Ohayo mina !

Veuillez m'excuser, le chapitre était prévu début novembre, mais ma maison déjà bien reculée dans la brousse s'est vu privée d'internet... ahem. Vous remarquerez d'ailleurs, lors de cette lecture, que le temps "gratté" en plus ne m'aura pas permis d'éviter mes éternelles coquilles, dont je m'excuse au préalable :D
Bref, merci pour votre patience ; merci aussi à celles et ceux qui s'accrochent toujours à la lecture, c'est un très bon leitmotiv ! Promis, on est plus proche de la fin que du début, je ne pense pas dépasser les 50 chapitres avec ce que j'ai prévu. Mon objectif est de la terminer avant la fin de 2023... mais on sait ce que donnent mes bonnes résolutions...

Je ne vous embête pas plus et vous laisse à ce chapitre qui nous offre une nouvelle pause hors de l'asile ; je vous souhaite une bonne lecture et...

Enjoy it !


Chapitre 39 :

Jour 108. Impasse.

Centre médico-légal, San Francisco.
17h50.

- Nous avons rendez-vous avec Rayleigh à dix-huit heures, annonça Mihawk à l'intention de la secrétaire dissimulée derrière son écran, ses doigts frappant le clavier à toute allure.

- Alors vous êtes en avance, répliqua-t-elle sans leur accorder le moindre regard.

Shanks réprima un sourire, lorgnant en direction de son meilleur ami et son air agacé, qu'il s'efforçait de dissimuler sous un masque de neutralité qui ne trompait personne, pas même lui.
Ils avaient passé un peu plus d'une heure dans les embouteillages, Mihawk lourdement exaspéré par la lenteur du trafic et contraint d'annuler un de ses appointements téléphoniques entre deux, Shanks amusé par son impatience, depuis longtemps habitué à perdre un temps fou dans la circulation ; l'avantage de se faire conduire par un chauffeur et de pouvoir mettre à profit ces instants perdus pour relire sa correspondance ou travailler sur ses conférences, là où il n'avait pas eu d'autre choix que de supporter son acolyte et ses mouvements d'humeur.
Se garer avait été un autre cauchemar auquel le Gouverneur ne pourrait pas repenser sans devoir écraser un énième fou rire, similaire à celui qui le prenait quand il voyait l'avocat rassembler ce qu'il lui restait de politesse pour en faire le meilleur usage possible et échouer lamentablement.

Elle leva les yeux de sa rédaction avec un dédain quasi palpable, dévisagea Mihawk de haut en bas avant de regarder vers Shanks, qu'elle reconnut au premier coup d'œil et dont la vue sembla lui ôter toute envie de décliner leur demande ; elle s'excusa dans un raclement de gorge, tendit le bras et décrocha son téléphone en les gardant tous les deux à l'œil, murmurant dans le combiné que le Gouverneur de l'État était arrivé et qu'il patientait dans le hall – elle raccrocha en les invitant poliment à s'asseoir, allant jusqu'à leur proposer un thé ou un café, que tous deux déclinèrent, devinant d'avance que Rayleigh ne les ferait pas attendre en sachant qu'ils étaient déjà là.

Il pensa à Coby et son côté éternellement jovial, peut-être même un peu trop pour un assistant de son rang, mais qu'il n'échangerait pour rien au monde avec un autre ; il savait que ce genre de perle était rare sur le marché, et qu'il était vital de donner la meilleure impression possible à ceux qui mettaient le pied dans son cabinet, là où le médecin n'avait plus besoin de ce genre de devanture depuis bien longtemps.

Une poignée d'instants plus tard, la porte du fond s'ouvrit sur le légiste et son éternel sourire en coin, invitant les deux hommes à le rejoindre, ce qu'ils firent en passant devant la jeune femme de nouveau soigneusement cachée derrière son écran, les oreilles cramoisies ; Rayleigh referma la porte derrière lui et leur tendit une main franche, que tous deux serrèrent sans hésitation.

- Gouverneur. Comment va votre fils ?

- … il fait de son mieux, je suppose, merci, murmura-t-il en soutenant le regard clair de son vis-à-vis, presque incisif. Si vous voulez bien–

- Un autre sujet, j'ai compris, sourit le légiste en acquiesçant. Les résultats sont sur mon bureau, Don Krieg les a reçus en premier, vous m'en excuserez.

- Pas de problème, souligna Mihawk en leur emboîtant le pas dans l'escalier en colimaçon qu'ils venaient d'emprunter. Vous les avez aussi transmis à Sengoku… ?

- Ce soir, par fax, à dix-neuf heures. Il tient à le récupérer en main propre.

Ils s'engagèrent dans un couloir immaculé, bordé de néons, que Shanks reconnaissait malgré les années passées – aucun changement dans les murs, qui l'avaient déjà vu arpenter ce chemin pour retrouver Belmer la veille de son enterrement.
Le laboratoire n'avait rien perdu de son ambiance glaciaire, les parois couvertes de conteneurs réfrigérés aux innombrables tiroirs, les tables d'opération et les dessertes encombrées d'instruments rutilants sous les lumières crues.

Rayleigh les amena à son bureau, surchargé de piles de dossiers, parmi lesquelles il sortit une pochette estampillée au nom de Crocodile avant de la leur tendre ; Shanks la récupéra en premier, l'ouvrant sur le premier cliché, la couleur olivâtre du visage de l'homme décédé, la longue liste d'examens physico-chimiques et autres rapports bourrés de termes scientifiques dont il ne pigeait pas le moindre mot. Mihawk, plus coutumier que lui de ce genre de comptes rendus, le lui retira de la main pour le feuilleter à son tour, ses yeux d'or scrutant méticuleusement chaque page sous le regard pénétrant du légiste, qui ne s'était pas défait de son sourire empreint d'un flegme similaire à celui que Shanks pouvait arborer, parfois – un masque destiné à tromper les autres, le Gouverneur en était certain.

