Ohayo mina !

J'espère que vous vous portez bien !
Aujourd'hui, je m'attaque à un sujet plutôt délicat que je ne maîtrise pas à 100% alors, excusez-moi d'avance ; j'ai bien bouquiné et fait mes devoirs-maison mais j'ai abordé le problème avec des pincettes. Longues, les pincettes.
Encore une fois, comme pour n'importe quelle pathologie abordée dans cette histoire, je n'ai pas la science infuse, la science elle-même est souvent balbutiante sur ce qui se passe dans la tête des gens. Ça reste également une fiction, romancée et qui force le trait pour la narration...
Quoi qu'il en soit, n'hésitez pas à me faire part de vos impressions, comme toujours.

J'espère que la lecture vous plaira, le guest Haper est en bas de page pour le retour de review, et...

Enjoy it !


Chapitre 27 :

Jour 60. Descente.

Louisiane, près d'Ostrica. Cafétéria.
12h57.

- Finis-moi ce poulet, marmonna Bonney en tapotant la pointe de son couteau sur l'assiette de Sugar qui se figea dans son geste, à savoir attraper la corbeille de raisins.

- … j'ai plus faim.

- Et tu comptes te gaver de fruits tout l'après-midi, alors arrête un peu ton cirque et termine ton assiette.

La fillette leva les yeux au ciel et ramena son plateau à elle, non sans jeter un coup d'œil en biais au panier d'osier à portée de main. Luffy le repoussa un peu plus loin, en phase avec Bonney, et Sugar n'eut pas d'autre choix que de s'intéresser au contenu de son écuelle.

- T'as la chance de pouvoir te remplir le ventre comme tu l'entends, sourit-il à Sugar en tendant la main pour chasser sa frange de ses yeux boudeurs. Profite-en, c'est pas donné à tout le monde.

- Pourquoi...?

Le rappel, de plus en plus flou avec les années mais au ressenti toujours aussi incisif, des longues heures passées à devoir attendre d'avoir la chance d'avaler quelque chose, à l'orphelinat, était toujours aussi présent ; ils avaient interdiction de se battre, mais la lutte n'en était pas moins féroce quand il était question de se nourrir – les autres enfants, comme lui, n'avaient aucun scrupule à s'intimider pour avoir la plus grosse part, et Zoro s'était avéré le meilleur pour glaner le bol le mieux rempli. Plus acide et ancien encore était le souvenir de la faim, douloureuse et incessante, qu'il traînait quand il déambulait dans les rues, sans autre but que survivre à la journée commencée, et se cacher la nuit pour ne pas être trouvé.

Il déglutit difficilement la purée dans sa bouche, récupérant son verre de sa main tremblante pour le porter à ses lèvres – il était si stupide, de repenser à ces moments-là… il n'en tirerait rien de bon, comme à chaque fois qu'il se perdait dans ce genre de pensées. Mais vint ensuite le souvenir de son premier repas, avec Shanks, en sortant des murs poussiéreux de l'orphelinat, dans un des premiers restaurants du coin – il ne comprenait pas un mot d'anglais, et il s'était contenté de le contempler de sa minuscule stature, à côté de l'homme qui était venu le chercher dans ce trou à rats. Shanks avait alors prononcé, d'un portugais hésitant, un « comer » auquel son ventre avait répondu d'un gargouillis sonore, qui l'avait fait rire – à cette époque, Luffy le trouvait terriblement impressionnant, et cette fissure dans la façade sérieuse que cet inconnu arborait l'avait conforté dans ce qu'il avait ressenti en le voyant : lui ne le laisserait pas tomber. Pas comme tous ceux déjà venus le voir, et qui l'avaient délaissé pour d'autres. Le plat que Shanks avait commandé – sans être tout à fait certain de ce qu'il faisait, Luffy en avait toujours été sûr – était typiquement brésilien ; une feijoada, et il s'était rué dessus comme la misère sur le pauvre monde. Peut-être était-ce pour ça que ce plat était resté son préféré : le seul vraiment valable, dans le début de sa courte vie, dont il était capable de se rappeler.

- Parce que je sais ce que c'est que d'avoir la dalle, et crois-moi, c'est horrible. Mange, maintenant.

Sugar poussa, pour la énième fois, un soupir à pierre fendre, mais porta enfin son attention à ce qui lui était servi ; reprenant une bouchée de son repas, il détailla plus attentivement son contenu et constata que Bonney faisait la même chose, face à lui, pensive. Elle poussait sa nourriture du bout de sa fourchette, et l'expression de son visage était indéchiffrable, fait qui perturbait l'adolescent ; d'ordinaire, l'infirmière était beaucoup de choses, mais certainement pas dénuée d'expressions, et son silence motivé par il ne savait quelle pensée trop profonde le dérangeait.

- ... j'ai une question, s'enquit-il en levant sa cuillère.

- Dis-moi, murmura-t-elle en appuyant son menton dans sa main, se désintéressant momentanément de son assiette.

- Qui cuisine, ici ? J'veux dire... je me suis attendu à une bouffe insipide cuite à la vapeur ou dure comme des cailloux, mais ce qu'on mange ici, c'est génial.

- Law a engagé un chef cuisinier à l'ouverture de la clinique. Zeff.

- Il fait ça tout seul ?

- Oui et non. Tashigi lui file un coup de main le matin pour éplucher ou décarcasser tout ce qu'il a prévu de faire pour la journée, et c'est lui qui se débrouille avec les casseroles après.

Et avec une mémoire au-delà des capacités de compréhension de Luffy ; il était récalcitrant à la salade verte et jamais, jusqu'à présent, il n'en avait eu dans son assiette, là où celles des autres pensionnaires en arborait. Sugar était allergique aux arachides et elle avait droit à un dessert particulier quand il était question de praliné dans les ganaches pâtissières. Il était pratiquement certain que Pudding avait une faiblesse pour le cacao et qu'elle avait droit à un morceau de chocolat dans son plateau, chaque jour sans exception.

