'étaient pas les colocataires rêvés, mais le résultat aurait pu être bien pire que tout ce qui s'était passé jusqu'à présent, Law en était certain. Une bonne raison qui le poussait à croire que tout ce qu'il avait devant les yeux ne tenait pas debout – sur le papier, tout était vendu d'avance, mais en application, il restait des zones d'ombre, dans lesquelles il lui était impossible de plonger tête la première, quand bien même il l'appelait de tous ses vœux.
Trois attributs si dissemblables, plus éloignés les uns des autres que ne le seraient trois étrangers complets, et qui résidaient là, chacun respectant le territoire de l'autre alors qu'il n'existait aucune raison valable de se tenir à cet accord – Kid pouvait tout envoyer valser et leur faire fuir le pays, tout recommencer ailleurs sans aucun remord, il en mettait son bras à couper. Zoro était certainement enclin à suivre le mouvement, pour le bien de leur trio, et Luffy n'aurait pas voix au chapitre avant qu'ils ne soient suffisamment éloignés du point d'impact initial, trop loin pour faire demi-tour.
Alors, quel prodige maintenait la cohésion de cette horde, ça, le psychiatre était inapte à le définir, et son incapacité à trancher le rendait fou.
Il savait, bien mieux que quiconque, qu'il allait avoir besoin de temps pour tout apprendre de son patient, pour trouver le meilleur moyen de décortiquer chaque couche qui le tenait loin de cette vérité qu'il n'avait de cesse de traquer, mais il avait sous-estimé son self-control ; même Dellinger ne lui avait jamais causé cet effet, bien plus facile à cerner que ce qu'il avait pensé en lui réservant une place dans la clinique. Luffy était d'une autre trempe, et la sensation de chercher une aiguille dans une meule – non, une grange, même – de foin le désespérait. Même Monet, avec les éléments qu'il lui avait transmis, avait fini par lui répondre qu'elle n'en avait pas la moindre idée, et qu'il allait simplement avoir besoin de plus de temps pour appréhender leur fonctionnement complet et leur mode d'entente.
Mais Law avait cette intuition, qui lui soufflait au creux de l'oreille qu'il aurait beau extraire toute l'essence des trois personnalités réunies chez son patient, tous leurs souvenirs, toutes leurs passions, leurs sentiments, leur raison d'être, tout lui échapperait toujours, parce que des éléments manquaient encore à l'appel. Il devait fouiller plus, creuser davantage, étoffer ses idées et étendre ses ramifications le plus loin possible dans les accès que Luffy finirait par lui laisser, jusqu'à trouver le bon chemin.
Et ce qui le rongeait, plus que le reste, était ce pressentiment qui ne le quittait plus, qui le collait comme une seconde peau depuis qu'il avait passé la nuit dans le lit de Luffy, étendu à sa place, à contempler les constellations qui s'ouvraient au-dessus de lui : c'était là. Juste ici, sous son nez, aussi proche qu'il était possible de l'être, et il était aveugle à tous ces signes qui semblaient hurler dans le silence de cette pièce baignée de soleil.
- … comment est-ce que tu as fait pour en arriver là… ? murmura-t-il pour Luffy, qu'il aurait tant aimé voir là, dans son territoire, l'endroit où il était le plus à l'aise, pour pouvoir l'observer à loisir et comprendre.
Shanks en avait déjà beaucoup dit, de même que Sabo et Nami ; quand bien même ils avaient montré leur réticence, Law savait qu'ils n'avaient pas menti, à défaut de tout dire.
Il sortit de la chambre, traversa le palier et entra dans la salle de bain, ouvrant le placard de gauche où siégeaient les affaires que tous s'échangeaient, bien distinctes de celles de Nami. Les étagères bien alignées, l'ordre impeccable, le respect quasi suspect des limites des uns et des autres ; il attira à lui la petite trousse supplémentaire, celle que son patient emportait quand il découchait, et l'inspecta aussi minutieusement que le reste, parce que cette singularité le dérangeait autant que l'idée qu'il partage sa salle de bain avec Nami.
- Pourquoi ta sœur, hein… ? soupira-t-il en se massant les tempes, ses yeux rivés sur les trousses ouvertes devant lui. Alors que tu crises à l'idée de regarder une fille dans les yeux…
Même s'il n'avait pas les détails, et ne les aurait probablement jamais, du motif de sa rupture avec sa dernière petite-amie, Law savait que Luffy avait perdu le contrôle de Kid à un moment ou à un autre, et que cette expérience l'avait traumatisé, en plus du reste ; et ce qu'il voyait, étalé sur le marbre supportant les vasques, était régulièrement utilisé jusqu'à ce qu'il se fasse arrêter à la villa.
