Ohayo mina !
Accueil positif sur la dernière mise à jour, ça me fait super plaisir, j'avoue que je tendais un peu le dos. C'est un moment pivot, à vue de nez je pense qu'on attaque le dernier quart de la fiction. Pour les puristes qui suivent l'histoire depuis le début : accrochez-vous, vous serez bientôt délivrés.
Cette semaine je vous propose un truc un peu plus lége– OK laissons tomber les mensonges éhontés, disons que ça sera... mmnnnn plus calme...?
Ahem, je vous laisse à cette lecture et vous souhaite un très bel été ; que ceux qui ont des vacances en profitent, pour les autres : courage !
Sur ce...
Enjoy it !
Chapitre 37 :
Jour 99. Chasse à l'homme.
Californie, Marina District, résidence du Gouverneur.
20h55.
Sabo plongea tête la première dans le lavabo, goûtant pour la première fois depuis ce qui lui semblait une éternité la sensation de l'eau sur son visage, le contraste saisissant dans l'asymétrie des ressentis de sa peau, l'eau fraîche d'un côté, brûlante de l'autre.
Il se redressa et inspira profondément, rouvrant les yeux pour contempler son reflet, son œil voilé suivant difficilement les mouvements de son jumeau valide, éternel rappel de ce moment où il avait senti la chaleur démentielle de l'explosion avant que n'arrive le noir complet.
Secouant la tête pour chasser ces souvenirs, il tendit le bras et récupéra sa serviette pour s'essuyer le visage, passant une main dans ses cheveux humides pour tenter de les discipliner avant de se détourner du miroir après avoir ouvert la bonde. En bas, son père et sa sœur se disputaient le choix du film à coups de références cinématographiques inconnues l'un de l'autre, chacun s'estimant légitime dans ses arguments, à n'en pas douter ; incapable de réprimer le sourire qui menaçait d'aller d'une oreille à l'autre, il traversa le couloir et entra dans la chambre de Luffy, qu'il avait décidé d'occuper au lieu de réintégrer son ancienne chambre d'adolescent pour les quelques semaines de convalescence supplémentaires qu'il était forcé de subir.
Sa chance, dans son malheur, était de n'avoir perdu qu'un œil sur deux et d'être toujours en pleine possession de ses moyens physiques et de ses membres, ce qui augmentait considérablement l'agacement qu'il ressentait à chaque fois que quelqu'un se précipitait pour l'aider à se verser un café ou ranger ses vêtements sur son étagère – adapter la convergence de son œil unique allait lui prendre bien plus de temps qu'il ne se l'était figuré, en premier lieu, mais il cèderait volontiers toutes ses heures de rééducation contre une nuit complète : une nuit sans qu'il ne soit réveillé par la douleur délirante qui lui foudroyait le crâne, par l'envie d'arracher son œil, incapable de se débarrasser de l'insupportable sensation d'une orbite remplie de sable et de verre qui le rendait fou.
Il s'installa au bureau de son petit frère, ouvrit son ordinateur pro et lança sa boîte mail, espérant grappiller quelques minutes de tranquillité avant que Shanks ou Nami ne vienne lui faire la morale et lui rappeler qu'il devait se ménager ; de beaux discours, auxquels il avait simplement envie de répondre qu'il ne supportait plus d'être inactif, de végéter en attendant un pseudo bien-être qu'il lui était impossible d'atteindre si peu de temps après son accident. Il préférait largement s'occuper l'esprit, se flinguer le cerveau sur des problèmes impossibles plutôt que de patienter et de regarder le temps lui filer entre les doigts – parce que s'il avait bien une leçon à retenir de tout ça, c'était que le temps n'était jamais clément avec personne, et qu'il ne prenait pas la peine de ralentir pour vous attendre. Soit vous marchiez, soit vous creviez.
Il leva la tête de son écran et contempla les photographies épinglées au mur, vestiges de la vie de leur benjamin avant que tout ne parte en eau de boudin ; la plupart étaient de lui ou de Nami, d'autres prises par Luffy lui-même, et Sabo était prêt à donner son autre œil que certaines étaient immortalisées par Kid ou Zoro, facilement identifiables par leur prise de vue presque singulière – il n'aurait d'ailleurs jamais imaginé que l'un des deux puisse développer un quelconque attrait pour la photographie, mais il était visiblement à côté de ses pompes sur le sujet.
Il reporta son attention sur ses mails, les parcourut du regard, faisant le tri entre ce que Koala lui indiquait comme étant urgent ou secondaire ; penser à son assistante lui fit mal, aussi bien au cœur qu'à l'égo.
Ils se tournaient déjà autour avant la dégringolade de Luffy qui les avait entraînés dans sa chute, avaient mis le flirt de côté pendant tout le temps du procès et reprenaient tout juste leur dynamique habituelle quand avait eu lieu l'attentat sur le campus : pile le jour où il s'était enfin décidé à se sortir les doigts et à l'inviter boire un verre après le boulot.
Tournant la tête vers le miroir en pied près de l'armoire réservée à Luffy, il attrapa son reflet du regard, incapable de s'empêcher d'évaluer une fois de plus les dégâts qui s'étalaient à sa vue ; du plus loin que remontaient ses souvenirs, son petit frère s'était toujours largement sous-estimé, se considérant comme le dernier choix possible à faire, au mieux tout juste banal, trop timide quand il était question d'aborder les filles ou de les courtiser, comme le résumait si bien Shanks. Sabo avait passé des heures, dans cette chambre, à le convaincre qu'il valait bien plus que ce qu'il s'imaginait, à le pousser à oser, quitte à essuyer des échecs – sans lesquels il ne pourrait jamais apprendre de ses erreurs.
Luffy avait toujours rétorqué que c'était facile, pour lui, de tenir un discours pareil – grand, blond, les yeux bleus et le physique de plage qui allait avec. Sabo avait parfaitement conscience de l'image qu'il renvoyait, ne pouvait nier en avoir joué et abusé pendant son adolescence, mais refusait d'entendre Luffy résumer le succès ou l'échec de ses entreprises à une question d'apparence, arguant que le charme et la personnalité comptaient autant si ce n'était plus que le reste.
Et maintenant qu'il se retrouvait dans son état, à devoir composer sans ce qu'il considérait comme son atout majeur, il se prenait à ressentir les mêmes insécurités, les mêmes hésitations, projeté malgré lui dans une mare d'incertitudes.
Est-ce qu'il aurait le courage, une fois de retour dans le monde extérieur, de feindre ne pas être affecté par sa condition et de trouver le courage de continuer à vouloir séduire Koala ? Et elle, de son côté, accepterait-elle de poursuivre ce qu'ils avaient amorcé, ou fuirait-elle toute tentative de séduction de sa part, trop révulsée par son apparence ?
- Qu'est-ce qu'on a dit à propos des écrans ? soupira Shanks, debout dans l'encadrement de la porte, le tirant de ses pensées.