Il ignorait comment aborder ces informations ; était-ce une manœuvre de Law pour les mettre dans de bonnes dispositions, ou bien une marque d'attention sincère pour que tous ici se sentent un minimum considérés et estimés, là où ils ne l'étaient pas avant ?

La porte du fond, près des baies vitrées, s'ouvrit sur Law et son habituel air concentré, un calepin dans une main, l'autre portant un plateau-repas, qui intrigua aussitôt Luffy – c'était bien la première fois qu'il le voyait au réfectoire avec de la nourriture, lui qui passait habituellement son temps enfermé dans son bureau. Il salua les pensionnaires les plus proches et traversa la pièce jusqu'à leur table, où Sugar s'écarta à toute vitesse pour lui faire une place, manquant d'envoyer valser leurs plateaux respectifs.

- Hé, du calme, souffla-t-il en lui tapotant la tête. Ce n'est pas en t'agitant comme ça que tu vas rester concentrée pour tes cours, tout à l'heure...

- Vous mangez pas dans votre bureau...? s'étonna Luffy en haussant un sourcil à son intention.

- Pas aujourd'hui, non. J'essaye de déjeuner ici au moins une fois tous les dix jours... histoire que tout le monde cesse de croire que je ne m'alimente pas.

Il coula un regard en biais à Bonney, qui se contenta de lever les yeux au ciel et de planter sa fourchette dans son risotto, sous l'œil acéré du psychiatre ; Luffy ignorait ce qui se jouait, à cet instant, mais il avait la sensation que quelque chose lui échappait, encore une fois.

Le plateau de leur psychiatre n'avait strictement rien à voir avec tout ce qui pouvait s'étaler dans celui des autres, à commencer par ceux de la table ; pas de couverts, mais des baguettes et des compositions typiquement asiatiques, qui firent saliver Luffy d'envie – non pas qu'il rechigne le contenu de son assiette du jour, au contraire, mais il n'avait pas mangé de bo bùn depuis des lustres et son estomac et son cerveau se chargèrent de le lui rappeler ; pour sûr que Zoro allait se permettre d'en exiger, s'il lui racontait à quel point l'odeur du bœuf mariné l'avait obsédé, pendant le repas.
Law surprit son regard et sourit, poussant légèrement le bol dans sa direction du bout de son carnet.

- Tu en veux ?

- C'est un piège ?

- Seulement si tu t'en persuades tout seul, rétorqua-t-il sans se départir de son rictus.

Luffy hésita, juste un bref instant, et tendit sa fourchette pour happer un nem fraîchement frit et le porter à sa bouche, sentant la feuille de brick craquer sous sa dent. Zeff était, de toute évidence, doué pour n'importe quelle cuisine, et cette simple idée avait le mérite d'apporter une pointe d'espérance quant aux décennies qui l'attendaient ici – cloîtré, d'accord, mais sans être nourri à la purée et au quignon de pain.

Enfin, si Kid ne se décidait pas à porter un soin tout particulier dans une éventuelle mutinerie.

- ... c'est super bon, marmonna-t-il, la bouche pleine.

- Je n'en attendais pas moins de lui, sourit le psychiatre en ramenant son bol à lui. Alors... de quoi est-ce que vous parliez, avant que je ne vous interrompe ?

- De bouffe, forcément, sourit Bonney en remuant son riz, l'écartant aux bords de son assiette. Quelle autre conversation serait valable à cette table...?

- On parlait de Zeff, annonça Sugar. Luffy adore ce qu'il prépare...

L'emphase sur le mot en disait plus long que la phrase elle-même.

- ... et avant ça, on parlait d'avant, conclut-elle en lorgnant par-dessus sa boisson.

- Avant quoi ?

- Ben, tu sais... avant, insista-t-elle en désignant Luffy d'un roulement d'yeux totalement exagéré.

Bonney étouffa un rire dans son pull, rejointe par l'adolescent qui ne put s'empêcher de ricaner en voyant l'air consterné de la pensionnaire.

- Avant, quand j'étais encore au Brésil, souligna Luffy en essuyant une larme d'un revers de poignet. Et que manger était loin d'être acquis tous les jours.

- Combien de temps t'as été là-bas ? demanda la fillette.

- Sept ans, je pense. Je me rappelle pas très bien.

- Tu te rappelles pas de tes parents ?

Luffy surprit le regard de Law sur lui et le dévisagea d'un coup d'œil, circonspect ; son cerveau tournait à mille à l'heure, à cet instant, car il ignorait quoi penser des questions de Sugar. Il souhaitait, au fond de lui, que tout ceci ne soit qu'une succession de coïncidences : la présence de Law à leur table, les questions de sa voisine...
Que devait-il en déduire ? Que Law avait persuadé Sugar de l'inonder de questions personnelles, tout en se débrouillant pour que cet interrogatoire se fasse en sa présence, histoire d'en apprendre un maximum au cas où il déciderait de poursuivre leur guerre froide à son retour de Californie ? Ou que le sujet était venu sur la table de manière fortuite, sans rien d'autre qu'un coup de pouce du hasard pour mieux faire les choses ?

- Non. Rien. Et n'essaye pas de changer de sujet, mange, insista-t-il en lui appuyant légèrement sur la tête pour la rapprocher de son assiette.

- T'as des frères et sœurs ?

- ... tu sais déjà qu'ils s'appellent Nami et Sabo, tête de linotte.

- Nan mais là-bas.

- J'en sais rien, Sugar. Et puisque tu manques un peu de subtilité, là, je vais t'annoncer que j'ai pas super envie d'en parler, sourit-il à voix basse.

Contrite, elle lui tira la langue et se replongea dans son repas ; à dire vrai, il lui était régulièrement arrivé de se confier à elle – sur ce qu'il jugeait entendable par une enfant de son âge – et il ne rechignait jamais à répondre à ses incessantes questions, mais le faire en présence de Law et Bonney le mettait mal à l'aise, à cet instant.

