Ohayo mina !

Merci pour vos reviews et vos encouragements ! J'espère les mériter encore un peu avec ce chapitre, qui nous donne le ton sur la raison d'être de Zoro... pour ceux et celles qui ne l'auraient pas encore deviné ou qui hésiteraient encore :)

Il y a beaucoup de dialogues, mais c'est inhérent aux chapitres qui relatent les séances de psychanalyse…

Je ne gère pas très bien le portugais et il en sera fait mention dans quelques chapitres, dont celui-ci. S'il y a des natifs ou des personnes qui le pratiquent ici - si vous détectez quelques incohérences, surtout : corrigez-moi !

Je retrouve en bas de page la guest Fia, comme d'habitude, je vous souhaite un horrible Halloween et...

Enjoy it !


Chapitre 31 :

Jour 70. Numéro 3.

Louisiane, près d'Ostrica. Salle commune.
13h55.

Luffy leva le nez de ses croquis quand la silhouette d'Ace apparut dans son champ de vision, sur sa droite, mains dans les poches et l'air toujours aussi décontracté – il jeta un coup d'œil à la pendule, se rappela que l'heure de son rendez-vous était arrivée et réprima un marmonnement dépité.

- Désolé, Sugar, sourit Ace en s'adressant à la fillette contrariée qui le foudroya du regard.

- Et je fais quoi, moi, toute seule… ?

- Bonney t'attend à l'étage. Cours de bio, aujourd'hui, annonça-t-il en passant une main dans la frange boudeuse de la fillette, dont le regard s'illumina aussitôt.

Luffy se demanda, brièvement, si lui aussi avait ce genre de regard quand Sabo lui accordait un peu de son temps libre ; si lui aussi affichait cette expression quand son frère ou sa sœur délaissaient leur travail ou leurs études pour passer des heures avec lui, sans tenir compte de ses autres personnalités, sans chercher à le punir pour ce qu'ils avaient fait.
L'infirmière semblait se ficher des antécédents de Sugar, et c'était le même constat qui se posait quand il était question des autres soignants et des internés qu'ils avaient sous leur garde ; l'atmosphère était toujours un iota électrique, les gestes prudents et l'attention focalisée à 100%, mais personne ne payait – au-delà de leur privation de liberté – les horreurs qu'ils avaient tous pu commettre hors de l'asile.

Il repoussa ses notes vers Sugar, lui tapota l'épaule et quitta sa chaise, récupérant la pochette qu'Ace avait gardée sous son bras et qu'il lui tendait, à présent, et qu'il reconnut entre mille : le contenant de son questionnaire, qu'il n'avait pas terminé lui-même et qui lui avait sûrement permis de corroborer ses hypothèses, abattant le dernier mur qui le séparait de la dernière personnalité.

- Vous m'avez pas dit combien de temps durerait le rendez-vous.

- Parce qu'on en sait rien, répondit Ace en esquissant un sourire, son allumette suivant le mouvement. Quand il est question de thérapie, Law sait quand débute la séance, mais jamais quand ça se termine. Ça dépend de toi… de lui… de la qualité de votre échange.

- … je vais m'endormir si je reste vissé dans son fauteuil pendant plus d'une heure.- Ne t'en fais pas, il a l'habitude.

Arrivé au bout du couloir qui menait à l'unique escalier desservant le bureau du psychiatre, Luffy ne put s'empêcher de songer à la configuration des lieux, aux dédales volontaires des corridors, au design épuré et aux portes qui se ressemblaient toutes – l'architecture n'était pas qu'affaire de goût ou de praticité, elle était également faite pour limiter les repères visuels et embrouiller celui qui s'y risquait. Zoro, avec son sens déplorable de l'orientation, n'était pas d'un grand secours mais sa mémoire faisait le job, comme celle de Luffy. Difficile de s'y retrouver, mais pas impossible, le but étant de cartographier l'endroit de la manière la plus précise qui soit en un laps de temps record.

Ace sur ses talons, toute fuite était à oublier ; les rampes permettaient une descente accélérée, comme l'avait prouvé Kid, mais la montée dans les mêmes conditions était plus ardue. Ces marches, qui n'avaient pour seul horizon que le bureau de Law, étaient un goulot d'étranglement qui permettait de défendre la position contre n'importe quelle agression, et Luffy était prêt à parier que Law était armé et loin d'être nul en tir.

Il atteignit le dernier palier et arriva face à la porte en ébène laissée entrouverte, signe que le directeur était disponible ; Ace frappa discrètement au battant et l'écarta du bout des doigts, avant de lui faire signe d'entrer et de refermer derrière lui. Le soleil qui baignait la région illuminait le bureau et le mobilier brun, inondant le parquet et les tapis, donnant une lueur mordorée aux tentures et aux murs clairs. Law était penché sur son ordinateur, ses lunettes reflétant l'écran couvert de lignes, ses longs doigts frappant le clavier en rythme, lui rappelant la secrétaire de l'orphelinat qui avait mis une poignée de secondes, sur son vieil ordinateur perpétuellement sous le coup de vent d'un ventilateur tout aussi usé, à saisir tout ce qui le concernait et qui tenait en deux pauvres phrases qui ne les avançaient pas beaucoup.

- Installe-toi, Luffy, murmura-t-il sans détacher son regard de son travail.

Il se déchaussa, marcha pieds nus jusqu'au fauteuil et s'y vautra dans un soupir de bien-être – un bon point qu'il ne pouvait pas retirer au psychiatre, il savait comment choisir les meilleures assises pour ses patients. Il lorgna les vinyles qui trônaient sur la commode, jeta un coup d'œil à Law toujours plongé dans son rapport et tendit le bras pour attraper le coin d'une pochette sombre, qui détonait dans la pile colorée qui s'amoncelait à côté du tourne-disque.
Blue Oyster Cult.
Pas mal.
Il se redressa et, sans un bruit, sortit le disque de son kraft et le déposa sur la platine, qu'il alluma avant de positionner le diamant dans un léger crissement qui ne fit pas broncher le psychiatre, son visage n'exprimant rien d'autre que de la concentration alors que les premières notes du « Reaper » résonnaient dans la pièce.

Les minutes s'étirèrent, troublées par le cliquetis du clavier et la musique réglée au minium dans le soleil de l'après-midi, avant que Law ne raccroche enfin en fermant son écran, dépliant sa longue silhouette avant de contourner son mobilier pour rejoindre Luffy, s'asseyant dans son divan – le détail avait le don de l'amuser, l'image voulant que seul le patient ait le loisir de s'installer à cet endroit, mais ce n'était pas la première singularité à laquelle il assisterait ici.- Alors… on commence par quoi… ? marmonna l'adolescent en ramenant ses pieds sous ses fesses, ses genoux pressés contre son torse.

