« Pourquoi fait-il si chaud ici ? » demanda Ilinka au serviteur qui l'accompagnait.

« Nous sommes près des réacteurs, sublime demoiselle. Malheureusement, je ne puis vous renseigner davantage. »

« Ne vous en faites pas, Luciole, on va bien finir par trouver un ingénieur ou quelqu'un qui pourra être plus précis. »
« A vos ordres, mademoiselle Ilinka ! » acquiesça l'homme, la devançant avec empressement.

Il ne lui fallut pas longtemps pour revenir, suivi d'un technicien wraith luisant qui essuyait ses mains crasseuses sur un chiffon.

« Princesse, voici le noble seigneur Cutalym. Il pourra vous renseigner dignement. »

« Merci, Luciole. » sourit-elle, faisant virer l'intéressé au rouge vif, et s'attirant un regard de travers de l'ingénieur.

« Merci d'avoir interrompu votre travail pour répondre à mes questions, Cutalym. » poursuivit-elle.

Delleb pouvait dire ce qu'elle voulait, elle était actuellement de l'autre côté du vaisseau. Qu'elle essaie donc de l'empêcher de dire merci et s'il vous plaît !

L'ingénieur se contenta d'attendre, immobile et insondable.

« Il fait très chaud ici. C'est à cause des réacteurs, c'est bien ça ? »
« Oui, princesse. »
« Je suppose qu'il s'agit de chaleur résiduelle. Comment évacuez-vous le gros de la température ? »

« Les pièces les plus susceptibles à un échauffement se trouvent à l'extérieur de la coque, et nous avons des systèmes de refroidissement, Mademoiselle. »
« C'est quoi ces systèmes ? »
« Des échangeurs thermiques en matériaux hyperconducteurs, qui dispersent la chaleur à l'extérieur. »
Ce n'était pas très clair, mais ce n'était pas important.

« Pourriez-vous me montrer les parties chaudes du réacteur qui sont à l'intérieur de la coque ? »
Sa demande sembla interloquer le mâle, mais il inclina la tête et lui fit signe de le suivre.

Il l'emmena plus loin dans la coursive, jusqu'à une immense pièce de plusieurs ponts de hauteur dans laquelle régnait une température d'enfer.

Là, perchés sur des échafaudages organiques, des techniciens wraiths et humains à la peau brillante de sueur veillaient sur les gigantesques tuyères.

Essuyant la transpiration qui s'était mise à lui couler dans les yeux, Ilinka se dévissa le cou.

« Selon vous, est-ce qu'il serait possible de faire courir des tuyaux d'eau ici ? Sous les passerelles, par exemple ? »
Cutalym réfléchit un moment.

« Je suppose. Mais je dois vous dire, Mademoiselle, que l'eau n'est qu'un piètre transporteur calorifique comparé à d'autres fluides. »

« Oh, je m'en doute. Mon idée n'est pas de refroidir cet endroit, même si je suis sûre que tout le monde ici en serait ravi. Ce serait plutôt de chauffer de l'eau. Imaginez qu'on fasse courir des conduites tout le long de ces passerelles. L'eau finirait par devenir aussi chaude que l'air, n'est-ce pas ? »
« C'est exact. »
« Ensuite, on pourrait utiliser cette eau chaude, pour alimenter des douches par exemple. Un de vos collègues du pont quatorze m'a dit que chauffer les réserves d'eau destinées à l'hygiène de tout le monde demanderait trop d'énergie. Mais ici, la chaleur est déjà là. Elle existe, mais elle n'est pas exploitée ! Faire chauffer l'eau ici et sur les autres réacteurs ne coûtera aucune énergie supplémentaire. Et je ne sais pas combien de milliers de litres d'eau on peut chauffer, mais je parie que c'est beaucoup... »

Le technicien réfléchit un moment, s'essuyant mécaniquement les mains sur son torchon.

« Amener de l'eau à température ambiante ne coûterait en effet aucune énergie supplémentaire... mais elle aura refroidi le temps qu'elle parvienne aux quartiers de vie. » nota-t-il.

« Ah. C'est vrai que c'est un problème. Mais ça pourrait alimenter des installations proches ? On pourrait même ventiler une partie de l'air chaud dans des salles voisines, non ? »
« Moyennant les modifications structurelles nécessaires, je ne vois aucune raison que ce ne soit pas le cas, Mademoiselle. »

« Top ! Merci de vos réponses, elles vont beaucoup m'aider ! Je ne vous retiens pas plus. Et inutile de me raccompagner, je vais trouver mon chemin. »
« A votre guise, princesse Ilinka. » salua le mâle dubitatif, s'inclinant alors qu'elle faisait demi-tour.