Non, Luffy n'avait pas renoncé à venir dans cette salle de bain, mais Law soupçonnait plusieurs raisons à ça, toutes plus incongrues les unes que les autres.
La première, c'était l'idée que Luffy avait digéré ce que Kid avait dû faire subir à cette fille, et qu'il était passé à autre chose en un temps record – hypothèse écartée, rien qu'à en juger la culpabilité qui lui sortait par tous les pores de la peau.
Dans la même veine, Luffy pouvait tout aussi bien jouer le jeu et être de mèche avec Kid, mais Law était certain qu'il ne pourrait jamais être si bon acteur – hypothèse écartée, encore une fois.
La seconde, Luffy était contraint de poursuivre sa cohabitation avec Nami ; sûrement obligé par Kid, lui-même largement entraîné à jouer le jeu des personnalités et tout à fait capable de se faire passer pour Luffy s'il le voulait, en attendant d'échafauder un quelconque plan pour faire de Nami une cible de plus dans un endroit où elle était susceptible d'être vulnérable – hypothèse retenue.
Troisième et dernière idée, qui rejoignait celle qu'il avait déjà énumérée : Luffy se forçait seul à partager cette salle de bain avec sa sœur, dans un objectif qui échappait complètement au psychiatre ; pourquoi s'infliger une telle angoisse au quotidien, autre que pour la seule idée de se prouver qu'il en était capable ? Pourquoi se torturer à ce point, s'il savait Kid si proche de la ligne à ne jamais franchir ?
C'était un non-sens complet, mais cette contrainte supposée était celle dont il parvenait le moins à se détacher.
Il rangea ce qu'il avait sorti, en tâchant de conserver l'ordre établi et retourna dans la chambre, où toutes ses notes, ses photographies et ses livres s'étalaient au sol et sur le lit, dans un fatras innommable qui lui rappelait le désordre qui avait longtemps régné dans sa chambre étudiante, quand il avait débuté sa quête personnelle de manière plus concrète.
Ce n'était pas dans ce chaos qu'il parviendrait à créer quoi que ce soit de concret, il se connaissait mieux que personne ; s'agenouillant devant ses papiers, il entreprit de les classer avec soin, méthodiquement, soufflant longuement pour tenter de relâcher la tension de ses épaules et de retrouver un semblant de rythme cardiaque – son cœur battait beaucoup trop lourdement, derrière ses côtes, et son flanc le lançait à lui donner la nausée : trop d'agitation était mauvais, Marco le lui avait répété en long, en large et en travers, et la fatigue le rattrapait.
Il tira une pochette à lui, posée sur le bureau, mais n'eut pas le temps de rattraper son dictaphone qui tomba sur le parquet dans un bruit sourd, se mettant en route sur une des dernières cassettes écoutées la nuit d'avant, dans la chambre silencieuse de la villa.
- « Les autres… les gens normaux… ils engrangent le stress. Les horreurs, comme vous les appelez, les chocs, la tristesse, la peur, l'incompréhension… »
La voix de Luffy résonna dans la pièce, passionnée et amère à la fois, trop lucide, empreinte d'un recul que Law aurait tant aimé avoir, à son âge, et après lequel il courait encore, parfois.
- « Moi, j'ai rien de tout ça. Mon cerveau est inapte à faire ce travail, j'ai aucun contrôle là-dessus. Je suis pas capable de gérer ce que je ressens, et je le laisse créer des… des copies de moi qui ne sont faites que de ce que j'ai de pire, de ce que je ne veux pas, de ce que j'ai pas été foutu d'accepter. »
Law pressa la touche « Retour », juste un instant.
- « –des copies de moi qui ne sont faites que de ce que j'ai de pire, de ce que je ne veux pas, de ce que j'ai pas été foutu d'accepter. »
Il releva la tête et fixa le rangement des armoires, les esquisses suspendues, les affiches, posters et bibelots qui s'entrecroisaient dans cette pièce dont l'organisation lui était totalement étrangère, et retint son souffle, suspendu à l'idée qui germait dans un coin de sa tête et étendait ses branches partout où il lui était possible de grandir, balayant tout le reste, qui lui sembla si futile comparé à ce qu'il avait manqué jusqu'ici.
Il l'avait enfin.
Ce pour quoi il était venu jusqu'ici.