- As-tu des questions ?

- … c'en était une.

- Subtilement impertinent, c'est un début, sourit Law en abandonnant son carnet sur la table basse. Je t'écoute.

- Pourquoi vous vouliez que je ramène ça ?

Il agita la pochette, Law ne sembla pas avoir besoin d'en questionner le contenu. Ses yeux clairs s'attardèrent sur les feuillets avant de revenir à lui, et Luffy ne sut pas expliquer le sentiment qui le traversa à cet instant – l'impression qu'il avait été stupide de ne pas avoir deviné avant, parce que ça semblait être une telle évidence pour lui.

- Pour qu'on puisse en discuter, si tu le veux.

- Je vois pas pourquoi vous avez besoin de ça. C'est pour aider à poser un diagnostic et vous l'avez déjà.

- Bien vu, acquiesça le psychiatre. En effet, je n'en ai pas besoin, mais c'était une phase nécessaire. Les questions avaient l'unique but de te rafraîchir la mémoire et de faciliter l'accès à tes souvenirs.

- Pour quoi faire ?

- … pour l'hypnose, éventuellement.

Luffy ne put réprimer le ronflement dédaigneux qui s'échappa de son nez, secoua la tête et croisa les bras, déjà dans une attitude criante de rejet.
Cette idée lui semblait tellement stupide, surtout à en juger l'expérience et l'opinion qu'il avait de cette pratique.

- Inutile. Ça marche pas sur moi.

- Comment peux-tu en être certain ?

- Dans un spectacle de rue, l'année dernière. C'a rien fait.

- Ne compare pas l'hypnose de spectacle et la thérapie, sourit Law en ramenant ses jambes en tailleur, confortablement posé contre son dossier. Elles n'ont rien en commun. Ceux qui la pratiquent en masse ne peuvent pas t'hypnotiser.

- … pourquoi ?

- Le but de l'hypnose est de te mettre dans un état de conscience modifiée. Tu es déjà en état de dissociation permanente... ça ne peut pas marcher, c'est trop subtil à réaliser. Ça pourrait même être plutôt dangereux.

- Pour moi… ou pour vous ?

- Pour nous deux. Surtout pour toi, précisa Law en retirant ses lunettes. Mais si tu as envie qu'on travaille de cette manière, c'est faisable.

L'idée méritait d'être étudiée.

Luffy avait perpétuellement en tête une des premières discussions qu'il avait eues avec Law, quelques jours après son arrivée à l'asile ; la suggestion qu'il fallait réunir leurs entités pour créer une réassociation et que, pour se faire, ils devaient trouver l'origine de ses alters, rendre leur dissociation inutile pour les forcer à se réunir. À un prix qu'il ne mesurait pas encore, et dont il peinait à imaginer l'envergure.

- Toutefois… je ne peux le faire que si tu m'en donnes l'autorisation.

- C'est pas parce que moi je la donne que ça vaut pour les autres.

La remarque était juste, et là se poserait toute la difficulté de leurs échanges pendant les séances ; il avait réalisé les mêmes prouesses avec Pudding, des heures durant, cette perspective était loin de l'inquiéter mais demeurait toujours une part d'incertitude, presque excitante, qu'il était pressé d'éprouver avec son patient.

- Tu peux te dévouer en premier. Je suis sûr que les autres ne se bousculent pas au portillon pour me parler… je me trompe ?

- Non, vous avez mis dans le mille, soupira Luffy en se grattant la tête. Ils ont… pas très envie de servir de cobaye pour le moment.

- … tu me laisses essayer ?

Il hésita un instant, renonçant à peser le pour et le contre et le long monologue intérieur qui risquait de s'ensuivre pour agir à l'instinct et acquiescer, donnant son assentiment sans être bien certain de ce qu'il venait vraiment de faire, et dans quoi il s'était engagé. Law se retourna, fouilla dans sa commode par-dessus le divan et en sortit un objet que Luffy reconnut à la seconde même – le métronome qui se trouvait dans sa chambre, que Nami lui avait offert des années auparavant.

Le psychiatre le déposa près de lui, proche du tourne-disque dont il leva le diamant pour interrompre le son ; le silence revint, vite troublé par le claquement rythmé du métronome qu'il mit en route, sur une fréquence classique que Nami suivait régulièrement quand elle s'entraînait au piano.
Il s'apprêtait à fermer les yeux quand son regard s'arrêta sur le livre que Law avait dans les mains, et dont la couverture lustrée mais cornée lui était terriblement familière – son livre de contes.

- … vous faites quoi, là ?

- Je vais te lire une histoire, répondit posément le psychiatre en feuilletant l'ouvrage.

- … j'ai vingt ans.

- Et j'en suis parfaitement au fait.

- Je vous suis pas, là.

Law se contenta d'un énième sourire en coin et lui fit signe de s'installer confortablement et de fermer les yeux ; Luffy inspira profondément, réprima un soupir contrit et s'enfonça un peu plus dans son fauteuil, laissant ses paupières se fermer sur le plafond éclairé par les rais de lumière pour plonger dans la pénombre.

Il se sentait stupide d'être là, les yeux clos, à attendre il ne savait quelles suggestions de la part de cet homme qui voulait explorer chaque recoin de son cerveau ; il avait conscience de ne pas être dans le meilleur état d'esprit possible, la tête pleine de pensées hasardeuses, bourré de méfiance et d'à priori, une partie de lui désirant se prêter à ce jeu et une autre refusant farouchement l'accès à quoi que ce soit d'intime le concernant.
Et puis, plus bizarre encore, il trouvait complètement incongru le fait que le psychiatre débute leur séance par quelque chose d'aussi décalé que lui lire un conte – quel psy faisait ça, dans son cabinet, sérieusement ?Il sourit quand Law s'éclaircit la gorge avant de commencer l'histoire, d'un portugais hésitant et aussi mauvais que celui de Shanks à leurs débuts ; lui rappelant immanquablement leurs premiers essais de conversation maladroites, leurs incompréhensions.

- « … Na orla de uma grande foresta–»

- Floresta, corrigea-t-il à voix basse.

- « Floresta– vivia um pobre lenhador, sua esposa e dois filhos. O nome do menino era Hansel e a menina Grethel– »

Il se demanda, brièvement, si Law butait volontairement sur les mots pour l'obliger à interagir et amorcer un lien entre eux pour cette expérience, ou si le psychiatre n'était tout simplement pas familier des langues latines et de la prononciation rude que pouvait souvent revêtir le portugais.