- Que je ne suis plus le gamin de cinq ans scotché devant les dessins animés le dimanche matin, rétorqua Sabo en faisant pivoter la chaise vers lui. Sérieusement, papa…
- Viens manger, ta sœur a fait des lasagnes.
- Prions le Seigneur pour qu'elles ne soient pas à la courgette, marmonna-t-il en se levant, éteignant la lampe du bureau sur son passage.
Shanks se contenta de passer son bras sur ses épaules dans un éclat de rire et de descendre l'escalier avec lui, alors que Nami s'affairait près du four, sortant le plat encore frémissant – à l'odeur, il était prêt à mettre un gros billet sur de la viande de bœuf, mais sa cadette était un adversaire redoutable quand il était question de leur faire ingérer des légumes. Il s'installa sur le mange-debout et tendit les assiettes à Nami qui, par le même réflexe immuable que d'ordinaire, avait découpé le plat en quatre parts, la dernière immanquablement partagée après coup en l'absence de Luffy, que personne ne commenta ce soir. Sabo se remettait difficilement de sa déception de ne pas avoir pu les suivre en Louisiane et il évitait soigneusement le sujet, inutile de se voir rajouter une couche supplémentaire à sa frustration toute fraîche.
- Comment s'en sort la boîte… ? hésita-t-il en soufflant sur sa première bouchée.
- Koala gère plutôt bien, concéda Nami en dépliant sa serviette sur ses genoux. Ironiquement, la fac vous a laissé le chantier et la charge de tout refaire, ça rajoute des commandes à votre carnet.
- Dis-moi qu'elle ne panique pas.
- Elle est trop mature pour se laisser déborder par ce genre de changements de plans. T'as pas confiance en elle ? marmonna Shanks, la bouche pleine, en lui donnant un léger coup de pied sous la table.
Bien sûr que si.
Peut-être même plus qu'en lui-même, pour ce qui était de la gestion de son entreprise. C'était en lui qu'il ne croyait pas – croyait plus – à cet instant. Trop coincé dans ses réflexions, dans d'interminables « Et si » qui ne le conduisaient nulle part.
- Je me soucie de mon personnel, c'est tout. Et toi, ça va, avec Coby ? Tu lui laisses le temps d'avoir une vie sociale ou tu le fais crouler sous le boulot ?
- Le gamin s'en sort très bien, rétorqua son père. Il viendra déjeuner à la maison, jeudi prochain. On prépare la prochaine conférence de presse.
- T'oublieras pas de le charger en Prozac. J'ai l'impression qu'il perd ses cheveux à chaque fois qu'il t'imagine en train de vouloir casser le nez d'un de ces vautours.
Shanks esquissa un sourire en remuant distraitement le contenu de son assiette ; par certains côtés, son assistant lui rappelait Luffy : c'était peut-être pour ça qu'il avait accepté de l'embaucher malgré sa jeunesse quand il l'avait reçu en entretien. Un gosse un peu nerveux mais compétent, qui avait besoin qu'on lui laisse sa chance mais qui était beaucoup trop maladroit et spontané pour être recruté comme chef de cabinet malgré ses années d'étude.
Il avait, l'espace d'un instant en lorgnant son candidat par-dessus son CV, songé à Luffy et aux efforts quotidiens qu'il déployait pour paraître le plus lisse possible, pour se fondre dans le paysage et pour se dégoter des jobs d'été dès qu'il en avait l'occasion, et s'était décidé à le choisir lui plutôt que le major de promotion de Yale ou de Princeton. Il n'avait jamais regretté son choix jusqu'à présent et mesurait, chaque jour, la chance qu'il avait de ne pas compter un fuyard hypocrite de plus dans ses rangs.
Il jeta un regard en coin à Sabo, contemplant son iris figé – qui ne tarderait pas à perdre, au fil des jours et des mois, ce qui lui restait de couleur azur – et le patch de peau brûlée, qui semblait encore douloureuse malgré les semaines passées. Lui s'était depuis longtemps accommodé de son bras manquant et des cicatrices qui lui jalonnaient le visage depuis plus de vingt-sept ans, mais jamais il ne s'était figuré qu'il puisse un jour constater un fardeau similaire chez un de ses enfants.
Nami, à sa manière, arborait elle aussi les conséquences directes d'une de ses décisions, par cette longue entaille depuis longtemps refermée sur son épaule, résultat d'une des crises de rage de Kid qui avait forcé Luffy à sortir de son silence. Il s'était souvent demandé ce que Belmer aurait pensé de tout ça ; ce qu'elle aurait fait, quelles décisions elle aurait prises. Si elle n'avait pas cédé aux supplications de Luffy et l'avait envoyé se faire soigner, quitte à laisser leur position et leur réputation en prendre un coup – mère aimante mais à la poigne de fer, qui aurait été là pour mettre du plomb dans la tête de son mari.
Penser à sa femme de cette manière lui ajouta un poids supplémentaire, invisible mais pesant, dont il ne parvint pas à se débarrasser malgré la légèreté de leur conversation ; il songea au mail qu'il avait envoyé à Law, la veille, lui demandant s'il était possible d'organiser une nouvelle visite en Septembre, pour Sabo cette fois-ci, et qui n'avait pas encore eu de réponse. Nami lui avait dit et répété que le psychiatre était occupé H24 avec tous ses patients et qu'il ne lui répondrait qu'une fois le planning établi, mais le doute persistait sur ce qui se passait à l'asile, sur l'état de santé de Luffy, sur sa capacité à supporter son enfermement.
La sonnerie du téléphone se mêla aux éclats de rire de ses deux aînés, le sortant de ses interrogations intérieures ; il reposa sa fourchette, s'essuya d'un coin de serviette et quitta la table, traversant la cuisine pour rejoindre le salon, où trônaient ses deux appareils, l'un pour les discussions interminables avec la famille et les amis, l'autre pour les occasions qui nécessitaient davantage de confidentialité. L'écran illuminé de celui suspendu au mur lui indiqua qu'il s'agissait d'un appel professionnel – une ligne sûre, que peu de personnes possédaient. Il décrocha et le cala entre son oreille et son épaule, saisissant la télécommande de son bras valide pour baisser le son de la télévision dans le même temps.
- Shanks, j'écoute.
- C'est Mihawk, murmura la voix de l'avocat à l'autre bout de la ligne. Désolé, il est tard.
- Un problème ? s'enquit le gouverneur en tournant le dos à la cuisine, peu désireux de laisser Sabo ou Nami lire sur ses lèvres. Je t'entends mal, parle plus fort.
- Je peux pas. J'appelle de la part de Sengoku, j'ai pas beaucoup de temps avant que les fédéraux arrivent, chuchota-t-il.
- Le directeur de San Quentin… ? Qu'est-ce qu'il veut ?
- C'est à propos de Crocodile. Il passera pas la nuit.
- … tu te fiches de moi ? Je l'ai vu y'a un mois, il a toujours la moelle pour envoyer chier le monde.
