Ohayo mina !
Dernier chapitre avant Noël ; je prévois la suite en janvier, mais il n'est pas exclu que je poste fin décembre si j'arrive à bien avancer. J'espère que la suite vous plaira. ; si Shakky vous a manqué : she's back ;)
Enjoy it !
Chapitre 47 :
Jour 133. Cible.
Louisiane, près d'Ostrica. Aile des dortoirs.
10h45.
- Courrier ! s'exclama Tashigi en entrant dans le couloir des dortoirs aux portes ouvertes, attirant l'attention des internés qui y étaient présents.
Aussitôt, les patients sortirent de leur chambre, s'amassant autour d'elle dans un brouhaha de murmures excités alors
qu'elle distribuait lettres et colis ; Luffy passa la tête dans l'ouverture de son battant, son regard croisa celui de Bartolomeo qui le contemplait fixement, une expression indéchiffrable sur le visage – les instructions de Law étaient claires et sans négociation possible : interdiction de se trouver seul en sa présence sans la supervision d'un infirmer, et restrictions des allées et venues du cannibale à proximité de l'objet de ses désirs. Dire que Luffy se sentait coupable était le minimum : lui, libre de ses mouvements, alors qu'il se sentait entièrement responsable de la situation actuelle. Thatch, son surveillant attitré pour un temps indéfini, avait fait son possible pour tenter de le rassurer – il n'était ni le premier, ni le dernier à être la cible rêvée pour le patient – mais la leçon était difficile à retenir, tant elle lui semblait injuste.
Il le salua d'un signe de tête, l'intéressé lui répondant d'un hochement de menton avant d'être rappelé à l'ordre par Thatch qui l'incita à rejoindre Tashigi pour récupérer un carton qui, au bruit, évoqua à Luffy un empilement de crayon et de carnets à spirales, avant de retourner à sa chambre dont la porte fut aussitôt verrouillée, le seul à se voir imposer une solitude forcée. Luffy s'approcha des autres, jaugeant les colis et les enveloppes du regard, cherchant à apercevoir son nom sans toutefois parvenir à le saisir ; Shakky sortit paisiblement de sa chambre, faisant rouler son fauteuil dans sa direction, toujours dotée de son éternel sourire en coin sous sa frange aile de corbeau : il la rejoignit à mi-chemin et se pencha pour embrasser sa joue, se laissant faire quand elle lui prit la main – la sienne était agitée de soubresauts, signe d'une journée qui s'annonçait compliquée, mais il s'efforça de l'ignorer et de lui adresser le plus beau sourire qu'il avait en réserve.
- Tu vas bien, Trésor ? murmura-t-elle en plongeant ses immenses yeux noirs dans les siens.
- Toujours, Shakky. Tu penses que tu as reçu quelque chose ?
- Mmmn, Rayleigh m'envoie du courrier toutes les semaines. Et toi ?
- … aucune idée.
Il avait raté son dernier coup de fil potentiel avec Shanks, mais restait encore à venir celui de Nami et Sabo, si Zoro ne faisait pas des siennes ; il savait, au fond, que son alter n'avait jamais eu l'intention de lui faire de la peine, mais il n'avait pas pu s'empêcher de se fendre de quelques reproches au milieu de leurs lignes de conversation. Zoro avait pris sa remarque en compte par le biais d'un mea culpa, Nojiko avait promis de libérer le passage en cas de coup de téléphone, et Kid… Kid n'avait plus rien dit depuis sa brève intervention quelques jours plus tôt. Un maigre signe de vie, que Luffy ignorait comment accueillir, mais auquel il s'efforçait de ne pas trop penser, au risque de déprimer un peu plus.
Il ignorait si sa famille se lassait des allers et retours entre les différents alters, des appels sans réponses et des nouvelles peut-être pas toujours reluisantes que Law pouvait leur donner à son propos ; s'ils commençaient à accepter l'idée de faire leur vie sans lui, à jamais, jusqu'à couper le moindre petit lien susceptible de les unir encore, pour redevenir ce qu'ils étaient déjà bien avant son arrivée.
La petite foule se dispersait au fil des distributions, jusqu'à ce qu'il ne reste plus personne, mais que Tashigi ne leur fasse signe d'approcher ; ils s'avancèrent et Luffy ne sut dissimuler sa surprise quand elle lui tendit deux colis, tous deux marqués à son matricule, avant de donner le sien à Shakky et de traverser le reste du couloir pour s'éclipser en direction des internés qui n'étaient pas présents dans les chambres à cet instant.
- Tu m'aiderais à l'ouvrir ? sourit-elle en le tenant sur ses genoux.
- … t'as pas peur qu'il y ait des trucs qui me regardent pas ?
- Je saurais m'en remettre.
- Et tu penses à ma santé mentale ? s'esclaffa-t-il en allant déposer ses cadeaux sur son propre lit, le cœur étrangement léger, grisé à l'idée de les déballer bientôt.
Il la suivit dans sa chambre, constatant par la même occasion qu'il n'y était jamais entré jusqu'à présent ; la première différence notable était les murs colorés, contrairement aux siens qui arboraient toujours leur teinte immaculée sous ses posters et ses tentures. Le mobilier était semblable, bien qu'adapté à son fauteuil, agrémenté de nombreuses photographies suspendues ; des boites de puzzle formaient une pile à l'équilibre précaire, à côté d'une boîte qui contenait une réserve impressionnante de cigarettes – son péché mignon, un secret pour personne.