Le bruit du métronome, sec, net, prenait presque le pas sur la voix de son psychiatre, basse et grave ; il pouvait toujours l'entendre, mais il l'intégrait davantage comme un fond sonore pour ses pensées que comme une véritable source d'écoute et de réflexions. Il connaissait ce conte par cœur, celui que préférait Sabo entre tous. C'était aussi celui qu'on lui avait lu, à l'orphelinat, peu de temps après son arrivée, quand il avait été autorisé à rejoindre les autres enfants en mal de famille une fois la batterie de tests complets enfin réalisée.

Il se rappela, dans un éclat furtif, le dortoir aux murs de chaux dorés, les cadres désuets qui y étaient accrochés, les fleurs séchées suspendues au-dessus de la porte avec l'éternelle croix de bois dont de multiples copies étaient fixées un peu partout dans les bâtiments. La patience de celle qui leur lisait cette histoire – son prénom lui échappait – et son timbre chantant, qui s'appliquait à mettre le ton pour chaque ligne de dialogue, pas du tout ce que faisait Law à cet instant. Luffy ne perdit pas de temps à s'interroger sur une possible paternité du directeur : il ne le concevait pas avec des enfants, donc aucune occasion de lire des histoires à des mômes, en théorie.

Lui aurait aimé en avoir.

Pas certain qu'il aurait été capable de s'en occuper correctement, et il aurait de toute façon botté en touche pour éviter ce sujet aussi longtemps que possible – si tant était qu'il ait réussi à se mettre en ménage avec quelqu'un sans tout ruiner – mais l'envie était là. Pas réellement présente au point de l'obséder, mais elle demeurait, tout au fond de son crâne, comme une idée latente qui n'avait pas encore d'aspect concret.

- « Uma bruxa tão velha como pedras saiu de casa apodia– »

- Apoiada.

- « Apoiada– », répéta Law en tournant la page. « … Em uma bengala. Como ela não foi enganada– »

- … j'avais peur de la sorcière, avant, murmura Luffy en gardant les yeux clos.

Le psychiatre lui jeta un regard, gardant le silence, contemplant son patient immobile.

- Zoro déteste cette histoire, poursuivit-il sans bouger de sa place.

- Est-ce qu'il a peur de la sorcière, lui aussi… ?

- Non. Et ça fait longtemps que j'ai arrêté d'avoir peur des monstres des contes.

- Alors… pourquoi est-ce qu'il n'aime pas cette histoire en particulier ?

Luffy était incapable de le dire.

Son alter ne s'était jamais attardé sur le sujet.

Tout ce qu'il savait, c'était qu'il refusait d'entendre ce récit quand c'était à lui que Shanks contait une histoire, parfois – le gouverneur n'avait jamais objecté, préférant abonder dans son sens. Ce souvenir le renvoya à une autre de ses pensées, une de celles qu'il avait eues des années auparavant, quand il était encore en train de chercher, à tâtons, les limites de ses personnalités, la sienne, l'environnement qu'ils s'accordaient et leurs échanges.
Zoro avait-il jamais été un gosse, comme lui, ou avait-il toujours été l'homme qu'il semblait être depuis toujours ? La réponse était simple, pour lui qui avait passé des années à évoquer le sujet avec son alter, mais sûrement totalement étrangère à Law.

- Je sais pas. Vous n'aurez qu'à lui demander vous-même, argua l'adolescent en replaçant sa nuque contre le dossier du fauteuil.

- Peut-être la prochaine fois, sembla sourire le psychiatre avant que le froissement des pages ne résonne de nouveau avec le métronome.

Il reprit sa lecture, Luffy s'efforça d'être plus attentif à l'histoire, mais son cerveau semblait ne pas vouloir couper le flux, tiraillé entre les souvenirs de l'orphelinat et ceux de ses premières nuits à la villa. Perdu dans son lit qui lui paraissait trop grand, dans sa chambre immense pleine de recoins où les ombres bougeaient. Il entendait les voix, dans le couloir, sûrement celle de Shanks, avec laquelle il n'était pas encore familier, dans une langue inconnue dont il n'arrivait à extraire aucun mot. Tout était source de confusion, sans distinction, mais il s'était promis de ne pas céder et de rester à bord, sans Zoro pour l'aider. Il devait grandir, affronter cette situation qui était loin d'être aussi horrible que celles qu'il avait vécues jusqu'ici.

Hors de question de laisser Kid à sa place – quand bien même il n'avait pas encore de lien avec cette famille qui l'avait adopté, il refusait l'éventualité de retourner au Brésil, d'être renvoyé à sa solitude s'ils se rendaient compte que quelque chose clochait.
Il se rappelait de toutes ces nuits où il se levait de son lit, osant poser ses pieds sur le parquet tiède en bravant l'idée que le monstre sous le lit allait l'attraper et l'emmener pour traverser sa chambre et sortir sur le palier plongé dans le noir, suivant le rai de lumière au bout du petit couloir qui menait à son nouveau père ; les coups timides qu'il donnait à la porte avant de l'entrouvrir et de jeter un coup d'œil à l'intérieur, le trouvant en train de lire ou penché sur l'écran cathodique de son vieil ordinateur, lui offrant ce que Sabo appelait un regard de Bambi avant de venir se réfugier dans son étreinte.
Nami ne lui disait jamais non, elle aussi. Pas plus que Sabo.
Et à cet instant-là, peut-être avait-il songé que plus jamais il n'aurait besoin de Kid ou de Zoro, et qu'il pouvait égoïstement garder cette vie-là juste pour lui.

- Ce ne serait pas égoïste, tu sais ? murmura Law.

- Ça fait longtemps que je parle tout haut ? marmonna-t-il, dépité.

- Pas tellement. Tu veux qu'on en parle ?

Il l'entendit fermer le livre, le poser sur la commode, ralentir la fréquence du métronome. L'invitation n'en était pas vraiment une, mais pour cette fois, il se sentait d'humeur à discuter. Peut-être pour évacuer le trop-plein de pensées qui se bousculaient dans sa tête et qu'il n'arrivait plus à gérer, qu'il pouvait balancer à Law quand bien même elles étaient sans queue ni tête.
Il garda les yeux fermés, à l'abri dans l'obscurité, sa manière à lui d'être loin de la clinique, de nier ce qui l'entourait.

