Ohayo mina !

Allez allez, la suite, pour clore cet "arc" à la Nouvelle-Orléans !
Merci aux braves qui suivent l'histoire, courage à ceux qui prennent l'asile en marche...

Je vous souhaite une très bonne lecture, portez-vous bien, et...

Enjoy it !


Chapitre 43 :

Jour 119. Avance, et recule.

La Nouvelle-Orléans ; motel de banlieue.
23h00.

- … vous vouliez demander quoi à Kid ?

Seulement une partie de la vérité était bonne à dire, l'autre étant beaucoup trop lié à ce qui avait vu naître Zoro dont Luffy n'était pas prêt à se séparer – pas quand il se raccrochait encore trop désespérément à lui. Tenter de l'amputer d'un de ses alters était prématuré.

- Beaucoup de choses. Insister sur son côté destructeur… comprendre où est son intérêt, dans tout ça.

- … … … vous savez c'est quoi le pire ? chuchota l'adolescent en retraçant les vieux motifs du papier peint. Zoro me répète toujours que Kid fait pas ça contre nous mais pour nous.

- Et qu'est-ce que tu en penses ?

- J'en gerberais d'admettre qu'il a raison.

- Un exemple en tête ?

Luffy se figea dans son geste, une infime poignée de secondes qui trahit son émotion et ce qu'elle lui coûtait, à cet instant.

Il déglutit, attarda son attention sur la vieille lampe à franges à l'ampoule crue, n'importe quoi susceptible de le couper des souvenirs désordonnés qui affluaient, mais il était beaucoup trop fatigué pour faire barrage éternellement.

- … Ishilly.

- Tu t'en veux ?

- Comment je pourrais seulement ne pas m'en vouloir ? appuya-t-il, acerbe, en sentant sa gorge se serrer.

Il s'était juré de ne plus déterrer ce cadavre-là de sa mémoire, de le laisser là où il était jusqu'à ce que, peut-être, un jour, son cerveau ait l'obligeance de l'en délivrer en le laissant oublier.
Beaucoup de promesses pour peu de résultats.

Relevant la tête pour retenir les larmes qui menaçaient déjà, il s'abîma dans la contemplation du plafond au crépi écaillé, s'efforçant de trouver une manière concise de lui décrire le désastre qu'avait été la fin de leur relation.
Law n'avait pas bougé de son emplacement, et il savait qu'il ne ferait pas le moindre geste pour le retenir ou le rejoindre, le laissant seul avec ses tentatives désespérées de concilier son envie de tout déballer et celle de se taire une bonne fois pour toutes à ce sujet.

Pas par mépris, mais par nécessité.

- Je sais même pas ce qui est le plus horrible, dans tout ça, lâcha Luffy dans un sourire amer. Le fait d'avoir continué à sortir avec elle en sachant quel risque je lui faisais courir… ? Que je m'en sois sorti, encore… ?

- Maintenant que tu en assumes les conséquences… ne crois pas que tu n'en payes pas le prix.

- C'est rien comparé à tout le mal que j'ai fait, rétorqua-t-il.

- De ton point de vue uniquement. Ce que tu t'infliges avec ta culpabilité est mille fois pire.

L'adolescent en avait parfaitement conscience – exactement ce qui le torturait, parfois, jusqu'à l'empêcher de fermer l'œil des nuits entières, trop tiraillé par le flot de ses pensées pour espérer couper le courant et plonger pour quelques heures de répit.

Incapable de le regarder dans les yeux, il s'éloigna un peu plus, sans pour autant trouver la distance qu'il espérait, tant physiquement que dans ses mots : beaucoup trop proche du psychiatre, à portée de sa présence qui lui semblait peser un poids considérable sur ses épaules.

- … pour reprendre ses termes… Kid voulait que je passe la seconde, croassa-t-il en fixant la moquette. Moi j'étais pas prêt et ça tournait au vinaigre à chaque fois qu'on en parlait dans les carnets.

- Et les autres ?

- Zoro avait pas d'avis sur le sujet et Nojiko se mêlait pas de ça. Kid– … Kid arrêtait pas de dire qu'elle allait finir par aller voir ailleurs. C'était… notre relation était pas basée sur ce qui le motive lui, et il a jamais été capable de le comprendre.

- Il ne supporte pas la tromperie ?

- Je vois pas pourquoi, ça le freine pas quand il est question de se taper tout ce qui bouge, murmura-t-il en enfouissant son visage dans ses mains. Il a trouvé que ça traînait et il–

C'était la colère, maintenant, qui semblait se disputer à la honte qu'il ressentait ; un sentiment qui n'était pas le sien, qu'il ne pouvait qu'attribuer à son alter le plus changeant, mais dont il était incapable de définir l'origine – Kid avait toujours été plutôt fier de ses prouesses, qu'il étalait sur le carnet à grands renforts de lignes que le reste du groupe passait soigneusement. Pourquoi manifester cette irritation, quand il était question de ce qu'il n'avait de cesse de mettre en avant ?