- Vous auriez l'obligeance de me traduire tout ça… ? soupira-t-il en désignant le dossier que son avocat épluchait toujours avec soin.

- … tout… ? souligna Rayleigh en haussant le sourcil.

- Ce qui vous parait intéressant à savoir.

- Je confirme le décès par empoisonnement au cyanure. C'est la méthode d'administration qui est curieuse, toutefois.

Il tendit le bras et, d'un geste habile, attrapa le coin d'une feuille dont l'en-tête était à l'effigie du cabinet et la ramena en haut de la pile, sous les yeux des deux hommes qui la parcoururent du regard sans sembler plus avancés que ça en la matière – ils ignoraient quoi regarder, parmi les interminables descriptions médico-légales qui s'étalaient sur le papier.

- Il y a des résidus de cyanure dans la bouche et la gorge de Crocodile, mais pas spécifiquement sur la nourriture que j'ai trouvée dans son estomac, expliqua-t-il posément sur un ton qui ne fut pas sans rappeler à Shanks celui qu'il avait employé lors du procès de Luffy, en mai dernier. Il l'a ingéré hors de sa période de repas.

- Après, donc ?

- Pas nécessairement. L'absorption est légère mais extrêmement dosée, les analyses du laboratoire laissent voir un taux bien supérieur à 2 milligrammes par kilo… ce qui m'intrigue le plus, c'est qu'il en a plein les phalanges. Littéralement.

- Le Sir n'était pas du genre à manger avec les doigts, argumenta Mihawk en tirant une chaise vers lui pour s'y laisser tomber, se pinçant l'arête du nez avec dépit.

- J'imagine, concéda Rayleigh en rajustant ses lunettes. Au-delà de ça, je suis aveugle à ce qui se passe. Aucune chance que le cyanure lui ait été injecté, il n'y a aucune trace de piqûre sur le corps, dans aucun repli.

Shanks ne pouvait pas détacher son regard du dernier portrait à jamais tiré de son ancien ennemi, plongé dans une multitude de vieux souvenirs semblables à ceux qui l'avaient déjà submergé quand il était au chevet de l'homme mourant, quelques jours plus tôt.

Il se rappela ses nuits d'angoisse passées dans la chambre de Sabo, incapable de se débarrasser de la peur qui le rongeait à l'idée que quiconque puisse un jour franchir la porte de sa maison pour venir lui prendre bien plus qu'un bras. Quand il n'était encore qu'un gamin dressé contre le monde, que l'ombre du parrain de la pègre lui donnait des sueurs froides, pendant des années qu'il avait cessé de compter. Jusqu'à ce que, finalement, son acharnement finisse par payer et qu'il vienne lui-même cueillir Crocodile dans son bureau du centre-ville, assis dans son fauteuil, absorbé par la lecture d'un de ses livres favoris, un de ceux qu'il se targuait de connaître par cœur et qu'il n'avait eu de cesse de lui citer, dans cet entrepôt aux relents de poisson et d'iode. Le souvenir était net, un de ceux qu'il n'oublierait jamais, l'expression d'abord arrogante puis surprise de Crocodile, figé dans son geste – son livre du moment coincé dans son crochet, occupé à s'humecter l'index pour tourner sa page.

Le Gouverneur fouilla dans le dossier, soudain fébrile, retrouvant la page du rapport mise en exergue par Rayleigh sous le regard perplexe de ses deux interlocuteurs.

- … vous dites qu'il en avait sur les doigts ? murmura-t-il en lorgnant vers le légiste, qui hocha positivement la tête.

- Localisé sur l'index principalement.

- À quoi tu penses ? le pressa Mihawk, enfin débarrassé de son air désabusé.

- À rien de bon pour nous. J'ai– c'est peut-être complètement con mais j'ai pensé à…

Il abandonna le dossier sur le bureau, surplombant les clichés avec l'illusion qu'il pourrait peut-être prendre du recul sur la situation, sur l'afflux de pensées et d'hypothèses désordonnées qui se bousculaient dans son crâne ; il ouvrit la bouche, hésita, réprima l'envie de faire les cent pas dans la pièce à l'atmosphère réfrigérée où les souvenirs de Belmer se disputaient la place avec ceux de Crocodile et de son arrestation.

- Crocodile ne mangeait peut-être pas avec la main, mais il avait la sale manie de se lécher le doigt avant de tourner les pages d'un bouquin. Du plus loin que je me souvienne, il a toujours fait ça et il en était encore là quand je suis venu le coffrer, il y a vingt-cinq ans. Je suis sûr qu'il s'est pas débarrassé de cette habitude–

- Et alors quoi, du cyanure sur le coin de son bouquin ? s'impatienta l'avocat, sceptique.

- Et pourquoi pas ? rétorqua Shanks en haussant le sourcil, volontairement provocateur. Ses effets personnels doivent toujours être à San Quentin, faites analyser le livre et on en aura le cœur net… !

- Le FBI a tout mis sous scellés, ça va devenir un vrai nid de guêpes…

- En l'honneur de quoi ? Je ne te parle pas d'aller voler dans leur réserve, mais d'une requête tout ce qu'il y a de plus officielle–

- C'est ça le problème, le coupa Mihawk en levant une main. Réfléchis deux secondes, Shanks…

Il semblait se ficher de la présence de Rayleigh, et Shanks ignorait ce que ça signifiait : soit le légiste avait dépassé le stade d'être une personne de confiance, soit Mihawk semblait se figurer que son aide pourrait bien leur être utile. Le Gouverneur avait conscience de sous-estimer l'importance et la quantité de liens que son meilleur ami pouvait entretenir avec ceux qu'il voyait presque trop souvent dans ses affaires quotidiennes, et il n'avait d'autre choix que de lui faire confiance sur ce point-là.