Avec un soulagement immense, elle retrouva la relative fraîcheur du couloir, tâchant de décoller le cuir fin de sa robe de sa peau.
« Où allons-nous maintenant, princesse ? » s'enquit Luciole, s'essuyant le front de sa manche.
« Je veux savoir s'il y a des salles inutilisées ou peu utilisées dans la zone. Il faut qu'on trouve le poste de commandement du secteur. »

« Ce sera par ici, Mademoiselle. » lui indiqua l'homme, pointant un couloir perpendiculaire.

Elle lui fit signe de passer devant avant de lui emboîter le pas.

La visite ne fut pas bien longue. Le responsable de secteur n'était ni heureux de sa présence, ni collaboratif, mais elle parvint à lui extirper la localisation de deux salles correspondant à ses critères.

Abandonnant le grincheux à son poste, elle partit donc les visiter. La première était une petite pièce servant visiblement de dépotoir improvisé pour les techniciens du coin, et d'occasionnelles toilettes pour le personnel humain ayant un besoin trop pressant pour parcourir le presque kilomètre et demi les séparant des cabinets les plus proches.
La seconde était un vaste hangar qui avait dû servir de zone de déchargement de matériel lourd et de produits chimiques mystérieux en un autre temps, avant que le sas extérieur ne soit scellé par la repousse impromptue d'une plaque de blindage après une rixe contre une autre ruche. Restaient encore le gigantesque palan au plafond, plusieurs cuves gigantesques et quelques engins de manutention en ruine.
Aussi grand qu'un terrain de football, la pièce se trouvait à moins de cent mètres des réacteurs bâbord, et elle pouvait déjà en sentir la chaleur rayonnante. C'était parfait !
Activant son communicateur, Ilinka contacta Kimay.

« Je suis à vos ordres, princesse. » répondit l'apprentie.

« Est-ce que vous pouvez localiser ma position actuelle et me sortir toutes les informations que vous avez sur cette pièce ? »
« Ne bougez pas, Mademoiselle... voilà, je vous ai localisée. Je vous transmets ça tout de suite. Vous les voulez sur votre communicateur ? »
« Non, sur ma tablette. Je vais remonter la chercher. »
« Je peux envoyer un serviteur vous la porter, princesse. » objecta Kimay.

« Et moi, je peux marcher. A tout à l'heure. »
« A tout à l'heure, Mademoiselle. »

Le sourire de la femme était audible sur les ondes.

« Avant de remonter, il faut que je me change. Je suis trempe. Et vous aussi. »
Luciole faillit se confondre en excuses, mais elle le coupa.
« Le téléporteur le plus proche ? » demanda-t-elle avec un sourire.

« Oh, oui, bien sûr, princesse. Par ici. »

.

Le silence était épais, au moins autant que l'épaisse couche de neige qui les freinait dans leur avancée. Après plusieurs heures de marche, ils arrivèrent enfin au pied des grands troncs de ce qui ressemblait à une incongrue forêt de cocotiers sous la neige.

Ils trouvèrent sans peine plusieurs arbres morts, dont le cœur fibreux se révéla parfait comme amadou, ainsi que les traces de plusieurs créatures différentes. Aucune d'une taille telle qu'elle leur fasse immédiatement craindre pour leur sécurité, mais suffisamment pour qu'ils aient bon espoir de pouvoir chasser. Enfin, l'ouïe fine du Gros leur permit de localiser un petit torrent, invisible sous sa gangue de glace neigeuse.
Ils eurent beau chercher jusqu'à la nuit noire, ils ne trouvèrent en revanche aucun grotte, ni même une faille pouvant faire office d'abri. Traîner assez de bois pour se chauffer sur les kilomètres qui les séparaient du vaisseau était impensable, et parcourir la même distance tous les un ou deux jours pour chasser paraissait tout aussi dispendieux.

Le plus raisonnable semblait être de déplacer le gros des troupes dans la forêt, d'y bâtir un abri suffisant et de ne laisser sur le vaisseau qu'un équipage réduit, chargé de surveiller l'arrivée d'éventuels secours. Chauffer une pièce pouvant accueillir quatre ou cinq personnes, ce n'était pas du tout la même chose que pour cinquante.

