UN ECLAT DANS LE NOIR
(octobre 844)
Livaï

Je suivais Greta dans la forêt au moment où ce titan a surgit. Il l'a immédiatement prise en chasse mais je lui ai fais son affaire. Greta s'est retournée brièvement vers moi mais a continué à tracer sa route. Pourquoi fait-elle ça ? Je dois lui rapporter les ordres de repli d'Erwin, mais impossible de communiquer si elle ne s'arrête pas !

J'ai mis un peu de temps à la retrouver. Ce sont les survivants des lignes arrières qui m'ont mis sur sa piste et je l'ai vue entrer dans la forêt, seule, sur son cheval. Personne ne la poursuivait, je me suis demandé ce qu'elle comptait faire. J'espérais la rejoindre vite - mon cheval est plus léger que le sien - mais elle n'a pas tardé à décoller et là, j'ai vu qu'elle avait des cibles. Pourquoi poursuivait-elle ces deux titans isolés qui avaient l'air de la fuir ? Un camarade était-il en difficulté ? A tout hasard, je me suis mis sur ses traces mais la distance qui nous séparait était trop grande pour être comblée... Ce qui s'est révélé pas plus mal, car j'ai pu m'occuper de ce titan qui s'est mis à lui filer le train. Il a surgit sur mon passage de nulle part, ça a pas été dur de l'achever.

A présent, je suis derrière elle, dans l'attente de ce qu'elle va faire. Il me reste peu de gaz, je risque de pas pouvoir la suivre longtemps. Heureusement, elle se dirige du bon côté et devrait déboucher pas loin des derniers rescapés du convoi. J'essaie malgré tout de comprendre ses objectifs. Ces titans la fuient-ils... ou ne l'ont-ils même pas remarquée ? Ils sont trop bêtes pour penser à sauver leur peau, même les déviants ont rien dans le crâne...

Elle prend de la vitesse et s'approche de ses cibles. Ok, suivons-la, elle aura peut-être besoin d'aide. Tandis que l'obscurité du début de soirée nous enveloppe, mes sens se déploient pour me permettre de me focaliser sur les titans en fuite. Leurs contours se mettent à briller, les découpant nettement sur le fond noir de la forêt. Leurs mouvements se font plus lents, plus difficiles, tandis que mon rythme cardiaque s'intensifie. J'ai l'impression d'aller bien plus vite que tout le monde, comme d'habitude. Si je dépasse Greta, je devrais pouvoir m'en charger seul.

J'ai vaguement conscience de la présence de Greta devant moi, quand tout à coup je la vois disparaître. Elle plonge vers le bas pour attaquer la nuque à découvert du premier titan. Bon sang, puisque c'est comme ça, allons-y gaiement ! Je te suis, ma grande !

Tandis que je file derrière elle, le regard totalement fixé sur ma cible, un éclat blanc se détache sur mon champ de vision ; comme une surface polie miroitant sans aucune source de lumière. La chose vient vers moi, pas assez lentement, ce qui en dit long sur sa vitesse réelle. Je mets un moment à comprendre de quoi il s'agit. Cette chose est dangereuse ; c'est mon propre regard qui la fait briller, pour me prévenir du danger ! Mais je ne l'analyse pas assez vite, je ne suis pas fixé dessus depuis assez longtemps pour pouvoir l'éviter !

Cette chose est un morceau de lame brisée. Et je me précipite dessus, sans pouvoir y changer quoi que ce soit ! Je vais trop vite... Je ferme les yeux et trouve juste assez de temps pour détourner le visage de ce fragment de métal effilé qui fond sur moi, comme en suspension dans les airs mais en vérité projeté à pleine vitesse...

La douleur déchire mon crâne. La sensation d'intense brûlure qui parcoure le côté gauche de ma tête me fait perdre mon sens de l'orientation. Je... je ne vois plus rien... Mon sang se met à jaillir et inonde mon oreille... Il brûle mon oeil quand il coule dedans... Il envahit ma bouche et je le crache avec dégoût... Mon cerveau ne m'envoie plus que des informations contradictoires et il préfère adopter la solution la plus simple, quoique la plus dangereuse.