Luffy attarda son regard sur le portrait en pied, immense, qui trônait au-dessus d'une coiffeuse débordante de produits de beauté ; le cadre devait mesurer près d'un mètre, et il reconnut au premier coup d'œil celui qui lui avait évité la peine de mort, ainsi que Shakky : une photographie de mariage, à en juger le costume et la robe de mariée, avec au moins vingt années de moins pour tous les deux.
- … quand j'étais encore capable de courir jusqu'à l'autel, sourit-elle en surprenant son regard, roulant jusqu'à son bureau pour y poser son présent.
- C'était quand ?
- Trente-deux ans cette année.
La villa était elle aussi bardée d'images, toutes témoin d'une vie à deux facettes au sein de leur foyer ; l'époque ou Belmer occupait la plupart des clichés, seule, avec Shanks ou leurs enfants, jusqu'à ce que sa place vide ne soit occupée par Luffy et son visage tanné par un soleil trop brûlant, dans les portraits de groupe ou les prises de vacances. Des moments que Luffy avait longtemps chéris, l'illusion d'une famille à lui que rien ni personne ne pourrait lui prendre, mais qui n'avait semblé durer qu'une poignée de secondes dans sa courte vie – peut-être parce qu'il l'avait trop considérée comme acquise, malgré ses écarts et ses alters. Peut-être parce qu'il s'était imaginé pouvoir mener le reste de son existence de cette manière, sans jamais voir plus loin que le court terme, sans se questionner un seul instant sur son avenir en tant qu'adulte supposé payer ses factures, se stabiliser, se fondre dans la masse de la société.
- C'est marrant, remarqua-t-il en l'aidant à sectionner le scotch qui maintenait fermé son carton.
- De quoi ?
- On a tous le même genre de paquet.
- Parce que tout est ouvert, inspecté et reconditionné avant qu'on nous le donne. Histoire d'éviter les problèmes.
- … c'est pas, genre…, illégal d'ouvrir le courrier de quelqu'un ?
- Si, bien sûr. Tu veux en parler avec Law ?
- … ça ira.
Il écarta les rabats sur les côtés, laissa apparaître du papier bulle ; il songea au livre Seven, dont Kid était extrêmement fan et dont il leur avait fait un résumé détaillé des meilleurs moments – tous s'en seraient largement passé. Il esquissa un sourire, mélancolique de cette époque où ils se parlaient encore, sans être enfermés loin de tout ce qu'ils avaient connu.
- À quoi tu penses ? souligna Shakky en fouillant dans le papier.
- Tu crois que Rayleigh t'enverrait une tête coupée ?
- … pour notre premier rendez-vous, il m'a emmenée dans son laboratoire pour me présenter tous ses spécimens conservés dans du formaldéhyde. Il était tellement passionné…, soupira-t-elle sans se départir de son sourire.
- Chelou.
Il l'aida à soulever l'objet soigneusement emballé, qui s'avérait être une réplique miniature d'un lieu réel mais qui lui était totalement inconnu ; Shakky semblait émue, à en juger l'humidité de ses yeux et sa lèvre tremblante, et pour rien au monde il n'aurait osé lui demander de quoi il s'agissait, de peur de briser l'instant. Elle lui fit signe de le déposer sur l'étagère qui faisait face au lit, ce qu'il fit après avoir déplacé avec soin les objets qui s'y trouvaient déjà, alors qu'elle semblait l'admirer de loin, visiblement oublieuse de son bras agité de soubresauts.
Ce fut elle qui mit fin au silence qui régnait dans la pièce pour lui dire qu'il s'agissait du Bar de l'Arnaque, dont elle avait longtemps été la propriétaire avant que ses symptômes ne l'empêchent de réaliser le moindre cocktail pour ses clients, l'obligeant à revendre l'affaire bien avant d'arriver en Louisiane. Rayleigh avait tout rénové lui-même avant l'ouverture, de longues heures prises sur son temps de sommeil après ses journées à exercer son activité de médecin légiste – d'après elle, les moments les plus heureux de leur vie. Elle avait tenu la barre plus de vingt ans durant, avant de devoir rendre son tablier de barmaid.
Peut-être une preuve de plus, pour Luffy, que la vie n'était rien d'autre qu'une succession d'injustice : s'il s'estimait avoir largement mérité ce qui lui arrivait, il n'était pas du même avis en ce qui concernait Shakky. Elle semblait accepter cette réalité, toutefois, et il se demandait combien de temps est-ce qu'il lui avait fallu pour en arriver à se résigner de cette manière, pour admettre que l'aventure avait pris fin et que la seule échappatoire restante était une morte douloureuse, beaucoup trop longue à venir.
Luffy songea à un de leurs premiers échanges, quelques jours après son arrivée – le fait que Shakky faisait partie des plus anciens patients, que les internés arrivés en même temps qu'elle n'étaient plus de ce monde : il n'avait jamais demandé « comment ».
Par suicide ? Par accident ?
Law avait-il eu assez pitié pour les délivrer de leur prison et leur offrir une fin rapide ?
Formuler sa demande était impossible – il n'aurait ni les mots, ni le tact pour amener le sujet sur le tapis, en tout cas avec Shakky ; la question serait sûrement plus simple avec le directeur, qui était habitué à l'absence de pincettes de ses patients, et qui n'avait certainement aucun intérêt à lui cacher ça.
- Quand je vois ce qu'on fait pendant qu'on construit nos maquettes, on a vraiment pas le niveau, sourit-il en observant la construction de plus près.
- Chacun son talent, mon chéri. Rayleigh a toujours été très doué de ses mains.
Il lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, remarqua son sourire farceur, sentit ses oreilles s'embrasser.
- … j'ai pas besoin de détails, Shakky.