Et c'était tellement grand, cet arbre qui cachait la forêt, qu'il ne put s'empêcher de rire quand le poids de sa frustration s'évapora en l'espace d'un claquement de doigts – si évident que c'en était invisible.
Brillant, mais pas assez pour lui échapper.
Il fouilla dans sa poche et en sortit son portable, appelant le contact le plus haut de sa liste – l'excitation rendait ses mains tremblantes, et l'écran cliqueta plusieurs fois contre ses boucles d'oreille avant qu'il ne se calme enfin, juste ce qu'il fallait pour que le nœud de sa gorge ne se dénoue et que son palpitant cesse de lui marteler la poitrine à toute vitesse.
- ... oui, Law ? soupira la voix de son chef de service.
- Tu es sur quelque chose d'important ? le pressa-t-il en se redressant, laissant derrière lui tout son fatras étalé sur le parquet pour dévaler les marches qui le menèrent à l'entrée, où il saisit sa veste avant de se tortiller pour l'enfiler.
- Mmn, ça dépend. Pourquoi ?
- Il va falloir que tu me dégages du temps. Et qu'on ait un peu de chance, toi et moi.
- De la chance ? Law, tu sais à qui tu t'adresses… ? s'esclaffa-t-il à l'autre bout de la ligne.
- Alors on va forcer le destin. Crache ton allumette et écoute-moi bien, Ace…
. . . . . . . . . .
Louisiane, près d'Ostrica. Salle des travaux de groupe.
15 heures.
Bonney retira l'élastique coincé au coin de ses lèvres et le passa dans les cheveux de Sugar réunis en une queue-de-cheval qu'elle tenait fermement, ignorant le claquement de langue impatient de sa patiente assise devant elle, bras croisés et air boudeur.
- Qu'est-ce qui ne va pas ? soupira l'infirmière en lui arrangeant la frange dans le miroir.
- Tu t'occupes plus trop de moi en ce moment. Ça fait au moins trois jours qu'on a pas parlé.
- J'avais beaucoup d'autres choses à faire. On en a déjà discuté, Sugar, et si tu as besoin de te confier à quelqu'un, tu peux aussi aller parler à Ace.
- ... mais c'est un garçon, marmonna-t-elle.
- Fine observation, sourit la jeune femme en lui posant un baiser sur la tempe. Mais il saura très bien t'écouter, tu le sais.
- C'est pour parler de trucs de filles, insista Sugar.
- Je passerai ce soir, après le dîner. Est-ce que ça te va ?
Elle acquiesça et se laissa glisser de son perchoir, traversant la salle pour rejoindre Luffy accroupi devant le poste de musique, la langue entre les dents, occupé à régler l'appareil avec minutie.
Bonney se redressa et s'étira longuement, évitant soigneusement son reflet en rejoignant le bureau situé au fond de la pièce, où ses livres l'attendaient ; d'autres lectures que Law lui avait recommandées, à parcourir à son rythme pendant les heures où Ace prenait son relai auprès des patients.
Elle s'installa dans son fauteuil et prit le premier bouquin à sa portée, tout en jetant un regard au duo qui s'accordait sur les sons à lancer.
Une idée d'Ace, qui n'avait pas argumenté plus que ça au passage de consignes, après le déjeuner ; il lui avait promis de passer un peu plus tard pour faire un point avec elle, mais elle avait tout de même réussi à lui extorquer quelques infos de plus : c'était un test, une manière de s'assurer que les hypothèses qui germaient dans son crâne étaient les bonnes.
Peut-être la raison pour laquelle il s'entendait si bien avec Law : leurs ressemblances, au-delà de ce qui les séparait.
Pour résumer, aussi étrange cela pouvait paraître, Luffy avait visiblement envie de se dégourdir autrement que par la course et la natation et Ace tenait à en savoir plus ; il n'était pas question de juger l'adolescent sur ses hobbies, surtout dans cette clinique où les actes des uns étaient diamétralement opposés à ceux des autres, mais plutôt de l'observer pour en tirer les bonnes conclusions.
Pensive, elle délaissa le livre à peine entamé et tira à elle le dossier de leur nouvel arrivé, feuilletant parmi les intercalaires pour tomber sur les loisirs des personnalités forcées de cohabiter ; de leur côté, Luffy et Sugar avaient entamé une première esquisse de danse, face au miroir, et Bonney ne put réprimer un sourire en voyant celui de sa patiente.