- … je lui ai dit que tout ce que je voulais, c'était qu'il me foute la paix. Mon corps, c'est… déjà pas quelque chose qui m'appartient pleinement, et pour ça non plus il a rien voulu entendre. Ce que je faisais avec elle… c'était… à moi, vous comprenez… ?

Law acquiesça, demeura silencieux – Luffy sentait son regard sur lui, soutenu, semblant suivre chacun de ses mouvements comme s'il espérait pouvoir se glisser dans un coin de son crâne à la moindre faiblesse.

Une bataille qu'il était lassé de suivre.

- … c'était plus simple pour lui de tout ruiner, je suppose, chuchota-t-il. Alors son seul argument, c'a été de sauter le pas à ma place, mais elle a pas– … elle–

- … tu n'es pas obligé d'aller jusque-là si tu–

- Elle a pas voulu se laisser faire, hoqueta-t-il sans pouvoir réprimer la boule dans sa gorge.

- C'est Kid qui te l'a dit ?

Il secoua la tête, déglutit et avala de travers – Law amorça un geste pour se lever mais il leva la main, lui signifiant qu'il ne supporterait pas la moindre tentative d'aide à ce moment-là. Il se sentait déjà un culot monstre d'être aussi mortifié, alors qu'il restait à ses yeux le moins légitime dans ses ressentis.

- J'étais là. Pendant une seconde. Juste– une putain de seconde.

Le souvenir était vivace, même fugitif ; un bref instant, si fugace que Luffy avait longtemps espéré l'avoir rêvé, avant de devoir se rendre à l'évidence.

Le visage d'Ishilly tuméfié par un direct du droit dont il sentait encore les fourmillements dans ses phalanges, ses yeux terrifiés rivés sur lui, la sensation de sa peau nue contre la sienne – pas assez pour saisir ce qu'il se passait, avant de sombrer à nouveau pour un temps indéfini, dont il était sorti le cœur battant à tout rompre, adossé au mur de sa douche sous un torrent d'eau froide, à tenter frénétiquement de faire partir les traces de sang séché sur ses cuisses.

- … je peux même pas me figurer ce qu'elle a pu penser ce soir-là, murmura-t-il en fermant les yeux. À quel point elle a pu.. me haïr, pour ce que je lui faisais.

- …

- … et vous savez pourquoi moi, je me déteste… ? Je suis jamais allé me dénoncer, ricana-t-il à travers ses larmes. J'ai rien dit à personne… je suis resté là à chialer dans ma chambre pendant des heures, et le couperet est jamais tombé.

- …

- … en fait c'est pas plus mal que les jurés m'aient épargné la peine de mort. Parce que rester là et devoir ressasser mes erreurs jusqu'à la fin de ma vie, c'est beaucoup plus mérité.

- Je te trouve dur avec toi-même, ponctua le psychiatre après un silence. Et il n'y a pas beaucoup de manière de se sortir d'un état d'esprit comme le tien.

- C'est quoi, le secret… ? s'esclaffa Luffy en s'essuyant le visage d'un revers de manche.

Dans un soupir, Law se leva et le rejoignit, posant une main sur son épaule pour l'inciter à le regarder et affronter enfin son regard, ce que fit l'adolescent après un instant d'hésitation marqué.

- … savoir se pardonner.

Il avait une démentielle envie de rire, et pourtant la seule chose qu'il put sortir fut un torrent de larmes qu'il noya dans ses mains, se laissant faire quand Law le tira délicatement vers lui dans un semblant d'étreinte – l'illusion d'un maigre réconfort, auquel il se raccrocha pourtant, agrippant son sweat comme un naufragé le ferait avec sa bouée. Il avait conscience d'être misérable, à cet instant, mais n'avait pas l'envie de faire le moindre effort pour retenir quoi que ce soit.
Il entendit la voix de Law lui murmurer qu'un jour, ce serait plus facile – avec le temps, la persévérance – et se demanda si ce mantra lui était destiné, ou bien si le psychiatre ne se parlait pas à lui-même, en fin de compte.
Impossible de savoir.

- … désolé, bredouilla-t-il en s'essuyant maladroitement les yeux.

- J'ai l'habitude, ne t'en fais pas pour ça, murmura le thérapeute au-dessus de sa tête.

- Je suis pas la pire madeleine que vous ayez vue de votre vie ?