D'ailleurs, l'idée d'en avoir déjà trop dit réveilla de lourdes palpitations au creux de sa poitrine, désagréables. Il entendit à peine la conversation entre les trois autres protagonistes présents à la table, le sujet des progrès pseudo-scolaires de Sugar s'éloignant de plus en plus pour le laisser sourd à toute discussion, le ramenant à ses propres échecs que Shanks ne lui avait jamais reprochés. Il repensa à toutes ces heures passées à apprendre l'anglais, encore et encore, sous la coupe de Sabo et Nami, des efforts produits qui lui avaient paru incommensurables, à cette époque. En parallèle, Zoro s'était mis au japonais et l'avait appris avec une facilité déconcertante, en même temps que cette langue qu'il peinait à retenir. Kid s'était illustré avec, lui aussi, de brillants résultats en peu de temps, qui ne collaient pas à ses propres balbutiements et ses fautes d'orthographe et de grammaire illimitées. Les tête-à-tête avec Shanks demeuraient infructueux, car il était incapable de lui expliquer ce qu'il se passait – il avait, depuis longtemps, appris qu'il valait mieux ne rien dire de ce qu'il se tramait dans chaque coin de son crâne. Les autres enfants le fuyaient, à l'orphelinat, et les adultes ne faisaient guère mieux – la seule pensée d'être renvoyé au Brésil le terrorisait. Kid et Zoro avaient pris le relai de sa nouvelle famille pour lui faire apprendre leur nouvelle langue, et l'incident avait fini par devenir ce qu'il était, depuis : un souvenir comme un autre.

Ses résultats hétérogènes, Shanks avait renoncé depuis longtemps à les expliquer au corps enseignant ; rencontrer ses professeurs était toutefois une tâche qu'il refusait de déléguer, et la venue du maire de San Francisco – à l'époque de sa récente adoption – puis Gouverneur de la Californie ne lui permettait aucun anonymat, dans cette foule dans laquelle il avait tant de fois voulu disparaître, se fondre totalement dans son environnement, loin des excentricités de ses alters. Et c'était avec un aplomb que lui n'aurait jamais que son père mentait sur tous les tableaux, le concernant, et plus encore après son neuvième anniversaire, celui où Kid n'avait pas pu s'empêcher de vouloir montrer qui menait la barque. Le but étant, à sa demande, de sauver les apparences.

Une partie de lui aurait pu pousser les études à la fac, comme Nami ou Sabo, en se reposant uniquement sur les capacités des autres personnalités, mais il savait que ce chemin-là ne lui permettrait jamais de retour en arrière ; c'aurait été, en un sens, leur laisser trop de pouvoir, trop d'emprise sur sa vie, et quand bien même ils avaient pu instaurer une certaine dynamique rentable tant pour les uns que pour les autres, il refusait de perdre pied avec la réalité au point de s'effacer totalement. Impossible pour les autres de lui en vouloir, chacun tentant de s'accaparer la scène le plus longtemps et le plus souvent possible, mais c'était une guerre inégale qui opérait sous la surface.
Et c'était là qu'il terminait après des années d'effort, comme Sugar, incapable de s'extraire de ce présent qui les renvoyait, à chaque instant, à leur impossibilité de se créer une vie normale. Il n'avait jamais eu l'ambition de se hisser au niveau de son frère et de sa sœur, mais il aurait aimé pouvoir faire plus, histoire de prouver à Shanks qu'il en valait la peine – ça non plus, il n'en aurait jamais l'occasion.

- ... –va bien ? Luffy...? murmura la voix de Law dans le silence de ses pensées.

Il releva la tête de son assiette et constata que Bonney et Sugar avaient quitté la table, que son repas était froid et que Law avait fini le sien depuis ce qu'il semblait être un bon moment. Il cligna des yeux, regarda autour de lui, trouva le réfectoire quasiment déserté par le premier service.

- ... désolé, marmonna-t-il en ramenant son plat à lui.

- Ne le sois pas. Tu acceptes de m'en dire plus...? chuchota la psychiatre en croisant les bras, confortablement installé dans sa chaise.

- À propos de ?

- De ce que tu avais dans la tête il y a encore cinq secondes.

- Rien d'intéressant. Juste... des pensées sur l'école. Avant tout ça.

- Je sais que vous aviez une gestion... particulière, avec Kid et Zoro, commença prudemment le psychiatre en cherchant ses mots dans la contemplation du plafond. Mais... est-ce que tu t'y plaisais ?

- Pas vraiment. C'était... là où c'était le plus difficile. De cacher ce qu'on était. De... devoir jouer le jeu. Au moins... à la villa... je pouvais être moi-même. Un peu.

Il songea à tout ce qu'il avait réfréné, ravalé, tu pendant ce qui lui avait semblé une éternité, et ce qu'il taisait encore, et sa gorge se serra, rendant difficile la mastication de la nouvelle bouchée portée à ses lèvres.
Il n'était pas, à proprement parler, incapable de se faire des amis ou de s'entourer des bonnes personnes ; c'était précisément là que le bât blessait – par nature, il attirait les autres et n'avait aucun mal à se joindre à eux, à se socialiser, à se trouver des points communs avec tous ceux qu'il fréquentait. Quand il était question des alters, toute la copie était à revoir : Kid était parfaitement capable de jouer son rôle à lui, rendant leur distinction quasi impossible pour qui n'y était pas entraîné, mais il n'en avait pas la moindre envie. Ruiner ses amitiés était le meilleur moyen, pour lui, de garder le contrôle, une main possessive sur leur vie, sans risquer de voir qui que ce soit s'y immiscer.

Le souvenir, fugace mais nauséeux, d'Ishilly lui retourna l'estomac comme un gant, menaçant de lui faire rendre son déjeuner tout juste avalé ; il porta son verre d'eau à ses lèvres pour renvoyer d'où elle venait la bile qui lui brûlait le fond de la gorge et toussota pour donner le change, sous le regard attentif de Law qui ne semblait vraiment pas dupe.