De toute évidence, les calculs de Law portaient leur fruit : elle avait trouvé ça incongru – et, plus encore, dangereux – d'associer Luffy et Sugar, mais les résultats étaient là : tous deux étaient sur la même longueur d'onde, peu importe le sujet. Elle avait même surpris Luffy à lui donner les cours qu'elle, Bonney, était incapable de lui faire suivre depuis plusieurs jours, et la singularité de leur relation lui rappelait celle d'un frère et d'une sœur. Une manière pour Sugar de s'accrocher à autre chose et de lui offrir un horizon différent des éternels murs de la clinique.
Son regard s'attarda sur Luffy, son air concentré et la précision de ses mouvements, et l'impression qui se dégagea de cette scène lui rappela celle qu'elle éprouvait chaque nuit, quand leur patient se levait et s'attelait à sa séance d'écriture nocturne. Une étrangeté, qu'elle n'arrivait pas à pointer correctement et qui lui échappait, parce que le Luffy qu'elle avait en face d'elle était si semblable et si différent de celui qu'elle croisait au quotidien qu'elle était incapable de mettre le doigt sur ce qui la perturbait.
Ace semblait de cet avis, à en juger ce qu'il avait décidé de mettre en place après l'évènement de la veille, mais Bonney ignorait encore ce qu'il cherchait à démontrer en autorisant Luffy à faire un écart dans le planning pour l'intégrer à une activité de ce genre.
Bonney atteignit ce qu'elle convoitait et sortit les feuillets "Loisirs" de Luffy, notant la présence de trois encarts différents, chacun estampillé du nom d'une des trois personnalités ; l'adolescent était friand de sports en tous genres, de sorties au grand air, de manèges à sensations et de n'importe quoi de comestible, quand bien même il ne se distinguait pas par sa capacité à cuisiner. Zoro était branché arts martiaux, jeu de lames et discipline de fer, là où Kid se laissait porter par le courant et par ses envies. Difficile de lui attribuer des préférences aussi nettes que celles de ses deux autres alters, mais il semblait aimer les sports de combat, la mécanique et les excès en tous genres.
Elle souligna le théâtre avant l'université, pendant près de trois ans, du patinage en dilettante et du bénévolat pour des aménagements extérieurs – jardinage, paysagisme… Tout autant de choses, disséminées entre chacune des autres activités de manière cyclique, qui paraissaient insignifiantes à côté du reste, mais néanmoins suffisamment présentes pour qu'elle leur porte un intérêt. Est-ce que Law s'était déjà fait une idée à ce propos, ou avait-il délaissé ces informations pour se concentrer sur ses propres recherches ?
Bonney était prête à jurer que non, mais le psychiatre pouvait quelquefois être tellement obtus, tellement focalisé sur son objectif qu'il était, parfois, aveugle à tout ce qui pouvait l'entourer – elle en était la preuve vivante, à l'instant même. Elle balaya cette idée, inconfortable, et parcourut les autres informations au sujet de leur patient, non sans leur jeter un regard par-dessus sa pochette.
Luffy était patient, au moins autant qu'elle pouvait l'être quand il était question de ceux dont elle avait la charge, et elle était certaine que ce trait de personnalité n'était pas inhérent à celui supposé être présent avec elles, dans cette pièce. Zoro avait cette résilience, ce calme qui lui était propre, et Kid lui-même était capable de ronger son frein pour la bonne cause – la sienne, exclusivement.
Leurs regards se croisèrent dans le miroir et Luffy détourna les yeux, reportant son attention sur Sugar qui se dandinait à ses côtés ; Bonney laissa ses yeux errer sur la silhouette du jeune homme, perplexe, le regardant se déhancher au rythme de la musique avec une… grâce qu'elle était incapable de s'expliquer.
Elle avait vu Luffy à l'œuvre, quand Ace lui avait proposé quelques temps auparavant d'aller frapper quelques sacs et de faire quelques rounds sur le ring, histoire qu'ils se défoulent tous deux de ce qui les rongeaient ; l'adolescent était loin d'être une petite chose fragile qu'il fallait protéger : sa vie passée, ses deux alters et leurs hygiènes de vies combinés lui avaient forgé un corps solide, malgré sa finesse et sa taille moyenne, et pour rien au monde elle n'aurait voulu échanger sa place avec celle de son collègue, à devoir encaisser ses coups de poings et de pieds. Luffy était parfaitement capable de se mesurer au staff, sans l'aide de Kid ou de Zoro, et la brutalité de ses gestes et de ses mouvements alors qu'il se défoulait sur le pao n'avaient rien à voir avec la légèreté et l'élégance dont il pouvait faire preuve à l'instant, si loin de l'image qu'il lui avait renvoyée à ce moment-là.
