LES MARCHANDS D'HOMMES
(octobre 836)
Markus Othmar, trafiquant d'humains
On était en train de jouer aux cartes avec les potes quand on a entendu le boucan dehors. On savait que le patron devait amener de nouvelles acquisitions, alors on s'est dit qu'il devait y en avoir un qui faisait de l'esclandre.
Sauf que j'ai reconnu la voix de Vinzent ; et ce qu'elle laissait entendre me disait rien de bon. J'ai rameuté les gars et on est sorti tous les cinq dans la rue pour voir ce qui se passait, couteaux et matraques au clair.
On est resté là, médusés, devant le spectacle totalement improbable qui a commencé sans nous.
La charrette est bien là, mais pas de Tiedmann. Juste devant la porte, un jeune type aux cheveux noirs que je connais pas est assis sur le cul de Vinzent et lui tord la jambe en arrière, une lame entre les dents. Plus loin, j'aperçois Werner qui se tient les couilles en sautant, et plus loin, ce qui semble bien être un cadavre avec une lame plantée dans le torse.
Je vois les autres qui accourent des rues voisines mais ils étaient peu de garde aujourd'hui, y avait rien de prévu. Seuls deux d'entre eux étaient assez près d'ici pour se rendre compte de ce qui se passe. Les gars et moi on descend le petit escalier qui mène à la rue, et j'en entend qui ricanent. Ce mec a tué l'un des nôtres, on va pas le laisser s'en tirer comme ça. Mais où est le patron ?
On encercle le lascar et je pense qu'il le remarque tout de suite, mais il prend son temps, comme pour nous narguer. Il relâche la jambe de Vinz, lentement - elle fait un angle bizarre - et le pauvre se traîne hors du champ de bataille comme il peut. On se risque pas à aller lui porter secours, de peur de mettre à mal le plan. Les deux autres se placent de façon à couper la retraite de ce salaud. On est sept autour de lui maintenant. Alors, crevure, tu fais le malin, hein ? Je fais rebondir ma matraque dans ma main pour lui faire comprendre qu'il a aucun chance.
Il se relève doucement, prend le couteau qu'il a dans la bouche dans sa main et se met à tourner dans le cercle qu'on a formé autour de lui. Il semble pas avoir peur et ça m'inquiète. Il attendrait pas des renforts, des fois ? Et qui il est, d'abord ? Bof, je tape d'abord et pose des questions après, moi, c'est ma méthode. Et s'il crève avant, ma foi, je m'en remettrai.
Je vais pas y aller en premier, je sais qu'il y en a d'autres qui rongent leur frein, je vais les laisser se défouler ; et ça me donnera l'occasion de juger de la force de ce type. Il ressemble à un gamin, mais... quand son regard se plante dans le mien, j'ai l'impression que c'est moi, le gamin... J'aime pas trop ça... Y a un truc pas normal chez lui...
Il bouge pas, il attend celui qui osera se risquer jusqu'à lui. C'est Carl qui prend l'initiative, suivi de près par Florian, une des sentinelles, comme s'ils s'étaient concertés avant ; ces deux là ont toujours fait la paire. On aura peut-être pas besoin d'y aller tous, voyons comment ils se débrouillent. On reste en alerte, les gars.
Carl se jette sur le type pour le plaquer, mais il se prend sans aucun ménagement un coup de pied dans le ventre qui le fait se plier en deux. Brièvement. La violence de l'impact précipite direct le type dans les bras de Florian qui lui fait de suite une clef de cou pour l'immobiliser, tout en lui faisait lâcher son arme. Carl tend son couteau vers le visage du salaud et fait un mouvement pour tenter de le taillader, mais il se fait arrêter de nouveau par cette maudite jambe qui l'empêche d'approcher. Carl veut lui attraper le pied mais on dirait qu'il a du mal. Florian peste tout haut et dit à Carl de se dépêcher de le planter parce qu'il peut plus le tenir.
Effectivement, le corps fin du type commence à glisser de sa poigne, son gros bras qui le maintient semble lâcher prise petit à petit. Et je vois maintenant pourquoi. Le salaud a laissé traîner sa main sur Florian et a finit par trouver le couteau qui pendait à sa ceinture. Il est en train de lui labourer la cuisse avec, et Florian se met à pisser le sang.
Florian a trop mal pour continuer à le tenir et se met à presser sa cuisse pour contenir le saignement. Le salaud se dégage de son étreinte et l'envoie à terre, puis se jette sur Carl, la lame brandie. Carl pare le premier coup, fait glisser son couteau le long du bras du type et lui entaille sérieusement l'épaule... Mais le type bouge trop vite ; tellement vite, c'est à peine croyable. En une seconde, il se glisse derrière lui, lui saisit le menton et lui ouvre la gorge... Je vois pas le détail parce qu'il se trouve dos à nous, mais la façon dont le corps de Carl se met à gesticuler dans tous les sens en dit assez...