- On en parlera plus en détail demain matin, si tu veux bien, annonça le psychiatre en ramenant ses notes à lui, lui tapotant brièvement l'épaule en se levant.

- ... pourquoi demain matin ?

- Tu es en train de déjeuner et il vaut mieux que je te fiche la paix pendant ce temps-là, quand bien même j'ai très envie d'en savoir plus. Et c'est demain que ta thérapie commence, sourit-il.

Leur commun accord.

Luffy l'avait presque mis de côté, tant les choses s'étaient calmées avec le retour de Law entre les murs de l'asile ; néanmoins, il avait convenu de faire des efforts, et il n'était pas du genre à se dégonfler ou à ne pas tenir ses promesses. Kid et Zoro pesteraient, mais peu importaient les moyens – le résultat était essentiel.

Law s'éclipsa sans un commentaire de plus, se contentant de lui adresser un énième sourire mystérieux, le laissant seul avec ses pensées et ses doutes pour terminer le repas – mais Luffy n'y vit rien de négatif. Seulement l'expression d'un pas en avant, chacun de leur côté. Il croisa le regard d'Ace, un peu plus loin, assis près de Shakky – tous deux levèrent le pouce à son intention et il se contenta de rouler des yeux, secouant la tête avec dépit, mais il était incapable de réprimer le léger sourire qui n'avait de cesse de vouloir s'esquisser sur ses lèvres. Pas de débordement de situation, pas de cri, pas d'insolence – de toute évidence, il n'était pas impossible de parvenir à quelque chose avec le psychiatre

Terminant son assiette de deux coups de fourchette, il engloutit son yaourt et glissa l'orange dans sa poche, avec pour objectif de la garder de côté pour Zoro en fin d'après-midi – son alter avait négocié un créneau avec Ace, pour la salle de frappe, et cette marque d'attention le mettrait dans de bonnes dispositions, il le savait mieux que personne.

Il porta son plateau jusqu'au tapis à l'autre bout de la salle, salua Pudding et Lucci assis à la même table d'une frappe dans la main et fouilla sa poche pour en sortir son baladeur, démêlant les fils entortillés pour les porter à ses oreilles ; il quitta la cafétéria et remonta en direction de sa chambre, motivé à grappiller une heure de sieste avant de se joindre au groupe de travail qui l'attendait, au milieu des maquettes si chères à Sugar. Il avait tenté de faire participer Kid, sans grand succès – ses sorties étaient soigneusement chronométrées, loin des heures de liberté que Zoro s'accordait dans la clinique, sans qu'aucun d'entre eux ne parvienne à le faire sortir de sa cachette.

Il dévala les marches qui menaient au plateau inférieur, fredonnant la Bohemian Rhapsody, dernière chanson sûrement écoutée par Kid la veille au soir, passa dans la lumière des baies vitrées qui ouvraient sur le terrain luxuriant de l'asile, à l'arrière du bâtiment où il ne se rendait que pour des séquences de jogging avec Ace, loin de la pelouse rase présente à l'avant de la clinique où les autres internés évoluaient quand était venu le temps des promenades extérieures. Peut-être qu'avec un peu de chance, Zoro allait pouvoir se défouler et les débarrasser de cette tension qu'il sentait s'accumuler, parfois, et qu'il combattait de son mieux. Il tourna dans un nouveau boyau, tendit le bras pour écarter la porte vitrée qui le séparait de la nouvelle aile et s'arrêta en plein mouvement, un son étranger passant la barrière de ses écouteurs, l'espace d'un bref instant.

Il les ôta de ses oreilles et jeta un regard par-dessus son épaule, lorgnant le couloir désert, intrigué. Rien à l'horizon, hormis les murs immaculés et l'infime, quasi inaudible, bruissement en provenance de la cafétéria, où le déjeuner suivait son cours pour le deuxième service. Il contempla la partie qui s'ouvrait devant lui et qui menait à l'aile des chambres, mais dans la lumière rasante qui éclairait le sol par les nombreuses fenêtres perçant les murs, aucun signe de vie. Il leva les mains pour rajuster ses écouteurs mais, encore une fois, le son se fit entendre : cette fois, un peu plus loin sur sa droite, par l'ouverture sur un autre corridor, et qui ne laissait aucun doute sur sa nature : un haut-le-cœur, bien distinct.

Il pressa le pas dans cette direction et tourna dans le second boyau, qui menait à une volée d'escaliers, à une dizaine de mètres ; à mi-chemin, deux portes noires, qu'il identifia sans mal pour y être déjà allé – des toilettes, bien entendu. Il poussa la porte des hommes, tendit l'oreille, mais n'eut pas le temps de demander si tout allait bien : le bruit revint, de l'autre côté de la cloison, chez les femmes.

Il hésita longuement, testa sa propre résolution – rien à l'horizon, pas la moindre pensée susceptible de perturber l'équilibre fragile qu'il conservait depuis quelques jours ; rien que lui et lui seul. Inspirant profondément, il toqua à la porte et la poussa du pied, passant la tête par l'entrebâillement, scrutant les cabines alignées le long du mur de gauche avant d'entrer dans l'endroit défendu.

- … ohé… ? lança-t-il dans le silence en laissant le battant se refermer derrière lui dans un léger grincement.

Les miroirs lui renvoyèrent son reflet incertain, il l'ignora et poursuivit son inspection, son regard se portant aussitôt sur la seule porte entrouverte, dans la cabine la plus reculée – elles étaient toutes surélevées d'une dizaine de centimètres, assez pour voir si quelqu'un s'y trouvait, et la paire de jambes en jeans bleus qu'il distinguait ne lui était pas inconnue.

- Bonney… ça va pas… ? hésita-t-il en s'approchant un peu plus.

Un hoquet lui répondit, écho sonore dans cette pièce blanche à l'odeur de désinfectant.