Le temps de rentrer au vaisseau, la nuit était bien avancée et ils étaient gelés, mais ils avaient un plan établi, malgré le stress et la frustration que tout le monde avait sciemment choisi d'ignorer.

.

« Me voilà, je suis tout à toi. » annonça Rosanna, alors que la porte de la petite salle de réunion se refermait derrière elle.

« Merci. Je vais tâcher de pas faire trop long. » répondit l'adolescente.
« Non, prend ton temps. Ils savent où je suis. S'il y a vraiment une urgence, on viendra me chercher. »
« Super. Du coup, assieds-toi. »

Sa mère obéit, s'installant confortablement dans un des fauteuils de chair.

« Qu'as-tu de beau à me montrer ? »
« Plusieurs choses. Déjà, je vais te le faire envoyer, mais je suis en train d'élaborer un projet de programme scolaire pour les enfants des adorateurs. Je sais que chaque peuple a sa propre culture et tout, mais la plupart ne savent pas lire ou écrire... » s'emporta-t-elle, prête à défendre ses arguments.

Le sourire avenant de l'artiste lui rappela qu'elle n'était pas de ses détracteurs habituels. Ilinka se força à se détendre un peu.

« L'autre jour, j'ai parlé à une des femmes de chambre qui nettoie nos quartiers. Babiole a seize ans. Elle aimerait bien apprendre à lire et à écrire mais elle ne peut pas. Quand elle ne travaille pas, elle doit s'occuper de ses deux enfants. Tu te rends compte ? Elle a deux ans de moins que moi, et elle a déjà deux gosses ! »
Rosanna soupira avec une petite grimace pincée.

« C'est un des drames de Pégase. La plupart des peuples humains ont des enfants très jeunes. Pendant des siècles, pour beaucoup, c'était exceptionnel de dépasser les trente ou quarante ans, alors ils ne voient même pas le mal là-dedans... »
« C'est tellement... horrible... » compatit l'adolescente.
« Ça l'est. Et on peut changer tout ça. Il faut juste de la patience. »

« Maman ! J'ai pas envie d'être patiente ! Pas pour ça, merde ! »

Le sourire de Rosanna était fier, et un peu triste.

« C'est bien. Continue comme ça. Cette flamme, c'est important. »
« Mmmh. »

C'était dur d'accepter une telle réalité.
« Continue ton explication. » l'encouragea l'artiste.
« OK. J'en étais où ? Ah oui. Les adorateurs sont tellement obsédés par « servir » que même si tu leur l'impose, ils ne comprendront jamais l'utilité d'une journée d'école comme sur Terre. Mais une ou deux heures par jour pour apprendre des choses super concrètes, comme lire et écrire le wraith, faire des maths simples, des principes de bases en physique et en chimie, du genre qui aide à réparer une machine ou à ne pas faire des catastrophes avec de la lessive, je pense que ça, ils seraient d'accord de l'apprendre. »
L'artiste opina.

« C'est une excellente idée. »
« Et c'est pas très propre comme plan... mais je me disais que si on met en avant qu'un enfant qui sait plein de choses sera plus désirable qu'un analphabète pour un wraith qui se cherche un serviteur marqué, on devrait les convaincre de laisser leurs enfants apprendre encore plus... »
« C'est très malin. Mais il faudra vendre un serviteur cultivé aux wraiths. Beaucoup craignent les humains éduqués, de peur qu'ils ne remettent leur autorité en question. »
« Avec des adorateurs ?! Ils sont fous ! La moitié ne rêvent que de ça ! » s'étrangla l'adolescente.

« Je sais. Mais le pouvoir des wraiths repose sur la peur et l'oppression depuis si longtemps qu'ils ne savent plus comment faire autrement. »
« Bah, on va leur apprendre... » soupira-t-elle.
Rosanna eut un grand sourire tordu.

« On n'est pas sorties de l'auberge... »
« Je sais, merci ! On passe à la suite ? » siffla Ilinka.

L'artiste opina d'un geste.

