UN SOMMEIL SANS RÊVE
(août 844)
Livaï
Greta m'a donné les quelques biscuits au miel qui restaient. Elle voulait absolument que j'y goûte, et j'ai eu beau lui répéter que j'aimais pas le sucré, me voilà avec ce fond de sac à finir. Mais je connais quelqu'un qui voudra bien les manger ; et qui devrait faire attention à sa ligne aussi. Je suis sûr qu'il planque des gâteaux partout dans son bureau...
Il n'est pas encore trop tard et le couvre-feu ne sera pas donné avant au moins trois heures. J'ai pas faim du tout et je veux être au calme pour lire un peu. Alors je me dirige vers le bâtiment administratif, pas loin des baraquements. Je passerai donner les biscuits à Erwin et il pourra s'empiffrer tranquille pendant que je me détends au rez-de-chaussée. Et une bonne tasse de thé noir, aussi. J'ai hâte de m'y remettre, je suis tellement en manque que je pourrais tuer quelqu'un.
Je passe par la cuisine des gradés pour me faire chauffer de l'eau. Il y a toujours la théière d'Erwin qui attend quelque part. Ca me fait penser qu'il faudra que je lui donne la boîte de thé vert que j'ai prise pour lui à Karanes. Je sais pas trop pourquoi j'ai fait ça, peut-être seulement pour lui faire plaisir ; et peut-être aussi pour qu'il me pique pas mon thé noir. Il a beau dire qu'il aime pas ça, il se gêne pas puisque c'est lui qui garde tout ça dans son bureau.
Je chope la théière sur l'égouttoir, la remplit et la met à chauffer. Pendant que ça monte, je fais le tour du bâtiment pour vérifier si Erwin est là-haut. Je constate qu'il n'y a pas de lumière à sa fenêtre. Bizarre... A cette heure, il est toujours en train de consulter ses tonnes de papier chiants à mourir... Je me demande comment il fait. Je suis pas sûr qu'il aime ça, mais j'ai finis par comprendre qu'il s'oblige à faire des tas de trucs qui le font chier au quotidien. Il préfèrerait avoir plus de temps pour s'entraîner avec nous.
Je me grille une cibiche, appuyé sur la façade du bâtiment, en repensant aux derniers évènements. La bigleuse a bien bossé, son truc était au point. Je suis impressionné, je dois dire. Je me suis presque tourné les pouces durant l'expédition. Finalement, elle doit pas être si tarée que ça, sinon Erwin aurait jamais approuvé son projet. Elle remonte dans mon estime de jour en jour... ce serait bien si son niveau de propreté pouvait remonter lui aussi. Comme ça, j'arriverai presque à apprécier sa compagnie.
J'écrase mon mégot contre le mur et retourne dans la cambuse chercher mon eau chaude. Je tombe justement nez à nez avec Hanji qui semble vouloir s'éclipser à pas de loup. Qu'est-ce que tu fais là, quat'zyeux ? T'es en quête d'un mauvais coup ou bien tu fuis Moblit ? Je crois l'avoir vu monter tout à l'heure. Il doit te chercher. Tu devrais pas être à la forteresse, en train de compulser tes archives ? Oui, je parle de celles qu'on est allés chercher pour toi à Karanes. Ce que j'ai pensé de l'expédition ? Que du bien, ma grande, bientôt vous allez même pouvoir vous passer de moi. Maintenant, pousse-toi, j'ai pas envie de parler boulot et j'ai une bonne soirée en tête à tête avec moi-même qui m'attend.
Elle me laisse passer et je saisis la anse de la théière avec un torchon. Elle est bien silencieuse, ça lui ressemble pas... Bah, de toute façon, je réussirais jamais à piger comment elle fonctionne. Et arrête de sourire, la bigleuse, je peux pas m'empêcher de penser que t'es en train de monter un autre plan foireux pour nous faire tuer ! Bon, je me taille, à demain.
Je sors de la cambuse et rentre dans le bâtiment par la porte de devant. Il n'y a personne dans le hall ce qui veut dire que je serais pas embêté. Le canapé est tout à moi et je vais pouvoir m'étaler. Ah oui, avant toute chose, je voulais donner les biscuits à Erwin, mais il semble pas être là. Merde, j'ai parlé trop vite, il y a quelqu'un, j'entends un bruit de papier froissé. Je pose la théière sur la petite table et fais le tour du canapé pour voir...