Odeur bien vite dissipée par une autre, plus forte, aigre et écœurante, qui le prit à la gorge – du vomi, ni plus ni moins. Son ventre se serra et il s'efforça de respirer par la bouche, avançant de quelques pas de plus ; ce n'était pas une intox alimentaire qui allait le faire reculer, il en avait vu bien d'autres, au cours de sa vie.

Un sanglot s'éleva, devant lui, et la sensation de malaise qu'il redoutait commença à poindre, à l'arrière de son crâne, envahissante, l'empêchant de réfléchir à quoi que ce soit de rationnel, à cet instant.

Un pressentiment, dans cette ambiance glauque à souhait, à la fois trop silencieuse pour être honnête et trop rythmée par les sanglots et un clapotis mouillé qu'il était incapable d'identifier.

Il se rappela Nami et ce que le médecin qualifiait d'émétophobie – une peur viscérale de vomir, qui la plongeait dans des états de panique inconsidérés à la moindre nausée. Il avait grandi au rythme de ses larmes et hoquets de détresse à chaque gastroentérite hivernale, et il n'allait certainement pas juger Bonney si elle souffrait de la même pathologie – une des raisons de la trouver ici, entre ses murs ? Peut-être un peu exagéré, mais il ignorait jusqu'à quel point cette phobie pouvait la pousser dans ses retranchements.

- Hé, c'est pas grave, tu sais…, sourit-il en tendant le bras pour poser sa main sur la porte et la repousser. On va nettoy–

Sa voix mourut dans sa gorge quand un autre parfum, plus subtil et plus familier, heurta ses narines ; cette odeur, qu'il avait sentie partout sur lui, pendant des jours, quand il s'était réveillé inondé de sang dans sa chambre ; cette odeur, qui ne l'avait pas quitté jusqu'à sa première nuit à l'asile, que seules ses ablutions acharnées sous la douche avaient pu faire disparaître enfin ; cette odeur, qu'il redoutait autant que Kid semblait l'apprécier, et qu'il fuyait comme la peste, au risque de se voir dépouillé du maître self-control qu'il possédait.

Du sang, sur la veste d'ordinaire immaculée de l'infirmière.

En fines traînées sur les cloisons laiteuses et la porcelaine des toilettes.

En longs filets sur le carrelage, contraste saisissant avec la blancheur de ce qui les entourait.

En une flaque sombre, à peine plus grande qu'une paume, mais qui l'attirait irrésistiblement vers l'avant comme le ferait un gouffre sans fond, semblant l'avaler tout entier dans une horrible sensation de chute sans fin.

Il se raccrocha à la poignée, sa main moite glissant sur le métal glacé, et manqua s'étouffer en déglutissant quand sa salive coula dans sa gorge en papier de verre. Le sang pulsa dangereusement dans ses veines, tambour assourdissant dans ses oreilles quand ses yeux se posèrent sur les longues estafilades jalonnant l'intérieur de la cuisse de Bonney, ses doigts tremblants recroquevillés sur ce qu'il crut identifier comme une lame de cutter, sous le sang qui la recouvrait.

Dans cet océan lointain, ne subsistaient que le bruit de sa respiration sifflante et les battements désordonnés de son cœur, alors que son cerveau niait en bloc les images qui défilaient devant lui à toute vitesse.

Deux choix s'offraient à lui : garder la main, tenir bon et ravaler la bile qui lui brûlait la langue, ou se laisser tomber dans le noir en laissant la roulette du hasard décider de celui qui allait gérer à sa place. Zoro, Kid...? Un des deux scénarii était potentiellement salutaire, pour Bonney, l'autre ne serait rien d'autre qu'une longue pente douloureuse vers une mort certaine, qu'il se refusait à infliger une fois de plus.

Mécaniquement, il tendit le bras et lui prit la lame des mains, sentant le fil aiguisé s'enfoncer dans ses phalanges quand il referma ses doigts dessus – ignorant la douleur vive qui lui vrilla le bras jusqu'à l'épaule, il s'écarta de la cabine et se rattrapa au chambranle de la porte, qui craqua légèrement sous son poids mais ne céda pas.

- Je... je vais chercher... quelqu'un..., balbutia-t-il, la voix blanche.

Il n'était même pas sûr de réussir à sortir de cette pièce sans tomber dans les pommes, alors chercher de l'aide...? Il aurait presque ri de cette situation si elle n'était pas aussi dramatique, tant pour lui que pour Bonney ; et d'ailleurs, comment qualifier ce qu'il venait de voir ? Si tout cet étalage de sang et de désespoir n'était pas la preuve que, définitivement, les infirmiers n'étaient ni plus ni moins que des patients en blouse blanche, alors il voulait bien être foudroyé sur l'instant ; il avait eu, par la plus insidieuse des manières, les réponses à la plupart de ses questions en une fraction de secondes, et tout ce qui en découlait à présent lui donnait un vertige tenace – ça, ou l'odeur persistante de l'hémoglobine qui se faisait de plus en plus entêtante, dérangeante, s'ajoutant à la nausée qu'il sentait déjà et qui lui agitait les tripes.

Hagard, il chancela jusqu'à la sortie, le souffle court ; la porte battante lui parut démentiellement lourde quand il la tira dans sa direction, avant de sortir de la pièce saturée de ce parfum ferreux, retrouvant enfin celui de la clinique, chloré, froid, seul échappatoire possible à cet enfer rouge.

Titubant, il erra sur une dizaine de mètres, s'éloignant un peu plus de cet endroit où il était certain de ne plus jamais pouvoir revenir, tentant de juguler l'élan de panique qui menaçait de poindre sous son calme artificiel.

Il n'eut même pas à se poser une quelconque question de direction, de prise de décision : au bout du couloir, sur sa gauche, il reconnut la longue silhouette de Law, sa démarche altière alors qu'il traversait le faux patio qui desservait les allées centrales de l'aile des dortoirs, plongé dans la lecture d'un polycopié. Du coin de l'œil, le psychiatre dut percevoir sa présence, car son visage se tourna dans sa direction, ses yeux clairs accrochant les siens – il esquissa un sourire en coin mais se figea quand son regard s'immobilisa sur ses mains, que Luffy évalua d'un coup d'œil : la droite, rouge, rouge, rouge, jusqu'au coude, imprégnant la manche de son sweat blanc, gouttant lentement sur le sol jusqu'ici immaculé.