- … une requête officielle parce qu'il est question de transformer ce livre en pièce à conviction. Sur quel motif ? Tu suggères qu'on l'a empoisonné par ce biais. D'où te vient l'idée ? D'un détail personnel que tu tires d'un souvenir vieux de deux décennies.

Pas le temps de contre-argumenter, Mihawk ne semblait pas avoir terminé sa litanie et avait visiblement d'autres idées en tête, qui ne demandaient qu'à se déverser.

- Et bien sûr, sur le registre, en visite au parloir, qui est-ce qu'on va trouver dans les derniers noms ? Akagami no Shanks, martela-t-il en pointant du doigt dans sa direction. Tu resserres le filet autour de toi et ça va vite échapper à tout contrôle, crois-moi. La prochaine étape, c'est pourquoi tu te mets à investiguer sur ce cas ? La réponse toute trouvée : parce que Sabo a été victime d'un attentat. Ils vont se mettre à délirer sur le fait que t'as décidé de te venger, et ça leur fait une tête d'affiche en or pour leur affaire.

- Sois sérieux, pourquoi j'irais balancer que ça vient du bouquin si jamais on se base dessus ? Ça ne ferait qu'accélérer les recherches dans ma direction, s'agaça-t-il en se détournant du bureau pour juguler la moutarde qui lui montait au nez.

- Et risquer de te voir accusé de faire passer ça comme une tentative de t'attirer la sympathie du public alors qu'il y a une procédure d'impeachment en cours ?

- Putain mais c'est complètement… tiré par les cheveux…, grogna Shanks en secouant la tête, dépité, mettant de côté tout effort de politesse malgré la présence d'une personne extérieure à leur duo habituel.

- J'ai jamais prétendu le contraire, mais t'es obligé d'admettre que coupable ou non, ça fait d'énormes coïncidences qui pointent de tous les côtés, et qu'on ne peut pas négliger, Shanks ! s'exclama-t-il. Tu peux pas te permettre ça, tu risques beaucoup trop gros… !

Dans un toussotement, Rayleigh souffla qu'il était d'accord avec l'avocat, et qu'il était beaucoup plus sûr pour lui de faire profil bas et de le laisser poursuivre l'enquête avec Sengoku et le FBI – le but étant de le garder loin de tout ce qui pouvait le rendre suspect aux yeux de l'institution.

- Sans mentionner votre passage à la morgue, je peux demander une analyse sur plusieurs items et mettre le livre en avant par un faux hasard, proposa-t-il en retirant ses lunettes pour les essuyer d'un coin de blouse.

- Ça risque d'être beaucoup plus compliqué que ça, soupira Shanks en se pinçant l'arête du nez. Crocodile a négocié pendant des mois pour pouvoir baver pendant son procès et il a obtenu le droit d'avoir sa petite bibliothèque perso dans sa cellule individuelle, où il doit y avoir un peu plus d'une centaine de livres….

- J'appelle Sengoku, il saura mieux que nous ce qui peut se faire ou non dans la prison, trancha Rayleigh en tendant le bras pour décrocher son téléphone. La ligne est sûre, ajouta-t-il en donnant un regard entendu au Gouverneur, qui eut du mal à réprimer une moue incertaine.

Les sonneries s'enchaînèrent, avant que la voix du directeur de San Quentin ne s'élève dans la pièce, surprenant Shanks qui s'attendait à devoir se perdre pendant de longues et pénibles minutes entre les différents services de la prison – pas si incongru que ça, le légiste devant être coutumier des échanges avec l'administration pénitentiaire et a fortiori Sengoku lui-même, assez pour avoir sa ligne directe.

- Salut, Rayleigh. J'ai moyennement le temps, là, confessa l'homme à l'autre bout de la ligne.

- J'imagine mais c'est un cas un peu particulier, le Gouverneur et Dracule sont avec moi.

- … hum, désolé, toussota-t-il. En quoi puis-je être utile… ?

- Ça concerne Crocodile, poursuivit Shanks en se penchant vers le combiné. On pense savoir d'où vient le cyanure, sûrement d'un livre.

- C'est vague, çail en a toujours au moins un sur lui, peu importe où il va, et il en change régulièrement…

- On le conçoit, mais on doit forcément commencer quelque part. C'est sûrement celui qu'il a lu avant le dîner, dans sa cellule… une idée duquel ?

- Il n'est pas sous surveillance à ce moment-là et la caméra du couloir est dans l'angle opposé à sa cellule, on ne verra rien à l'image. À moins qu'un maton n'ait engagé la discussion… et encore, je ne suis vraiment pas certain que ce soit le genre de détail auquel ils portent attention…

- D'où viennent les livres qu'il a dans sa cellule ? objecta Mihawk en se redressant sur sa chaise.

- De la bibliothèque générale, je dirais. Elle est gérée par une dizaine de détenus. Toujours les mêmes. Et il y en a au moins 300 qui y viennent quotidiennement pour leurs lectures personnelles.

Par ce coup de fil, Shanks espérait réduire les pistes et non pas les voir enfler de manière exponentielle, rendant chaque tâche plus compliquée encore que la précédente.

- Pas moyen que les livres lui aient été expédiés depuis l'extérieur… ?

- Si, bien sûr, mais je ne me rappelle pas qu'il ait reçu quelque chose récemment… je dois vérifier. Quand bien même, ça ne nous garantirait pas que ce soit le livre que vous cherchez…

- Vous pouvez avoir la réponse rapidement ?

- Une bonne heure, je dois chercher moi-même dans les registres et je n'ai jamais été très doué pour ce genre de fouille, avoua-t-il avec un léger sourire dans la voix. J'imagine que… Admettons que le cyanure se trouve sur le livre, on doit partir du principe que celui qui a fait ça connaît très bien les habitudes de Crocodile. Une personne très, très bien renseignée.