- Et tu n'en aurais pas eu, s'esclaffa-t-elle en fouillant la poche de sa robe pour vérifier que son paquet de cigarettes s'y trouvait. Merci pour ton aide, Trésor.
- Je t'emmène dehors ?
- Tu as tes propres paquets à ouvrir. Un peu d'exercice me fera du bien.
Elle poussa son fauteuil dans le couloir, lui tapota la hanche avant de s'éloigner vers les portes ouvertes, en léger dévers, sous le regard attentif de Thatch toujours présent dans l'aile ; Luffy attendit qu'elle ait disparu de sa vue avant de rejoindre sa chambre, où les cartons blancs l'attendaient toujours sagement sur son lit. Il s'y laissa tomber dans un grincement de sommier, tira le premier sur ses genoux et le déballa, sentant son poids non-négligeable sur ses cuisses – il trouva deux lettres à l'intérieur, l'une signée par la main de Sanji, l'autre par Usopp, accompagnées de CD, de figurines de bateaux et de magazine de jeux vidéo. Pris d'un doute, il déballa fébrilement l'autre carton, cette fois envoyé par sa famille, y trouvant sa vieille PlayStation et une pile de ses jeux préférés – il devinait que le sourire qu'il devait arborer à cet instant lui donnait un air crétin, mais c'était actuellement le cadet de ses soucis. Un cadeau commun qui lui fit instantanément oublier les doutes ressentis quelques temps plus tôt.
Pas d'écran dans sa chambre, mais s'il parvenait à faire profil bas pendant un certain temps, il était certain de pouvoir demander à Ace de lui fournir ça : d'expérience, il savait que Lucci en avait un. Glissant les lettres sous son oreiller, il prit son carton sous le bras et passa à la chambre d'à-côté, où son voisin se trouvait étendu dans son lit, plongé dans la lecture d'un livre à l'épaisseur rebutante.
- … t'as déjà pris une raclée sur Budokai Tenkaichi ? lança-t-il en passant la tête par la porte ouverte.
Lucci lui offrit, par-dessus son livre, un de ses haussements de sourcil dédaigneux dont il avait le secret, avant d'aviser le carton d'où sortait un paquet de fils noirs.
- Non, mais je peux te montrer ce que ça fait, si tu y tiens tant.
Tout sourire, Luffy traversa la pièce jusqu'au bureau, y déposant la console avant de s'affairer aux branchements pendant que Lucci glissait son marque-page dans son livre qu'il rangea soigneusement dans sa table de chevet, prenant deux coussins de son lit pour les mettre au sol. Luffy alluma l'écran, détortilla ses manettes en reculant vers la commode qui leur servirait de dossier, lui tendit celle de gauche, que Lucci refusa en récupérant celle de droite – il songea à sa discussion avec Bartolomeo avant son départ pour la Nouvelle-Orléans, l'incapacité de Lucci à passer par-dessus ses gestes et ses obligations compulsives, ne questionna pas son choix et le laissa s'installer en premier, s'efforçant de s'occuper de ses oignons en le voyant arranger sa position pendant une longue minute avant de lancer le jeu.
L'aisance du moment lui rappela les heures passées à jouer avec Sabo, à la villa. Les trop rares fois où Shanks insistait lourdement pour jouer avec eux, sans succès, les hurlements de rire dans le salon quand leur père tentait de compenser l'absence de son bras par tous les moyens possibles, avant de capituler et d'investir dans une Wii pour pouvoir se joindre à eux.
Difficile de dire si ces souvenirs le rendaient tristes ou heureux ; ils lui paraissaient si lointains, parfois, qu'ils lui semblaient appartenir à une autre personne, une autre vie, dans d'autres circonstances beaucoup trop éloignées de celles dans lesquelles il évoluait actuellement.
Il n'eut pas l'occasion de se laisser happer davantage par le jeu ; le menu était à peine affiché que des coups résonnèrent à la porte, traduisant l'empressement de celui ou celle venu les interrompre, avant que le battant ne s'ouvre sur le directeur de l'asile, portable à la main – la sensation de vertige qu'il ressentit le fit tanguer sur place, alors que l'envie de laisser Zoro gérer ce flux d'angoisse le dévorait.
- Tout va bien, murmura Law en esquissant une amorce de sourire – rien de très convaincant. Le Sénat va rendre son verdict.
- … quoi ?
Il détesta sa voix – beaucoup trop hachée et nasillarde.
- La destitution. Ils se prononcent maintenant. Viens.
Luffy lorgna vers Lucci, qui lui indiqua la porte d'un geste du menton, reposant sa manette en lui murmurant qu'ils reprendraient leur partie plus tard.
Le psychiatre restait à la porte, ses yeux rivés sur lui, dans une gestuelle qui ne fut pas sans lui rappeler le moment où Ace le gardait sous clé, dans sa chambre, à attendre le moment où Law daignerait enfin lui donner des informations sur l'attentat qui avait détruit l'aile en construction de l'université de San Francisco, soufflant Sabo au passage ; un souvenir dont il se serait bien passé, mais auquel il fut incapable d'échapper, sentant son cœur se décrocher et tomber loin, très loin au creux de son ventre. La gorge nouée, il s'efforça de lâcher sa manette, qui tomba au sol dans un bruit sec, avant de se lever en se raccrochant à la commode sous le regard perçant de Lucci, qui n'émit pas le moindre commentaire.
Law lui fit signe de se dépêcher, mais ses jambes lui semblaient bourrées de coton alors qu'il luttait pour suivre le directeur dans le couloir, ses grandes jambes allant à toute allure à travers les bâtiments. Il gardait le téléphone à l'oreille, se contentant de murmurer quelques assentiments aux annonces de son interlocuteur dont Luffy n'entendait rien – de toute façon, ses oreilles bourdonnaient beaucoup trop pour le laisser percevoir quoi que ce soit.