Il tourna brutalement les talons, fonçant dans sa direction et l'adolescent songea un bref instant que, à l'instar du cas de Vivi, il devait offrir un bien piètre tableau de culpabilité. Il s'attendait à tous les traitements possibles et imaginables, à commencer par un sérieux crochet dans la pommette, mais il n'en fut rien : Law le saisit par les épaules, dans une étreinte presque douloureuse qui lui rappela la force que le psychiatre avait montrée pour faire sortir Zoro de son antre, et lui imprima une légère secousse ; infime, juste ce qu'il fallait pour le sortir de sa torpeur brumeuse.

- Où elle est ?! s'exclama-t-il en serrant si fort que Luffy aurait pu jurer sentir le sang fourmiller au bout de ses doigts.

Il se contenta de tourner la tête par-dessus son épaule, fixant le couloir d'où il venait, et Law le libéra de sa prise pour s'éloigner en courant dans la direction indiquée, décrochant son talkie pour le porter à ses lèvres.

Il ignora combien de temps il resta planté là, stupidement immobile, figé dans son incompréhension – à peine plus de quelques secondes, il en était presque sûr – mais il lui sembla qu'une éternité s'écoulait, entre l'instant où Law l'avait délaissé et celui où il avait rejoint les toilettes, de nouveau, autant attiré que révulsé par cet endroit. Des pas résonnèrent derrière lui et il ne broncha pas quand Ace le bouscula pour entrer ; il avait parfaitement conscience de la rapidité de leurs actes, là où le monde semblait avoir étrangement ralenti, jusqu'à se figer.

- Hé, Bonney, chuchota Law en la hissant contre lui, assis dans le sang qui imprégnait sa blouse et son tergal. Tu m'entends… ?

Il passa une main dans ses cheveux nacrés et les repoussa de son visage, qu'elle enfouit dans sa chemise dans un sanglot étranglé ; Luffy s'écarta quand Ace rejoignit les lavabos en quelques enjambées pour mouiller un paquet de serviettes en papier avant de revenir à elle, s'agenouillant au-dessus d'elle pour lui essuyer la bouche – les gestes étaient sûrs mais délicats, mille fois exécutés, comme ceux qu'il pouvait avoir avec Shakky quand la maladie la rattrapait. Il les jeta dans la cuvette et tira la chasse d'eau, pendant que Law ne cessait de murmurer à l'oreille de son infirmière des mots inaudibles pour Luffy, mais qu'il devinait réconfortants rien qu'à en deviner sa gestuelle – le genre que Shanks adoptait quand il le gardait contre lui des heures durant pour le bercer, et lui promettre que tout allait s'arranger.

- … –le répéter. Donne-moi ça, Luffy.

Il s'arracha à sa contemplation et reporta son attention sur Ace, qui tendait le bras dans sa direction, l'air déterminé – et les traits tirés par une tristesse trop discrète pour être remarquée par qui ne savait pas où regarder. L'expression que sa famille adoptait quand il était question de parler de leur mère.

Depuis quand est-ce qu'il lui parlait...? Il était incapable de le dire.

Il baissa les yeux sur la lame entre ses doigts, inspira profondément et la déposa au creux de sa paume, délicatement ; c'est à cet instant qu'il remarqua à quel point il tremblait, de la tête aux pieds, et que la brûlure dans ses reins et son crâne avait déserté son corps à la faveur d'une brume glacée et moite, qui hérissait ses cheveux sur sa nuque. Ace fourra la lame dans la poche de son pantalon et glissa ses bras sous le corps de Bonney, qu'il souleva sans sourciller ; son tee-shirt glissa et Luffy frissonna en contemplant la ligne marquée des os de son bassin et de ses côtes, saillants sous sa peau de craie, plus blafarde encore dans ce blanc et ce rouge mélangés. Jamais, sous toutes ces couches de vêtements, il n'aurait imaginé que l'infirmière puisse afficher une telle maigreur.

Il les regarda s'éloigner jusqu'à ce que la main de Law ne se referme sur son bras, le tournant vers lui avec fermeté – l'expression qu'il arborait était indéchiffrable, plus subtile encore que celle d'Ace, mais Luffy savait que sous toute cette couche de professionnalisme, il y avait bien autre chose : autre chose, qu'il était bien incapable de définir et qui le rendait aussi fou que le reste.

- … tu n'as rien vu, ordonna Law après un long, très long silence.

- Mais je–

- Rien du tout. Tout ce qu'il s'est passé ici reste ici. Est-ce que je suis clair ?

Est-ce que cela signifiait qu'il n'aurait jamais le droit d'aborder ce qu'il s'était passé dans cette pièce, ou qu'il ne devait à aucun prix en parler aux autres pensionnaires, a fortiori à Sugar ? Dans les derniers cas, cette idée ne lui avait même pas traversé le crâne ; il avait passé tant de temps à lutter contre ses propres démons qu'il ne se voyait pas exposer ceux des autres au grand jour.

- … très clair, oui, souffla-t-il. Elle… je n'ai pas…

- Je sais, le coupa-t-il en le lâchant enfin, se passant une main sur le visage dans un soupir transpirant de lassitude. Donne-moi ton pull.

Troublé, Luffy lui jeta un regard plein d'incompréhension avant de baisser les yeux vers son vêtement et de réaliser, une seconde fois, qu'il était tâché du sang de Bonney. La gorge nouée, il s'exécuta et le tendit au psychiatre, qui lui indiqua les lavabos où il se rendit sans discuter pour se nettoyer consciencieusement les mains ; le sang, encore frais, n'avait pas taché sa peau, mais il savait par expérience qu'il serait incapable de se débarrasser de la sensation d'arborer cette substance infiltrée sous sa chair, signe visible d'un crime qu'il n'avait pas commis.