- J'ai des patients qui pleurent beaucoup plus que toi, si c'est ça ta question, sourit-il en le prenant par les épaules pour l'écarter et contempler son visage. Tu te sens mieux ?

Sur l'instant, Luffy ne sut pas quoi répondre – pas à cause de la question, mais parce que ses yeux accrochaient cette zone dépigmentée, infime, que le tissu ne parvenait pas à cacher.

Il songea à leur dernier échange à ce propos – déviation toute trouvée à ce qui le torturait jusqu'ici – et la promesse de Law de lui en dire plus sur le sujet : il était certain que le psychiatre ne se risquerait pas à se dégonfler.

- Redites-moi ce que c'est, votre truc… ?

- Une dépigmentation de la peau, concéda Law en rajustant sa capuche et le col de son pull, dissimulant le défaut qui attirait les regards.

- Pourquoi… ?

- Plus de mélanocytes. Ce sont elles qui portent les pigments. Plus de pigment… plus de couleur.

- D'où ça vient ?

- … tout le monde n'est pas d'accord sur le sujet, soupira-t-il en se rasseyant au bord du lit. Dans mon cas… il a été suggéré une provenance d'un traumatisme psychoaffectif.

- …

- J'ai perdu ma mère quand j'avais dix ans, poursuivit-il, soutenant son regard curieux. Les taches sont apparues quelques jours après.

Belmer, à la villa, n'avait jamais été un sujet tabou ; Luffy avait toujours entendu son nom dans les conversations et les souvenirs que les trois membres de sa famille partageaient, parfois associé à des rires, plus rarement à des larmes – en sa présence, tout du moins.

Il avait parfaitement conscience qu'il était passé à une portée de bras d'avoir eu un jour une mère, une seconde présence pour s'occuper de lui et peut-être tenter de le canaliser ; il s'était efforcé, depuis son arrivée à San Francisco, de ne pas reporter sur Nami ses attentes et son besoin débordant d'affection, mais non sans échec et sans frustration. Law, lui, était bien plus vieux que lui quand ce manque s'était manifesté dans sa vie, et Luffy se demandait si c'était ça qui l'avait conduit à exercer dans la psychiatrie, ou si ce chemin était dessiné depuis longtemps déjà.

- Et Lami ?

- Lami a une manière différente d'appréhender le monde, murmura-t-il en faisant tourner le porte-clé de la chambre autour de son doigt. Je ne peux pas la prendre pour exemple… mais elle l'a mieux encaissé que moi. Et si j'ose être plus précis… je dirais que c'est notre père qui a le plus accusé le coup. J'irais même jusqu'à dire qu'il ne s'en est jamais remis.

- … Papa non plus. Belmer lui manque tout le temps.

- Être autant regretté, c'est le prix à payer pour avoir été trop aimé. C'est l'épitaphe que mon père a choisi pour ma mère, ajouta Law après un silence, avisant le haussement de sourcil de son patient.

- … c'est beau.

Il le remercia d'un hochement de tête, avisa l'heure à sa montre : encore tôt pour lui, avec les heures de travail qui l'attendaient encore – s'il arrivait seulement à se concentrer malgré leur dernière conversation qui lui avait rempli le crâne de souvenirs dont il se serait passé – mais bientôt l'heure de dormir pour l'adolescent, dont l'esquisse de cernes trahissait tant sa fatigue physique que morale. Pas certain que lui non plus ne s'offre une nuit paisible après leurs échanges et la journée qu'il venait de passer, mais Law ne pouvait pas se permettre de le sédater à nouveau si peu de temps après les dernières injections.

- Je te laisse tranquille jusqu'à demain… sauf si tu veux encore parler.

- … j'ai eu ma dose pour la journée, je crois.

- Alors essaye de dormir, conclut-il en se levant, lui tapotant l'épaule avant de rejoindre son fauteuil et son ordinateur resté allumé.

- Et vous ?

- Oh, tu sais, le sommeil c'est très surfait, sourit-il en chaussant ses lunettes.

Luffy leva les yeux au ciel, se débarrassa des dernières larmes accrochées au coin de ses yeux et retourna à sa place originelle, empilant les coussins derrière lui pour s'y vautrer, se débattant un instant avec la couverture avant de trouver sa place, l'esprit encore en ébullition. Remué au plus profond de ses tripes, partagé entre les dernières bribes de son histoire avec Ishilly qu'il s'efforçait d'enterrer le plus loin possible, l'idée que Shanks puisse perdre bien plus encore – il savait, d'avance, que cette nuit ne serait pas une nuit sans rêves.

. . . . . . . . . .

Jour 120.
Appartement de Dracule Mihawk, San Francisco.
00h15.