- …

- … vous ne pouvez pas m'en dire plus, c'est ça ? Rapport à ce que Crocodile vous a dit avant d'y passer… ?

- C'est l'idée. Désolé, Sengoku, soupira Shanks en se passant la main sur la nuque, geste habituel dont il n'avait jamais pu se débarrasser pour exprimer sa nervosité et qu'il avait transmis à Luffy malgré lui.

Il n'obtint pas de réponse, ne s'en formalisa pas plus que ça – Sengoku n'était pas du genre à s'embarrasser de sentiments et de courbettes exagérées, et n'allait certainement pas se braquer d'être tenu à l'écart d'un énième secret.
Moins il en saurait, mieux ce serait, rien qu'à en juger la manière dont les fédéraux lui collaient au train depuis le décès de Crocodile. Tout ce qui était susceptible de les garder loin des affaires du Gouverneur était bon à prendre, surtout si ça pouvait lui faire gagner temps et tranquillité d'esprit.

- Vous cherchez une aiguille dans une botte de foin, là... et faire une recherche sur les livres va vous prendre une éternité, le procureur ne voudra jamais vous suivre–

- Moria, j'en fais mon affaire, intervint Mihawk. Je l'ai déjà vu faire bien pire que ça.

- Comme autoriser la mobilisation de tout l'effectif californien des US Marshalls pour arrêter le fils de Shanks… ? toussota Rayleigh en esquissant un sourire en coin.

- Bien envoyé, sourit Shanks en lorgnant vers l'avocat. Tu es sûr qu'il acceptera ?

- C'est exactement pour cette raison qu'il va le faire, oui, répliqua-t-il. Sengoku, on vous rappelle s'il y a du nouveau… ?

- À votre service.

Le légiste raccrocha, le silence faisant son retour dans la pièce à l'atmosphère aseptisée entre les trois hommes pensifs.

Shanks sentait poindre, plus insistante que jamais, la frustration qu'il s'efforçait pourtant d'ignorer mais qui n'avait de cesse de se dresser devant lui comme un mur infranchissable, l'empêchant d'aller plus loin, de voir plus loin : précisément le but de toute cette mise en scène par celui ou celle qui cherchait à brouiller les pistes.
Cette affaire prenait des proportions qu'il n'avait jamais pris le temps d'évaluer, jusque-là, et qui lui sautaient aux yeux maintenant que le cas de Sir Crocodile venait s'ajouter au reste et semblait ne pas trouver de dénouement possible.
D'abord Luffy – Kid – pris la main dans le sac, puis l'attentat sur le campus de San Francisco uniquement destiné à viser Sabo, Nami et celui qui la suivait sans que personne ne puisse lui mettre la main dessus, les confessions inachevées de Crocodile et son empoisonnement au moment le plus crucial, chaque piste finissant immanquablement par refroidir jusqu'à s'éteindre.

Il lui était impossible de croire que rien n'était lié, qu'il ne s'agissait que d'une succession de hasards malheureux et qu'il voyait simplement la roue tourner après des années de faux-semblants : c'était beaucoup trop gros, et en même temps insaisissable, rendant l'étendue de l'affaire difficile à cerner.
Il repensa aux dernières conclusions du parrain, sur la mort de Jango – celui sur qui les soupçons pesaient le plus concernant l'attentat – et l'idée qu'il s'était contenté d'exécuter des ordres beaucoup plus hauts placés ; l'idée que quelqu'un veuille lui faire payer l'échec de ce fameux « business bien huilé » dont il avait grippé les rouages, des années auparavant ; le fait que Jango ait été abattu par un calibre standard de la police, là où il occupait pourtant le poste d'indicateur ; le rapport à Akainu, largement souligné par tous ces faits, solution toute trouvée pour un coupable idéal vers qui tout menait. Et Kuro, dans tout ça ? Future cible ou intermédiaire invisible ?

Mihawk dût sentir son agitation – à moins qu'il ne soit incroyablement transparent – et se leva, rajustant sa veste avant de rassembler les éléments du dossier au coin du bureau.

- Merci pour votre temps, Rayleigh, conclut-il. Je vous préviens dès que j'ai l'aval du procureur pour les analyses.

- C'est sérieux, cette histoire de destitution… ?

- Très, oui, confirma Shanks. Les aléas des responsabilités, hein… ?

Il ne commenta pas, se leva lui aussi de sa chaise pour les raccompagner vers la sortie, retrouvant la chaleur de l'entrée où la secrétaire s'affairait parmi ses dossiers ; ils se serrèrent la main, échangèrent leurs dernières politesses et se séparèrent, Shanks et Mihawk prenant congés pour retourner à la voiture garée un peu plus en contrebas de la rue – moins de quinze minutes de trajet pour retrouver le cabinet du Gouverneur, qui leur laissait le temps de ressasser ce qu'ils venaient de se dire, ou qui permettrait à Shanks de se torturer plus encore avec des pensées qui ne trouvaient pas d'échappatoire.

Il avait envie d'appeler Benn, d'avoir son avis sur tout ça, le mieux placé selon lui pour lui donner des conseils et l'empêcher de se perdre en futilités ; il avait toujours été le plus calme des deux, le plus réfléchi et le plus capable de prendre du recul sur les situations qui se présentaient à eux. Lui avait toujours été la tête brûlée, celui qui se ruait sur les problèmes sans prendre le temps de les considérer, sa mère éternellement là pour le lui rappeler pendant toute son existence.
Force était d'admettre – aussi agaçante soit cette idée – qu'elle avait raison, et qu'il avait toujours besoin de son aîné pour l'aiguiller quand il séchait sur un sujet ; elle appelait ça de la faiblesse, lui la capacité à se remettre en question. Pour sûr que le point de vue de Benn serait le plus objectif possible, suffisamment éloigné de cette affaire pour considérer tous les éléments avec assez de recul.

