CE CIEL SI BLEU...
(mars 844)
Furlan Church

On nous emmène, par un long couloir, dans une petite pièce dotée de plusieurs lit et de paravents. Une fois la porte refermée derrière nous, les soldats nous enlèvent nos menottes. Un homme et une femme en blouse blanches nous souhaitent la bienvenue en nous souriant. Je vois bien qu'ils essaient de nous mettre à l'aise, mais me trouver enfermé dans un lieu que je ne connais pas m'angoisse un peu. Livaï aussi, je le vois danser d'une jambe sur l'autre, dans l'attente de la suite. Il a déjà repéré des issues possibles au cas où on devrait s'échapper et me les désigne du regard. T'inquiète, vieux, j'ai vu ; tout se passera bien. Ils ont pas l'air de vouloir nous torturer...

Tandis que les militaires se posent dans un coin de la pièce, les médecins - car ce sont des médecins - nous désignent les paravents. Isabel est emmenée à l'écart par la femme et Livaï et moi nous restons avec l'homme. Isabel nous fait un signe de la main et disparaît derrière un paravent au fond de la pièce. Je sais pas toi, mon vieux, mais je suis pas très chaud... Bien entendu, il nous demande de nous déshabiller et tout à coup, l'idée de faire ça devant ce parfait étranger, et sous les yeux certes peu intéressés des soldats près de la porte, me paraît franchement déplaisante...

Pendant que j'enlève ma chemise très lentement, je demande au médecin pourquoi on doit faire ça. Je me doute de la réponse mais l'entendre de sa bouche me rassurerai... Il me répond que comme nous venons des bas-fonds, nous pouvons possiblement transporter des germes avec nous, ce qui nécessite quelques examens de contrôle avant notre intégration. Et que de toute façon, toute nouvelle recrue doit se plier à cet examen. Ouais, je comprends ça. Il continue en précisant que la vie de militaire implique une certaine proximité physique entre soldats et que si quelqu'un est malade, la contagion est assez rapide. Des visites de fond de chaque soldat sont prévues deux fois par an.

Tandis que je reste assis, torse nu, sur le lit, je vois du coin de l'oeil que Livaï, les bras croisés, attend son tour... ou plutôt l'appréhende. Je me demande s'il se montrera docile ou fera de l'esclandre... Le médecin écoute mon coeur avec un drôle d'appareil, et me pose des questions. Quel est mon âge ? Vingt-sept ans, m'sieur. Enfin je crois. Mes parents m'ont appris à mesurer le temps comme ceux de la surface. Il repère la marque de la piqûre que j'ai reçue à l'époque de la peste - je suppose que tous ceux de notre génération l'ont, je sais que c'est le cas de Livaï - et me demande si je souffre du mal des os des bas-fonds. Non, m'sieur. J'ai eu la varicelle étant petit, mais c'est tout. Quelques rhumes de temps en temps.

Il me fait lever, me pèse sur une balance, et me mesure. Puis il teste mes articulations, et me demande si ça me fait mal. Non, aucune douleur. Si j'en avais je pourrais pas utiliser le harnais ; mais ça, je ne le dis pas à haute voix. Il regarde ma langue, mes dents, mes yeux, et teste ma vue. Il regarde aussi si je n'ai pas de poux, véritable fléau des régiments, qu'il dit. Avec Livaï dans les parages, je peux vous dire qu'on est propre des pieds à la tête, m'sieur !

Il termine l'examen en affirmant qu'il a rarement vu quelqu'un d'aussi propre et en aussi bonne santé que moi. Il est étonné que je vienne des bas-fonds. Je jette un coup d'oeil à Livaï en rigolant à moitié et il me rend mon rire silencieux en fermant les yeux. Mais son sourire disparaît quand son tour arrive.

Je me rhabille en gardant un oeil sur lui. Il s'approche à du lit et le médecin lui demande d'enlever sa chemise. Livaï est pas pudique avec moi, mais avec les autres, c'est autre chose. Pendant un moment, j'ai peur de ce que ça donnera une fois qu'on sera dans le bataillon ; faudra pas s'attendre à des chambres individuelles... Allez, mon vieux, il va pas de te bouffer.