Mihawk somnolait dans son fauteuil, bercé par l'air marin – trop fatigué pour rester éveillé malgré la plaidoirie qu'il était en train de rédiger pour la semaine à venir, trop tenu par les nerfs pour songer à se traîner jusqu'à son lit, dans lequel il dormait peu de toute façon. Il percevait, à travers la brume du sommeil qui tardait à le rattraper, la musique de sa chaîne Hi-Fi qui lui parvenait depuis le salon, jusqu'à son balcon qui donnait sur la rue dix étages plus bas, le bruit tout juste perceptible de la circulation apaisée qui devenait secondaire au point de ne même plus le réveiller.

Le bruit du fax le réveilla en sursaut, l'envoyant renverser son verre de vin au sol dans un fracas de verre brisé – pestant contre la machine, le cœur encore fébrile, il se leva en s'efforçant de ne pas marcher sur les tessons et lança l'impression avant de rejoindre sa cuisine pour récupérer éponge et torchon, s'accroupissant au-dessus du désastre pour nettoyer tout en se maudissant en silence : tout à fait le genre de sottises qui lui faisaient perdre patience et dont il se passerait bien.

Eloignant la bouteille du bord de la table, il récupéra les éclats de verre avec soin et s'en débarrassa dans sa poubelle, se lavant les mains tout en jetant un œil à la liasse de feuilles en attente de lecture, à l'autre bout de la pièce.

La question, après ces années d'exercice, n'était pas de savoir pourquoi on lui envoyait des documents à cette heure-ci – ses contacts étant habitués à le voir travailler à des horaires délirants depuis longtemps, maintenant – mais qui jugeait nécessaire de le faire à ce moment-là : sortant un autre verre de son placard, il s'appliqua à se resservir avant d'enfin s'autoriser un temps de lecture, qui n'eut pas besoin de contexte pour lui permettre d'identifier l'expéditeur.

Les résultats d'analyse des livres présents dans la cellule de Crocodile avant sa mise sous scellés.
Et, comme prédit, des taux explosifs de cyanure sur les coins de page d'un de ses bouquins, hors de la liste de ceux envoyés par le courrier.
Il composa le numéro personnel de Sengoku, qui décrocha dès la première sonnerie, sûrement déjà dans l'attente de son appel – ou débordé par l'administration pénitentiaire au point de dangereusement cumuler les heures supplémentaires.

- Salut, Mihawk. Rayleigh les a aussi certainement reçus à l'heure qu'il est, annonça tout de go la voix lasse du directeur de la prison.

- Ils parlent de l'analyse de l'item 45. C'est lequel ?

Il l'entendit fouiller dans une pile de papiers, n'osa même pas s'imaginer à quoi devait ressembler son office – il se racla la gorge, prenant son mal en patience, les yeux englués au feuillet fragile qu'il tenait entre ses doigts, dans l'attente de sa réponse.

- Hum… une analyse géopolitique sur le printemps arabe.

- Son genre de lecture habituelle ?

- Tout à fait… même si son préféré reste les polars… peut-être de là qu'il a tiré ses idées quand il a été question de créativité une fois à la tête de la pègre, marmonna Sengoku.

- Il y avait autre chose, dans le livre ?

- Rien de suffisamment pertinent pour être relevé par le département de la crim'. Il vient de la bibliothèque et les gardiens m'ont affirmé qu'il ne l'avait pas récupéré au cours des deux derniers jours… au-delà ils ne s'en souviennent pas. Le détenu en charge de la bibliothèque pour le mois m'a dit que Crocodile consommait tellement de livres qu'il était incapable de se rappeler de ce qui rentrait et sortait pour lui, et je le crois.

Une seule et unique piste, qui demeurait désespérément froide ; le pire était sûrement cette sensation que tout était sous leur nez, quand bien même celui derrière tout ça devait être suffisamment préparé pour avoir élaboré une idée aussi simple que redoutable, complexité de la logistique mise à part.
Le genre d'ennemis qu'il préfèrerait ne pas se mettre à dos, mais dont il n'avait pas la moindre idée de l'identité.

- Ça nous amène pas à grand-chose.

- Et j'en suis désolé, assura le Directeur dans un soupir. À part nous confirmer que celui qui a fait son coup savait très bien où il fichait les pieds…

- Tom et Jerry sont au courant ?

- … pardon ?

- … c'est comme ça que Shanks surnomme Arlong et Alvida, toussota Mihawk en se retenant de lever les yeux au ciel.

- Ils le seront au matin, quand je leur ferai parvenir les résultats. Pour le moment, l'info est « VIP only ». On prévoit une entrevue avec Moria ?