Mihawk évita le centre civique, préférant passer par l'avenue Van Ness à l'arrière du Capitole, plus discrète, où les gardes du corps déjà prévenus de son arrivée l'attendaient de pied ferme, une ligne d'hommes en noir qui attirait le regard des passants qui s'amassaient peu à peu ; un bain de foule qu'il avait tendance à éviter, ces derniers temps, partagé entre l'envie de se mêler à ceux qu'il avait pour vocation de gouverner et de s'éloigner de ses détracteurs, forcément présents pour assister à sa chute et lui voler la moindre seconde de ses apparitions publiques.
Coby était déjà là, en haut des marches, son attaché-case dans les bras, la main sur la poignée de la porte, prêt à lui ouvrir, et il se sentit stupide d'envisager ne serait-ce qu'une seconde qu'il puisse faire partie de ceux qui s'affairaient à le faire tomber ; céder à la paranoïa ne l'aiderait pas, mais lui rappelait les récents travers par lesquels il était passé pendant le procès.

- Tu devrais lever le pied, murmura Mihawk en attendant que le service de sécurité atteigne le véhicule. Une journée ou deux.

- J'en ai pas les moyens. On verra ça plus tard.

- Quoi, quand tu seras mort… ? Je te le rappellerai, compte sur moi.

- Comme toujours.

Il lui tapota l'épaule, se détacha et se glissa par la portière tout juste entrouverte, pressant le pas pour passer le trottoir et les grilles forgées en saluant les badauds d'un signe de tête, sans s'attarder comme il avait l'habitude de le faire – Coby lui ouvrit la porte, par laquelle il s'engouffra avant de la refermer derrière lui, lui offrant son éternel regard curieux derrière ses lunettes aux montures démesurées pour son visage.

- J'ai eu du mal à expliquer pourquoi vous n'étiez pas à la réunion, cet après-midi, vous savez… ?

- Et je te remercie de t'être porté garant pour moi, Coby, soupira-t-il en ôtant sa cape, gravissant les marches au pas de course pour retrouver les couloirs qui menaient à son bureau, son assistant sur les talons. Des nouvelles en particulier ?

- Pas spécialement. J'ai d'autres idées pour la conférence mais je ne sais pas ce que ça va donner, j'ai besoin de vous pour me relire.

- Tu ne te fais pas assez confiance, gamin.

- … j'imagine, oui.

Shanks lui ébouriffa les cheveux, d'un geste sûrement un peu trop rude, mais Coby ne sembla pas s'en formaliser plus que ça, se contentant de réarranger sa mèche soigneusement lissée en gardant les yeux rivés au sol, toujours incapable de se défaire de sa timidité maladive malgré les années.

Il entra dans son office, rejoignant son bureau pour y prendre sa ligne sécurisée et faire signe au jeune homme de lui accorder deux minutes de solitude, qu'il lui concéda sans broncher, refermant la porte derrière lui sans un bruit – le Gouverneur composa le numéro de Benn, calculant qu'il devait être presque vingt-deux heures là où il se trouvait : pas assez tard pour le déranger au bureau, pas assez tôt pour le réveiller d'une de ses habituelles nuits écourtées.

- Journée difficile… ? s'amusa la voix de son frère, à l'autre bout de la ligne.

- Salut, Benn. On peut dire ça, oui, avoua-t-il en s'adossant plus confortablement à son fauteuil, contemplant les lambris l'entourant. J'ai besoin de tes lumières.

- Si ça concerne la procédure d'imp–

- Rien à voir, ça c'est mon problème, je m'y suis mis tout seul. C'est à propos de Crocodile.

Il entendit son soupir, lourd et ennuyé ; ignora quoi en penser.

- Grand bien te fasse. Il t'en a assez fait baver comme ça.

- C'est pas le problème. Il m'a… dit des trucs et je sais pas quoi en penser.

- … comme ?

- C'est compliqué. Une histoire de corruption au sein de la police, je pense… un indic qui avait des infos sur l'attentat et qui s'est fait descendre, la balistique pense à la maison.

- Shanks…

- Il avait l'air sûr de lui, poursuivit-il en se frottant le visage. Et juste après, c'est lui qui se fait assassiner… ? À part pour l'empêcher de fouiller plus loin, je vois pas pourquoi on–

- Tu vas pas apporter de l'importance à ce qu'il te dit ? Il était… délirant, mourant, peu importe comment tu veux tourner ça.

Ça, il l'avait parfaitement en tête ; pas besoin que Benn le lui rappelle, Mihawk s'en était déjà chargé de nombreuses fois depuis leur départ de San Quentin, l'obligeant à considérer avec prudence chacune des confessions du parrain – au nom de leur passif déjà chargé qui biaisait forcément leur relation.
Impossible que Crocodile ait pu lui pardonner quoi que ce soit, lui devant sa chute et la lente descente aux enfers qui l'avait dépouillé de tout ce qu'il possédait, biens comme mainmise sur les autres ; impossible qu'il ait passé l'éponge sur ce que Shanks avait fait, de la même manière que lui n'avait pas pu oublier les longues heures de torture dans le port de San Francisco.

- Ça t'angoisse, ça te fout à l'envers et je l'entends, mais il a pas pu t'avoir la peau lui-même et c'est tout ce qu'il a pu faire pour être sûr de réussir à t'atteindre, même mort, martela la voix du directeur de la CIA. Tu peux pas te laisser avoir par des biais aussi courts, pas dans ta situation.

- Mais il–

- Shanks. Non. T'es plus le gosse de quinze ans qui intercepte ses bulletins ou qui collectionne les nanas et que je dois couvrir. Tu dois garder les idées claires parce que tu vas droit dans le mur, là.

