UN SOMMEIL SANS RÊVES
(août 844)
Steffen Wenzel

L'escouade de chef Hanji étant occupée, elle nous a envoyés tous les quatre à Karanes afin de récupérer des documents dans les anciennes archives du bataillon.

Nous y sommes depuis ce matin et comme cela fait partie de notre travail, chef Hanji nous paie la nuit dans une des fameuses auberges de bord de fleuve de la ville. On aurait pu aller à la caserne mais elle a tenu à nous motiver un peu. La fin d'après-midi colore les eaux de pourpre et les couples flânent le long des berges. Greta et Mike sont chargés des rouleaux de parchemins, et Livaï et moi ouvrons la marche afin d'éviter les altercations malveillantes. Cependant, c'est rare à Karanes. La garnison y est bien plus attentive qu'à Shiganshina et fait en sorte que rien ne vienne troubler la paix.

Il faut dire que les gens de l'est se soucient beaucoup moins du danger. Les titans y sont moins nombreux, et c'est à peine si on en aperçoit du haut du Mur. Livaï a exprimé le souhait d'y monter pour voir un peu ce qu'il y a de ce côté. Nous le ferons sans doute avant la nuit. Pour l'instant, allons mettre les précieux documents à l'abri à l'auberge.

Le charmant gérant nous accueille en se frottant les mains et avec un grand sourire. Il voit que nous disposons de peu de bagages - en vérité ce que nous avons sur le dos - et je demande deux chambres pour la nuit : une pour les hommes et une pour Greta. Elle rouspète et réclame à dormir avec nous, et je suis tenté d'accepter, ça coûterai moins cher... Ok, pour cette fois... Et puis c'est pas comme si ce n'était jamais arrivé, en expédition, nous dormons tous les uns à côté des autres.

Nous nous installons dans une charmante pièce sous les toits dotée de quatre lits et posons les documents du bataillon. Ils contiennent des informations sur les titans et les expéditions passées ; chef Hanji voulait depuis un moment les récupérer sans en trouver le temps. Greta jette un oeil par la fenêtre et indique du doigt à Livaï le grand château ancien qui trône à l'autre bout de Karanes. C'est l'ancien siège du régiment. Nos prédécesseurs l'ont abandonné pour les plaines de Shiganshina quand ils ont découvert que les titans venaient du sud.

Nous ressortons de l'auberge et décidons de flâner un peu. Ce n'est pas tous les jours qu'on a l'occasion de se promener dans les rues du joyau de l'est. Greta n'y était jamais venue non plus ; pour ma part, je m'y suis déjà rendu avec mes parents il y a longtemps. La ville est l'une des plus industrialisées du territoire, avec son pont mobile qui enjambe le fleuve. Les messieurs et dames sont bien habillés de couleurs vives et donnent à la ville une vie particulière, une illusion d'activité même quand tout est calme. Il n'y a que peu de diligences ou de calèche, les habitants préférant aller à pied.

La forêt des Arbres Géants est proche et c'est le plus souvent de Karanes que partent les touristes pour s'y rendre. Ca remplit bien une journée ensoleillée... Malheureusement, nous ne sommes pas des touristes et cette excursion ne ferait pas partie de notre mission. Nous nous contentons des boutiques et échoppes artisanales sur notre chemin.

Livaï ne tarde pas à dénicher un commerce qui vend diverses sortes de thé. Les prix me paraissent très élevés, mais Livaï n'a pas le goût du luxe ; il se plaît à répéter que le bataillon subvient à tous ses besoins les plus immédiats et que son argent dort au chaud dans la banque militaire sans servir à rien. Alors il se fait pas prier et s'achète deux boîtes de thé noir. Il en prend même une de thé vert, sans doute pour le chef. Quant à Greta, elle ressort avec un sac de biscuits au miel, qu'elle partagera avec nous tous plus tard.

Le jour ne va pas tarder à baisser. Nous nous présentons à la garnison qui garde la porte de la cité de l'est et demandons à monter sur le Mur. Comme nous n'avons pas notre dispositif sur nous, on nous prête le monte-charge. Une fois au sommet, nous marchons un peu le long du rempart en regardant au loin si des titans se promènent. Je n'en vois aucun. Livaï est surpris de constater qu'il y en a si peu par ici, et en conclut qu'il doit bien se trouver quelque chose de spécial au sud. C'est aussi l'avis du bataillon en général, c'est pour ça que nous partons toujours dans cette direction pour les expéditions.

Nous nous asseyons sur le Mur et contemplons l'horizon qui se teinte de rouge. C'est vraiment paisible, on en oublierait que nous sommes en guerre et cernés par des ennemis impitoyables... Après un silence, Livaï reprend la parole pour demander pourquoi nous ne partons pas plutôt d'ici en contournant les titans au lieu de leur foncer dedans depuis le sud. C'est pas une mauvaise idée en vrai, mais ce genre de détour nous ferait perdre beaucoup de temps, et c'est le sud qui nous intéresse. Or le temps est un facteur primordial pour le bataillon, car plus nous restons longtemps à l'extérieur et plus nous sommes en danger. N'oublions pas la réappro, Livaï ; le gaz, les lames, la nourriture, tout ça ne dure pas éternellement dehors. Mike lui tapote la tête comme pour lui rentrer tout ça dans le crâne.

Mais il en démord pas et continue. Chef Hanji - qu'il appelle le plus souvent "la bigleuse" - voudrait qu'on retourne à la carrière de pierres qu'on a aperçue l'autre fois. Grâce aux relevés, on sait où elle se trouve et on peut s'y rendre d'une traite, sans se perdre. Contourner les titans par l'est nous ferait pas perdre tellement de temps et si nous combattons peu, nous économiserons le matériel. Mh, c'est pas bête en fait. Et puis la garnison de l'est sera sans doute moins frileuse de nous ouvrir la porte. Si on part en petit nombre, sans chariot, cela coûtera peu d'argent et nous pourrions tenter le coup sans attendre de subventions...

Mais chef Hanji est encore en train de tester sa nouvelle arme, un genre de soporifique à titans. Je doute de l'efficacité de ce produit en combat... Les titans ne se jetteront pas sur des cadavres d'animaux si des humains bien vivants se trouvent à leur portée... Il faudrait trouver un moyen... de leur injecter le produit directement ; ou de le leur faire bouffer d'une autre manière. Avec des projectiles par exemple... Ca vaudrait le coup de parler de tout ça à chef Hanji.

Mike baille bruyamment et Greta s'étire en marmonnant qu'elle est fatiguée et voudrait aller se coucher. Le soleil va bientôt aller se cacher derrière l'horizon, et je sens aussi venir le sommeil. Le temps de redescendre et de rejoindre notre auberge, et nous serons tous endormis dans des draps frais...

Sauf Livaï, je suppose. Il a pourtant l'air plus fatigué que jamais et je m'inquiète pour sa santé ; le chef a le même avis... Il a dû faire d'autres cauchemars. Nous commençons à être habitués à ses terreurs nocturnes, Mike et moi. Je suis déjà allé le secouer en pleine nuit parce qu'il parlait dans son sommeil. Si c'est toujours comme ça pour lui, pas étonnant qu'il ne dorme presque pas. Même si je le vois souvent s'assoupir un peu partout - sur une chaise, debout, ou sur son cheval -, j'ai l'impression qu'il évite de dormir réellement ; une part de lui-même reste toujours en alerte, prête à bondir à la moindre menace.

C'est sans doute sa vie dangereuse dans les bas-fonds qui l'a rendu comme ça... Parfois, je le plains sincèrement...