- Pas tant que Shanks n'est pas au courant et qu'on a pas débriefé avec Rayleigh. J'ai déjà eu du mal à lui faire cracher l'autorisation pour les analyses… si je n'ai pas un maximum d'arguments, je serai bon pour un retour direct sans passer par la case départ.

- J'attends ton feu vert, alors.

- Merci pour les infos. Bonne nuit, Sengoku.

Le Directeur lui renvoya la politesse avant de raccrocher, le laissant seul face à son bout de preuve qui n'en était pas vraiment une, sans le reste de la pelote inextricable qui semblait entourer Crocodile.

La première question que Shanks se poserait serait « Pourquoi ce livre » précisément ; pourquoi, sur les cent quarante-trois envoyés en analyse, celui-là était-il le seul à présenter du cyanure. Pourquoi prendre le temps d'échafauder un plan de cette ampleur, si ce n'était pour l'empêcher de lâcher une bombe monumentale, peut-être plus grande que toutes celles qu'il avait concédées jusqu'ici à renforts d'aménagements de peine et de pourparlers avec le gouvernement ?
Jetant un regard à son téléphone, il hésita à appeler Shanks – à dire vrai, il était fatigué d'être sans cesse porteur de mauvaises nouvelles, et il répugnait à l'idée de devoir une fois de plus abréger une de ses soirées avec Sabo et Nami.
L'information attendrait le lendemain.
Retournant sur son balcon, il froissa la feuille et y mit le feu d'un coup de bougie, la regardant se consumer avant de s'envoler par la balustrade : inutile d'être pris avec ce genre d'informations dans ses dossiers, déjà trop chargés de données douteuses qu'il n'était pas supposé avoir en sa possession. L'essentiel était dans sa tête, Shanks n'ayant besoin d'en connaître que le minimum pour prendre ses décisions.

Il se rassit dans son fauteuil, laissa sa tête retomber sur le dossier et ferma les yeux, non sans constater que la moindre envie de dormir l'avait déserté avec ce coup de fil ; la conscience beaucoup trop chargée pour espérer trouver le sommeil.

Il se rappela l'excitation dans la voix de Shanks quand il l'avait appelé, treize ans auparavant, pour lui annoncer qu'il avait reçu l'aval de la protection de l'enfance pour l'adoption ; quand il lui avait montré, les doigts tremblants, une photographie de Luffy envoyée par l'orphelinat, tout sourire à l'objectif sous son chapeau de paille. Quand aucun d'entre eux n'avait conscience de ce qui les attendrait des années plus tard.

Amer, il renonça à finir son verre et se redressa, tirant son ordinateur vers lui pour reprendre son travail là où il l'avait laissé, tout en considérant l'idée que Shanks n'avait pas fini d'entendre parler de toute cette histoire, en plus de la procédure de destitution lancée contre lui.

. . . . . . . . . .

La Nouvelle-Orléans ; motel de banlieue.
03h40.

Le vibreur du portable posé sur le bureau résonna dans la chambre silencieuse, arrachant Law à sa contemplation des images de l'IRM et à sa prise de notes ; il avisa Luffy, roulé en boule sous les draps, hésita un instant avant de détailler le numéro de l'asile, décrochant pour porter le téléphone à son oreille.

- Tu ne dors pas ? murmura-t-il dans le combiné.

- Pas plus que toi, rétorqua Lami. Il me faut ton avis.

- À propos… ?

- Ce que tu m'as demandé il y a des semaines, sur les petites escapades d'Eustass Kid. Les affaires qui pourraient correspondre.

- Je t'écoute.

L'adolescent se retourna dans un froissement de tissu, nichant son visage dans l'oreiller ; choix risqué que d'avoir cette conversation si proche de lui, mais impossible – et hors de question – de s'absenter, même quelques instants. Il préférait encore que son patient ait l'oreille traînarde plutôt que de prendre le risque de le voir lui filer entre les doigts en pleine nature.

- J'ai passé toutes ces petites pépites dans le ViCAP–

- Je peux savoir comment tu as eu accès à ça… ? Non, tu sais quoi : ne me dis rien, marmonna le psychiatre en se pinçant l'arête du nez.

- C'est ce qu'il me semblait, railla-t-elle à l'autre bout du fil. Bref, toutes les infos sont passées dans la moulinette, j'ai absolument tout épluché et devine quoi ? Rien.

- Quoi, rien ?

- Ça ne se recoupe pas.

- … ça veut juste dire que ça n'est pas lui.

- Impossible. Il y a trop en commun, ça se voit à l'œil quand on les a séparément devant les yeux, répliqua sa jumelle. Mais dans le logiciel autant que dans les dossiers, il y a systématiquement un élément manquant qui empêche l'algorithme de faire le lien. Il dégage pas de signature, alors pas d'alerte au niveau fédéral.