- Il a reçu une dose de cyanure, Shanks.
Crocodile, empoisonné dans sa cellule dorée.
La nouvelle avait de quoi le surprendre : pour lui, il était inconcevable que cette force de la nature fière et butée se contente de se suicider dans son coin sans rien tenter de spectaculaire en amont, comme tenter une ultime évasion quitte à y laisser sa peau. Mourir libre plutôt que baisser bras et crochet devant l'adversité.
- Les gardiens lui ont filé les doses réglementaires de nitrite de sodium mais la quantité de cyanure était beaucoup trop importante. Ils sont en train de lui faire une dernière injection de thiosulfate mais ça va faire que ralentir l'inévitable.
- … pourquoi tu m'appelles pour me dire ça ? Laissez-le partir, c'est pas comme si on avait encore des infos à lui soutirer sur son réseau, tout est tombé en même temps que lui, soupira Shanks en lorgnant par-dessus son épaule pour vérifier que Sabo et Nami n'avaient pas bougé de place entre deux échanges.
- Il avait fait une demande écrite hier matin pour te faire venir au parloir, annonça l'avocat en parlant plus bas encore, alors qu'un léger brouhaha de voix et de pas s'élevait derrière lui. Sengoku l'a approuvée le midi et la demande a été transmise à ton cabinet dans la foulée, tu l'aurais eue sur ton bureau à ton arrivée lundi matin.
Shanks se rappela leur dernier échange, à travers le plexiglas du parloir de la prison ; leur arrogance et leur défiance mutuelle, les menaces sous-entendues mais la conversation cordiale qui avait amené Crocodile à lui soutenir qu'il n'avait aucun rapport avec ce dont le Gouverneur l'accusait à demi-mots. Avait-il revu sa copie, entre temps, et exprimé l'envie de reconnaître qu'il y était finalement pour quelque chose ? Le retournement de veste n'était pas une discipline dans laquelle son ennemi de toujours excellait et Shanks se complaisait à penser qu'il était impensable que le mafieux l'ait baladé pendant tout le temps de leur entrevue, tout ça pour changer d'avis quelques semaines plus tard.
Difficile d'envisager la tentative de suicide pour quelqu'un qui avait, semblait-il, quelque chose à livrer.
- Tu pourrais te débrouiller pour venir ?
- Je peux rappeler Roo mais j'ai besoin de temps.
- Fais de ton mieux.
Il raccrocha et tourna les talons, remontant à la cuisine qu'il traversa au pas de course pour rejoindre l'entrée et enfiler une paire de chaussures, sous le regard perplexe de ses enfants qui avaient délaissé leur repas pour le suivre du regard, alors qu'il se creusait la tête pour trouver la meilleure manière de leur annoncer qu'il mettait de côté, une nouvelle fois, le peu de temps qu'ils avaient à passer ensemble.
- J'ai une urgence à régler, je serai revenu avant demain matin, annonça-t-il en sortant son portable de sa poche pour composer le numéro de son chauffeur.
- Du boulot ? À cette heure-là… ? souligna Sabo en haussant le sourcil.
- Un imprévu. J'ai pas le droit de vous en dire plus pour l'instant, on en parle demain.
- Ça concerne Luffy ?
- … pas directement, concéda-t-il en pressant le cellulaire contre son oreille quand il entendit la fin de la tonalité.
La voix de Lucky Roo lui demanda où et quand – la force de l'habitude, depuis les décennies passées à son service, qui lui permettait de ne pas perdre de temps ou de devoir épuiser sa patience en demandes excessivement polies et courbettes. Il lui indiqua simplement la villa, au plus tôt, mais ne s'attarda pas sur leur destination, les oreilles de Sabo et Nami toujours largement à portée de voix.
Il raccrocha quand son employé promit d'être là dans les cinq minutes et saisit sa cape pour la passer sur ses épaules, vérifiant la présence de son portefeuille, sentant le poids du regard de ses enfants sur sa nuque ; il retourna à l'îlot central pour reprendre une dernière bouchée de lasagnes encore chaudes, plaqua un long baiser sur la joue de sa fille en lui demandant de lui garder sa part pour le déjeuner du lendemain, ébouriffa les cheveux de Sabo et ne perdit pas de temps à sortir de la maison, dévalant le porche dans l'obscurité. Shanks descendit l'allée bitumée au pas de course, déverrouilla le portail et se glissa dans la mince interstice à sa disposition pour le refermer derrière lui sans attendre, tâchant de rester discret en remontant la longue allée bourgeoise qui faisait face à la mer, invisible dans le noir mais toujours audible.
Il se rappela l'arrivée de Luffy à la villa, treize ans auparavant, quand la berline s'était garée devant la propriété et ses haies à la hauteur démesurée ; pas de photographes en vue, la rue ayant été barrée sur trois cents mètres en amont et en aval, à sa demande. Maire de San Francisco à l'époque, il était le premier à savoir que la presse avait fait ses choux gras du décès de Belmer et il refusait de voir le visage de son petit dernier étalé dans les journaux à peine débarqué sur le sol américain.
Roo était descendu de voiture pour leur ouvrir la portière et Luffy avait considéré le grand portail en fer forgé avec suspicion, tendant les bras à Shanks qui l'avait soulevé dans le sien pour le garder contre lui et le sortir de la banquette arrière, suivi par Nami et Sabo – il avait un instant cligné des yeux, s'habituant à la luminosité une fois extrait de l'habitacle teinté, et parcouru le paysage du regard, ses prunelles s'attardant sur la mer et les bateaux de plaisance amarrés le long des quais. Il se rappelait comme si c'était hier la largeur de son sourire alors qu'il répétait « O oceano » en pointant du doigt le Pacifique – pas besoin d'être un pro en portugais pour savoir de quoi il parlait.
Nami avait insisté pour lui faire visiter la villa elle-même, prenant d'autorité la main de Luffy pour l'entraîner à sa suite dans chaque pièce de l'habitation, toute fière du haut de ses dix ans de tout lui énumérer en portugais, des mots soigneusement appris pendant le voyage de leur père au Brésil. Il avait découvert sa chambre avec des yeux écarquillés, les jouets, livres et vêtements qui occupaient les étagères – Shanks s'était efforcé de ne pas le pourrir avec une quantité astronomique de cadeaux, mais le simple fait d'avoir sa propre chambre, un toit sur la tête et à manger dans son assiette semblait lui suffire.
Le coup de klaxon qui résonna derrière lui le tira de ses souvenirs, le replongeant dans la réalité quand son chauffeur lui adressa un appel de phares ; la voiture s'arrêta à sa hauteur, il s'engouffra à l'arrière et claqua la portière derrière lui, bouclant sa ceinture en scannant l'extérieur du regard, vérifiant que personne ne l'avait suivi dans son moment de distraction.
- Désolé pour l'heure, Roo.