Il défait ses boutons avec réticence, la mine renfrognée mais pas coléreuse. Il est juste ennuyé par cet examen. Le médecin le laisse prendre son temps pendant qu'il nettoie ses instruments. Une fois torse nu, Livaï attend, les bras croisés et la jambe posée sur son genou. Il a vraiment l'air de pas vouloir être là... Le médecin se retourne vers lui pour procéder, et tombe en arrêt trois ou quatre secondes quand il découvre le physique de Livaï. Ouais, je sais, m'sieur, on s'attend pas à ce qu'il soit aussi musclé, ça m'a fait pareil la première fois, ha ha ! Faites gaffe, c'est une force de la nature à manipuler avec précautions !

Livaï se montre docile mais sa manière de lever les yeux au plafond à chaque manipulation en dit long. Le médecin lui demande son âge mais Livaï est incapable de répondre. Il connaît pas sa date de naissance. Des maladies dans le passé ? Il a chopé la peste dans le temps mais a été soigné juste à temps. Le toubib remarque sa trace de piqûre sur la hanche, près de l'aisselle. Il note aussi la présence de plusieurs cicatrices, vestiges de combats gagnés. Autre chose ? Un gros rhume il y a quelques années, sinon rien à signaler. Il précise qu'il a toujours veillé à garder une hygiène irréprochable et le médecin acquiesce. Il se lève docilement pour aller sur la balance, et laisse le médecin le mesurer. Je suis étonné par son calme. Mais quand vient l'examen de la dentition, j'ai peur qu'il voit rouge. Il faut une sacrée dose d'humilité pour accepter de se faire examiner comme ça, comme un cheval à la vente. J'ai peur que Livaï en manque...

Pendant que je m'inquiète, Isabel revient avec la femme médecin qui l'a examinée. Elle sautille vers moi en m'annonçant que tout va bien de son côté. Puis, elle remarque Livaï face au médecin qui enfile ses gants, et se fige. Elle doit être aussi angoissée que moi...

Le médecin veut introduire ses doigts gantés dans la bouche de Livaï, mais il esquive et affirme tout haut qu'il refuse qu'on lui fasse ça. Que c'est bon pour les bêtes. Tout s'est bien passé jusqu'à présent, vieux, mets pas tout par terre... Ce type veut juste s'assurer que t'as pas des chicots, c'est rien. Livaï lui montre les dents juste assez longtemps pour que le médecin les examine de loin ; de toute façon, je sais très bien qu'elles sont parfaites, qu'aucune n'est tombée suite à une bagarre - son truc à lui, c'est plutôt de faire sauter celles des autres - et qu'il les nettoie bien consciencieusement après chaque repas. Le médecin affirme qu'il peut pas annoncer avec précision l'âge de Livaï sans examiner ses dents, mais que sa dentition est celle d'un homme qui approche de la trentaine. J'ai toujours su que Livaï était plus âgé que moi, mais entendre ce mot - "trentaine" - me donne soudainement conscience des années passées à ses côtés. Ca me fait un peu drôle...

Livaï se rhabille, et le médecin rédige un commentaire sur notre état de santé, destiné aux infirmiers du bataillon d'exploration. Apparemment, nous sommes aptes, c'est une bonne nouvelle. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? On nous fait sortir de la pièce, et on nous introduits dans un bureau, où nous attend un militaire à l'air sévère, accoudé à une table. Sans doute le capitaine de la caserne.

Il nous fait asseoir tous les trois - Isabel se met au milieu - et nous demande des informations sur nous. Je suis le seul à pouvoir répondre à tout. Mon nom, celui de mes parents, mon lieu de naissance, ma date de naissance. Il écrit toutes ses données, ainsi que ma taille et mon poids indiqués sur le document du médecin. Quand vient le tour de mes deux camarades, les réponses sont plus vagues, évidemment. Livaï et Isabel ne connaissent pas le nom de leurs parents, même si je sens que Livaï est sur le point de dire quelque chose à ce sujet, mais se ravise au dernier moment. Ni leur date de naissance. Le capitaine renifle, un peu ennuyé, et nous informe que c'est un peu problématique, surtout pour nos papiers de citoyens ; il faut impérativement y inscrire notre date de naissance. Aïe, c'est ennuyeux. On peut pas en inventer une ? Il renifle de nouveau en haussant les sourcils, et répond que c'est peut-être possible, mais il ne peut prendre cette décision lui-même. De toute façon, nous n'aurons pas nos papiers tout de suite. Pourquoi ? On a donné des ordres précis nous concernant. L'état major du bataillon a ordonné que nos papiers ne nous soient délivrés qu'au retour de notre première expédition. Si retour il doit y avoir...