- Quoi comme élément manquant ?

- Perte du prélèvement ADN.

- … tu plaisantes ?

- Bien sûr, poisson d'Avril, ha ha ha sans rancune ? Non je plaisante pas, je vois pas comment c'a pu être aussi gros et passer entre les mailles aussi longtemps. Je sais pas dans quoi t'as mis les pieds, mais si tu veux toujours creuser… tu risques de remuer de la vieille vase.

Law était au-delà de perplexe ; trop sidéré pour avoir la moindre réponse à lui formuler.

Pour en avoir vu un certain nombre au cours des affaires dont il avait repris l'évaluation psychiatrique, il était coutumier des vices de forme ; des bavures administratives toutes plus variées les uns que les autres, dont certaines n'avaient jamais cessé de le surprendre malgré les années. Des écarts en tout genre, qui avaient pour conséquences la complication des enquêtes et l'empilement d'interminables recours.

En revanche, la perte d'échantillons aussi cruciaux lui était totalement inconnue, d'autant plus quand il soupçonnait Kid d'être le dénominateur commun de ces crimes : quand bien même il se refusait à sous-estimer ses patients ou ses adversaires, il était certain que l'alter n'avait ni la capacité, ni la connaissance suffisante pour réussir à interférer dans le processus d'analyse des preuves biologiques récupérées sur les scènes de crime.

- … qu'est-ce que tu ferais, à ma place ?

- Je n'y serai jamais.

- Lami, je n'ai pas le temps de jouer, souffla-t-il dans le téléphone en gardant les yeux rivés sur Luffy.

- … j'aime bien taper où ça fait mal, alors j'irai là-dedans tête la première, sourit-elle, à en juger l'inflexion de sa voix.

Oui, sans surprise.

Sa jumelle avait toujours été beaucoup plus téméraire que lui, tête brûlée capable de se tirer une balle dans la bouche rien que pour connaître le goût d'une balle ; raison de plus de la garder à l'œil, tout en reconnaissant que ses prises de risque avaient du bon, parfois.

Law ferma les yeux et inspira profondément, tentant d'ordonner ses pensées, sans parvenir à y insuffler la moindre once de logique ; demeurait toujours, bien sûr, la solution la plus extrême, mais qui n'était pas non plus la plus saugrenue de son répertoire : un homme prêt à toutes les horreurs pour sauver ses enfants, il en était certain, à l'image de Doflamingo.

- Tu penses à Shanks ?

- Tu m'ôtes les pensées de la tête.

- Je me mets dessus, mais pas sûre d'avoir des infos avant que tu sois rentré.

- Va dormir.

- Tu m'insultes, là.

Elle raccrocha sans lui laisser le temps d'ajouter quoi que ce soit – toujours aussi fuyante quand il était question des au-revoir, qu'elle détestait par-dessus tout.

Law garda son téléphone en main pour envoyer un message à son adjoint, tâchant de mettre de côté son dernier échange avec Lami pour se recentrer sur l'asile et ce qui avait pu s'y dérouler en son absence ; et hors de question de compter sur sa sœur pour le tenir au courant : pour elle, l'incident entre Kid et Shachi valait à peine le coup de sortir de sa bibliothèque.

Il n'eut pas le temps de reposer son téléphone que l'écran s'alluma de nouveau – dire qu'il était surpris était un euphémisme, Ace n'étant pas prévu de garde pour cette nuit.

- Ça pouvait attendre demain, soupira-t-il en quittant sa chaise pour s'éloigner vers la salle de bain.

- Je dormais pas.

- Un problème ?

- … oui. Non. J'en sais trop rien.

- Tu sais que ça m'énerve, ce genre de réponse ?

Il entendit le rire d'Ace, bas et grave, sans écho – petite pièce, sans fenêtre : Law optait pour la salle des caméras, mais rien n'était moins sûr ; son propre bureau présentait aussi cette caractéristique.
Un rire pas si désinvolte que ça, qui amena Law à se demander ce qui pouvait le tenir éveillé à cette heure-là de la nuit, lui si attaché à ses heures de sommeil.

- Désolé. Rien de grave, OK… ? Je gère.

- Dis-moi.

- Pudding. Petite rechute… elle va bien.

Law était coutumier de ce terme.

Ce qu'Ace appelait « petite rechute » était un épisode aigu de schizophrénie, pendant laquelle les bouffées délirantes de leur patiente pouvaient solliciter un nombre non-négligeable de ressources au sein de l'asile – il prit, encore une fois, la pleine mesure des conséquences de son absence ; non pas que son adjoint ne soit pas capable de canaliser ces débordements : il lui faisait entièrement confiance pour ça.