- ... elle va s'en tirer ?

- Si ta question sous-jacente est « Est-ce que c'est une tentative de suicide », alors non, on en est très loin, soupira Law en s'appuyant au mur carrelé, bras croisés, les yeux rivés sur la cabine restée ouverte et que Luffy évitait soigneusement du regard. Ce n'était pas son intention.

- … ça y ressemblait, pourtant, marmonna-t-il en coupant le robinet, regardant l'eau rougie s'évacuer dans la bonde.

- Et ce n'en était pas une. Bonney a beaucoup d'idées en tête, mais mourir n'en fait pas partie.

- Elle s'est fait vomir, hein… ?

Law acquiesça, ferma les yeux et inspira profondément, laissant sa tête basculer en arrière jusqu'à cogner la faïence dans un bruit sourd.

- On va arrêter cette conversation, j'ai beaucoup de boulot et des patients qui risquent de débarquer ici et j'aimerais qu'on limite les dégâts pour aujourd'hui.

- … qu'est-ce que je vais dire à Sugar… ?

- Que Bonney est malade. Ace prendra le relais dès ce soir–

Son bipeur se manifesta, à sa ceinture, le coupant dans sa diatribe ; il lui jeta un coup d'œil avant de reporter son attention sur lui et de lui désigner la porte, vers laquelle il se dirigea sans broncher, résistant à l'envie de regarder par-dessus son épaule pour contempler la cabine une dernière fois.

Il frissonna quand la main de Law, fraîche, se posa sur son épaule, le retenant un dernier instant alors que des pas s'annonçaient déjà dans le couloir – à en juger les murmures, il s'agissait de Shachi et Gladius ; Luffy contempla les doigts tatoués refermés sur leur prise, contraste saisissant entre la blancheur du tissu et l'épiderme sombre du psychiatre.

- Luffy. Si tu as questions, c'est dans mon bureau. Pas un mot à qui que ce soit. Et j'envoie Ace te recoudre ça, ajouta-t-il en désignant l'entaille dans sa paume.

Il se dégagea de sa poigne, sans effort, se contenta d'acquiescer et s'éloigna dans le couloir, laissant derrière lui ce flot d'images et de nausée pour emprunter le chemin initialement suivi avant de trouver Bonney dans cet état – il était certain que ces visions resteraient gravées pour un long moment dans sa tête, scènes qui se dérouleraient à l'infini sans rien pour l'en soulager, à l'image de celles du procès.

Il se questionna, brièvement, sur tout ce qui pouvait tourner dans la conscience de Kid, tout ce qu'il avait emmagasiné depuis ces années à franchir les limites, tout ce qu'il avait pu imaginer, fantasmer, se projeter, se rejouer après être passé à l'acte ; le souffle court et les tempes douloureuses, il rejoignit sa chambre après d'interminables minutes de marche seul avec ses pensées, y trouvant Ace déjà installé au bord du lit, une pochette de cuir étalée à côté de lui, sur la table de chevet. L'expression peinte sur son visage suffit à lui faire comprendre qu'il n'y aurait pas de trait d'humour, aujourd'hui, et qu'il n'était pas d'humeur pour un quelconque argumentaire. Réprimant un soupir las, Luffy ferma la porte derrière lui et lança son baladeur sur son oreiller, se déchaussant avant de s'asseoir sur sa couche, ouvrant sa main pour la présenter à son infirmier qui l'inspecta soigneusement, ses yeux noirs évaluant les dommages apparents.

Ses mains étaient brûlantes, comme toujours, son toucher presque insupportable sur sa peau encore tuméfiée et sensible ; la sienne ne présentait plus la moindre trace de sang. Il enfila une paire de gants, dont le claquement sec résonna dans le silence de la chambre, ouvrit la sache de compresses qu'il arrosa d'antiseptique sans détacher son regard de la balafre, sourcils froncés.

Luffy ne broncha pas quand sa chair s'enflamma sous le tissu imbibé qu'Ace passa et repassa encore, s'assurant de badigeonner la zone qui se teinta de cette couleur jaunâtre caractéristique, qui rappela à l'adolescent la longue et douloureuse étape de suture qui lui avait valu cette cicatrice sous l'œil, des années auparavant, à Rio.

Baptême du feu de son arrivée à l'orphelinat, couvert d'entailles, d'hématomes et d'une crasse si incrustée qu'il avait fallu des jours pour en venir à bout.

L'infirmière qui l'avait recousu avait mis une délicatesse toute particulière dans ses gestes, mais le souvenir restait douloureusement cuisant dans son esprit d'enfant. Points à vif, incompréhension, peur, nouveauté et chamboulement dans sa vie déjà erratique dans les rues de sa ville, tout l'avait angoissé, du personnel en blouse aux néons crus des salles qui s'étaient succédées. Les réminiscences de la terreur qu'il avait ressentie, à cet instant, furent suffisantes pour faire monter à ses yeux une nuée de points noirs, alors que le froid semblable à une pluie de glaçons dans sa nuque le laissa incapable de prévenir son infirmier de ce qu'il se passait.

Ace passa le fil dans le chas de l'aiguille recourbée en crochet, minuscule entre ses doigts, tira une bonne longueur de fil avant de le sectionner et de le reposer dans l'opercule plastique, s'intéressant à la seringue sous vide et au flacon qu'il souleva entre l'index et le pouce, ses yeux se portant cette fois sur le visage de son patient.

- … pour être franc, ça fait plus mal que la sut–

Il s'interrompit en détaillant Luffy, la profondeur de son regard, sa posture et la dureté du pli de sa bouche, instantanément rencardé sur l'identité de celui qu'il avait en face de lui. Dire qu'il était surpris serait mentir – lui-même donnerait n'importe quoi pour fuir ce qu'il s'était passé.

- Tu m'expliques ? exigea Zoro en levant la main, sourcil haussé.

- Cutter.

- Luffy se mutile pas.