- Je te demande pas de régler cette histoire, juste de me donner ton–

- Il est mort, Shanks, mort ! Alors enterre cette histoire au même titre qu'il l'a été et passe à autre chose ! s'emporta son frère, à l'autre bout de la ligne.

- Sabo a failli y passer et tu veux que je laisse pisser ?! s'offusqua Shanks en écarquillant les yeux, le cœur battant à tout rompre.

- Il s'en est sorti et il ne s'en plaindra pas plus que ça, lui il avance et il reste pas bloqué dans le–

- T'as pas d'enfants, le coupa-t-il sans chercher à tempérer le fiel dans sa voix. Tu sais pas ce que c'est et tu le sauras jamais. Tu sais pas ce que ça fait de risquer de tout perdre et même pour ça, je t'envie pas, Benn.

Il perçut, un court instant, la respiration lente et profonde de son aîné, avant qu'il ne raccroche sans un mot de plus, coupant leur conversation venimeuse ; la gorge sèche, Shanks se força à déglutir et reposa le combiné, se laissant retomber dans son siège avec lassitude, peut-être encore abasourdi par l'échange houleux qu'il venait d'avoir avec celui qu'il pensait toujours derrière lui pour le porter.

Ce qui chatouillait le plus sa susceptibilité, il le savait, était le fait qu'au fond, par certains aspects, Benn avait tristement raison, mais il n'était pas prêt à l'entendre si vite, si brutalement. Et pourtant, il lui était inconcevable de digérer tout ce qu'il s'était passé et qui risquerait encore d'arriver si Crocodile, dans ses derniers instants, avait fait preuve d'honnêteté en lui affirmant que celui qui avait orchestré tout ça était encore dehors, libre de ses mouvements.

Des coups hésitants résonnèrent à la porte, qui s'entrouvrit sur le visage d'un Coby incertain ; il l'invita à entrer d'un geste approximatif, ce qu'il fit sans se faire prier, refermant le battant derrière lui pour rejoindre son bureau dans le coin de la pièce, face à son patron plongé dans ses pensées, les yeux rivés sur les piles de papiers qui s'entassaient sur son sous-main sans vraiment les voir. Il se racla la gorge, ouvrit son ordinateur et pianota un moment, sans cesser de jeter des regards à la dérobée au Gouverneur, à son expression soucieuse, aux rides qui jalonnaient son visage et qui lui donnaient l'air plus vieux, dans le contrejour.

- … monsieur… ?

- Mmn.

- Il faut qu'on parle de l'enquête, avança-t-il prudemment.

- … l'enquête ?

- Celle menée par le comité judiciaire de la Chambre. Elle se termine la semaine prochaine et le vote aura lieu dans la foulée, et les médias voudront votre réaction à chaud.

- Je n'ai pas à en parler si l'instruction est en court. Question de mesure, soupira Shanks en se massant la nuque.

- J'aimerais que ça soit aussi simple, mais ça ne l'est pas. Mais on peut anticiper et préparer les deux discours… un en cas de vote positif, un autre pour un négatif, histoire de ne pas être pris au dépourvu.

- On y travaillera mercredi, si tu veux bien. Un dernier point à examiner ce soir… ?

Son assistant lui désigna la pochette la plus proche de lui, que Shanks ouvrit comme s'il s'agissait d'une bombe en chaussant ses lunettes.

Demande de grâce, une de plus.

Il se rappela les railleries d'Akainu lors de ses apparitions publiques, le fait justement souligné que le Gouverneur ne serait pas autorisé à gracier son fils s'il était condamné à mort ; la difficulté qu'il avait eue à se contenter de serrer les dents et d'ignorer toutes les allusions qui lui sautaient au visage à chaque coin de journal ou d'écran. Le prisonnier en question était un détenu de longue date à San Quentin, destiné à mourir au même titre que ses congénères sans être fixé à l'avance sur l'échéance ; celui-ci, Bentham, venait d'avoir droit à sa date butoir et ses avocats formulaient leur demande en bonne et due forme. Il feuilleta ce qu'il appelait ses états de service, les nombreux allers et retours entre les juges, les cours, les changements de décision... tous les arguments avancés par ses défenseurs qui plaidaient son comportement exemplaire, sa correction irréprochable et ses progrès notables – pour Shanks, il était aisé de s'offrir le luxe d'un "comportement exemplaire" quand l'individu en question se trouvait enfermé loin de ce qui avait un jour représenté une insupportable tentation. Les juristes avaient toujours réponse à tout, à croire qu'ils étaient capables d'anticiper chacune des questions que son esprit était susceptible de générer, et le Gouverneur se demanda si lui aurait su trouver les arguments pour épargner à son fils la certitude d'une mort douloureuse.

En aurait-il seulement été capable, à en juger l'état dans lequel il était au moment du procès ?
Aurait-il pu trouver les mots pour sortir son benjamin des ennuis dans lesquels il s'était empêtré ?
Que dire face au parterre de jurés enclins à se débarrasser d'un autre criminel ?
Et pour demander quoi… « Sauvez mon fils », au risque de sauver Kid au passage et de voir le schéma se reproduire à l'infini ?

- Monsieur, on ne pourra pas attendre mercredi, insista Coby. Je… j'ai bien conscience que vous n'avez pas envie d'en discuter mais je n'aurai jamais le temps de–

- OK, tu gagnes celle-là, soupira Shanks en repoussant le dossier sur le côté. Je t'écoute.

- J'ai eu le président de la Chambre au téléphone hier matin.

- Hannyabal ?