Son talkie grésilla, la tirant de ses pensées dans un léger sursaut – elle porta la main à sa hanche et décrocha l'appareil, qu'elle rapprocha de ses lèvres tout en baissant le niveau sonore, histoire de conserver un minimum de discrétion.
- Bonney.
- J'arrive, annonça la voix d'Ace dans l'appareil crachotant. J'ai un coup de fil pour Luffy.
- T'en profiteras pour me faire ton fameux débriefing, alors.
- Promis. Toujours dans la salle ?
- Comme si j'allais les laisser jouer les chorégraphes dans le couloir, railla-t-elle avant de couper le signal.
Elle n'eut pas à attendre bien longtemps – à dire vrai, juste ce qu'il fallait pour venir, au pas de course, du poste d'observation que Shachi occupait régulièrement, entouré de ses caméras, dans l'aile la plus proche de la salle commune. Ce qui signifiait qu'Ace les avait tous eus à l'œil depuis ces dernières minutes a minima ; cette notion ne la gênait pas : elle avait appris à s'en accommoder, comme du reste.
La porte s'ouvrit sur son collègue qui entra sans faire de bruit, son portable plaqué contre le torse, l'air vraisemblablement concerné ; il lui adressa un signe équivoque et elle se leva pour aller couper la musique, sentant deux paires d'yeux interrogateurs fixées sur sa nuque.
- Pourquoi tu coupes ? s'exclama Sugar en faisant volte-face pour affronter son regard. On a encore du temps avant le dîner ! Remets la musique, s'te plaît !
- Téléphone pour toi, Luffy, lança Ace en tendant le bras vers son patient, ramenant le silence dans la pièce. … c'est Sabo.
Law voulait son petit miracle, et il l'avait sans le voir, à 4000 kilomètres de là ; l'adolescent piqua un fard et poussa nerveusement ses mèches de cheveux derrière ses oreilles, s'approchant de l'infirmier à pas prudents avant de lui prendre le téléphone des mains et de le porter à son oreille, s'éloignant dans un coin de la pièce en leur tournant ostensiblement le dos.
Manœuvre inutile, car les miroirs renvoyèrent son agitation, le moindre de ses gestes et de ses expressions, qu'Ace scruta sans ciller ; tous trois restèrent immobiles, dans le silence troublé par les murmures balbutiants de Luffy, ininterprétables de là où il se trouvait, mais qui semblaient apporter à Ace les réponses dont il avait besoin.
. . . . . . . . . .
Jour 53.
Aéroport International de San Francisco, 17h45.
Law consulta son portable une dernière fois – mails, rapports des infirmiers et comptes de la clinique s'accumulaient dangereusement, lui promettant un retour explosif – avant de le ranger dans sa poche, observant la façade de verre de l'aéroport qui se dressait devant lui, de l'autre côté des vitres de la voiture de Shanks dont le chauffeur, muet depuis le début du trajet, semblait le fixer à travers ses lunettes de soleil noires.
Il détourna le regard vers le Gouverneur, assis lui aussi à l'arrière, à ses côtés, et affronta le sérieux de son expression ; étaient-ce les circonstances qui lui donnaient cet air, ou quelque chose de plus profond encore, Law était inapte à le dire. Il se targuait volontiers de sonder l'âme humaine comme personne, mais il ne pouvait nier qu'en ce moment même, il était incapable de savoir ce qui traversait l'esprit de son vis-à-vis, encore meilleur que Luffy au jeu des faux-semblants.
Shanks était un homme difficilement saisissable, fut-ce par sa nature ou par sa fonction, et Law n'avait de cesse de penser qu'il en savait bien plus qu'il ne le laissait paraître au premier abord.
- Merci pour le temps que vous m'avez accordé, tous les trois, murmura-t-il en boutonnant sa veste, feignant la nonchalance. Vous m'en avez appris plus que je ne l'espérais, en fin de compte.
- Tu as trouvé ce que tu cherchais… ?
- Mieux que ça, sourit le psychiatre en croisant les jambes. Je vais pouvoir avancer à pas de géant.
- … c'est peut-être ça le problème, Law, rétorqua Shanks en s'accoudant de son bras unique à l'appui-tête rabaissé.
Ils y étaient.