Ils croisèrent d'autres patients, dont aucun ne sembla vouloir les interpeller, l'expression sur leurs visages devant dissuader de la moindre envie de parler, et montèrent les marches qui menaient au bureau des infirmiers sur la mezzanine : totalement vide, à l'exception d'Ace et son expression un peu trop sérieuse. Il lui offrit un sourire, mais Luffy ne parvint pas à y répondre, les muscles de son visage beaucoup trop figés pour ça. Il s'assit sur une chaise, les yeux rivés sur l'écran suspendu au mur, les caméras pointées sur une assemblée de costumes sombres, chacun semblant s'affairer à prendre ses notes, les médias fourmillant entre les membres présents à coups de perches et de trépieds.
- Où sont les autres ? marmonna-t-il en regardant autour de lui.
- On te laisse un peu d'intimité. La Californie, ça les concerne pas trop, souligna Ace en lui posant une main sur l'épaule.
- … –mmn, je le vois, oui, souffla Law dans son téléphone, les yeux rivés sur l'image. Une minute ? … OK. Merci, papa.
Donquixote Doflamingo, gouverneur de la Louisiane.
Celui à qui il devait de ne pas avoir été bouclé au fond d'un asile d'aliénés, bourré de cachets, affalé 24/7 contre le mur capitonné de sa cellule.
Un homme fait de la même trempe que son père, mais sûrement encore moins scrupuleux ; sûrement de lui que Law avait hérité son caractère et ses manières, élevé avec l'habitude d'atteindre ses objectifs peu importe le prix, sans rien pour venir lui barrer la route.
Le genre d'attitude que Shanks avait transmis à Sabo et Nami, dont Luffy était déjà doté par la seule présence de Kid et Zoro ; qu'il pensait impossible à briser et qui, pourtant, pouvait trouver sa limite. Le Gouverneur vivait pour deux choses : ses enfants et son travail. Pour le benjamin de la fratrie, il était impensable que l'un ou l'autre puisse lui être retiré sans conséquence, et c'était pourtant la lente tendance qu'avait prise sa descente aux enfers ces derniers mois.
Il y eut du mouvement, à la caméra ; Ace prit la télécommande et monta le son, alors que le monde s'agitait à l'entrée de Shanks, sur lequel tous zoomèrent, les voix des journalistes s'élevant pour commenter son arrivée. Le cœur battant la chamade, Luffy reconnut également Nami et Sabo, discrètement installés à l'écart, Mihawk également présent dans le rang derrière eux. L'adolescent était habitué, depuis toujours, à voir sa famille à travers n'importe quel écran – de nombreux élèves de sa classe aimant lui faire remarquer, en tout temps, que son père était à la télé – mais depuis son arrestation, cette routine ne lui rappelait que des horreurs dont il souhaitait en vain être débarrassé.
- C'est le vice-président qui siège à la tête du Sénat pour le procès, chuchota Law après avoir raccroché. Les débats ont commencé il y a quelques heures mais j'ai préféré ne t'appeler que pour le rendu…
- … vous avez bien fait, répondit-il d'une voix blanche qu'il ne se reconnaissait pas.
- Les sénateurs ont voté, et il faut la majorité des deux tiers pour que la destitution ait lieu–
Le discours était assommant.
Shanks affichait, comme toujours en public, une façade neutre soigneusement étudiée, sur laquelle tout paraissait glisser ; Sabo et Nami frôlaient eux aussi la perfection, et Luffy sentit une fois de plus la profondeur du gouffre qui le séparait de sa famille d'adoption – leur différence sociale, culturelle, qui lui avait souvent donné l'impression de ne pas appartenir à leur clan, malgré tous leurs efforts pour ne jamais laisser paraître la moindre différence entre eux ; qui semblait toujours planer au-dessus de sa tête, panneau invisible pour lui mais qui montrait à tout le monde qu'il n'était pas des leurs. Pour preuve, cet instant où lui était bouffi d'angoisse et de remords, alors même qu'il était responsable de la situation mais bien à l'abri derrière les murs de la clinique – loin du monde, des murmures et des attaques – et où le reste de sa famille semblait attendre le couperet avec une dignité qu'il n'égalerait jamais ; qu'il ne pouvait même pas espérer toucher du doigt. La bouche sèche, il ramena ses genoux contre lui pour empêcher ses jambes de trembler, le bruit de son propre talon frappant le carrelage lui étant insupportable, sentit le bras d'Ace sur ses épaules alors que le vice-président demandait à tous de se lever pour annoncer le résultat du vote, agrippa le poignet de Law debout à côté de lui – trop embourbé dans son anxiété pour se rendre compte que ses ongles s'étaient profondément enfoncés dans la chair du directeur.
Shanks n'avait pas la possibilité de se présenter de nouveau pour un poste de Gouverneur, ayant atteint la limite de ses mandats, mais Luffy refusait l'idée de le voir démis de ses fonctions aussi près du but, dépouillé de toute la confiance que beaucoup avaient mis en lui parce que son propre fils n'était pas fichu de prendre la moindre décision un tant soit peu intelligente.
- « … et sur les 100 votants, 61 prononcés 'Pour', 39 prononcés 'Non' pour la destitution du– »
- Alors… ? C'est bon ou pas ? croassa Luffy en s'arrachant à l'écran reflétant un gros plan sur le visage imperturbable de Shanks.