- J'ai… toujours une partie de moi qui veut être seule. Avoir… ma vie à moi, sans avoir à la partager avec qui que ce soit.

- Comme tout le monde.

- Mais je suis pas « tout le monde ». J'ai… des responsabilités. Je peux pas tout lâcher comme ça.

Impossible de les abandonner derrière lui.

Il avait aussi compris, depuis bien longtemps, qu'il ne pourrait jamais récupérer les pans de vie qui lui manquaient et qui étaient propres à ses alters. Que ces instants-là étaient perdus, sans eux, les bons comme les mauvais. Il savait aussi que tous les quatre avaient leur raison d'être, et qu'il y avait de très bonnes raisons pour que chacun garde son jardin à lui.

- Tu te sens responsable d'eux ? De Kid, Zoro, Nojiko ?

- Qui ne se sentirait pas responsable, à ma place ? répliqua-t-il. C'est de ma faute s'ils sont là. Et j'en ai fini de fuir et de nier, ça ne sert à rien. Autant assumer.

- C'est un bon pas, admit Law en prenant des notes, à en juger le discret crissement du crayon sur le papier. Mais il y a encore du chemin avant d'arriver au bout du processus… tu t'en rends compte ?

- Un peu mieux, maintenant.

Est-ce qu'il était prêt, en revanche, à aller jusqu'à la dernière étape ? Difficile à dire. Peut-être trop tôt, même.
Il se sentait comme un agent double, à œuvrer dans deux camps différents, tout ça pour son propre compte au final ; ni pour les gagnants, ni pour les perdants, dont il était incapable de se figurer l'identité.
C'était exactement ce que lui avait signifié Ace, à son arrivée à l'asile : sa place était peut-être l'une des moins enviables, parce qu'il avait parfaitement conscience de sa situation, de ses conséquences, du déchirement qu'il pouvait ressentir, pétri d'angoisses et de doutes.

Il savait ce qu'il pouvait obtenir et ce qu'il pouvait perdre à jamais, et avoir à faire ce choix en toute connaissance de cause, en pesant le pour et le contre, était un crève-cœur qui le minait peut-être plus que le reste.

- … le conte. Pourquoi vous avez choisi celui-là ? chuchota-t-il pour chasser les idées noires qui s'accumulaient et menaçaient de rompre le fragile équilibre du moment. C'est pas le premier du livre.

- C'était celui que ma mère nous lisait souvent, murmura Law. Celui que Lami préférait.

- Pas vous ?

- Mmn. J'avais un faible pour les poèmes. Les contes, ce n'était pas vraiment ma tasse de thé, s'esclaffa-t-il à voix basse.

Nojiko saurait apprécier ce trait de personnalité, Luffy en était certain.

- … il y en avait un, à l'orphelinat. Sur le mur d'enceinte, à l'extérieur. C'était… c'était pas officiel, même pas vraiment un poème. Plus… poétique. Genre, un tag. Des gens font ça. Ecrire sur les murs.

- Tu t'en rappelles ?

Plus ou moins nettement, le souvenir était difficile à happer – pas parce qu'il était trop vieux, mais parce qu'à cette époque, il ne savait pas encore lire. Il avait demandé à une des Sœurs de lui en faire la lecture, de nombreuses fois, et il n'avait jamais su pourquoi il avait trouvé un intérêt à ce genre d'œuvres, surtout à son âge.

- C'était une citation, je crois. En anglais… ça doit donner… quelque chose comme « La liberté est un des dons les plus précieux que les Cieux firent aux hommes ».

- Ah… Cervantès, approuva le psychiatre. Très juste. Qu'est-ce que ça t'évoque ?

- Bonne question. C'est… une notion un peu abstraite, pour moi, la liberté.

- Tu aimes cette idée ?

Il la chérissait, même.
Il ignorait encore si être libre signifiait mener sa vie comme tous les quatre l'entendaient, affranchis des contraintes sociales, détachés des obligations qui les bridaient, ou s'il était question de sa liberté, à lui, la liberté de garder le contrôle, d'être seul maître à bord sans être esclave de ses émotions et de ses absences.

- Qui ne l'aimerait pas ? sourit Luffy en laissant ses pensées l'emmener dans la cour de l'orphelinat où, malgré les murs qui le séparaient du reste du monde, il avait trouvé un sens différent au mot liberté – moins libre de ses mouvements, mais à l'abri de tout ce qu'il avait vu et enduré dans la rue, dont les rares souvenirs qu'il avait encore étaient terriblement vivaces. Vous n'appréciez pas votre liberté, vous ?

- Elle est relative. Comme la tienne en ce moment.

- Elle conviendrait à pas mal de monde. C'est quoi, votre poème préféré, alors ?

Le changement de sujet ne sembla pas le déstabiliser outre mesure, à en juger par la régularité de sa respiration que Luffy percevait, sur sa gauche.

- Peut-être le hasard fait-il bien les choses, murmura Law avec cette esquisse de sourire dans la voix, mais il est brésilien. C'est « Cançao », de Cecilia Meireles.

- C'est à propos ?

- D'un rêve posé dans un bateau envoyé pour s'échouer.

- … c'est super beau.

- N'est-ce pas ?...

Leur conversation marqua une halte, pendant ce que Luffy pensa être de longues minutes mais dont il n'était pas réellement certain, à bien y penser. Il resta là, étendu dans le fauteuil dans lequel il lui semblait être enfoncé jusqu'aux épaules, les jambes par-dessous l'accoudoir, ses bras croisés sur sa poitrine plus lourds que jamais.

- À quoi est-ce que tu penses ? demanda le psychiatre.

- … À l'orphelinat.

- C'est ce qui te vient spontanément ?

- Mmn.

- Tu saurais me dire pourquoi ?

- Sais pas. C'est… peut-être là que c'a vraiment commencé. Avec Kid. Zoro. Nos échanges, soupira-t-il.

- C'est ton premier souvenir ?

- … non.

- Tu saurais t'en rappeler ?

- … peut-être.

Il aurait voulu argumenter, développer ses réponses, mais il n'en ressentait pas réellement le besoin ; le faire lui coûterait trop d'énergie, et il se sentait beaucoup trop bien, dans la tiédeur du bureau, bercé par le claquement lancinant du métronome, l'odeur de livres, de clou de girofle et de menthe qui régnait dans la pièce, sa respiration apaisée, la présence bizarrement secondaire de Law à ses côtés.

- Alemão.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Une favela. La mienne.

- C'est grand… ?

- Trop. Beaucoup d'escaliers. Y'a… des câbles aériens. Pas beaucoup d'arbres.

