LES BAMBOUS D'ACIER
(septembre 844)
Rein Maja, patron de la guilde Maja

Je fais entrer monsieur Smith dans mon bureau. Je ne l'avais jamais vu auparavant, ce grand costaud, je n'ai eu à traiter qu'avec les comptables du bataillon jusqu'à présent. C'est sans doute le signe que l'affaire est plus importante que d'habitude. Je sais ce qu'il est venu faire ici.

Pendant un moment, j'ai bien cru qu'il était le major. Il en avait l'allure en tout cas, avec sa garde rapprochée digne d'un député. C'est sûr que ça en jette, et c'était le but, je suppose. Les explorateurs font pas de chichi, mais ils savent se mettre en scène. A le voir impeccablement coiffé et le visage sérieux, je me dis qu'il y a sans doute peu de choses capables de faire transpirer ce gars.

Une fois ses hommes partis et nous deux bien enfermés dans mon bureau - on fait toujours attention quand on parle affaire -, je me force à lui proposer du café, qu'il accepte. Il ne m'a pas l'air franchement sympathique et je vais voir un peu ce qu'il a dans le ventre avant d'entrer dans le vif du sujet.

Je lui dis que cette expédition surprise à pris tout le monde au dépourvu et que les bons résultats sont enthousiasmants pour tous ceux de ma profession. Ca n'a pas dû être facile de prendre une telle décision contre l'avis de ses supérieurs. Il me répond que certaines décisions se doivent d'être prises envers et contre tout et que si il avait douté de son succès, il aurait renoncé. Ok, ce monsieur Smith est un homme sûr de lui en apparence, et qui a rarement dû se tromper dans sa vie. Faut pas la lui faire.

Il m'interrompt et me demande poliment si nous pouvons entrer dans le vif du sujet car il s'en voudrait de me retenir plus longtemps. Bien, il me fait comprendre qu'il a de la considération pour mon travail ; c'est un bon point. Je me laisse pas charmer pour autant, mais puisqu'il le veut, continuons.

Il commence par m'interroger sur les applications concrètes que nous avons découvertes pour le nouveau minerai. Tout doux, je vais pas tout révéler comme ça, ce serait avancer mes pions trop vite. Je réponds de façon évasive qu'on a encore rien fabriqué de vraiment utile mais que les propriétés sont intéressantes, car aucun minerai connu n'a les mêmes. Même pas une petite piste ? qu'il insiste. Je tapote des doigts sur mon bureau en me faisant désirer. Ca se pourrait, mais il en faudrait plus. C'est là que je me lance.

Croyez-vous que le bataillon d'exploration pourrait en ramener davantage de prochaines expéditions ? Si c'est sur votre chemin, bien sûr. Si vous faites ça, je serais en mesure de vous donner une réponse satisfaisante. Il me rétorque posément que les explorateurs ne sont pas des mineurs et que ce genre d'entreprise pourrait s'avérer dangereuse pour leurs vies. Et affirme enfin que ce serait sans doute une perte de temps pour eux de s'adonner à ce genre d'activité si aucun résultat n'est garanti.

Très bien, il a compris que je bluffais. Il veut des détails, car il sait que j'en ai et que je me les garde de côté. Je me penche en avant et le regarde bien dans les yeux. Il ne cille pas. Peu de gens peuvent fixer ma prothèse oculaire sans se sentir mal au bout d'un moment. J'ai perdu mon oeil à cause du boulot ; quand j'étais minot, un simple apprenti, un sale type un peu plus grand que moi m'a balancé un petit brasero allumé à la gueule et les braises ont atteint mon oeil. Pendant des années, je suis resté défiguré. Ce mec, celui qui m'a fait ça, avait pas supporté que le patron de l'époque - un grand oncle à moi - me fasse des faveurs et que je bosse mieux que lui. Des années plus tard, il s'est tué tout seul en tombant d'une échelle du haut fourneau. Je l'ai pas pleuré. Je me suis marié malgré ma gueule de monstre, mes cicatrices se sont refermées et je suis devenu le nouveau patron. Cet oeil de verre, c'est seulement pour faire croire aux gens que je suis un humain comme eux ; mais surtout pour qu'ils se rappellent qu'il faut pas me faire chier, car ceux qui s'y essaient le paient cher.

Smith est pas un homme qu'on peut effrayer. Il se ratatine pas devant moi, il reste droit, les mains posées sur ses genoux. Il se paie même le luxe de boire une gorgée de café pendant que je le fixe. Ce n'est pas de l'arrogance ni du mépris. Il se met juste en condition lui aussi, à sa manière.