- … large, sourit Ace alors qu'un tollé résonnait parmi l'assemblée, les journalistes s'égosillant à leurs micros pour couvrir le brouhaha soudain. Et y'en a à qui ça fait vraiment, vraiment pas plaisir, ajouta-t-il en désignant, du menton, le visage au-delà de dépité d'Akainu.
Luffy crut y lire, l'espace d'une seconde, une amorce de crainte, aussitôt balayée par une expression renfrognée qui lui était plus coutumière.
Il se rappela de lui, pendant le procès ; l'ombre noire qui prenait le pas sur le reste, l'empêchait de réfléchir correctement, la sensation d'une menace latente lui enserrant la gorge à chaque fois qu'il était question de pouvoir se défendre de la moindre accusation. Sa hâte à vouloir le faire condamner, dans une croisade quasi personnelle, alors que ni l'un ni l'autre ne se côtoyaient au quotidien. Il avait parfaitement conscience d'avoir été un prétexte fumeux pour raviver les vieilles braises de la rivalité qui opposait son père et cet homme, sans jamais rien connaître des profonds désaccords qui les liait, hormis par le biais de Sabo qui affirmait qu'Akainu avait toujours voulu la place de Shanks. Un motif qui lui avait toujours semblé stupide, cette place n'étant rien d'autre qu'un siège éjectable qui, de toute façon, finirait par revenir à un autre – si ce n'était pas à ce moment-là, il suffisait d'attendre, non ?
- Je– … je pensais pas que ça passerait.
- Moi non plus, confessa Law à voix basse. Mais apparemment, Shanks a encore de gros soutiens dans le parti.
- Qu'est-ce qui va se passer, maintenant ?
- Le dossier est clos. Tout le monde reprend son petit train-train.
Luffy avait du mal à se figurer un arrêt aussi brutal, semblable à son propre procès ; une montée progressive de l'adrénaline, anxiogène à mourir, une atmosphère étouffante qui semblait se resserrer sur lui comme un linceul, avant de disparaître une fois la sentence tombée. À la différence près que Shanks était publiquement lavé de ses prétendues fautes, là où lui avait dégringolé la lente pente du déshonneur.
- Je peux l'appeler… ?
- Il ne décrochera pas, statua le psychiatre en lui tendant son portable.
- Ça fait rien.
Il composa le numéro de son père, d'une main qu'il n'aurait jamais imaginée aussi ferme, porta le téléphone à son oreille sans lâcher la télévision du regard, où les caméras suivaient la progression de Shanks dans la foule partagée par des clameurs ou des sifflements, le vice-président réclamant le silence, toute cette agitation couverte par les présentateurs qui se désintéressaient déjà de la situation bouillonnante de la salle pour débattre avec les invités du plateau sur cette destitution manquée. Il tomba directement sur la messagerie, sans surprise – il s'éclaircit la voix, hésita une seconde quand le bip sonore résonna dans le semi-silence de la pièce ; Law consultait ses notes sans vraiment les lire, Ace jouant avec les réglages du broyeur de café, l'air de ne pas y toucher.
- C'est moi. Euh, c'est Luffy, ajouta-t-il après un silence, songeant qu'il n'appelait pas avec son propre téléphone.
Il se sentit stupide de le préciser – comme si Shanks était incapable de reconnaître la voix de son fils…
- J'ai vu le non-lieu. Je… je suis heureux pour toi. Pour vous trois. J'espère que tu vas bien.
Dieu qu'il avait la sensation d'être un parfait crétin.
- Embrasse Sab' et Nami, OK ? … je t'aime.
Il raccrocha et rendit le portable à son propriétaire en toute hâte, comme s'il s'était brûlé avec.
Palabrer dans un combiné n'avait jamais été sa tasse de thé ; il préférait faire passer ses émotions par un sourire ou une étreinte, plus tactile que bavard, une condition qui lui donnait l'impression d'être sur le point d'exploser quand il refrénait ses ressentis, à l'asile, incapable de les exprimer comme il le voudrait. Ce qu'il désirait plus que tout, à cet instant, c'était enlacer son père sans un mot et le garder contre lui, souhaitant de toutes ses forces revenir à cette période où leur proximité était due. Acquise. Et non pas le fruit d'un quelconque chemin de croix méritoire.
- Comment tu te sens ?
- Libéré. J'ai encore du mal à réaliser.
- Tu retournes voir Lucci ? Prends le temps de souffler avant la séance, proposa Law en rangeant son téléphone.
Il acquiesça, se laissa faire quand Ace l'orienta gentiment mais fermement vers la sortie, l'accompagnant dans les escaliers en laissant derrière eux les bruits de la télévision. Libéré était le bon mot, rien qu'à en juger la sensation de légèreté, tardive mais définitivement ancrée, qui se manifestait un peu plus à chaque marche descendue ; une brusque envie de rire le saisit au ventre mais il s'efforça de l'enterrer plus profondément encore, quand bien même la partie la plus rationnelle de sa tête lui murmurait que l'infirmier ne se permettrait pas de le juger sur ses réactions. Ace lui annonça, sur le chemin, que Law viendrait le chercher si Shanks rappelait avant la nuit, mais qu'il ne devait pas tellement compter dessus au vu de la journée que le gouverneur s'apprêtait à passer, sûrement sollicité jusque tard dans la soirée : simple prévenance, et Luffy ne se sentait pas de lui répondre qu'il en avait l'habitude, déjà rôdé depuis longtemps au rythme de vie de son père bien souvent absent malgré lui.
