ENFIN, JE TE VOIS
(mai 844)
Erwin Smith

J'ai fait le tour des rangs arrières avec Mike, dans le but de récupérer un maximum de camarades. Les blessés sont déjà en route pour le prochain avant-poste, guidés par le major. Greta et Steffen ont été envoyés vers l'aile de gauche dans le même but. Par sainte Maria, le brouillard a fini par se lever et l'orage a perdu de sa force. Même si des pertes sont à déplorer, nous avons réussi à traverser l'enfer des lignes ennemies.

Les nuages commencent à se disperser et l'air se réchauffe. Les corps des chevaux fument abondamment. Nous ne devons plus tarder... mais mon inquiétude ne cesse de croître pourtant. Aucune trace d'eux... Nous ramenons un cheval solitaire, seul rescapé de l'escouade de Faragon... Au moment où je me résous à faire demi-tour, Mike indique une direction tout en humant l'air. Je distingue au loin des ondes de chaleur particulièrement importantes, si importantes qu'elles ne peuvent que désigner une meute de titans décimée. Impossible... par un temps pareil, les explorateurs ne peuvent livrer combat, seule la fuite est envisageable... A moins que...

Oui. Ca ne peut être que lui... !

Je me précipite dans cette direction, Mike à ma suite. Plus je me rapproche du site, plus ma certitude grandit. Livaï est là-bas. Peut-être blessé, mais en tout cas victorieux. L'escouade de Faragon est peut-être sauve... Enfin j'aperçois la carcasse d'un titan, en train de lentement disparaître. Elle n'est pas seule ; d'autres cadavres gigantesques parsèment le champ de bataille, dont on ne voit déjà plus que les os... Je fais le tour du terrain ; là, au beau milieu de ce carnage, se tient quelqu'un. Une petite silhouette prostrée à terre. Je le reconnais...

Sa tête est rentrée dans ses épaules. Pas à cause de la pluie... Est-il en train de pleurer ? Je remarque juste à côté un corps à demi déchiqueté ; Church, si je ne m'abuse... La fille est invisible, Faragon aussi... Ils sont... tous morts ? Tous sauf lui ?

Je dois interrompre ses pensées, car le temps presse. Mais je veux savoir. J'approche ma monture et lui demande s'il va bien. Pas de réponse. Il se tourne légèrement, mais ses cheveux me cachent son visage. Dis-le, Livaï, c'est toi qui a tué tous ces titans, à toi tout seul ?

J'ai à peine le temps de terminer ma question que je saisis son mouvement. Trop rapide pour être évité... Il se déplie vers moi dans un bond fulgurant et me saute à la gorge. Sa joue frôle la mienne et son bras écrase ma trachée... Je connais cette force, je l'ai déjà éprouvée. Ca ne sert à rien de lutter contre elle. Je me laisse aller en arrière, laissant son poids - et sa colère - m'entraîner à bas de mon cheval. Mais il ne se contente pas de me faire tomber, il me projette au loin comme si je ne pesais rien... Ma tête frappe violemment le sol, malgré ma tentative de chuter sans me faire mal. Pendant trois secondes, je ne vois ni n'entends plus rien.

Quand je retrouve mes esprits, j'entends Livaï ordonner à Mike de rester en arrière. Sa lame est tirée et pointée sur moi. Je n'ose pas regarder Mike pour lui commander de faire ce qu'il dit. Livaï ne peut pas être arrêté par la force. C'est entre lui et moi. Reste calme, Mike. Laisse-moi faire.

Je reste à genoux afin de l'aider à se calmer un peu. Mais il ne décolère pas. Sa lame est posée sur ma gorge et il réclame haut et fort ma tête avec aplomb. C'est la première fois qu'un être humain me menace de la sorte... Mais il n'amorce pas le geste fatal ; il se contente de me regarder de haut - nos places curieusement inversées - et semble attendre quelque chose de moi. Comme une dernière parole. Désolé, Livaï, je n'ai pas l'intention de mourir. Ni de te laisser partir sans me battre. Mais ce combat ne se fera pas par les armes. Je dois trouver comment m'adresser à toi. Je pense savoir comment...

Tes amis sont morts, et c'est très regrettable. Je voulais que vous rentriez tous. Il est temps de dévoiler pourquoi vous vous êtes battus. Même si c'est dur à avaler ; ça l'est aussi pour moi. Je jette à ses pieds les fameux documents convoités par Rovoff et Livaï constate en baissant les yeux que ce ne sont que des pages blanches, destinées à donner le change. Il baisse sa garde quelques instants mais je n'en profite pas. Je veux qu'il comprenne pourquoi j'ai fait ça...

Oui, j'étais au courant. Et si j'avais réussi à vous convaincre avant l'expédition, je vous aurais révélé le pot aux roses plus tôt. Maintenant il est trop tard, et même si je ne peux pas lui dire à quel point je m'en veux, je souhaite qu'il le sente. Ses yeux s'ouvrent un peu, son expression se fait moins dure, passe de la colère à l'incrédulité. Je dois lui expliquer...