- Lui-même. Si je peux me permettre de donner mon avis, je l'ai toujours trouvé affreusement faux-cul, marmonna le jeune homme, en s'empourprant quand le Gouverneur lorgna dans sa direction. Il… hum… il m'a parlé des premiers échanges qu'il a pu avoir avec les membres du comité et ça ne s'amorce pas en votre faveur–

- Le bras m'en tombe, railla Shanks en esquissant un sourire en coin.

- –il y a beaucoup de soutien à Akainu, poursuivit son assistant en ignorant son intervention. Ils jasent surtout… notamment à propos d'Aokiji et sa nomination.

Shanks haussa le sourcil, perplexe ; complètement perdu, il devait l'admettre, ignorant là où Coby voulait l'emmener – là où les personnes chargées de le juger l'attendaient.

- Nan, là, je ne te suis pas, soupira-t-il en levant les yeux au ciel. Eclaire ma lanterne.

- … ils pensent que vous l'avez nominé à l'avance en sachant qu'un jour Luffy serait jugé. Ils sont certains qu'il vous doit une faveur et qu'il a manqué de sévérité lors du jugement… dans la ligne de l'accord que vous auriez conclu.

- Ils rigolent ou quoi, ce sont les jurés qui ont pris la décision, il s'y est conformé à la lettre… !

Coby pinça les lèvres, les yeux baissés sur son ordinateur, lorgnant son cellulaire, sans sembler avoir de réponse à sa question qui n'en était pas une ; Shanks s'en voulait presque d'être surpris par ce cheminement de pensée aussi tordu, mais quoi attendre des politiciens dont il faisait pourtant lui aussi partie, à taire ce qui l'arrangeait ou divulguer ce qui le servait ? Pas question d'obtenir gain de cause sans se salir un minimum les mains, il le savait.

Anticiper la future mise en accusation de son fils pour ses crimes et nommer un juge à la tête du tribunal de l'état pour s'assurer une relaxe… il aurait décidément tout vu, dans ce bas-monde.

- Et c'est autour de ça que le vieux croulant a monté ses arguments pour justifier l'opinion de ces pigeons ?

- Ça reste... assez classique, concéda Coby avec une grimace de mépris difficilement contenue. Corruption et trahison. Vous avez élevé un assassin et à cause de ça, on remet en cause votre moralité.

- Magnifique. Je n'aime pas avoir à dire ça mais il y a l'inné et il y a l'acquis, ce que Luffy était avant que je ne l'adopte était déjà défini. Et Luffy lui-même n'a jamais tué personne, le délibéré et les rapports psychiatriques de Monet sont clairs à ce propos.

- J'en suis le premier convaincu, monsieur, mais les gens ne voient pas plus loin que ce qu'ils désirent voir. Je ne pense pas que ça ira jusqu'à votre destitution mais–

- Mais que je sois jugé coupable ou non n'a pas d'importance, c'est ça...? souligna Shanks dans un sourire amer.

- Si vous êtes relaxé, le doute sera là et il aura fait bien plus de dégâts que la moindre des condamnations.

Son assistant tapait juste ; Shanks lui-même n'était pas inquiet quant à la décision finale de la Chambre, sachant pertinemment qu'il n'y aurait jamais assez d'éléments pour l'inculper de quoi que ce soit. Et pourtant, dire qu'il se sentait seul, acculé et lâchement abandonné par bon nombre de ceux qui avaient toujours gravité autour de lui était un euphémisme ; il songea à Benn, toussota pour chasser la gêne soudaine dans sa gorge et reprit la lecture de la demande de grâce, plutôt dans l'idée de donner le change que de se plonger véritablement dans cette analyse. Il en ressentait, au fond de lui, une petite forme de honte, mais sans savoir si elle venait de ce dossier qui lui passait par-dessus la tête ou de l'abattage médiatique en règle dont il allait être la proie toute désignée dans quelques jours.

Il songea à Luffy, à son regard perpétuellement rivé au sol pendant le procès, à la pâleur de son visage pendant que chaque instant de sa vie était passé au crible devant des centaines de personnes toutes plus avides les unes que les autres ; à sa résilience, à sa capacité à passer au-delà de la honte mortifère qui l'avait paralysé, à l'acceptation brutale mais nécessaire de sa condition enfin étalée au grand jour.

Curieux, pour lui, de se dire que c'était sur son benjamin qu'il se devait de prendre l'exemple, là où il était supposé être l'adulte capable de guider les pas de ses enfants : une tâche dans laquelle il avait échoué, magistralement.

- Tu sais, parfois, je me demande si tu ne serais pas mille fois plus compétent que moi à ce poste, soupira Shanks en se laissant lourdement peser sur le dossier de son fauteuil, les yeux levés vers les moulures au plafond.

- Je passerais ma vie à m'envoyer de la Ventoline à chaque question d'un journaliste, rougit Coby en remontant ses lunettes d'un geste fébrile. C'est vous qui avez les épaules pour ça.

- Mais c'est toi le cerveau. Ça te branche un dîner à la maison ? Sabo et Nami seront là, ça te garantit un repas sans parler boulot, ils détestent ça.

- A-avec plaisir, bafouilla-t-il en s'emmêlant dans ses piles de dossiers.

Shanks secoua la tête, amusé, se remettant difficilement dans ses interminables lectures de textes de lois ; ils s'enchaînaient sans repos, ces temps-ci, profitant certainement de l'été battant son plein et de la complaisance des absents ayant bien trop hâte de signer à la va-vite pour s'éviter une accumulation de travail : le Congrès semblait ne jamais désemplir, et avec lui la quantité de papiers dans ses bannettes qui semblait ne pas avoir de fin.