Cette fouine de Smith a tout prévu pour éviter qu'on se fasse la malle trop vite. Intelligent, le bonhomme...

Tout ça pour dire qu'il y a le temps avant que nos papiers soient fabriqués, d'ici là nous devrons nous mettre d'accord avec nos supérieurs sur des dates crédibles. Livaï n'a pas perdu une miette de la conversation mais je sais bien ce qu'il pense : il a pas l'intention d'attendre jusqu'à la prochaine expédition et compte bien se tirer avant. Les papiers ne l'intéressent pas. Quand on aura les documents de Rovoff en notre possession, ce dernier se montrera moins frileux pour nous les faire, ces papiers de citoyen.

On nous emmène ensuite dans une chambre - en fait plutôt une cellule - assez spacieuse pour trois. Isabel insiste pour rester avec nous, et nos geôliers acceptent de céder. Ce n'est que pour une nuit après tout. Il y a quatre lits superposés, des pots de chambre et une petite table dans un coin. Juste le strict nécessaire. J'aimerais bien pouvoir leur parler maintenant qu'on est seuls, mais je ne sais pas si quelqu'un attend devant notre porte et serait capable d'entendre nos discussions.

Isabel et Livaï se rapprochent de moi et on se met à chuchoter. Apparemment, tout se passe bien, et si ça continue, on sera intégré au bataillon demain en fin de journée. Il faudra pas se mettre en quête des documents tout de suite, mais faire en sorte de se fondre dans la masse, de passer inaperçus et de jouer les bons soldats afin d'endormir la vigilance de Smith. Fouiller son bureau sera la première chose à faire. Livaï me demande comment je compte m'y prendre. Je sais pas encore, on verra sur place.

J'entends un pas à l'extérieur. On reprend tous une attitude normale et entre alors dans la pièce une femme qui n'est manifestement pas un soldat, poussant un chariot devant elle. L'odeur de nourriture embaume la pièce et j'entends mon estomac gargouiller... Après tout, on a rien avalé depuis notre arrestation. Isabel en salive d'avance, mais Livaï reste calme. Elle dispose des plateaux sur la table - un verre d'eau, du pain, une pomme chacun et une assiette d'un genre de ragoût dans lequel flotte des morceaux de viande assez appétissants - puis s'en va sans un mot en verrouillant la porte à double tour.

Isabel se jette sur son assiette, et moi-même je mange de bon appétit. Livaï semble bouder son repas mais je l'encourage à manger. On aura peut-être rien d'autre jusqu'à ce qu'on atteigne le quartier général du bataillon. Et puis, c'est très bon. Meilleur que ce qu'on a l'habitude de manger. Goûte au moins.

Il finit par picorer dans son assiette, comme il le fait souvent, puis la vide avec délice, allant jusqu'à saucer le fond avec son pain, ce que je l'ai rarement vu faire. La bouffe est vraiment pas mauvaise, si ont doit en manger tous les jours, ce sera plus agréable que prévu. Isabel grimpe sur l'un des lits du haut, s'y laisse tomber et ne tarde pas à ronfler de contentement. Toujours aussi optimiste ! Rien ne l'inquiète quand elle a l'estomac plein !

Livaï et moi, on choisit les lits du bas. On s'enferme chacun dans nos pensées. Je jette un oeil à la fenêtre - dotée de barreaux en croix - et constate qu'il fait nuit dehors. C'est étrange de voir l'extérieur alors qu'on est... à l'intérieur. Je suppose que c'est tout à fait banal pour quelqu'un né à la surface, mais pour nous trois, c'est tout à fait nouveau. De toute façon, tout va être nouveau pour nous dans les jours à venir. Mais ça ne doit pas nous détourner de nos projets.

Il fait sombre dans la cellule. Je commence à m'assoupir, les bras sous la nuque, et avant que le sommeil ne me prenne, je tourne la tête pour observer Livaï. Une de ses jambes est repliée sur le genou, et il joue avec son foulard ; je distingue sa tache blanche dans l'obscurité...

Il va sûrement pas fermer l'oeil, il est trop fébrile pour ça. Il a hâte - ou peur - d'être à demain... Moi aussi ; un peu les deux à la fois...