- Y'a pas d'problème, sourit-il en rajustant ses lunettes teintées malgré l'obscurité ambiante. KFC, t'en veux… ? ajouta-t-il en soulevant le pot de poulet frit posé à côté de lui.
- Je garde la place pour les lasagnes de Nami.
- Le meilleur plat au monde, que Dieu bénisse ta fille pour être meilleure cuisinière que toi.
- … je vais prétendre n'avoir rien entendu, marmonna Shanks en haussant le sourcil à son attention dans le rétroviseur intérieur. On va à San Quentin, tu peux y être en combien de temps ?
- Vingt minutes. Mais je peux le faire en douze.
- Vendu.
La berline démarra sur les chapeaux de roues alors que Shanks rongeait son frein en espérant avoir le temps nécessaire pour arriver, sachant pertinemment que Mihawk n'aurait pas son portable sur lui, confisqué à l'entrée pour des raisons de sécurité, et qu'il lui était impossible de prévenir qui que ce soit. Il se refusait également à appeler l'accueil, n'ayant pas envie de tomber sur un fédéral fraîchement débarqué pour enquêter sur le cas de Crocodile.
La traversée du Golden Gate se fit à renforts de slaloms et de dépassements ultra-limites, Shanks préférant ne pas regarder le paysage et se concentrer sur tout ce qu'il avait à soutirer à son ennemi avant qu'il ne meure, s'il n'était pas déjà trop tard.
S'il considérait l'idée qu'il était absurde que Crocodile puisse vouloir se suicider, alors il lui était impossible de ne pas penser à une tentative de meurtre ; et pourquoi vouloir sa peau quand il ne représentait plus la moindre menace pour l'extérieur ou pour un quelconque business rival ? Pourquoi vouloir en finir maintenant, alors qu'il croupissait depuis presque deux décennies dans sa cellule sans espoir d'en sortir ? Qui avait un quelconque intérêt à le faire exécuter ?
Du temps où il était encore en liberté, Crocodile avait pour habitude de faire taire les velléités de bavardage de la plupart de ses indics pris dans le feu de l'action, s'assurant une maîtrise complète de toutes les informations qui circulaient à son sujet. L'inverse n'avait pas lieu d'être réciproque, puisque c'était lui qui était à la tête de son réseau.
Si quelqu'un voulait se venger, alors le tour de force était réussi.
Il regarda défiler les paysages de Greenbrae, la baie de San Francisco se dessinant de nouveau à l'œil, sur sa gauche, alors qu'ils opéraient un revirement avant San Rafael pour redescendre la 580 en direction de la pointe de San Quentin – dans quel état allait-il le trouver en arrivant ? À quel genre de confession devait-il s'attendre ? Qu'aurait-il à dire, pendant la conférence de presse qui serait immanquablement donnée lundi pour confirmer la mort de l'ex-parrain de la pègre moderne locale ?
Ils s'arrêtèrent au premier poste d'entrée, où le gardien avisa la plaque minéralogique et la carte que lui présenta Lucky Roo avant de lorgner en direction de la vitre arrière, que Shanks entrouvrit de quelques centimètres – juste ce qu'il fallait pour laisser entrevoir ses cheveux roux et ses cicatrices, meilleurs témoins de son identité que n'importe quel papier administratif. Le portail s'ouvrit et la voiture s'engagea dans l'allée principale, serpentant sur près d'un demi-kilomètre avant de franchir deux autres check-points et d'enfin arriver sur la zone des visiteurs de la prison d'état, silhouette imposante sous le balayage des miradors.
Les SUV noirs rutilants des fédéraux n'étaient pas encore à vue, seules la voiture de Mihawk et la Cadillac dorée de Don Krieg, l'avocat de Crocodile, présentes au milieu des véhicules des employés. Shanks remercia son chauffeur d'une tape sur l'épaule et sortit de la voiture, traversant le parking au pas de course, montant les marches menant à l'accueil où Sengoku s'affairait sur un tas de papiers avec son assistante, visiblement sur les nerfs. Le Directeur vint lui ouvrir lui-même les portes en verre blindé verrouillées de bas en haut, état d'urgence oblige, l'accueillant d'une poignée de main ferme mais qui trahissait son anxiété.
- Merci d'être venu si vite, Gouverneur. J'ai Moria sur le dos et j'attends l'arrivée de deux agents envoyés par le bureau de SF… j'espérais que vous pourriez arriver avant qu'ils ne se pointent, avoua-t-il en lui faisant signe de le suivre en direction de l'infirmerie.
- Ils sont à moins d'une demi-heure de chez moi, ça fait longtemps qu'ils auraient dû être là.
- Pas pressés, je suppose. Ça leur retire une grosse épine du pied, ce qui arrive. Là, à gauche, s'il vous plaît.
Il lui indiqua le couloir en épingle, le laissa remonter le corridor bitumé, où il se trouva nez-à-nez avec deux gardiens de la prison lui barrant l'accès, main sur leur arme de service ; sur le hochement de tête de Sengoku, ils ouvrirent le battant sur la pièce plongée dans la pénombre, où s'affairait l'infirmière de la prison qui le salua d'un bref geste de la tête. Le box le plus en vue était cerné par les rideaux tirés autour du lit – il échangea un regard avec le directeur, qui lui confirma d'un battement de paupières qu'il s'agissait de Crocodile.
- Où sont Mihawk et Krieg ? murmura-t-il en ôtant sa cape.
- Dans mon bureau. Ils prennent des dispositions. Vous avez tout votre temps, ajouta-t-il après un silence en lui désignant la salle, mais si j'étais vous, je ne tarderais pas.
Il déposa ses affaires sur le banc le plus proche, s'approcha du box et se glissa dans l'ouverture des tentures, contemplant la silhouette étendue dans les draps blancs, qui soulignaient la pâleur de sa peau d'ordinaire basanée.
Ses cheveux noirs noyés de sueur lui donnaient un air maladif – entièrement paralysé du côté gauche, il semblait avoir vieilli de 10 ans en l'espace de quelques semaines, les doigts de sa main restante agités de soubresauts ; Shanks tira à lui la chaise la plus proche et s'assit à moins de trente centimètres du lit, à portée du regard de Crocodile et de ses pupilles dilatées tournées vers lui.
Il ignorait quoi dire, quoi faire dans cette situation, qui lui rappelait les heures creuses où il regardait Belmer somnoler, assommée par la chimiothérapie.
Voir Sir Crocodile dans cet état lui semblait incongru, à des années-lumière de la prestance qu'il lui avait toujours connue et que sa combinaison orange n'avait jamais pu lui voler. L'intéressé lui jeta un coup d'œil, esquissa un maigre sourire malgré les tics incontrôlables de sa joue. La sclère jaunie de ses yeux était le signe que son foie était atteint, rendant son regard difficile à soutenir.
- … belle gueule, hein… ? haleta la voix rauque de son adversaire.
- Je t'ai connu plus à ton avantage, marmonna le Gouverneur en ajustant sa chemise. Tu voulais me voir… ?