Ce moment-là, Law l'avait pressenti depuis qu'il avait compris que Dracule Mihawk n'avait pas lâché l'affaire, après l'internement de son client ; Shanks était peut-être coopératif, mais il appartenait, au fond, à la même espèce que ceux qui gravitaient autour de lui : des requins, ni plus ni moins. Il avait beau être charismatique, affable en apparence et souriant, ce comportement était une des facettes qu'il arborait en public, à la manière de son fils adoptif.
Il avait compris, en entrant dans la villa, qu'il n'était rien d'autre qu'un intrus et que sa présence, bien qu'elle soit supposément utile à Luffy, n'était pas la bienvenue ; le Gouverneur était passé à confesse, comme ses deux autres enfants – tous conscients qu'ils n'avaient pas le choix, qu'il n'était plus question de fierté, d'intimité ou de pudeur, mais de Luffy et de son maigre espoir de voir enfin la fin de sa cohabitation forcée – mais il n'en demeurait pas moins une aura de méfiance, de retenue, qui pouvait pleinement s'exprimer ici, loin des oreilles indiscrètes.
- Et… en quoi est-ce un problème ?
- Je suis au courant, pour Monet.
- Au courant de quoi ?
Les portes se verrouillèrent et le chauffeur ajusta le rétroviseur pour le fixer, son visage poupin dénué de la moindre expression ; il croisa les bras et Law devina, à travers sa veste, les lignes d'un revolver maintenu contre son flanc.
Ce ceremonium n'avait pas pour but de l'intimider, tous ici savaient qu'il allait en falloir bien plus que ça, mais l'instant était suffisamment long pour laisser transparaitre un malaise, une pression quasi-palpable qui amena un goût amer sur sa langue. Le match allait s'annoncer serré.
- Pour toi et elle. Pour ce qu'il s'est prétendument passé pendant l'expertise psychiatrique, murmura Shanks sans le lâcher des yeux.
- Je ne suis pas responsable de ses actes. Monet est une grande fille, elle fait ses propres choix et surtout, elle fait comme bon lui semble.
- Akainu fait partie de ses contacts réguliers.
- Je ne vois toujours pas où vous voulez en venir, souffla le psychiatre en rajustant ses manches dans un geste désinvolte.
- S'il s'avère être ce que je pense, il finira par tomber, à un moment où à un autre. Et tous ceux qui lui sont rattachés tomberont avec lui. Si Monet fait partie des–
- Dommage collatéral, rétorqua Law. Ça ne me concerne en rien. Faites ce que vous avez à faire, Shanks. Laissez-moi gérer Luffy, le reste n'est pas mon problème.
- Tu ne la défends pas… ?
Comme à chaque fois qu'il était question de ceux qu'il laissait derrière pour poursuivre son but, Law savait déjà quoi répondre ; Monet avait occupé un long pan de sa vie personnelle, et elle était d'ailleurs la seule à avoir jamais tenu le poste. Ils avaient passé de bons moments, ensemble, il ne pouvait pas le nier, mais elle avait compris toute seule qu'il ne perdrait pas de temps avec elle indéfiniment ; elle l'avait laissé partir, de la même manière que personne n'avait jamais pu le retenir, trop enterré qu'il était dans ses recherches.
Alors, si elle devait retenir l'attention du reste du monde pendant que lui pouvait jouer à être Dieu… il choisirait sans hésiter.
- Il n'y a rien à défendre, chuchota-t-il. Je me contrefiche pas mal de ce qu'il peut se passer au-delà des murs de ma clinique. Maintenant, si vous le permettez… j'ai des patients à revoir et une montagne de travail en ce qui concerne votre fils.
D'un geste du menton, Shanks interpella son chauffeur qui déverrouilla les portières, laissant Law ouvrir la sienne et quitter la fosse aux lions de l'habitacle – il préférait largement la chaleur brûlante de la fin de journée californienne à la tension glaçante de la voiture – et, jetant son sac sur son épaule avant de sourire au gouverneur, il referma la portière et tourna les talons vers le terminal où son avion l'attendait, prêt à le ramener dans le seul endroit où il se sentait véritablement chez lui.
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Réponses aux guests :
Enna : Hello ! Ah, merci beaucoup, je suis contente de voir que la fiction te plaît :) Pour ce qui est de la théorie de la personnalité primaire, celle qui habite le corps de base, pas de doute il s'agit bien de Luffy, mais ce "problème" sera abordé plus tard dans les chapitres, pendant la thérapie de Monsieur Monkey. Aaah, 4ème personnalité ou non... tu n'es pas la seule à le supposer ! Nous verrons... Je te dis à bientôt pour la suite !
À très vite ! Belle rentrée à tous !
