L'ENDROIT QUI EST CHEZ MOI
(juin 844)
Tanja Vreni
Isabel me manque... Sa bonne humeur était communicative et elle mettait de l'ambiance dans le baraquement des filles. Maintenant, il m'a l'air triste et vide...
Quand les troupes sont revenues, il y a presque un mois maintenant, je n'ai pas tout de suite remarqué qu'ils étaient moins nombreux. J'avais réussi à me faire emmener jusqu'à Shiganshina pour assister à leur retour, en l'espérant bien plus triomphal. Après tout, cette nouvelle formation devait faire des merveilles. Mais ça s'était pas passé comme prévu. Le major tirait une tête... Y'avait que Smith qui sauvait les apparences.
J'avais qu'une hâte, qu'Isabel me raconte tout. Elle savait bien raconter, même si elle exagérait souvent. Mais en voyant les gars défiler, j'ai fini par constater qu'elle était pas là ; de même que le garçon qu'elle aimait bien, Furlan. J'ai senti les larmes venir sans pouvoir les en empêcher... C'était sa première sortie, et elle était prête... Elle était tellement excitée de partir ! Elle semblait si confiante...
J'ai pas tardé à repérer Livaï dans les troupes. Je ne le connaissais pas si bien, mais je me suis mise à marcher à côté de son étrier en lui demandant où était Isabel. Comme il répondait pas, ça a fait que confirmer ce que je craignais. Alors je me suis mise franchement à pleurer cette fois en lui gueulant qu'il aurait dû la protéger, qu'elle était si jeune, que c'était son devoir ! Je me suis sentie un peu méchante juste après, je savais qu'elle comptait pour lui. Isabel me parlait si souvent de lui... pas comme d'un garçon dont elle serait amoureuse, mais comme quelqu'un qu'elle aimait comme un frère, et dont elle voulait qu'il soit fier d'elle.
Livaï avait un regard totalement vague, fantomatique, à se demander si lui aussi n'était plus qu'un cadavre. Il m'a fait peur... Il a remué sa jambe pour me chasser et j'ai pas insisté. Je suis restée immobile en arrière, regardant les troupes se diriger vers le quartier général. J'avais à peine connu Isabel, en fait... mais son absence plus que tout autre chose me rappelait à quel point le bataillon était dans la panade. Ca et les quolibets jetés par les citoyens de la ville, qui les avait acclamés au départ. C'est toujours pareil. Pourquoi ils ne la ferment pas si c'est pour dire des choses pareilles ?!
Je suis rentrée en soirée, encore sous le choc, après avoir traîné en ville. J'étais encore officiellement en convalescence, mais ma douleur à la jambe me semblait si... C'était rien, en fait. Rentrer dans ma chambre en sachant qu'Isabel n'y était plus me foutait le bourdon... C'était pas la première fois que je perdais un camarade, mais je m'y habitue pas.
Si j'y étais allée, serais-je morte, moi aussi ? Et comment Isabel a-t-elle fini ? S'est-elle bien battue ? A-t-elle été courageuse ? Sûrement bien plus que moi... Les courageux sont toujours ceux qui meurent ; les survivants sont juste les chanceux...
J'ai négligé mon entraînement pendant une semaine après ça et je me suis fait attraper par mon chef de section. J'ai été de corvée de patates tous les soirs, mais je préférais ça plutôt que de suer avec le harnais. J'avais perdu ma motivation... J'en étais à me demander si le bataillon était réellement utile ; la mort d'Isabel... a-t-elle servi à quelque chose ? Et la mienne, quand elle viendra, à quoi avancera-t-elle l'humanité ? Est-ce qu'on m'oubliera comme si j'avais jamais existé ? La simple idée que mes camarades puissent reprendre leur petite vie sans se préoccuper de ce qu'aurait pu être la mienne m'a terrifiée. Ce sont des choses auxquelles on pense quand on entre dans ce régiment, mais à chaque fois qu'un proche meurt, ça vous revient en pleine tête comme une chute de cheval.
A présent, je me demande sincèrement si je suis prête à donner ma vie pour cette cause... Donner son coeur... C'est bien joli à entendre... Quand j'étais cadet, cette phrase me galvanisait, me donnait l'impression de faire partie d'un grand mouvement vers l'avenir, d'être entourée, d'être importante... Mais finalement, je suis rien d'autre qu'un nom sur une liste. Les supérieurs annoncent les morts aux familles, il y a une cérémonie, un enterrement ou une crémation s'il y a encore un corps, et puis c'est fini. On est pas grand chose pour eux. En tout cas, ils donnent pas l'impression du contraire. Demain, le lit d'Isabel sera peut-être occupé par quelqu'un d'autre.
Je suis là, en train d'éplucher des tonnes de patates et à me triturer le cerveau avec ces pensées. J'ai mal au cul à force d'être vissée à ce tabouret... Je me demande ce que Livaï ressent, parce qu'à première vue, il a pas l'air révolté. Je l'ai observé pendant ces derniers jours : il participe aux entraînements, se montre plutôt docile, bien que toujours réservé. C'est pas normal... Vu son tempérament, il aurait dû claquer la porte du bataillon en tirant les oreilles de Shadis et Smith au passage. Qu'est-ce qui le rend si calme ? Il est peut-être si choqué qu'il réagit pas normalement... Non, c'est pas son genre, c'est un dur à cuire. Alors pourquoi une telle discipline alors qu'avant il en faisait qu'à sa tête ?
Je me vois pas aller lui demander. Il m'enverra balader. Et apparemment il est le seul à avoir vu comment Isabel est morte. J'aimerais tellement savoir...