- Elle s'est enfermée dans le cagibi de l'entrée.

- Elle y est toujours ?

- Je suis avec elle. Elle dort.

- … dans le cagibi ?

- J'ai connu des endroits moins confortables, sourit sa voix à l'autre bout de la ligne. J'ai pensé que ça méritait plus qu'un texto… je t'aurais appelé avant l'aube, de toute façon.

- Et… à part ça ?

- Tout baigne, concéda Ace. Et toi, avec Luffy ?

- Tendu.

- Sans blague.

Law leva les yeux au ciel, s'adossa au vieux papier peint pour regarder la forme assoupie de son patient recroquevillé en chien de fusil, l'esquisse d'un sourire au coin de ses lèvres – incapable de savoir ce qui peuplait ses nuits… et qui était la personnalité chanceuse autorisée à assister à ce rêve.

Encore un sujet de plus qu'il lui faudrait explorer – les rêves et leurs chemins tortueux, ce qu'ils pouvaient représenter pour le quatuor, la nature de leurs songes. Ce à quoi ils aspiraient, ce qui pouvait les terrifier. Le genre de plats dans lesquels il adorait mettre les pieds, parce qu'ils en disaient bien plus sur ses patients que ce qu'ils s'autorisaient à lui dévoiler dans son bureau.

- Je n'ai pas obtenu ce que j'espérais… mais j'ai placé la barre un peu haute. La prochaine fois sera meilleure.

- Parce que tu penses qu'il y aura une prochaine fois ?

- Je la prévois pour janvier. Ça laisse le temps à tout le monde de se calmer et de se mettre dans de bonnes dispositions. C'était… un peu trop tôt compte tenu des évènements.

- Te flagelle pas.

Facile à dire.

Il avait beaucoup trop de choses en tête pour s'attarder sur la déception de ne pas avoir engrangé autant d'infos qu'il l'avait désiré, mais le sentiment était là, latent ; toujours à portée de pensée.

Il ouvrit la bouche avec l'intention de renchérir, histoire de passer à un autre fil, mais des coups à la porte le coupèrent dans son élan – il annonça à Ace qu'il le rappellerait et raccrocha, s'approchant pour jeter un regard méfiant au judas : les toutous de Kizaru et leur amabilité de porte de prison en pleine vue, dans la lumière grésillante des néons extérieurs.

Il déverrouilla le battant et l'entrouvrit, jaugeant l'extérieur où le personnel s'agitait, fourgon aux portes grandes ouvertes et voitures garées en épi prêtes à partir, moteur tournant pointé vers la sortie du parking.

- On a repéré trois véhicules venus faire du repérage en moins d'une heure. On s'en va. Maintenant, trancha le chef de brigade.

Law n'argumenta pas : c'était la nature même du deal qu'il avait passé avec le parquet de San Francisco et il n'allait pas les contredire, quand bien même il ne leur accordait aucune confiance.

Il savait, de par les déboires rencontrés par Shanks ces dernières semaines, que l'étau se resserrait autour de la famille de son patient et que l'arrivée de Luffy à la Nouvelle-Orléans présentait des risques de fuites, malgré toutes les précautions du monde. Doflamingo ne lui avait rien caché de la mort de Crocodile, l'avait informé en VIP de la procédure d'Impeachment : tout autant d'informations qu'il avait préféré taire à l'asile, mais qu'il n'avait pas pu contrôler jusqu'ici. De toute évidence, quelqu'un était un peu trop bien renseigné sur les affaires du ministère, au point que le déplacement au nord de la Louisiane ne soit plus resté un secret pour personne.

L'idée que les taupes puissent elles-mêmes être parmi ceux chargés de les accompagner le dérangeait, mais il n'avait ni d'autres choix, ni d'autres moyens de se sortir de ce motel avec un patient à haut potentiel explosif.
Il les laissa rentrer pour récupérer leurs affaires, alluma l'applique murale la plus proche et s'assit au bord du lit, tendant le bras pour poser une main qu'il espérait ferme mais pas trop brusque sur l'épaule de Luffy pour le secouer, croisant les doigts pour tomber sur la bonne personnalité.
Il entendit deux gardes mettre son patient en joue, les marqueurs rouges rivés sur la couverture à l'endroit du torse – il s'efforça de les ignorer et insista, se penchant vers lui pour jauger le mouvement de ses yeux sous ses paupières.

- Pas le temps de sortir la princesse du sommeil, grogna une voix derrière lui. Shootez-le et on l'embarque.

- La ferme. Luffy… ?