- Il y a du monde ?

- Pas toujours.

Ses ressentis, nets, étaient paradoxaux, un échantillon hautement concentré de ce qu'il se rappelait avoir vécu à l'époque où il vivait dehors ; il était perpétuellement trimballé d'un bout à l'autre de la favela, voire dans Rio même quand Kid osait s'y aventurer, avec toujours la même pensée en boucle dans la tête : « S'arrêter, c'est mourir ». Rester toujours au même endroit attirait l'attention, en contradiction avec son instinct qui le poussait à s'attarder pour prendre le temps d'observer.
Il se rappelait ses premiers chaos, la sensation d'avoir faim à en mourir et se réveiller plus tard dans la journée, au soleil couchant, avec cette impression de ventre tellement plein qu'il en était douloureux, du sang plein les loques qui lui servaient de vêtements. L'œuvre de Zoro, parfois celle de Kid, plus rarement la sienne.

Ces instants passés terré sous des tôles rouillées, trempé de pluie, glacé jusqu'aux os, planqué entre deux poubelles au passage d'une patrouille, à patauger dans la boue et les égouts pendant la saison des pluies, qui entraînaient toutes les immondices dont le monde ne voulait plus dans les pentes vertigineuses qui sillonnaient les habitations.
Tous ces moments privés de souvenirs, qui le laissaient confus, désorienté, incapable de retrouver son chemin, le corps perclus de douleurs qu'il pensait impossibles, à son âge.

- Tu y es né ?

- … je crois, oui.

- Tu te rappelles de tes parents ?

- Je sais pas. Une femme… peut-être ma mère. J'en sais rien, en fait. … peut-être que je l'imagine.

- Tu peux me la décrire ?

- … brune. C'est tout.

- Et ton père ?

- … personne. Juste cette femme. Et du bruit. Surtout du bruit.

Law poursuivit sa prise de note, hâtant l'écriture, désirant ne pas perdre la moindre miette d'informations.

- Tu penses à autre chose ? Ça peut être… quelqu'un. Quelque chose. Un endroit… un objet… ce que tu veux.

Luffy fronça les sourcils, ses narines se dilatèrent ; le pli de sa bouche devint amer, ses traits se durcirent – Law suspendit son crayon au-dessus de sa feuille, immobile, scrutant l'expression de son vis-à-vis qui semblait en proie à son habituelle bataille intérieure ; il ne pouvait pas non plus se débarrasser de cette sensation d'alerte qui hérissait sa peau, faisait naître une goutte de sueur moite sur sa nuque, lui rappelant la douloureuse expérience qu'il avait eue avec Zoro dans la salle aveugle de l'asile.

- …Luffy ?

Son patient rouvrit les yeux dans un sursaut, le souffle court, statufié un bref instant pendant lequel le psychiatre l'observa soigneusement, de sa déglutition au film de sueur sur sa peau, pupilles dilatées et regard fixé au plafond.

- … Zoro ?

- Arrête ça, murmura la voix grave de son interlocuteur, basse mais toujours empreinte de cette menace voilée à peine perceptible.

- Qu'est-ce qui te fait venir parmi nous ?

- À toi de me le dire. Je sais juste que tu peux pas aller plus loin.

- … nous évoquions des souvenirs, notamment son enfance à Rio. Tu saurais m'en dire plus ?

Zoro tourna la tête, affrontant son regard ; la dureté de son expression, en telle opposition à la douceur parfois candide qui émanait de Luffy malgré sa régulière mauvaise humeur ne cesserait jamais de le surprendre. Il n'avait plus l'impression d'être en présence d'un adolescent perturbé, mais d'un homme prêt à tout et qui ne reculerait devant rien pour se protéger et garder ses secrets. Comment lui extorquer des informations sans pour autant se heurter au bouclier impénétrable qu'il maintenait levé entre lui et le reste du monde ?

Si Luffy lui semblait souvent énigmatique, que pouvait-il seulement dire de ses autres personnalités, d'autant plus en ce qui concernait Nojiko qu'il n'avait pas encore rencontrée ?
Il nota également l'usage du tutoiement, semblable à celui de leur premier échange forcé – quand Zoro avait menacé de l'affubler d'une moelle épinière en papier mâché.

- J'ai pas à parler de ça.

- Pourquoi ?

- Luffy lui-même n'a pas accès à ce genre de souvenirs… alors en ce qui te concerne, n'en parlons pas, rétorqua le jeune homme en tendant le bras derrière lui pour stopper le métronome dans sa course, ramenant le silence dans la pièce.

- Il semblait plutôt disposé à parler, avant que tu ne nous rejoignes.

- Mmn. C'est toujours plus facile de vouloir que de pouvoir…

- Qu'est-ce que tu entends par là ?

Zoro sembla chercher ses mots, à en juger son expression pensive et ses yeux perdus dans le vague – mais pas si perdus que ça, à en croire la lueur que le psychiatre y percevait.

- J'entends… que Luffy ne se rend pas compte de ce que ça représente. Il est disposé à parler, comme tu le formules si bien… mais il ne sait même pas où il met les pieds.

- Mais si toi tu le sais… rien ne t'empêche de me le confier ?

- Luffy ne m'a pas donné le feu vert.

Law prit une note supplémentaire.

De toute évidence, il n'était pas question que Zoro s'affranchisse de l'autorité certaine que Luffy semblait avoir sur lui ; Kid paraissait s'en ficher comme d'une guigne et il ignorait à quel comportement s'attendre du côté de son alter féminin. Peut-être même, dans une certaine mesure, que tous suivaient une certaine éthique, un code moral auquel même Kid était assujetti – malgré lui ou par nécessité, cet aspect restait à démontrer – et qui les empêchaient de se nuire mutuellement ; intentionnellement, tout du moins.

- Admettons, renchérit Law en reposant son crayon et son carnet, se tendant vers Zoro dont le regard n'avait pas lâché le sien. Admettons que Luffy consente. Est-ce que tu serais prêt à jouer le jeu ? À me dire ce que tu sais ?

- … honnêtement ? Je n'en sais rien.

- Pourquoi ? Ce serait trop difficile pour toi ?

Il sentit le changement dans l'attitude de son interlocuteur, le léger tressaillement de ses muscles, le tic de sa joue, une large couche d'agacement sur un masque de colère, mais aussi la bile qu'il donnait l'impression de ravaler avec toute la difficulté du monde ; la seconde nécessaire pour qu'il se compose une nouvelle façade, tout aussi solide qu'avant, mais qui avait laissé entrevoir une faiblesse toute humaine. Zoro leva les yeux au ciel, mais l'un comme l'autre sut qu'il était trop tard pour jouer cette carte-là.