- Et comment… C'est à ça que j'dois ma remise de peine…
- Ta remise de peine ?
- … je verrai pas le matin, toussa Crocodile. Une manière comme une autre d'être libéré… t'es pas d'accord… ?
Shanks secoua la tête, plus par dépit que par négation – trouver le moyen de faire de l'ironie à ce moment était typique de son vis-à-vis, le genre d'attitude qu'il avait toujours arborée du plus loin que remontait sa mémoire.
- Trêve de mondanités…, souffla le mafieux en reportant son regard vacillant sur le plafond. Depuis ta dernière visite, quand t'es venu pour me cuisiner… j'ai pas mal cogité, tu sais… ? Pour ton gars…
- Sabo ?
- T'es parti du parloir sans me donner les noms… alors j'ai dû gratter un peu… celui qu'on voit se tailler du campus dans sa Buick, c'est Jango, c'est ça– ?
Il s'étrangla dans une nouvelle quinte de toux – Shanks hésita un instant, attrapa le verre d'eau le plus proche et l'approcha de son visage, l'aidant tant bien que mal à en avaler une gorgée.
L'homme était si loin du monstre que Shanks, à vingt ans, voyait comme une montagne colossale, un monstre dénué de la moindre considération pour la vie humaine et qui hantait ses journées et ses nuits, quand la pègre gangrenait toute sa juridiction.
Si loin de l'image qu'il s'en était faite.
Peut-être était-ce exactement ce qu'il renvoyait, lui aussi, pendant le procès : les traits d'un homme brisé, sans plus rien à quoi se raccrocher.
- C'est lui, oui, murmura Shanks en reposant le verre sans cesser de le fixer.
- C'était un des sbires de Kuro, qui était… mon revendeur principal sur le comté de SF… bordel, ça fait un mal de chien, grinça-t-il en tressautant dans une série de convulsions. Don Krieg, cette chiffe molle… a accepté de se salir un peu les mains et m'a retrouvé ces deux ratons. Ton Jango, là… il bosse comme indic' pour Akainu, maintenant.
- Y'a rien d'étonnant à ça. Akainu est le commissaire du département de police, il a toutes les infos qu'il veut et de qui il veut, des balances il en a tout le tour du ventre.
- Attends la suite, gamin… Jango a accepté de parler à un de mes derniers contacts… Mikita. Ils avaient rendez-vous hier soir mais quand elle est arrivée… elle a trouvé qu'un cadavre encore tout chaud, ricana-t-il entre deux toux.
Shanks garda le silence, sachant pertinemment que Crocodile n'avait pas terminé sa litanie ; il sentait son souffle s'amoindrir, son élocution s'empâter un peu plus à chaque mot, et se demanda si – comme dans les mauvais films de série Z – le Sir allait mourir avant même d'avoir pu lui donner les dernières bribes d'informations en sa possession.
- Trois tirs à bout portant, il était bardé de poudre… un dans le plexus, et deux dans la tête histoire de bien finir le boulot–… du 9mm parabellum, c'est un classique de la maison, ça, non… ? souligna le mafieux en laissant un sourire persister sur ses lèvres parcheminées.
- Pourquoi est-ce qu'on lui aurait–
- Il en savait trop, siffla Crocodile en se tendant vers lui. Ça fait trop de coïncidences, Shanks… je sais pas dans les bottes de qui tu as chié… mais il veut te faire la peau…
- J'ai tapé dans trop de fourmilières, répliqua le Gouverneur en luttant contre la pointe de nervosité qui lui prenait le ventre.
- … quand tu m'as foutu derrière les barreaux, t'as mis un merdier incroyable… dans un business bien huilé…, haleta-t-il, la voix de plus en plus râpeuse.
- Ton business, tu veux dire… ? s'esclaffa Shanks, pourtant loin d'être amusé par la situation. Mes gosses ont rien à voir là-dedans. Je vois pas pourquoi ça leur tomberait dessus.
C'était la fin de leur conversation, à en juger par la lividité de plus en plus grise qui cernait la peau de Crocodile, ses yeux injectés de sang et les gouttes de sang qui auréolaient son menton à chaque crise de toux.
Le gangster lui donnait l'impression de s'enfoncer de plus en plus loin sous la surface de la réalité – perdu dans ses délires, ou bien douloureusement lucide sur ce qui l'attendait ?
- T'as marché sur les mauvaises plates-bandes… et celui qui t'en veut va pas te lâcher…
- …
- … quitte à me faire crever au passage… pour que j'puisse pas t'aider à fourrer ton nez là-d'dans…
Son électrocardiogramme, déjà dangereusement irrégulier, indiqua une chute du rythme cardiaque à moins de quarante pulsations par minutes ; Shanks entendit les pas de l'infirmière, derrière lui, qui écarta le rideau et lui demanda de reculer, alors que ses mains s'affairaient à débarrasser son patient du drap qu'il portait, dénudant sa poitrine moite de sueur pour y plaquer son stéthoscope et écouter sa respiration.
Une poignée de secondes plus tard, les pulsations descendirent encore, déclenchant une alarme stridente qui attira aussitôt les gardiens, restés à l'extérieur ; la porte s'ouvrit dans un bruit sourd et l'infirmière sortit un défibrillateur, fouillant dans la desserte la plus proche pour en sortir une seringue et un flacon et les coller brusquement dans les mains du premier venu, lui ordonnant de lui injecter une dose d'adrénaline en intracardiaque.
Abasourdi, Shanks resta en retrait, ses yeux ne quittant pas le visage étrangement serein de Crocodile alors que la mort prenait son dû sur la force de la nature qu'il était, le projetant des décennies en arrière : enfermé dans un des entrepôts du port, les yeux bandés, dans l'odeur écœurante des entrailles de poisson et de son propre vomi, alors que le bruit de la scie résonnait à quelques centimètres de son oreille, les coups de cornes des bateaux de marchandises couvrant ses hurlements pendant que les dents d'acier tailladaient sa chair avec la régularité d'un métronome.
Crocodile était là, juste au-dessus, il le devinait à son rire caverneux, son pied lui écrasant la joue pendant que ses acolytes le tenaient contre le sol détrempé où des milliers de poissons avaient été déchargés, le matin même.
Shanks se rappela ses sanglots, alors qu'il songeait à Belmer, à Sabo né la veille, à ses vingt-et-un ans fêtés dix jours plus tôt après une prise mémorable dans les stocks du parrain de la pègre locale – à sa détresse, à la douleur inhumaine qu'il ne s'était jamais imaginé ressentir un jour, qu'il était même incapable de concevoir tant elle ne pouvait souffrir la moindre comparaison avec tout ce qu'il avait connu jusqu'ici.