Bon sang, mais qu'est-ce que tu fais là ?! T'as un bureau là-haut ! A moins que t'aies envie de déménager et de te donner en spectacle ! Erwin est là, assis derrière un petit bureau d'appoint, à faire exactement ce qu'il fait en temps normal, avec ses petites lunettes sur son grand nez. Il lève les yeux vers moi et me dit qu'il fait trop chaud là-haut et qu'il est mieux ici. Je voulais être tranquille, moi. Fais chier. Tu peux pas aller manger avec les autres, te comporter comme un humain normal pour changer ? Je sais, j'y suis pas non plus, mais moi il est admis que je suis pas normal, donc on s'en fout !
Il se contente de me sourire et retourne à ses papiers. Ok, si c'est comme ça... Je pose le sac de biscuits sur sa table en précisant bien que c'est de la part de Greta, et je vois un de ses grands doigts tâtonner dedans pour en prendre un. Pas faim, tu parles... Quand il s'agit de boulotter des cochonneries, t'es toujours partant, toi ! Tu seras un bon gros vieil homme plus tard !
Je retourne vers le canapé et m'affale dedans en faisant plus attention à lui. Avant de m'installer, je remplis ma tasse d'eau et y trempe un sachet de thé - l'arôme familier envahit tout l'office. Je vais pas lui en proposer, c'est le mien celui-là ! je le bois pas tout de suite mais me le garde à portée de main, il est encore bouillant. J'ouvre "le Royaume des Trois Déesses" là où je m'étais arrêté et reprends ma lecture.
Très vite, je bute sur un mot. C'est à peine si j'arrive à le prononcer, il me semble pas l'avoir déjà lu... Je me sens un peu con et je me demande bien pourquoi je m'inflige une lecture aussi compliquée. Pour faire mon intéressant et donner l'illusion que je suis cultivé, peut-être...
J'ai un type cultivé juste à côté, si je le dérangeais ? Après tout, c'est lui qui m'a proposé son aide, non ? Je me lève, me dirige de nouveau vers le bureau et lui demande ce que veut dire ce mot. Il me prend le livre des mains et prononce "jurisprudence" d'une voix ferme. Il m'explique que c'est un terme relatif à l'exercice de la justice et que l'on utilise pour qualifier un ensemble de décisions prises dans un contexte précis. J'y pige pas grand chose... Bon, je vais sauter ce chapitre, parce que c'est pas passionnant. Avant de m'en retourner, il me demande s'il y a un autre mot que je comprends pas. La question est posée sans malice ni désir de me rabaisser, il semble réellement concerné par mes difficultés de compréhension...
C'est pas grave, quand je comprends pas, je passe à une autre phrase et c'est tout. Je veux pas le déranger. Et puis de toute façon, ce sont des bêtises, non ? Il se met à rire et rétorque que tout n'est pas à jeter dans cette série, que certaines choses sont utiles à savoir. ll se met à feuilleter l'ouvrage pour retrouver un passage, mais je l'arrête. En vérité, ce bouquin est ennuyeux à crever, mais j'aime lire ; ce sont les mots que j'aime, leur sens m'importe peu. J'ai toujours essayé de saisir la puissance que les mots pouvaient avoir, pourquoi certains me font rire et d'autres pleurer. J'ai encore du mal à les utiliser, comme s'ils m'échappaient constamment, tu vois ? C'est pas pareil quand je me parle dans ma tête, ils viennent plus facilement, mais dès que je parle, ça sort comme ça vient. En bas, je me pensais vachement cultivé, par contre ici je pige pas toujours tout... Je fais des efforts mais je suis pas comme toi.
Il m'assure que ça ne le dérange pas si je ne m'exprime pas toujours très bien. Que l'essentiel c'est qu'il comprenne ce que je veux dire. Je suis pas sûr que tu comprennes à chaque fois, mais tu te débrouilles mieux que bien des gens, ouais. Je reprends le bouquin et retourne m'étaler dans le canapé. Une petite gorgée de thé, et je repars dans ma lecture.
Encore un ! Putain, je viens de changer de chapitre ! C'est chiant ! Euh... hum, chef, je peux encore te déranger ?