- … comme tu voudras. Puis-je poser une question ?

Il lui donna son assentiment d'un geste sec du menton, croisa les mains derrière sa tête et s'installa dans le fauteuil avec une nonchalance qui lui rappela Ace et son attitude ouvertement contestataire ; Law ne connaissait pas encore assez cette personnalité-là pour savoir si cette posture était naturellement provocatrice, ou si elle n'était qu'un trait de son tempérament. Il décida de ne pas en tenir compte pour le moment et de poursuivre, affichant lui aussi sa plus belle neutralité.

- J'ai parlé de toi avec Sabo et Nami. Ils n'avaient pas… énormément d'informations, mais j'ai relevé quelques assertions qui m'ont intrigué.

- Ce n'est pas une question.

- J'y viens, acquiesça le psychiatre en s'accoudant à ses genoux, penché vers Zoro qui le toisait de sa place, statue figée dans l'attente du verdict. Ils te donnent moins de vingt-cinq ans. … toi et moi, on sait que ce n'est pas vrai, n'est-ce pas… ?

Le jeune homme esquissa un sourire, hocha la tête et se mordit la lèvre, semblant hésiter à travers son masque d'assurance – une attitude qui ne fut pas sans lui rappeler Luffy, en un sens.

- Tu es plus vieux que ça, poursuivit-il sans ciller. Bien plus qu'eux.

- Tu veux vraiment jouer aux devinettes ?

- Ça m'intrigue, répéta-t-il en haussant le sourcil. Trente ?

- Trente-deux. Je crois.

- … tu crois ?

- Mmn. Difficile à déterminer, soupira-t-il dans un haussement d'épaule.

Law se targuait de savoir quand on lui mentait – ou, à défaut, quand on lui cachait quelque chose – et il ne sentait rien de tel chez Zoro à cet instant ; rien d'autre qu'une réponse franche, avec ce qu'elle comptait d'incertitude. Restait à savoir pourquoi cet âge, qui revêtait un caractère plutôt précis malgré le flou qui demeurait autour.

- Et quand es-tu arrivé… ?

- Bonne question. Je dirais… il y a un peu plus de quinze ans. Le temps est… une notion… abstraite, parfois.

Le psychiatre nota la mélancolie dans sa voix, qu'il n'aurait jamais soupçonnée chez lui, mais ne la releva pas à haute voix ; le but étant de ne pas braquer Zoro, qui semblait décidé à ouvrir un peu plus la forteresse imprenable en haut de laquelle tous les alters semblaient s'être juchés.

- Luffy avait… 5, 6 ans ?

- Quelque chose comme ça.

- Ça te faisait dix-sept ans. Un ado… pas vraiment un adulte.

- C'a l'air de te surprendre.

- Je mets ma main à couper que tu as une fonction défensive. C'est toi, le dernier rempart. Plus calé que Kid en la matière. Ce qui me laisse penser que Kid est plus jeune que toi, contrairement à ce qui se dessine quand on voit vos personnalités sur le papier…

Il se leva, sentant le regard de Zoro sur sa nuque en arpentant la pièce, lentement, à distance raisonnable de son interlocuteur – c'était lui, à présent, qui hésitait à poursuivre la conversation. Il avançait à tâtons, sans filet au-dessus du vide, sans ses notes et ses réflexions pour assurer sa prise. Un jeu de devinettes, comme l'avait suggéré l'alter de Luffy.

- …ce qui m'amène à m'interroger sur ce que tu ne veux pas me dire. Sur la raison qui t'a fait naître. Quelque chose d'assez gros… pour que même Kid en vienne à baisser les armes. Quelque chose que lui aussi sait, mais qui le dépasse. Ils avaient besoin de quelqu'un de plus vieux… mais pas forcément pour les protéger. Pas au sens où on l'entend.

Zoro décroisa et recroisa ses chevilles, le geste saccadé de son pied n'échappa pas au directeur de l'asile qui pesa, pendant une poignée de secondes qui lui parut interminable, le pour et le contre parmi toutes les options qui s'offraient à lui.

- … tu n'étais ni assez vieux, ni assez expérimenté pour vous dégager du pétrin dans lequel vous étiez. Et d'ailleurs, tu n'as jamais pu vous sortir de ce à quoi Luffy et Kid essayaient d'échapper, annonça-t-il après un instant de silence – suffisamment marqué pour que la réaction de Zoro ne lui confirme sa suggestion. C'est ce qui te rend aussi implacable, maintenant, parce que c'est ce que tu considères comme une erreur, comme celle qui concerne Vivi Néfertari et qui vous a amenés ici.

- … non… tu avais juste l'âge qu'il fallait pour comprendre ce qu'il se passait, et l'encaisser. Faute de mieux.

Le silence s'étira entre eux, dans un duel de regard dans lequel aucun des protagonistes ne voulait céder la moindre part de terrain. Law avait lancé sa ligne et attendait que le poisson morde, tout en sachant que l'espoir était maigre, mais la ténacité était tout ce qu'il pouvait avoir, à cet instant, face à cet alter redoutable qui ne pouvait supporter le moindre écart.

- Je ne peux pas… affirmer quoi que ce soit. Pas quand il reste… de telles zones grises. Ce ne sont que des suppositions, mais je pense avoir compris de quoi tu es fais. Ce que tu gardes loin de Luffy, et même de Kid. Encore plus de Nojiko.

Zoro inspira profondément, décroisa ses mains et les posa, délicatement, au bord des accoudoirs, le visage fermé, avant de se redresser et de se hisser avec la même lenteur – Law était incapable de s'expliquer comment ou pourquoi, mais Luffy lui parut infiniment plus grand et plus imposant, à cet instant, semblant projeter une ombre presque aussi grande que la sienne, similaire à celle d'Ace. L'effet que les personnalités multiples pouvaient causer, malgré tout ce que les éminences scientifiques pouvaient en dire, en affichant ce petit quelque chose de plus qui les rendait si différenciables les unes des autres.

- On a terminé, annonça Zoro en lissant méthodiquement son tee-shirt.

- Il reste encore du temps pour la–

- J'ai dit : on a terminé.

Le timbre était sans appel.