Le souvenir des claquements de mâchoires, des grondements des chiens qui se disputaient le bout de viande que leur avait jeté leur maître était douloureux de précision ; il se rappelait avoir voulu mourir pour échapper à toute cette horreur, mais les sbires de Crocodile s'étaient contenté de lui ordonner de rester loin de leurs affaires – sous peine de perdre d'autres extrémités – avant de le charger dans un van et de le larguer à pleine vitesse devant l'hôtel de ville et des centaines de badauds terrorisés.
Tous ces souvenirs ne collaient plus avec le géant mourant étendu dans son lit, bien loin de l'ogre dont l'ombre avait longtemps plané sur son existence ; Shanks avait bien conscience qu'avec Crocodile mouraient ses derniers secrets et tout ce qu'il avait encore à lui apprendre sur sa situation, mais il était beaucoup trop tard pour espérer en savoir plus.
- … on se voit bientôt, mon vieux…, sourit Crocodile avant de fermer les yeux.
Shanks n'attendit pas d'en voir davantage et se détourna de la scène, laissant les gardes et l'infirmière tenter de ramener ce qui ne pouvait plus l'être et sortit de la pièce, longeant le morceau de couloir où Sengoku, Mihawk et Don Krieg se tenaient dans une raideur informelle, la mine basse et le regard sombre – tous les quatre restèrent silencieux alors que l'agitation régnait, dans l'infirmerie, attendant le verdict dans l'écho du sifflement de l'électrocardiogramme.
Le téléphone du directeur se manifesta dans sa poche au même moment : un appel de l'accueil pour lui signifier que les agents du FBI étaient enfin arrivés et qu'ils désiraient s'entretenir avec lui au sujet de l'incident. Ils entendirent, derrière eux, l'infirmière débrancher les machines qui surveillaient les dernières constantes de Crocodile et s'éloignèrent dans le corridor, Shanks jetant un coup d'œil par-dessus son épaule pour voir un garde déplier le drap pour en recouvrir la silhouette immobile.
- … sale journée, marmonna Sengoku en retirant ses lunettes pour se frotter les yeux. Je ne sais même pas quoi leur dire…
- La vérité ? proposa Don Krieg en jetant sa veste sur son épaule. Que mon client s'est fait empoisonner.
- On est au trou, argua Mihawk en se maintenant à la hauteur de Shanks. Tout le monde veut la peau de tout le monde, c'est un fait.
- Beaucoup de taulards étaient sous sa protection, je n'en vois aucun qui aurait intérêt à le faire passer l'arme à gauche.
- Que vous croyez, renchérit le Directeur en empruntant les volées d'escaliers qui menaient à l'arrière du bâtiment, vers les bureaux administratifs. Crocodile n'avait pas que des admirateurs, ici. Je ne peux rien exclure.
- Qu'est-ce que vous comptez leur dire… ?
Sengoku ne pipa mot, une réponse tout aussi éloquente pour Shanks.
Le directeur de San Quentin avait-il déjà tout prévu en ce qui concernait la venue des fédéraux ? Ce qu'il pouvait leur dire, leur cacher, leur avouer à demi-mots ?
Reconnaître que Crocodile avait été atteint malgré les dispositifs de sécurité qui faisaient de sa cellule et de ses trajets des forteresses imprenables, c'était admettre qu'il avait une faille dans son système ; la prison avait pour but de couper le reste du monde de ceux qui s'y trouvaient, mais pas de permettre qu'y règne la loi du Talion.
À leur arrivée au bureau de la Direction, les fédéraux étaient déjà là, confortablement installés dans les sièges en cuir, tournés vers la porte dans une position qui ne laissait aucun doute sur leurs intentions : Sengoku aurait à se défendre de leurs accusations.
Tous trois entrèrent à sa suite, Shanks reconnaissant les deux éléments envoyés par le Bureau – Alvida et Arlong, d'incommensurables teignes qu'il avait toujours pris pour des tocards accomplis. Pas grand-chose à craindre d'eux et de leur interrogatoire, si ce n'était une perte de temps considérable, mais étant donné les circonstances, l'exercice s'avèrerait délicat.
Ils se saluèrent d'un bref signe de tête, Don Krieg refermant la porte derrière lui, ramenant le calme en les coupant du léger tumulte de la prison malgré l'heure tardive, tous les prisonniers étant parfaitement au courant de ce qui était arrivé à Crocodile un peu plus tôt dans la soirée.
- Epargnez-moi les politesses d'usage, soupira Sengoku en levant la main à peine leur bouche ouverte. Venez-en au fait, la journée a été assez difficile comme ça.
- C'est aussi bien, sourit Alvida en sortant son carnet, geste qui ne fut pas sans rappeler à Shanks le psychiatre d'Ostrica. On va commencer par le plus simple : Crocodile était sous la protection du Gouvernement comme témoin privilégié. Il nous faut son emploi du temps complet de la journée.
- Mais certainement, rétorqua le directeur en contournant son bureau pour s'installer dans son fauteuil, récupérant au passage un feuillet posé au bord de son écritoire pour le glisser discrètement sous son sous-main en déplaçant une pile de chemises cartonnées, sûrement pour faire mine de mieux voir ses interlocuteurs. Levé à 6h30 pour prendre sa douche, retour à la cellule pour le petit-déjeuner – qu'il ne touche jamais en dehors de son café – et végétation complète jusqu'à treize heures, où il a eu le même repas que tout le monde.
- Précisez, exigea Arlong en prenant ses notes.
- Jus de tomate, riz blanc, cabillaud, pomme. Tour dans la cour de quatorze à seize heures, il est ensuite retourné à sa cellule pour lire jusqu'au dîner à 19h00. Soupe de haricots rouges épicés et oignons, pain complet, fromage blanc. Il a commencé à se plaindre de nausées et de maux de ventre vers 20h15, pendant l'appel du soir. Les vertiges et la bradycardie sont arrivés vers la demie, c'est là qu'on lui a injecté les antidotes mais trop tard.
- Pourquoi avoir autant attendu ?
- On a une épidémie de gastro-entérites depuis dix jours. On ne sort pas les kits à chaque fois qu'un détenu se paye des coliques, répliqua Sengoku en levant les yeux au ciel.
Le raisonnement était juste, mais ces quelques minutes de flottement allaient coûter cher au staff pénitencier ; Crocodile était régulièrement sous les projecteurs de certains enquêteurs qui souhaitaient sa collaboration quand certaines pistes les menaient tout droit à l'ancien parrain, le genre de banque d'informations que le Gouvernement – malgré son mépris affiché – cajolait et encensait à coups d'aménagement de peine, quand bien même il était difficile d'alléger les condamnations déjà fortement réduites pour ce cas-là. Shanks lui-même était régulièrement sollicité pour lever le pied sur les décennies qui restaient à purger pour certains des détenus, Crocodile étant un nom parmi tant d'autres et pourtant souvent remis en haut de la pile de dossiers à examiner.
- Vous avez envoyé les échantillons de nourriture pour analyse ?
- Les restes de son plateau étaient encore là à notre arrivée dans sa cellule, ils ont été mis sous scellés par les gardiens et seront expédiés à la première heure demain matin, concéda-t-il. On va passer sa cellule au peigne fin.