Coutumier de ses horaires décalés, de ne l'entendre rentrer qu'une fois minuit passé, de devoir rentrer seul avec le chauffeur, de ne trouver que son frère et sa sœur ou une villa déserte et silencieuse. Il ne doutait pas que Law devait avoir eu droit à de conditions semblables, même si Luffy devait reconnaître qu'il ne savait rien de sa mère – pour lui la question ne se posait pas, n'ayant jamais connu Belmer.
Lucci n'avait pas bougé de place, mais était retourné à la lecture de son magazine ; il le dévisagea pendant qu'il s'installait de nouveau à ses côtés, ignorant complètement Ace quand il leur annonça que le déjeuner était pour bientôt avant de s'éclipser, reprenant sa manette restée à ses pieds.
- Résultat ?
- C'est pas demain qu'il sera à la retraite, sourit Luffy en s'asseyant confortablement contre la commode.
Son voisin acquiesça d'un hochement de tête entendu, reporta son attention sur l'écran sans un mot de plus, refermant la courte parenthèse qui s'était installée entre eux – presque irréelle, comme si elle n'était jamais arrivée.
Tout ce qu'il pouvait faire, de là où il était, c'était profiter de la légèreté superficielle qu'il s'autorisait à ressentir, l'espace de quelques instants, et occulter tout le reste.
. . . . . . . .
Bureau de Trafalgar Law.
16h30.
- Vous allez taper où ça fait mal, aujourd'hui ? demanda-t-il au directeur occupé à ajuster son tourne-disque sur une œuvre d'Albert Cummings.
Law sembla surpris, à en juger le regard qu'il lui adressa par-dessus son épaule.
Luffy avait conscience que débuter leur échange formel sur le ton de « La meilleure défense, c'est l'attaque » était risqué pour la suite des évènements ; il n'avait pas envie de chercher le conflit, aujourd'hui, préférant rester sur la note positive de la matinée, mais il savait qu'il ne pourrait pas échapper à ce qui l'attendait quand il était question de sa thérapie hebdomadaire.
- … ça dépend. J'avais quelques pistes de travail, mais de là à les qualifier de cette manière– … je ne sais pas, ça dépend de toi et de ton ouverture d'esprit. De ton humeur, aussi.
Il récupéra son carnet et s'installa dans le divan, chaussant ses lunettes tout en feuilletant les pages qui le mèneraient à leur dernière entrevue, laissant le temps à Luffy d'évaluer l'expression de son visage, ses cernes un peu plus prononcés qu'à la normale, ses traits quelque peu tirés dans la lumière des lampes.
- Est-ce que tu penses à tes parents, parfois ? s'enquit le psychiatre en plongeant ses yeux dans les siens.
- … vous parlez de mes parents biologiques ? Pas trop, ajouta-t-il après quelques secondes de réflexion. Ça dépend des moments.
- Quand est-ce que tu y songes le plus ?
- Quand je me déteste, sourit-il en s'adossant pleinement dans son fauteuil. Quand je me regarde trop longtemps dans le miroir.
- Pourquoi ?
- Je me demande parfois qui m'a légué ça. Ma tête. Et tout ce qu'il y a dedans.
Il désigna sa tempe, vit Law esquisser un sourire et ouvrir la pochette posée à côté de lui, dont Luffy ne voyait pas le contenu de là où il se trouvait.
Impossible de nier la brusque montée de curiosité à mesure que Law fouillait dans les papiers qui s'y trouvaient ; après tout, le psychiatre n'avait jamais cessé de le surprendre, en bien ou en mal, et il s'interrogeait déjà sur ce qu'il avait encore en réserve malgré les mois passés à la clinique. Il lui tendit une photographie, que Luffy considéra prudemment avant de s'en emparer, avisant les deux silhouettes qui s'y trouvaient, toutes deux souriantes, adossées contre leur voiture garée le long du trottoir d'un quelconque centre-ville.
Ou plutôt non, pas n'importe lequel : il reconnut la cathédrale de São Sebastião, à Rio de Janeiro ; il détailla le visage des deux protagonistes, lorgna vers Law qui semblait soigneusement étudier sa réaction.
- … je les connais ?
- Un peu. Pas vraiment, en vérité. Tu ne t'en souviens plus.
- … mes parents ? murmura-t-il en s'abîmant dans la contemplation de la photo.
Il perçut plus qu'il ne le vit réellement l'assentiment du psychiatre, trop absorbé par les détails qu'il s'efforçait de graver dans son crâne, cherchant au fond de sa mémoire la moindre bribe de souvenir à raccrocher à ces deux personnes supposées lui avoir donné la vie.
Il déglutit, sa gorge lui parut incroyablement sèche mais il s'efforça de l'ignorer, trop concentré sur ses tentatives désespérées de trouver n'importe quelle pensée susceptible de le ramener à ses premières années passées sur cette terre, dans cette ville, avant de s'y retrouver seul. L'effort en était presque douloureux, et plus il plongeait, plus les rares moments qui se présentaient à lui lui semblaient inaccessibles, hors de portée.
Ce qu'il ressentait, au-delà de l'émotion qui lui serrait le ventre, était peut-être plus confus encore : une colère, une rancœur qu'il n'aurait jamais imaginé ressentir en étant confronté à une image si lointaine de son passé.
Des sentiments qui lui semblaient à la fois familiers et affreusement étrangers, eux aussi trop loin de sa prise pour qu'il soit capable de les appréhender correctement – des sentiments qui n'étaient pas les siens, mais qu'il ne pouvait pas attribuer pour autant : Kid ? Zoro ?
- Comment vous avez eu ça ? hoqueta-t-il.
- À force de creuser, chuchota Law par-dessus le fond de musique. Garde-la.
- Mais j'avais pas l'intention de vous la rendre.