Rien qui puisse impressionner Law, qui reconnaissait volontiers avoir un problème avec l'autorité et des difficultés à ne pas franchir les limites ; un simple avertissement, dans le fond de la voix, qui indiquait que Zoro, lui, avait atteint ses propres limites et qu'il était dangereusement près de les franchir. Voire même qu'il avait mis le pied dessus, et qu'il était beaucoup trop tôt pour exploiter cette faille-là sans devoir carrément rétropédaler, et lutter comme jamais pour remonter la pente.

Sabo avait affirmé que, pour travailler avec cette personnalité, il ne fallait rien d'autre que de la confiance et du respect ; il était peut-être sage, pour cette fois, de suivre cette voie et de laisser le temps faire le reste.

Après tout, comme le psychiatre s'était longtemps plu à le répéter : il avait tout le temps du monde, entre ses murs.

- … merci pour ton temps. Et tes réponses, concilia-t-il en lui tendant la main.

L'alter la considéra pendant un instant, ses yeux balayant sa silhouette avant de se planter dans les siens ; Law y lut de la lassitude, de la hargne, une considérable assurance, et beaucoup d'autres sentiments qu'il n'était pas capable d'interpréter en si peu de temps, dans une si minuscule fenêtre dans laquelle il ne pouvait pas se faufiler.

Pas encore.

Finalement, après un temps trop proche de se transformer en une gêne palpable, Zoro tendit la main à son tour et la referma sur la sienne ; encore une fois, Law ne put qu'éprouver la puissance des phalanges qui enveloppaient les siennes, la chaleur de sa paume, la fermeté de sa prise semblable à celle d'un aigle, rappelant en un sens celle de Sabo.

La poignée de main fut brève mais tangible, Zoro se détournant vers la porte pour récupérer ses chaussures et sortir du bureau sans prendre la peine de les renfiler ou de le saluer une dernière fois, le bruit de ses pieds nus étouffé par le parquet s'éloignant dans le silence toujours aussi dense qui régnait de nouveau dans la pièce. Il bipa Ace, signe que l'entrevue était terminée, récupéra la pochette laissée par son patient et la ramena à son bureau, la laissant tomber avec ses propres notes sur l'ébène dans un bruit mat et un déplacement de papiers, qui laissa entrevoir les vieilleries ramenées par Lami et qui concernaient Rio.

Décidé à en avoir le cœur net sans avoir l'aveu définitif de l'alter concerné, Law décrocha son téléphone et composa le numéro personnel de Shanks, une ligne qu'il devinait sûre et confidentielle puisqu'elle était la condition sine qua none du Gouverneur pour discuter avec lui à longue distance. Les sonneries s'enchaînèrent, avant que le cliquetis discret d'un débordement téléphonique ne lui fasse comprendre qu'il avait été redirigé, quelques secondes avant que quelqu'un ne décroche enfin – une voix professionnelle mais joviale, qu'il identifia comme étant Coby.

- Trafalgar Law. Je voudrais parler au Gouverneur en personne, ordonna-t-il froidement.

Son interlocuteur ne sembla pas s'offusquer du ton qu'il venait d'employer, lui annonça poliment qu'il le mettait en attente et n'attendit pas sa réponse pour le faire basculer sur une musique d'ambiance qui lui fit lever les yeux au ciel.

Les secondes s'égrenèrent, avant que la voix de Shanks ne résonne dans le combiné.

- La prochaine fois, pense à saluer mon personnel avec le respect qui lui est dû.

- J'en prends note, marmonna le psychiatre en réprimant en grimace puérile.

Propulsé des années en arrière, lors des dîners mondains de ses parents qui le forçaient à adopter une attitude lèche-pompes qui l'horripilait, à son âge – dont son père n'était pas friand non plus, mais qu'il s'efforçait de maintenir pour l'image et donner le change. Trop de presse, de bouche-à-oreille, d'enjeux pour se laisser déborder sur une cravate mal nouée ou une formule de politesse maladroitement exécutée.

- Que puis-je pour toi, Law ? concéda Shanks dans un long soupir.

- J'ai une question concernant l'adoption de Luffy.

- Je t'écoute.

- Qu'est-ce que vous savez sur lui ? … sur ses origines ?

- Tout ce qu'il y a dans le dossier que je t'ai fait fournir il y a quelques semaines.

- Je parle à titre officieux. De ce qui ne peut décemment pas apparaître sur ces papiers, mais qui reste dans les archives de l'orphelinat.

Il l'entendit respirer profondément, perçut distinctement le bruit de raclement d'une chaise et d'un pas feutré, le grincement d'une porte, et le silence profond à l'autre bout de la ligne. Le Gouverneur s'était isolé, à l'abri des regards et des oreilles.

- …ça reste entre nous ?

- Comme toujours.

- Pourquoi tu me poses cette question ?

- Des allusions, par Zoro, pendant une de nos séances. J'ai des doutes, et je voudrais que vous les confirmiez.

Shanks sembla hésiter, Law aurait pu jurer l'entendre profondément réfléchir à ce qu'il allait dire.

- Quand on m'a proposé Luffy et que j'ai déposé un dossier pour lui… quand c'est devenu sérieux et que je leur ai confirmé ma venue à Rio après la résa du vol… Ils m'ont prévenu que ça serait peut-être difficile, avec lui.

- Dans quelle mesure ?

- Ils ont commencé par me dire que ceux qui se déplaçaient à l'orphelinat finissaient par repartir avec un autre gosse parce que Luffy ne convenait pas. Ils ont été… assez évasifs sur la motivation des parents, mais j'ai l'impression que… eux-mêmes… étaient plutôt dans le flou. Et sans vouloir exagérer, l'anglais c'était pas non plus leur fort, alors on a fait ce qu'on pouvait pour se comprendre.

- Vous leur avez répondu quoi ?

- Que je m'en fichais. Qu'on pouvait pas juger un môme après avoir passé 10 minutes avec lui, et que je verrai bien par moi-même. J'ai pris le vol, je suis arrivé à Rio et j'ai passé un peu de temps dans le bureau de la dirlo. J'ai fini par lui tirer les vers du nez, mais elle a eu du mal à cracher le morceau.

- … déjà des problèmes avec Kid sans qu'ils en comprennent l'origine ?

- J'aurais aimé. Pire que ça.

Leur échange aurait pu s'arrêter ici, Law avait parfaitement saisi où Shanks allait en venir, mais il avait besoin de l'entendre. Pour être certain, et pour prendre la pleine mesure de ce dont était pétri Zoro. Pour savoir dans quelle glaise il avait été fait, et apprendre à le travailler de la meilleure manière.

- Luffy a été ramassé pendant un raid sur Alemão, au nord de Rio, moins de deux ans avant que j'arrive. Une inter ultra intrusive du BOPE, pour faire tomber quelques gros bonnets du Comando Vermelho.