J'ai fait cela pour vous amener à rester dans le bataillon le temps nécessaire ; si vous aviez douté totalement de l'existence de ces papiers, vous vous seriez enfuis. Les véritables documents sont déjà depuis un moment sur le bureau de Darius Zackley, le chef des armées. Rovoff est en prison. J'ai fait en sorte que vous n'en sachiez rien. Maintenant que tu sais tout, fais ce que tu penses devoir faire. Mais réfléchis bien avant...

Sa lame tremble et entaille ma gorge. Le liquide chaud coule dans mon col... Je sais que je joue ma vie en lui disant la vérité, mais cela fait partie du jeu. Mike se déplace à la périphérie de mon champ de vision, l'épée au clair, prêt à obéir au moindre signe de ma part. Mais je ne le regarde qu'un instant ; c'est sur Livaï que je dois me concentrer.

Une ombre est de nouveau tombée sur son visage. Ses yeux n'en paraissent que plus froids et gris... mais sous ce semblant de colère, c'est la tristesse que je perçois. Ce n'est pas d'être consolé dont il a besoin, mais d'être mis face à la réalité. C'est ce que j'ai fait. Il y aura bien le temps par la suite de pleurer ensemble s'il le veut. Mais pour l'instant, il doit décider quoi faire de moi. Et vite, car nos ennemis peuvent revenir.

Il murmure que leurs vies étaient trop précieuses pour être sacrifiées. Oui, comme celles de tous les explorateurs. Mais suis-je vraiment responsable ? Réfléchis, Livaï, pose-toi les bonnes questions... La réponse qu'il trouve en lui-même lui fait amorcer le geste final. L'acier tranche ma peau ; mais pas celle de mon cou, celle de ma main.

La douleur est fulgurante, mais ce n'est qu'un faible prix à payer face à celle de Livaï. Mon sang éclabousse la lame mais je tiens bon. Si je dois te perdre, alors je m'en voudrais toute ma vie ; mais cette vie, je dois la conserver malgré tout ; j'ai trop de choses à faire... Je n'ai pas fini, Livaï, écoute-moi. Je sens sa détermination faiblir devant mon audace. Bien. S'il était réellement déterminé à me tuer, ce serait déjà fait. Il doute, depuis déjà quelques temps. Je dois me montrer ferme. Car je ne suis pas sûr que Mike puisse l'arrêter...

C'est tout ce qui te vient à l'esprit, Livaï ? Me tuer pour venger tes amis ? Tu me crois coupable ? Ou bien est-ce toi ? Il répond dans un souffle que c'est de sa faute, qu'il a été trop fier, trop sûr de lui... Non ! Tu te trompes ! Les responsables sont les titans ! Ce sont eux qui bouffent les explorateurs ! Tu comprends ? Ce sont eux qui arpentent ces terres et nous tiennent prisonniers comme du bétail bon à être consommé !

Sans m'en rendre compte je me suis mis à hurler. Pas contre lui, mais contre eux ; ces monstres qui occupent trop de place dans ma vie... Je voudrais tellement qu'il comprenne pourquoi je les combats ; pourquoi nous les combattons, pourquoi nous le devons... Regarde autour de toi, Livaï ! Tu vois ce paysage qui nous entoure ? Nos ancêtres pouvaient le contempler sans crainte autrefois. Pourquoi les titans nous dévorent-ils ? D'où viennent-ils ? Livaï, tant que nous n'aurons pas ces réponses, d'innombrables Isabel, d'innombrables Furlan continueront de tomber au combat ! Car nous ne renoncerons jamais aux expéditions !

C'est en sortant à l'extérieur que nous pouvons trouver ces réponses ! Pas en prenant le parti de tous ces inconscients qui voudraient que nous restions bien cachés derrière les Murs ! Ils veulent rester aveugles et ignorants, et continuer à s'engraisser bien à l'abri quand les humains rêvent d'un monde meilleur et plus grand ! Ils n'ont aucune idée, aucun désir des merveilles dont ce monde peut regorger !

Livaï, tu n'es pas comme eux. Tu es comme nous. C'est pour ça que je t'ai choisi. Je l'ai su en un instant ! Si tu n'es pas encore capable d'imaginer ce que recèle l'horizon, alors je le ferais pour toi ! Tu veux me tuer et retourner vivre dans tes obscurs bas-fonds, où chaque jour est semblable au précédent ?! Tu veux gâcher ton talent au combat en passant le reste de ta vie à détrousser les honnêtes gens !? Tu n'as jamais pensé que tu étais destiné à autre chose, de bien plus grand ?! Moi, je le sais ! Je te donne la possibilité de vivre une autre vie, bien plus digne de toi ! Tu peux changer la donne ! L'humanité a besoin de toi ! Nous tous avons besoin de toi ! Ne gâche pas cette opportunité et joins-toi au bataillon !