J'enchaîne en lui révélant qu'on a en fait trouvé une utilité à ce minerai, mais que c'est encore secret. On l'a mixé avec l'alliage standard utilisé pour le dispositif de manoeuvre, et on est arrivé à un résultat concluant ; ce minerai pourrait à terme remplacer l'acier habituel, qui à lui seul pèse presque tout le poids des pièces d'équipement. Comme il le sait, le bambou d'acier est déjà très léger, il ne pèse rien et sa structure est d'une solidité à toute épreuve. Ce nouveau matériau est plus léger que n'importe quel métal créé dans nos ateliers. En le mêlant avec le bambou d'acier fondu, l'alliage allierait solidité et extrême légèreté, ce qui ouvrirait la voie à d'autres possibilités en matière de dessin du dispositif.

Angel Altonen, le créateur du dispositif, a dessiné tout ça en fonction des matériaux dont ils disposait à l'époque. Il n'a que peu changé, la base est restée la même depuis. Mais si on peut alléger encore l'alliage, on peut aussi changer la forme du dispositif pour qu'il soit plus pratique, moins encombrant, moins sujet à la casse ou aux vices de formes, vous comprenez ?

Il repose sa tasse, qu'il a tenue pendant tout mon discours, et me réponds qu'il comprends parfaitement et serait très heureux de voir un de ces prototypes. J'en ai un derrière, je travaillais dessus, je lui montrerai. Mais avant ça, je veux qu'il aille lui aussi au bout de sa démarche. Je lui ai tout sorti en toute confiance, à lui de me dire ce qu'il attend de moi.

Il me dit que le bataillon va acquérir bientôt de nouveaux fonds pour l'achat de matériel, mais que la prochaine expédition sera réellement très coûteuse. Aussi, il m'avoue de but en blanc que sa venue ici à pour but de me décider à trouver un arrangement afin de limiter ces coûtes faramineux sur la base d'un intérêt commun. Je vois où il veut en venir, je le laisse continuer.

Le bataillon s'engage à ramener davantage de minerai à condition que la guilde Maja s'engage de son côté à nous procurer le matériel nécessaire - notamment pour le minage - à des prix défiant toute concurrence. En gros, il me demande de brader. Il a des couilles, celui-là. J'aurais jeté n'importe qui d'autre dehors pour avoir eu l'audace de quémander un truc pareil. Mais lui... soit je joue son jeu, soit je me trouve un autre client. Ce qui serait un mauvais investissement, le bataillon étant mon principal fond de commerce. Ils usent leur matériel plus vite et en rachète donc plus souvent. Je dois les garder sur ma liste.

Quitte à faire un petit sacrifice.

J'y trouverais mon compte. S'ils me ramènent du minerai en quantité suffisante, je pourrais stopper en grande partie les activités de minage, qui me coûtent pas mal de fric. Je fais de rapides calculs. Baisser mes prix pour les explorateurs ne me coûterait pas plus cher que de payer mes mineurs, finalement. Enfin si, ça me coûterait plus cher en vérité, mais à la longue, ça peut rapporter bien plus gros. Ce minerai étant rare, je peux revendre les pièces fabriquées avec bien plus cher... Mmh...

Je bascule ma chaise contre le mur, comme je le fais toujours quand je me creuse la tête. Smith attend patiemment que mes calculs mentaux prennent fin. J'arrive à une conclusion : si je fais des rabais pour la bataillon, mais que je vends le matos plus cher à mes autres clients, tout en réduisant mes coûts du côté du travail de minage, je devrais pouvoir retomber sur mes pieds. J'explique tout ça à Smith. Il semble d'accord, et après quelques précisions supplémentaires, nous nous serrons la main avec vigueur.

Je me sens mieux en sa compagnie maintenant. On est sur la même longueur d'onde et il n'y a plus de dissimulation. Quand j'ai évoqué le projet de faire payer plein tarif, et même plus que ça, aux autres régiments, il a même pas tiqué. Chacun pour soi, pas vrai ? Ah ah ! Il m'assure que les comptables du bataillon viendront bientôt régler l'affaire, et il n'exige pas de moi un document écrit qui serait compromettant. Et bien, il finit avec brio en me donnant sa confiance comme ça. Il mérite mon estime !

Je me permets même de lui taper dans le dos - quoi, après tout, il a l'âge d'être mon fiston - et le guide vers mon atelier pour lui montrer le nouveau prototype de bobine mis en chantier.