- Pas entendu parler.

- Chez nous, ces gangs n'ont aucune influence, pas de raison que ça fasse les gros titres dans le monde. Ils venaient pour des stup, des armes… la base du boulot, et ils sont tombés sur bien plus gros.

- Trafic d'être humain ?

- Pédocriminalité. Le psy de l'orphelinat présume que Luffy s'en rappelle pas. Il était en plein passe quand les flics sont entrés dans le baraquement.

Law avait envie de vomir.
Une vraie nausée, qui reliait le fond de sa gorge à ses tripes secouées de spasmes ; il en avait vu d'autres, dans sa vie, et c'eut été mentir que prétendre qu'il ne l'avait pas soupçonné, mais il y avait une différence entre ce qu'il imaginait et ce qu'il était contraint d'assimiler, avec le cortège de conséquences qui en découlaient.
Il avait dû accepter, très tôt, l'idée que l'humanité n'était ni noire, ni blanche, mais plutôt grise ; que l'équilibre de l'esprit ne suivait pas une constante parfaite, mais qu'il oscillait sans cesse d'une couleur à l'autre. Toutefois, il en allait de certains cas où il ne parvenait pas à comprendre, à expliquer, à excuser – l'instant présent en était un parfait exemple.

- … et vous avez quand même accepté l'adoption.

- C'est pas le seul gosse dans ce cas-là, il y en a des tas d'autres qui ont déjà subi ça et qui le subissent encore, à l'heure où je te parle. J'ai… pour moi, il n'y avait pas à hésiter.

Combien étaient-ils à avoir passé leur chemin, à l'orphelinat, quand la directrice avait établi la longue liste d'emmerdes colossales qui risquaient de pendre au nez de ceux qui se risqueraient à adopter un gamin avec de telles casseroles ? Combien de parents Luffy avait dû voir traverser la cour sans lui accorder autre chose qu'un regard en biais, curieux mais rebutés par l'idée de s'encombrer d'une valise aussi imposante ?

Il chassa le flot de pensées négatives qui menaçaient de le projeter bien trop loin en arrière à son goût, bien trop loin dans une introspection dont il ne voulait pas, à cet instant, et se contenta d'inspirer profondément avant de se balancer dans sa chaise, fixant le plafond en espérant, stupidement, que les grains de la peinture allaient lui apporter les réponses dont il avait besoin.

- C'était… noble.

- Oh, ne te méprends pas, Law. Y'a rien de noble là-dedans. Pas un seul instant. J'avais… un vide à combler, et j'ai cru que Luffy aurait les épaules pour recevoir tout ce que j'avais à donner. Je pensais… qu'il en avait plus besoin que les autres, alors que c'était moi qui–

Il se tut, Law entendit sa respiration plus sourde, à l'autre bout du téléphone, se garda de la moindre remarque. Il n'avait jamais été dans sa position et ne pourrait jamais y être, la compassion n'était pas envisageable à cet instant.

Lui-même se trouvait face à une position délicate – pas tant pour lui que pour son patient, en fin de compte.
Il avait mis, enfin, le doigt sur la raison d'être de Zoro, qui ne faisait plus l'ombre d'un doute désormais ; cela ne lui facilitait pas la tâche pour autant. Le but étant de rassembler les personnalités, chacun devait briser l'omertà autour de lui pour permettre à la personnalité primaire de reprendre la main sur chaque parcelle morcelée.

Pour ça, Luffy devait entendre ce que Zoro avait à dire sur ses origines et assimiler ce que cela représentait pour eux, avec le risque quasi-inévitable de se retrouver face à un gosse en pleine catatonie, incapable d'accepter ce qui lui était arrivé. Le genre de traumatisme qui se soignait avec le temps, la persévérance et un solide suivi psychiatrique, mais que Luffy expérimenterait en un claquement de doigts. Ça, couplé au reste, n'était certainement pas la meilleure des solutions, mais c'était la seule issue possible pour leur groupe si la thérapie portait ses fruits.

Cependant, malgré la force de caractère de son patient, Law doutait sérieusement de sa capacité à encaisser un choc aussi brutal ; le lui annoncer était tout aussi difficile, parce qu'il ignorait comment même aborder le problème. Il devait réfléchir à un mode d'interaction entre ces deux-là, peut-être même similaire à celui qu'ils avaient déjà établi par leurs carnets, mais il serait de toute manière impossible de faire passer la pilule en douceur. Et ceci à la seule condition que Zoro accepte de coopérer, ce qui ne semblait pas être le cas.

- Je t'entends penser, toussota la voix de Shanks depuis la Californie. Qu'est-ce qui te donne autant de grain à moudre ?

- Luffy va devoir l'apprendre. D'une manière ou d'un autre.

- Mauvaise idée.

- J'entends bien, rétorqua le psychiatre en faisant tourner son crayon entre ses doigts, ses yeux rivés sur le mouvement de rotation qui le distrayait de ses pensées. Et pourtant… je n'ai pas d'autre option.

- Trouve-en une autre.

- La parole est aisée, les actes ne le sont pas. Il n'existe pas cinquante milles solutions possibles, Gouverneur… Tout le monde s'est voilé la face, pour son propre bien ou pour celui de Luffy, je n'en sais rien… mais ça ne peut pas continuer. Personne ne peut le protéger indéfiniment.

- Law, tu–

- Shanks. Je ne peux pas exclure certaines personnalités ou en garder d'autres, le coupa le psychiatre en fermant les yeux, sentant poindre une migraine dont son crâne avait le secret.

Il avait parfaitement compris ce que Shanks, et même tous les autres, se contentaient de sous-entendre : faire disparaitre Kid, ne garder que Zoro – Nojiko n'entrait pas en ligne de compte, inconnue du reste du monde – et se débarrasser de tout ce qui avait pourri la vie de Luffy. Seulement, ces alters se complétaient et Law n'était pas capable de faire le ménage comme bon lui semblait, de la même manière que Luffy ne pouvait pas faire fi de ce que ses personnalités lui dictaient.

Le jeune homme serait soit seul avec lui-même, soit perpétuellement habité par les ombres qu'il avait lui-même créées.
Un choix que même Law ne pouvait faire à sa place.

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Réponse aux Guests :

Fia : Hello ! Ah, oui, Law tient bien le rôle, c'est vrai ;p Je suis contente que cela te plaise malgré tout, merci pour ta review ; à bientôt !

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On se revoit courant Décembre au plus tard... merci pour votre lecture !