- Lui, non. Quelqu'un d'autre l'a fait. Il lui a retiré la lame des mains.

Son expression était clairement désapprobatrice mais mêlée de lassitude, subtilité qui laissa Ace penser que le jeune homme était coutumier de ce genre de situation ; défendre des causes qui lui semblaient justes, peu importe les conséquences.

Reposant sa main sur sa cuisse, paume ouverte vers le ciel, Zoro lui désigna l'aiguille d'un geste du menton, visiblement désintéressé par l'anesthésiant local qu'Ace avait à lui proposer.

Rien d'étonnant, quand il était devenu clair pour le staff de la clinique que cet alter était là pour encaisser tout ce qui arrivait de mauvais à leur trio.

- … sûr ? insista l'infirmier en agitant le flacon.

- Fais ce que tu as à faire. Je ne bougerai pas, assura-t-il de sa voix monocorde.

Il obtempéra, reposant le matériel inutile à côté de lui pour prendre l'aiguille et se pencher sur l'entaille, qui laissait toujours apparaître la chair rose à l'air libre, entre la base de l'index et la ligne de vie. Plaie proprement incisée, tout autant de bords sains faciles à accrocher. Il commença la suture, lentement, prenant son temps pour assurer la symétrie de ses points – assez lâches pour permettre le mouvement et la cicatrisation, suffisamment serrés pour limiter tout risque d'aggravation.

Il n'y avait que le silence, entre les deux hommes, ponctués par leurs coups d'œil l'un vers l'autre, chacun attendant sûrement que l'autre soit le premier à briser la quiétude ; à la grande surprise d'Ace, ce fut son patient qui fit le premier pas, là où il se sentait lui-même à deux doigts de céder.

- … c'est Bonney, c'est ça… ? murmura Zoro sans le lâcher du regard.

- Qu'est-ce qui t'a mis sur la voie ? chuchota-t-il en piquant un nouveau point, le fil noir se teintant de pourpre à chaque passage sous la peau.

- C'est évident. Cette fille se déteste.

- Je ne te savais pas fin juge de la nature humaine.

- Easy. Je vis dans la tête de quelqu'un qui ne se supporte pas dans le miroir, sourit-il à voix basse.

Ace lui accordait le point.

Son talkie crachota, à son flanc, la voix de Law lui demandant si tout se passait bien avec Luffy – Zoro tendit son bras valide, le décrocha à le porta au visage de l'infirmier, pressant le bouton de retour. L'infirmier confirma et annonça, après une brève hésitation, que Zoro était présent ; la réponse ne se fit pas attendre, conforme à ce que tous deux devaient espérer : Law leur lâchait la bride, peu désireux d'intervenir dans leur face-à-face.

Avec les semaines, Ace était celui qui avait su apprivoiser le discret alter de leur dernier arrivé, et le psychiatre souhaitait conserver cette dynamique qui facilitait les rapports entre tous les protagonistes de la scène. La conversation prit fin sur cette note et Zoro raccrocha l'appareil à la hanche de son gardien, qui garda un œil vigilant sur la main qui frôla le lourd trousseau de clés fixé à sa ceinture.

La confiance avait des limites que l'infirmier ne souhaitait pas voir franchies. Ce travail quotidien était difficile, mais Law ne s'en était pas caché quand il les avait tous recrutés – vivre 24/7 avec les internés donnait cette sensation de pouvoir se lier, mais si l'exercice était possible pour les patients, il ne l'était pas dans l'autre sens. Il y avait cette retenue, cette barrière, invisible pour les yeux, maintenue en permanence malgré l'intimité inhérente à leur condition. Source de conflits intérieurs dans les rangs des soignants. Générateur de confusion chez les internés.

Ace trancha la base de son dernier nœud et se redressa, réunissant tous les déchets dans la sache contenant les compresses, se débarrassant de ses gants d'un geste transpirant l'habitude ; Zoro contemplait son travail, un air indéchiffrable sur le visage – sûrement en train d'évaluer les conséquences de cette blessure sur ses entrainements futurs.

- À quoi tu penses ?

- … mes katanas me manquent, murmura l'intéressé sans détacher son regard de ses paumes ouvertes.

- Si je peux me permettre d'être honnête, je n'aurais jamais imaginé que quelque chose puisse te manquer, avoua Ace en se lavant les mains dans le lavabo au fond de la pièce.

- … à croire que si.

- Tu veux qu'on en parle ?

Il secoua la tête, plia et déplia sa main, l'inspecta de plus près, éprouva la texture de la suture de la pulpe de ses doigts. L'impassibilité de ses traits rappela à Ace ses années chez les Spetsnaz, les heures d'insensibilisation, les nuits sans sommeil, l'interdiction de ne serait-ce que ressentir qui planait au-dessus d'eux comme une menace.

Et parce qu'il avait été de ces hommes dépouillés de sentiments, il ne lui était que plus facile de saisir, même de manière infime, tout ce que la personnalité qu'était Zoro pouvait dissimuler à son gré.

Un alter peut-être même plus dangereux que les autres, une fois réduit à ce qu'il y avait de plus épuré, dépossédé de tout ce qui pouvait esquisser en lui la moindre parcelle de faiblesse.

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Réponse aux guests :

Haper : Hello ! Je suis contente de voir que tu apprécies les histoires :) J'essaye de ne pas dire trop de bêtise, alors ça me fait plaisir que tu soulignes cet aspect. Kid en a encore sous le pied et il n'a pas encore montré tous ses petits talents, de même que Zoro, j'espère que la suite que je vous réserve va te plaire ! La relation entre Law et Luffy sera... un peu bizarre, pas vraiment une relation au sens où on l'entend, je croise aussi les doigts pour qu'elle tienne la route et convienne aux lecteurs ; nous verrons bien ! Merci d'avoir lu, à bientôt peut-être.


À la prochaine, prévue pour le mois de Mars ! D'ici là, soyez sages, n'hésitez pas à me faire part de vos avis, corrections et théories !