« Alors, je te préviens, c'est un peu bizarre, parce que j'ai utilisé le programme de planification urbaine de Delleb, mais j'ai fait valider la viabilité du projet par Viraklymn. »
« Mais c'est parfait, tu as pensé à tout. Je suis tout ouïe. »
« Tu te souviens que j'avais proposé d'essayer de récupérer la chaleur des réacteurs pour chauffer l'eau des douches ? »
« Mmmh. »
« C'est tout à fait faisable. Il suffirait de faire courir des conduites le long des passerelles dans les salles des réacteurs. On aurait une eau entre soixante et huitante degrés en sortie. Le problème, c'est d'acheminer cette eau jusqu'aux salles de bains. Au-delà de cent ou deux-cents mètres de distance, l'eau aura tellement refroidi que ce ne sera plus intéressant. Hors, il n'y en a quasiment pas dans la zone. Du coup, mon idée, c'est d'en construire. J'ai trouvé cette pièce désaffectée, près du réacteur bâbord. On pourrait la transformer en salle de bains géante. En fait, on pourrait y construire des thermes. Y a d'anciennes cuves à liquide de refroidissement qui pourraient être converties, et les conduits qui reliaient ces cuves aux systèmes thermiques existent encore. Il n'y aura même pas besoin de tirer des canalisations ! »
« C'est ambitieux. Et si tout le monde vient laver sa crasse dans tes bassins, ça va devenir des nids à microbes. »
« Oui, il faudra installer des systèmes de filtrations, c'est certain. Mais je pensais imposer un système comme dans les bains japonais, où faut se laver avant d'entrer dans l'eau. »
« Oui, dans ce cas, ça doit être faisable. Mais qui a accès à tes bains ? »
« Tout le monde ! »
L'artiste fit la moue.

« Ma chérie, actuellement, à bord, on a cinq-mille wraiths et environ quatorze-mille humains. Crois-moi, tout ce petit monde ne tiendra pas là-dedans. »

« Autant que ça ? »
« Oui, et on est encore loin de la capacité maximale de la ruche. »

Ilinka pâlit.

« C'est combien le max ? »
« Dépend si tu veux que la ruche soit autonome alimentairement parlant ou pas, mais théoriquement : entre cent-mille et huit-cent cinquante-mille. »

« Pardon ?! »
« Oui, bon, huit-cent cinquante-mille, c'est tout le monde se marche dessus et toute la nourriture vient de l'extérieur. Avec le bon ratio humains-wraiths et les installations adéquates, on pourrait monter à cent ou deux-cent-mille, sans problème. Il faudrait compter dix à douze humains par wraith, donc environ quinze-mille wraiths à bord. »

Ilinka secoua la tête, incapable d'imaginer un tel chiffre. (1)

Elle réfléchit tout haut. « Heu... OK, faudra sans doute faire des tournus. Je donne un exemple au pif, mais genre, chacun à le droit à un passage d'une heure tous les dix jours. Et là, ce projet, c'est que avec une pièce désaffectée près d'un des réacteurs principaux. Il y en a encore sept autres, plus les réacteurs secondaires... »
« Tu marques un point. De toute manière, un accès à l'eau chaude fait partie des choses que je veux implémenter depuis très longtemps. » acquiesça sa mère. « Transmets-moi tes plans et tout le reste, je vais mettre des ingénieurs dessus. Je te laisse trouver qui serait compétent pour calculer la durée et la fréquence des rotations des usagers. OK ? »
« Compris. Et pour l'école pour adorateurs? »
« Tu continues. Les bases sont bonnes. Mais il te faut savoir qui sont les élèves, qui sont les professeurs, combien de temps durent les classes, à quelle fréquence, comment l'acquisition des connaissances est vérifiée, où ont lieu les cours et surtout, qu'est-ce qui va être enseigné exactement. »

« Durée... test... endroit... et contenu... OK, bien noté. » marmonna-t-elle, prenant frénétiquement des notes sur sa tablette.

« Parfait. Par contre, je me permets de te rappeler que dans trois jours, tu es censée assister Jû'reyn sur la négociation du traité de Hulex avec Guulla'shi et toute sa clique, et qu'ensuite, tu viens avec moi sur le Belénor pour l'inauguration de la station de recherche de Millaya. »
« Je sais ! » grinça-t-elle.

Ce genre d'événement « public » avait le don de la stresser.

« Si tu as des questions sur le sujet, n'hésite pas. »
« Je suis obligée de venir ? »
« Oui. » répondit sa mère en se levant. « Courage, ma chérie. » poursuivit-elle en lui déposant un bisou sur le front.

« Maman ! » protesta-t-elle
« Je t'aime, Ilinka ! »
« Maman ! »


(1) Des villes comme Charleroi, Pampelune ou Almeria comptent environ 200'000 habitants.