Il jeta un nouveau regard à la dérobée à son assistant, dont les yeux ne cessaient d'aller et venir entre son écran et celui de son téléphone personnel, qu'il n'était pourtant pas habitué à consulter aussi régulièrement pendant ses heures de travail, davantage rivé sur l'agenda électronique qui rythmait leurs journées. Il nota, là où il ne l'avait pas encore remarqué, la pâleur inhabituelle de ses traits, sa lèvre qu'il mordillait sûrement un peu trop fort, son air emprunté – l'idée fugitive qui, pour la seconde fois de la soirée, lui traversa le crâne lui donna envie d'hurler, alors que se confondaient les mises en garde de Crocodile et la colère de Benn : Coby et sa conscience trop lourde à porter, premier responsable des coups de couteau dans son dos qui se succédaient depuis des semaines ?

S'il se mettait à envisager chacun de ses proches comme un traître potentiel, autant se tirer une balle tout de suite.

- … un problème, Coby ? toussota-t-il.

- Vous dites, monsieur… ?

- Tu transpires, mon garçon. Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

- Rien. Rien du tout.

Le timbre était un peu trop aigu à son goût ; Shanks marqua un temps d'hésitation, laissa retomber son dossier sur le côté et fit pivoter sa chaise dans sa direction, soutenant son regard avec un air qu'il espérait suffisamment sérieux pour lui couper l'envie d'éluder de nouveau. Coby déglutit, sa main verrouilla l'écran de son mobile dans une lamentable tentative de discrétion, mais largement insuffisante ; le gouverneur se leva et contourna son bureau, se rapprochant du sien sans le quitter des yeux, alors que le jeune homme semblait se liquéfier à vue d'œil – il s'assit au bord de son office et se pencha vers lui, s'efforçant de maintenir une façade la plus neutre possible.

- Tu as l'air trop suspect pour ton propre bien, tu le sais, ça ?

- Ce n'est rien d'important.

- Ça l'est assez pour que tu tiennes ton dossier à l'envers, souligna-t-il en lui désignant la pochette qu'il avait à la main.

Coby le laissa retomber mais ne desserra pas les dents, affrontant son employeur malgré la perle de sueur dans le creux de son cou et sa gorge sèche.

- Tu te sentiras mieux si tu lâches l'info, alors vas-y.

- … pas vraiment, monsieur.

- Tu es le premier à savoir à quel point je peux être parano en ce moment, ne me donne pas s'il te plaît une raison de penser que tu es aussi en lice dans la course pour avoir ma tête, murmura-t-il.

Son assistant eut l'air, au-delà d'outré, profondément blessé, à en juger le pli d'incompréhension de ses sourcils ; ses yeux glissèrent vers son téléphone, remontèrent à la pendule, se levèrent sur le plafond alors que des perles d'eau bordaient ses cils. Non, impossible de l'imaginer le trahir, surtout quand la simple idée de faire quelque chose dans son dos semblait le mettre dans tous ses états.

- J'ai… j'ai reçu des appels, ces dernières semaines, confessa-t-il en se repliant sur lui-même.

- Des appels… ?

- Sur mon portable perso. La voix était vocodée, je n'ai pas… enfin, aucune idée de qui ça peut être. On m'a demandé des infos sur vous, votre famille, les projets en cours d'examens au cabinet, j'ai… je n'ai même pas eu le temps de leur dire quoi que ce soit, ils m'ont dit que j'avais jusqu'à demain pour leur donner une réponse. Je leur ai dit d'aller se faire voir et depuis j'ai… d'autres appels, le jour, la nuit, des enveloppes dans ma boîte aux lettres, sur mon porche… des photos de ma famille, de moi, qui datent de plusieurs mois. Ils disent des… des horreurs, blêmit-il en se passant une main tremblante sur le visage. J'ai… du mal à dormir, je–

- J'appelle le service de sécurité, marmonna Shanks en tendant son bras vers le fixe posé sur le bureau, mais Coby l'arrêta au vol, lui saisissant le poignet de ses doigts glacés et moites. Hé, il est hors de question qu'on menace mes employés, tu en as conscience ?

- Ils n'iront jamais aussi loin, c'est–

- Tu veux revoir les images de la fac ? le coupa-t-il en se dégageant.

Il n'eut pas le temps de composer le moindre numéro : son propre téléphone sonna, à l'autre bout de la pièce, les tirant de leur joute verbale ; lui adressant un regard équivoque – celui qui signifiait qu'ils n'en avaient pas terminé – il se leva et retourna à ses affaires, décrochant sans lâcher Coby des yeux.

- Shanks, j'écoute.

- C'est moi, Sengoku vient de rappeler, murmura la voix de Mihawk.

- À propos du registre ?

- Celui des réceptions pour les détenus. Crocodile n'a qu'une dizaine de lignes depuis le début de l'année et ce sont toutes des livres, les expéditeurs sont en train de se faire passer en revue. Je parie ce que tu veux que le bouquin se trouve là-dedans…

- … celui qui fait ça est beaucoup trop intelligent et c'est moi qui te mets un billet que le bouquin a transité par la biblio interne de la taule. Trop risqué de se faire attraper par un accusé de réception.

- Rayleigh va demander une analyse sur ces bouquins, le titre est dans les observations du secrétariat. C'est mieux que rien, on aura le temps de se poser la question sur le reste après.

- On verra, ouais, soupira Shanks en ravalant sa déception. J'ai une urgence à gérer, là, on se rappelle demain ?

- Quand tu veux.

Il raccrocha et reprit aussitôt le combiné, malgré le regard suppliant de Coby – si ceux qui en avaient après lui avaient eu le cran de s'en prendre à Crocodile d'une manière aussi pernicieuse, il lui était inconcevable de les laisser atteindre son assistant, incapable de s'imaginer de quoi ils étaient capables. Inconcevable de laisser ses choix détruire la vie de quelqu'un d'autre de cette manière.

Il aurait le temps de repenser à l'histoire de Crocodile après, quand il se serait assuré du sort de Coby et de sa famille.

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Merci d'avoir lu, on se revoit avant Noël pour la suite :)