Le psychiatre se contenta d'un sourire, se rajusta dans son divan, croisant les jambes dans une attitude que Luffy sut aussitôt déchiffrer.
- … j'ai… sûrement les réponses à quelques questions que tu as pu te poser, quand bien même il reste des zones floues sur lesquelles j'ai encore du travail, annonça-t-il posément sans briser la quiétude de la pièce. Ça n'a rien d'une partie de plaisir, mais il faudra que tu l'entendes à un moment ou à un autre.
- C'est si horrible que ça ? balbutia l'adolescent en s'essuyant les yeux d'un revers de manche.
- … c'est surtout triste, si tu veux mon avis.
- Allez-y.
- Ça concerne Kid.
Law, au fond, avait envie de se gifler.
Il détestait l'admettre, mais il ne se sentait pas prêt à aborder le cas de Zoro. Celui de Kid, aussi lourd soit-il, était beaucoup plus admissible, parce que beaucoup plus ancien et beaucoup plus entendable par un gamin de dix-neuf ans. Ace lui-même n'était pas ravi de parler du cas de l'alter défensif, ignorant lui-même comment mettre les pieds dans le plat sans risquer de briser le fragile équilibre du quatuor entre les murs de l'asile.
Il se sentait plus à même de lui parler de ses origines que de ses années d'errance dans les rues de Rio, préparant le terrain pour mieux accepter l'inacceptable.
- Tu te rappelles notre discussion à propos de Nojiko ? De sa raison d'être ?
- … assez bien.
- Je ne peux travailler sur tes personnalités que si je les comprends, elles et leurs origines. Tu es prêt à entendre ce que j'ai à te dire à propos de Kid ?
Luffy acquiesça, les jointures blanchies de trop serrer le papier glacé entre ses doigts ; il sentit son hésitation, palpable, lisible sur son visage, et se tendit vers lui.
- Crachez le morceau, le pressa-t-il.
- Tes parents ne t'ont pas abandonné. Ils sont morts depuis longtemps, Luffy.
Il avait eu une vie entière pour y penser.
Des heures creuses passées à observer le ciel au-dessus de sa tête, dans le silence de la nuit, allongé entre deux poubelles ou sous une pile de cartons, au coin d'un banc proche d'un abribus.
Des journées brûlantes étendu dans la cour craquelée de l'orphelinat, au milieu des cris et des jeux des autres enfants qui prenaient soin de ne jamais s'approcher de lui.
Des nuits blanches à fixer le plafond de sa chambre, à la villa, quand le sommeil se refusait à lui et que les minutes défilaient sur le réveil, jusqu'au lever du jour qui ne lui laissait pas la moindre seconde de répit dans ce qui le torturait, parfois.
Des scénarios possibles, il en avait à revendre. Des dizaines, peut-être même des centaines, une pile sans fin dans laquelle toutes les possibilités se profilaient, de la plus absurde à la plus probable.
Envisager leur disparition complète de la surface de la Terre était dans son top 10 depuis bien longtemps ; les circonstances mêmes étaient toutes envisagées, toutes aboutissant au même résultat : il était seul, fruit tombé d'un arbre dont il ne savait rien.
Mais jamais il ne se serait figuré qu'en avoir la certitude lui ferait aussi mal, après toutes ses années ; que l'espoir inconscient qu'il avait de les retrouver un jour, d'en apprendre plus sur eux serait si douloureux à briser.
Un sanglot monta, silencieux mais réel ; une bulle énorme qui n'avait de cesse d'enfler, au creux de sa poitrine, lui donnant l'impression qu'il allait s'étouffer avec.
- Ils n'ont jamais eu l'intention de te laisser, et c'est la seule chose dont tu dois te souvenir, poursuivit le psychiatre.
- … comment– comment ils–
- Assassinés. La personne qui m'a renseigné sur leur cas a suggéré que tu n'avais pas fini comme eux parce que tu étais beaucoup trop jeune et qu'on a supposé que tu finirais par mourir de faim sans avoir à te descendre aussi.
- …
- C'est… un peu jeune, pour se dissocier, mais tu as des antécédents.
- Lesquels ? croassa-t-il.
- Ta mère. Elle a subi plusieurs cures de désintoxication… même pendant sa grossesse. Elle prenait notamment du phencyclidine, un anesthésique particulièrement dissociatif. Un mauvais terrain… la mort de tes parents… c'était tout ce qu'il fallait. Une petite poussée et Kid est arrivé.
Luffy baissa les yeux sur le visage de sa mère, immortalisé sur le papier ; sur son sourire à l'objectif, sa peau claire, presque diaphane malgré le soleil brésilien, le léger creux de ses joues, sa silhouette fine sous sa robe.
Incapable de se décider sur qui diriger la colère toujours latente qui bouillait en lui – cette femme, pour lui avoir donné ce qu'elle avait de pire ? Celui qui lui avait arraché la seule famille qu'il avait eu jusqu'ici ?
- Kid t'a permis de survivre. De te sortir de cet enfer, et c'est un élément essentiel de ta construction. Il est fait de colère, de peur, de tout ce que tu étais incapable de comprendre et il n'a fait que te protéger. La plupart des personnes ne se souviendraient même pas de cet évènement, mais toi…
Terminer sa phrase était inutile.
L'un comme l'autre restèrent silencieux, Luffy terré dans un nouveau cercle sans fin de questions qui n'en étaient pas, Law laissant le temps à son patient de digérer cette nouvelle ; rien qu'à en juger l'expression qu'il lisait sur son visage, il savait qu'il était impensable de se lancer dans une confession à propos de Zoro dans les jours à venir. Pour sûr que Luffy ne le supporterait pas, et l'échange serait totalement contre-productif.