- Un codétenu à interroger ?
- Non, Crocodile a toujours bénéficié d'une cellule individuelle, c'est écrit noir sur blanc dans ses arrangements, intervint Don Krieg depuis la fenêtre où il s'était posté. Il ne fait équipe avec personne, c'est un solitaire qui aime avoir la paix.
- Il va être servi, ricana Arlong avant de se taire en reportant son attention sur son calepin, visiblement mal à l'aise dans le silence tendu qui régnait désormais entre les murs.
Shanks s'était toujours demandé comment ce crétin avait pu accéder un jour à un poste comme le sien ; peut-être l'intervention divine d'un dieu des imbéciles, ou tout simplement l'entremise de Jinbe, responsable du service qui avait reçu une demande de pistonnage en bonne et due forme. Un gars beaucoup trop tendre, dans ce milieu, qui avait du mal à dire non – mais qui ne revenait plus sur sa décision une fois définitivement prise.
- Merci, on se passera de ce genre de commentaires, susurra Alvida avant de plonger son regard dans celui de Sengoku. Il nous faut la liste de toutes les personnes susceptibles d'être entrées en contact avec lui pendant les dernières 24h.
- … compliqué.
- Et je n'en ai strictement rien à carrer. Commencez par la liste des gardiens, je veux tous leurs états de services de A à Z. Un dossier complet sur leurs casiers s'ils ont des antécédents–
- Pas dans l'administration pénitentiaire, la coupa-t-il. Mes gars sont sûrs.
- Oh, oui, l'exemple d'aujourd'hui en est une preuve édifiante.
- ... en soit, c'est une enquête fédérale officielle ? soupira Mihawk.
- Tout ce qu'il y a de plus officielle, oui. On veut toutes les caméras du bloc de Crocodile pour demain midi, sans faute.
- Si c'est ce que vous attendez, je n'en ai pas dans les cellules. Question d'intimité. Mais je peux vous fournir celle du couloir et de l'allée centrale, les deux croisent sur sa geôle.
Dire qu'ils n'étaient pas satisfaits était un euphémisme, à en croire l'expression qu'ils arboraient à cet instant – toutefois, Sengoku ne semblait pas disposé à leur laisser davantage à se mettre sous la dent ; ils se défièrent un long instant du regard, avant que leur joute ne soit interrompue par des coups à la porte : un gardien venu annoncer que la cellule était mise sous scellés et qu'elle n'attendait plus que les fédéraux, qui remballèrent leurs carnets dans leurs sacoches de cuir d'un geste synchronisé. Le genre de petit effet qui leur était enseigné à leur arrivée à Quantico et qui fonctionnait plutôt bien.
- On va procéder à l'inspection et prendre des photographies. Elles resteront en tant que pièces confidentielles dans le dossier, pas de fuite vers un service externe, annonça Arlong en se levant, rajustant sa bandoulière sur son épaule. On vous adressera notre rapport avant dix heures, le reste de l'enquête sera déterminé par les résultats de l'autopsie et des analyses.
- … vous êtes venus pour 15 minutes de votre blabla habituel ? s'esclaffa Don Krieg. Dites-moi combien vous êtes payés pour être aussi peu rentables, que je réfléchisse à une reconversion…
- On peut rester là à se regarder affectueusement dans le blanc des yeux pendant le reste de la nuit, mais ça ne fera pas avancer l'affaire, répliqua Alvida. Le boulot d'un agent fédéral ne se résume pas à poser des questions à des suspects pendant des heures…
- Parce que nous sommes des suspects, dans cette affaire ? souligna Sengoku en la toisant par-dessus ses lunettes.
- … à vous de me prouver le contraire, murmura la jeune femme en haussant le sourcil, avant de se détourner vers la porte restée ouverte. Viens, Arlong.
Shanks émit un bref aboiement, qui arracha un rire à Mihawk – qu'il dissimula dans un léger toussotement étouffé par sa manche de costume – mais qu'aucun des deux concernés ne releva, quittant la pièce sans un mot de plus ; le gardien hésita un moment, referma le battant sur le signe de tête de son supérieur et s'éloigna dans le couloir pour suivre de près les deux fédéraux. Tous inspirèrent profondément avant d'échanger un regard éloquent, avant que le Gouverneur ne porte son attention sur le sous-main de cuir qui abritait le document que Sengoku voulait visiblement garder hors de portée des deux agents ; il hésita un instant sur la marche à suivre : confronter le Directeur, qui n'était pas habituellement un homme de secret – Shanks l'ayant personnellement nommé à la tête de l'établissement pour ses compétences humaines et ses connaissances des rouages de l'administration – ou bien attendre que les deux avocats soient sortis pour essayer de lui soutirer des informations.
Il n'eut pas à réfléchir bien longtemps, puisque l'intéressé souleva l'objet de lui-même pour en sortir la feuille dissimulée un peu plus tôt : froissée avant d'être soigneusement dépliée ; Don Krieg la considéra d'un coup d'œil curieux, Mihawk demeura de marbre, comme d'ordinaire.
- Vous m'avez grillé, soupira-t-il en tendant la feuille à Shanks, qui la récupéra avec prudence. C'est griffonné par Crocodile juste avant que les gardiens se pointent, et transmis à mon secrétariat à sa demande. À votre attention, Gouverneur.
Il reconnut l'écriture bouclée, malgré l'empressement et l'agitation qui devaient déjà le saisir à l'instant où il avait couché ces lignes, lut peu ou proue ce que le mafieux lui avait déjà annoncé sur son lit de mort ; les contacts qu'il avait réussi à joindre par l'intermédiaire de Krieg, leurs informations récoltées ces dernières semaines, la mort de Jango dans une exécution nette et immédiate, les balles dont le calibre correspondait à celui habituellement utilisé par les services de police. Ses soupçons sur Akainu, là où Shanks s'était toujours refusé à explorer cette piste.
La seule chose dont il pouvait être accusé en l'état était d'être beaucoup trop zélé sur l'affaire Néfertari ; concrètement, celui qui avait pleinement merdé était Kid et, acharnement du commissaire ou non, cela ne changeait rien à sa culpabilité dans le meurtre de Vivi. Il savait qu'Akainu briguait son poste de Gouverneur et qu'il serait un sérieux candidat quand il partirait en campagne pour un second mandat consécutif, le troisième de sa carrière – mandat qu'il savait perdu d'avance, au vu des circonstances, mais qu'il avait totalement écarté de sa ligne d'ambition quand avait retenti le procès de son benjamin.
- Qu'est-ce que c'est ? s'enquit Mihawk en désignant le document.
- Des confessions de dernière minute. Sur ses recherches en ce qui concerne l'attentat sur le campus de l'université où se trouvait Sabo, murmura Shanks sans détacher son regard de la feuille.