Bordel, les gars, il faut qu'on y aille. Tous ensemble. Werner, t'es de nouveau d'attaque ? Benno, Engel, vous êtes prêts ? Allez, trouez-moi ce connard !
Je laisse Engel se lancer en premier avec son couteau et je me précipite derrière lui avec ma matraque au cas où il raterait son coup. Le type fait un saut en arrière et déplie sa jambe, avec laquelle il frappe le bras d'Engel. Le couteau vole dans les airs. Pas grave, j'arrive pour lui foutre un coup bien senti sur la nuque. Mais je parviens pas à le toucher. A la place, je me prends un poing qui me semble énorme en pleine figure, et je pars en arrière en titubant. Bordel de merde, les bas-fonds me sont tombés dessus ou quoi ?!
Quand ma vue revient, je fais le point sur le sol à mes pieds et je vois mon sang goutter par terre... ainsi que deux de mes dents.
Pendant que j'essaie de retrouver mes esprits, je voie le type en train de tabasser Engel à terre, à coups de pied. Florian, la cuisse toute rouge, se rue sur lui par derrière, mais le connard doit avoir des yeux dans le dos car il lui enfonce sa lame dans le ventre, le lui ouvre en deux avant de le repousser en arrière dans une gerbe de sang. Les viscères se répandent par terre... Le pire, c'est que Florian est même pas mort ; il rampe sur le sol, attrape son propre intestin entre ses doigts et le fixe des yeux tout en le faisant glisser dans sa main, comme s'il arrivait pas à croire que cette chose fasse partie de lui...
Putain, il est en train de nous massacrer.
Engel bouge plus lui non plus. Mort ou sonné, il est plus utile à rien. Benno et Alfons entrent alors dans la danse. Je remarque que Benno est déjà blessé, j'ai dû rater des trucs pendant que j'étais dans les vapes. Comment il peut aller aussi vite ?! C'est pas humain, ça !
Werner, qui semble avoir oublié ses couilles, se remet aussi de la partie. A trois, ils devraient y arriver. Mais Le type met un coup de boule à Benno qui s'effondre, et bouge sa main comme un couperet vers le visage de Werner. Mais Alfons réussit à l'attraper au vol et l'immobiliser. Le salaud lâche pas son couteau. Werner a pas eu la présence d'esprit d'en ramasser un mais la haine déforme son visage et il distribue des coups de poings dans l'estomac du type.
Alfons saisit le connard à bras le corps pour immobiliser ses bras et se met à rire pour ponctuer chaque coup de poing. Le type semble sonné, près de rendre les armes. Alfons se penche en avant pour dire un truc à Werner, et ma vue est gênée par sa tête. Mais la joie sur son visage se transforme vite en expression de pure frayeur puis de souffrance insoutenable. Il se redresse brusquement et Werner recule de quelques pas. La scène me coupe le souffle.
Le salaud a arraché l'oreille d'Alfons avec ses dents.
Je vois le bout de chair ridicule pendouiller de sa bouche rouge de sang... Je hoquète à la fois de surprise et de dégoût... Alfons lâche le type et se met à hurler comme un dément en se tenant le côté de la tête... Werner est totalement abasourdi et peut plus bouger ; moi non plus.
Face à ce démon humain aux yeux flamboyants, je ne peux que gueuler à Werner de choper un couteau et de le planter, bon sang ! Plante-moi ce monstre ! Fais quelque chose ! Ma... ma matraque peut rien faire contre ça...
Le monstre nous regarde sans bouger, les yeux baissés sur nous, puis finit par cracher le bout de bidoche sur Werner qui se met à geindre comme une gamine. Il s'essuie la bouche avec sa main, fronce le nez en la regardant, puis, voyant qu'on tente rien contre lui - on est tout simplement paralysés -, il récupère un couteau qui traîne, puis un autre, et, une lame dans chaque main, nous met au défi d'approcher.
Werner déguerpit en glapissant, et moi j'en mène pas large. Putain de... il a anéanti nos rangs à lui tout seul... Tous ceux qui sont encore vivants se traînent hors de son champ de vision, de peur d'attirer sa colère. Je suis le seul encore face à lui. Où est le patron ? Il l'a buté, lui aussi ? Je fais quoi ? Non, non, non, pas question ! Je vais pas m'y frotter ! Je vais battre en retraite dans la planque, en espérant qu'il soit pas trop énervé et qu'il a eu sa dose. Me suis pas ! Je suis pas armé, regarde ! Va-t-en, dégage, je te veux pas de mal ! Me tue pas !
Merde, il avance vers moi ! Je vais y passer ! Il a l'air super énervé ! Non, non, s'il te plaît, je t'ai même pas touché ! Tu m'as déjà pété les dents, ça suffit, non ?! Tue plutôt Benno, regarde, il se taille, là ! C'est un connard, moi, j'ai rien fait !
Tout à coup, il se fige. Ouf, je vais en profiter pour me tirer de là. Il se retourne. Il a dû entendre quelque chose. Moi aussi j'entends un bruit. Ca ressemble... à un claquement de mains.