Cette impasse le dévorait.
- … je pense que j'aurais préféré ne pas savoir, chuchota l'adolescent sans détacher son regard du cliché.
- Nous sommes beaucoup dans ce cas, mais on ne peut pas échapper éternellement à ce qui nous a façonné.
- Et pourquoi pas… ?
- Sans ça, je ne peux pas t'aider, souligna Law en reposant son crayon.
- … j'en ai pas envie.
- Tu sais ce que j'ai dit à mon père, quand il est venu me chercher pour l'enterrement de ma mère ?
Luffy lui coula un regard incertain, le psychiatre y décelant l'espace d'une seconde un élan de compassion qu'il ne lui aurait pas prêté en cet instant ; il marqua un temps d'arrêt, juste ce qu'il fallait pour se rappeler l'intonation que son père avait prise, basse et grave, étouffée par la porte obstinément fermée de sa chambre qu'il refusait de quitter, son costume intouché suspendu à son chevalet dans cette journée baignée de soleil qu'il haïssait plus que tout.
- Je lui ai dit de revenir quand la journée serait terminée, et il m'a répondu que ça ne changerait rien à ce qui avait été fait. Que la mort faisait partie de la vie, et que la vie était comme un livre qu'on était forcé de lire. Qu'il y avait des chapitres que je voudrais passer, mais que je ne pouvais pas, et d'autres que je voudrais voir durer éternellement… mais que tout compte fait, tout avait une fin et qu'il fallait forcément en passer par le début pour la voir.
- … c'est putain d'alambiqué.
- Je te l'accorde. Mon père n'a jamais été très doué pour me réconforter et je pense être aussi mauvais que lui pour ça, lui concéda-t-il. Mais l'idée générale reste la même : rester à me morfondre ne changerait rien et n'empêcherait pas ma mère de finir là où elle se trouve actuellement, c'était juste perdre l'occasion de lui dire au revoir. Maintenant, pour en revenir à ton cas : pour savoir où aller, tu dois savoir d'où tu viens. Et plus vite tu l'entends, plus vite tu l'acceptes, et plus vite tu avances.
Il songea à Sabo et Nami, à la perte de Belmer.
À leur deuil peut-être prématurément avorté, lors de son arrivée dans leur vie, aux efforts qu'ils avaient mis à lui offrir ce qu'ils avaient de meilleur, là où ils venaient tout juste de perdre l'essentiel.
À ce qu'ils penseraient de lui, aux réponses qu'ils auraient à lui apporter – ou au silence qu'ils observeraient, parce que ses préoccupations étaient beaucoup trop éloignées des leurs.
- … vous trouvez ça stupide, de manquer de quelque chose que vous n'avez jamais eu et que vous n'aurez jamais ? murmura Luffy en frôlant les visages de ses parents de la pulpe de ses doigts.
- Bien sûr que non.
- … Papa… il le sait, tout ça ?
- J'en doute. Et je ne lui en parlerai pas. Cette décision doit venir de toi.
Sans surprise. Law aimait entretenir le doute, laisser ses patients trouver les réponses seuls, avancer par eux-mêmes sans solution tout faite, chacun devant trouver son propre chemin, là où Luffy aurait voulu, à cet instant, se contenter de suivre le chemin tout tracé ouvert devant lui – à la place, il se sentait largué yeux bandés dans un champ de mines, contraint d'avancer à l'aveugle.
Et il n'était absolument pas préparé à celle qui venait d'exploser à quelques centimètres de ses pieds.
Du plus loin qu'il s'en souvenait, il s'était toujours imaginé tout partager avec sa famille ; prompt à répondre aux questions qu'ils pouvaient avoir, il s'était promis, depuis qu'il s'était trouvé incapable de cacher plus longtemps ses personnalités, de ne plus taire quoi que ce soit à son sujet. Mais force était d'admettre, à cet instant, qu'il préférait garder cette information pour lui, comme un ultime secret qu'il ne serait jamais contraint de révéler au reste du monde. Un semblant d'intimité, dans sa vie désormais largement étalée.
Il sentit le regard du psychiatre sur lui, se décida à le soutenir malgré l'envie de l'ignorer, affronta son expression empreinte de curiosité.
- Quoi ?
- Tu t'imaginais mieux ?
C'était rageant, cette faculté qu'il avait à mettre le doigt sur la seule zone douloureuse à sa portée. Impossible de nier la capacité de Law à voir au-delà des silences butés de ses patients, de leur attitude taciturne ; l'exercice semblait si évident, pour lui, que Luffy était prêt à croire qu'il était né pour ça : s'infiltrer dans le crâne des autres pour en connaître tous les secrets, tous les détours. Comment s'y prenait-il pour avoir une longueur d'avance sur eux, c'était un complet mystère.
- Peut-être. Je sais pas… j'ai eu tout le temps du monde pour y penser, mais maintenant que j'ai ça sous le nez – il agita la photographie – je sais plus quoi penser.
- Tu ne dois pas t'en vouloir.
- Facile à dire.
- Sans doute aucun, acquiesça le psychiatre d'un hochement de tête. On travaillera dessus, ne t'en fais pas.
- Et c'est quoi la suite ?
- Tu le sais déjà, murmura-t-il en rajustant ses lunettes. La première étape… c'est Kid.
Luffy sentit sa gorge se serrer, d'autant plus quand il tenta de déglutir – sans succès.
Il savait que cette vérité, à propos de son passé, avait son prix, mais il n'aurait jamais pensé devoir le payer aussi tôt.
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À bientôt pour la suite !