- Je ne voulais pas que les fédéraux tombent dessus. Ils sont beaucoup trop de mèche avec Akainu, marmonna Sengoku en se levant de son fauteuil pour rejoindre la fenêtre régulièrement balayée par les projecteurs des miradors.
- Quel rapport ?
- Il l'accuse de meurtre, ni plus ni moins.
Les avocats se dévisagèrent du coin de l'œil – ni l'un, ni l'autre ne semblait surpris par cette annonce : Mihawk, parce que lui et Shanks avaient eu de nombreuses occasions de parler du chef de la police et de ses tentatives pour le faire tomber, Don Krieg, parce que Crocodile devait déjà lui avoir fait part de ses doutes en lui demandant de prendre contact avec Jango. Toutefois, entre des soupçons ou une intime conviction, le pont à franchir était conséquent.
- Les deux raies Manta vont revenir et ça va devenir pénible. Vous devriez rentrer, soupira le directeur en se frottant le visage. Je vous tiens au courant pour l'autopsie, elle devrait se faire d'ici 48 heures au plus tard. Les résultats viendront dans une dizaine de jours.
- J'appelle lundi matin votre cabinet pour la conférence de presse, annonça Don Krieg à Shanks en récupérant sa veste et son attaché-case. Messieurs, profitez du répit du lendemain, parce que la semaine prochaine ne sera pas une partie de plaisir….
Il inclina la tête et sortit du bureau, les deux hommes lui laissant un train d'avance avant de prendre congés de Sengoku après un dernier regard ; Shanks aurait été bien incapable de retrouver son chemin sans Mihawk et son habitude de l'endroit, où il passait au minimum une fois par semaine pour visiter ses clients en attente de procès ou de révision de jugement – songer que Luffy y avait passé ne serait-ce que quelques jours le perturbait, mais moins que le fait qu'il aurait pu y demeurer pour les quelques mois ou années qui lui restaient à vivre avant son exécution.
Il travaillait depuis ce qui lui semblait être des lustres sur la question délicate de la peine de mort ; pour sûr qu'Akainu n'aurait pas de grands états d'âme à ce sujet, volontaire pour la laisser là où elle était, là où lui avait droit à tous les détracteurs possibles et imaginables. Il était tenté d'appeler son homologue du Colorado pour lui demander la recette miracle du référendum qui lui permettrait de faire enfin abolir cette pratique.
Une attitude qui avait beaucoup amusé Doflamingo, fût un temps.
Ils arrivèrent dans le hall, où les gardiens les saluèrent avant d'ouvrir la porte et de les laisser passer, verrouillant derrière eux, signe potentiel que les fédéraux n'avaient pas prévu de partir avant un long moment.
Ils traversèrent la cour en direction de la porte principale, qui s'écarta légèrement sur leur passage avant de se refermer dans un crissement strident, les laissant seuls dans la lumière des projecteurs – au loin s'éloignaient déjà les phares arrières de la berline de Don Krieg, là où ceux de la voiture de Shanks s'allumèrent dans un ronronnement de moteur. Lucky Roo, déjà prêt à repartir.
- Qu'est-ce que tu fichais à cette heure-là à San Quentin, toi… ? chuchota Shanks en relevant le col de sa cape, balayant du regard la présence des gardes postés à la barrière restée ouverte.
- Faire intervenir Ame no Shiryu au procès de Luffy a eu son prix, rétorqua Mihawk en rajustant son chapeau sur sa tête.
- Je croyais qu'il te devait une cartouche… ?
- Si c'était si simple…, marmonna-t-il en sortant ses clés de voiture pour la déverrouiller et jeter sa sacoche sur le siège passager. Si je peux me permettre un conseil, garde les infos en tête et détruis ça, ajouta l'avocat en désignant sa poche de poitrine à travers le tissu, là où il avait plié le feuillet de Crocodile avant de partir. Crois-moi, tu n'as vraiment pas envie que quelqu'un d'autre que nous tombe dessus.
- Je ne comptais pas spécialement l'accrocher au-dessus de ma porte, souligna Shanks avec un sourire en coin. Je m'en occupe dès que je rentre et je te rappelle lundi quand j'aurai eu Krieg, j'ai envie de prendre des pincettes sur le sujet.
- Tu fais bien. Ça peut t'apporter de la sympathie de la part des citoyens comme ça peut t'attirer une poisse dont t'as vraiment pas besoin.
- Pourquoi ça...?
Mihawk hésita un instant, regarda autour de lui et lui fit signe de se rapprocher avant de s'éclaircir la gorge, cherchant visiblement ses mots ; il n'avait pas encore ouvert la bouche, mais Shanks était prêt à parier beaucoup sur la nature de ce qu'il s'apprêtait à lui annoncer.
- Ton mandat est visé. C'est qu'une question de jours, souffla-t-il à voix basse. Je comptais attendre lundi pour t'en parler mais autant que tu sois au courant tout de suite.
- Tu dis ça comme si c'était un crime d'État, sourit le gouverneur. J'ai déjà eu affaire à des tas de pétitions, Mihawk... j'en suis toujours sorti.
- Ça n'a rien à voir avec un rappel aux urnes. C'est une procédure d'impeachment lancée par les membres de l'assemblée, c'est beaucoup plus sérieux que ça.
- ... OK, j'avoue que tu me prends un peu de court, là, concéda le Gouverneur en faisant la moue. Mais ni toi, ni moi on y pourra quelque chose. Et entre nous, le contraire m'aurait étonné, sérieusement.
- Tu vas pas les laisser te destituer ?
- Et pourquoi pas ? J'en ai marre de devoir faire face sur tous les fronts. Si ça doit s'arrêter là, autant que ça ne traîne pas.
- Tu baisses les bras ?
- … le bras, sourit Shanks avant de reprendre son sérieux à la vue du visage renfrogné de son ami. Non, je ne fuis pas... je prends juste le temps de réfléchir aux conséquences de tout ça. De ce que ça m'a pris, de ce que ça m'a coûté. Et de ce que ça me coûtera encore. Si j'étais un type lambda sans histoire, je n'en serais pas là où j'en suis maintenant. Me dis pas qu'à ma place, t'aurais pas de quoi réfléchir.
L'avocat garda le silence et Shanks ne sut pas deviner s'il le faisait par simple réserve, ou s'il ignorait quoi répondre à sa déclaration.
Il n'ajouta rien de plus, se contenta de reculer vers la voiture en lui adressant un dernier signe de la main avant de monter à l'arrière, son regard croisant celui de son chauffeur qui attendait son assentiment pour quitter les lieux. Il lui indiqua la villa et, bouclant sa ceinture, fouilla dans sa poche pour en sortir de nouveau les dernières notes de Crocodile et les contempler, songeur : à lui, maintenant, de prendre le relai des recherches de son ancien ennemi, pour connaître une bonne fois pour toutes les intentions de celui ou celle qui se cachait derrière toute cette cascade d'évènements.
.
On se revoit à la rentrée de Septembre...! Soyez sage et portez-vous bien !