Il se rappela le contre-rendu d'intervention au Marina District ; l'irruption des Marshalls dans la villa, l'arrestation inutilement spectaculaire et musclée, l'humiliation publique au petit jour qui avait valu des heures de honte à son patient.

Hors de question de reproduire le même schéma ici, ou de risquer de réveiller la mauvaise personne. Aucun d'entre eux ne lui laisserait le temps de régler le problème à sa manière : le quatuor était à deux doigts de commettre en impair sans en avoir l'intention, et il croisait les doigts pour que le réveil soit meilleur que la journée qu'ils venaient de passer.

La paire d'yeux embrumés qui croisa les siens semblait être à des années-lumière de la chambre du motel ; l'adolescent se frotta les yeux, désorienté, regardant autour de lui l'agitation qui mettait la pièce sens dessus-dessous. Il reconnut le psychiatre, son éternel air circonspect, avisa les lasers à peine tremblotants sur son tee-shirt et fixa les militaires immobiles au pied de son lit.

« Hhn… pas le pire des réveils. »

- … y'a quoi ?

- Il faut partir. Maintenant.

Il ne chercha pas plus loin et roula sur le côté, avisant la porte restée ouverte, gardée par un molosse aussi large que l'encadrement, l'œil mauvais sous son béret. Pas le genre à se poser des questions en cas de tentative d'évasion, il s'en doutait.

Attrapant son pull, il l'enfila à la hâte et se glissa dans ses chaussures pendant que Law rassemblait ses propres affaires, alors que tout le monde s'affairait à droite et à gauche ; il se laissa faire quand un canon se posa sur sa nuque en lui intimant l'ordre de sortir, ne broncha pas quand le directeur de l'asile frappa l'arme d'un coup de coude pour le déloger de son cou en les insultant copieusement – de toute évidence, il désapprouvait la méthode.

Il le guida à l'extérieur, jusqu'à l'arrière du fourgon où il monta sans faire d'histoire, s'installant sur le brancard où Law le sangla pendant que le reste de l'équipe quittait l'hôtel, les battants se refermant dans un claquement sec. Ils sortirent du parking moins d'une minute après, tous feux éteints, Law balayant l'extérieur du regard avec méfiance – exactement l'attitude que Shanks pouvait adopter, parfois, lors des meetings bondés en extérieur où il s'était régulièrement rendu accompagné de ses enfants, selon ce qu'exigeaient certaines étiquettes. Le regard d'un homme qui se savait traqué, sûrement le même que le sien quand ses personnalités avaient pris le relai tout à tour pour le ramener à la villa après la débâcle de sa dernière soirée en tant qu'homme libre.

- Vous avez pas l'air tranquille, objecta-t-il à voix basse.

- Apparemment… ta présence à la Nouvelle-Orléans n'est plus un secret…, murmura-t-il sans détacher ses yeux du paysage. Avec ce qui se passe avec Shanks, je préfère ne pas prendre de risque.

- Quel risque ? Que je prenne une balle dans la tête ? Ouais, quelle perte, railla l'adolescent en levant les yeux au ciel.

- Pense à ton père. Je doute qu'il apprécierait de recevoir un courrier de Kizaru lui annonçant ce genre de nouvelles, tu ne crois pas… ?

Touché, et coulé.

L'idée d'enfoncer davantage le clou dans le cercueil lui fit mal, dans la poitrine ; un pincement suffisant pour lui faire passer l'envie de pousser la réplique un peu plus loin.

La trappe entre le chauffeur et la cage arrière s'ouvrit dans un chuintement, une voix à l'avant leur indiquant qu'un chemin était sécurisé jusqu'au sud de la Louisiane mais qu'il faudrait changer de véhicule dans trente minutes : Law lui jeta un coup d'œil, sembla hésiter un instant et acquiesça, avant de reporter son attention sur lui.

- … pas de sédation, alors ? devina-t-il dans un haussement de sourcil.

- Comment tu te sens ?

- La tête dans le cul. Mais je gère.

- Le retour va être plus long que prévu.

- … j'ai tout mon temps, soupira-t-il en contemplant le plafond de la cabine, secoué par les légers cahots de la route.

Il n'avait pas menti au psychiatre en lui annonçant qu'il tenait la barre.
Pas vraiment.
À cet instant, il sentait qu'il n'y avait personne d'autre que lui sur la scène, les coulisses vides du moindre protagoniste, le laissant dans la lumière pour les heures, et peut-être même les jours à venir.
Mais il était bien le seul à savoir que le calme plat, à l'arrière de sa tête, n'avait jamais été synonyme de bonne nouvelle.

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Je vous souhaite de très bonnes vacances, les enfants...!
On se revoit vite !