Il me fait perdre connaissance...

...

Je me réveille, je suis allongé sur le sol de la forêt. Il est humide, mais tiède à cause du passage des titans. Quand j'essaie de me relever, je me retiens de ne pas crier de douleur. Je me remets debout en m'aidant du tronc d'un arbre. Ma tête n'est pas la seule à me donner l'impression de crever ; le reste de mon corps est un amas de muscles et d'os à moitié en miettes, en tout cas c'est la sensation que j'ai... Je porte la main à ma tempe et sens courir sur toute la longueur de mon crâne une estafilade, mince, mais très profonde qui saigne abondamment. Ce simple contact éveille la blessure et je retombe à genoux, incapable de me soutenir... Je dois me lever...

Mon coeur s'affole mais je tente de le calmer par tous les moyens... Cesse de pomper comme ça, sinon je vais me vider... Je lance ma main droite pour agripper une branche, mais celle-ci ne répond pas... Mon bras pend à mon côté, sans vie... Je touche mon biceps et le secoue un peu ; une douleur fulgurante me traverse le corps ! Merde ! il a pas l'air cassé, mais je peux pas le bouger !

Mon autre main valide attrape une branche solide et je me hisse tant bien que mal pour m'adosser à un tronc. J'ouvre enfin les yeux et contemple les hauteurs végétales au-dessus de moi. Je suis tombé de là-haut... Sacrée chute... J'ai dû heurter plusieurs grosses branches pour avoir aussi mal... Comment je suis encore en vie, moi ? Je tâte mes jambes et constate que je suis pas aussi cassé que je le pensais, à part le bras droit. Mais ça change pas grand chose. Je suis perdu ici, et des titans peuvent se ramener à tout moment. Ma carrière d'explorateur aura été courte... Désolé d'être bon à rien, Erwin...

Et Greta, où est-elle ? La conscience du danger qu'elle est peut-être en train de courir me galvanise. Si sa lame s'est brisée, alors elle n'a pas pu... Merde, faut que je bouge ! Même si je me traîne sur les genoux, j'abandonnerai pas !

Ma jument... Elle doit être dans les parages... Je tente de siffler pour l'appeler, mais je parviens qu'à produire un son ridicule d'entre mes lèvres écorchées et sanglantes... Viens, ma belle, me laisse pas là... Je ne peux qu'imaginer la tête que feront les autres quand ils verront revenir ma monture seule, la selle vide... Est-ce qu'ils me chercheront ? Non, faut pas y compter, ce serait trop dangereux... Erwin, t'avise même pas d'essayer, crétin !

J'actionne ma poignée gauche et constate que rien ne se passe. Mon dispositif a dû s'abîmer durant la chute... Me voila bien... Je suis bon pour marcher...

Je m'affaisse à quatre pattes et commence à ramper. Mon sang coule dans ma chemise et descend le long de mon bras... J'ai de plus en plus froid... Je m'enroule dans ma cape et cela entrave mes mouvements... Putain, c'est pas la première fois que je pense mourir ! Mais là, ça fait trop mal... Ma tête va exploser, elle me brûle... J'essaie d'appuyer sur la blessure et ma cape s'imbibe vite elle aussi... Alors je roule ma tête dans la terre pour atténuer la souffrance, et celle-ci se change en boue sanglante...

Je me sens près d'abandonner au moins pour un moment, quand je perçois le bruit d'un galop de cheval. Les yeux au ras du sol, je distingue des sabots qui s'arrêtent à côté de moi. C'est toi, ma belle, tu es revenue me chercher ? Ton Livaï est tout cassé, il peut pas monter sur toi, ah ah... Je sens ses naseaux veloutés et humides se frotter contre ma joue et je la caresse d'une main. Brave bête... Mais si tu veux que je survive, il va falloir m'aider, d'accord ? fais quelque chose... Baisse-toi, couche-toi, pour que je puisse monter... Allez, ma belle, soit gentille, me laisse pas là...

Je murmure ces douces paroles à son oreille et elle semble comprendre mon impuissance. Lentement, elle plie les postérieurs tout en gardant les antérieurs bien droits. La selle est à portée de main... Je dois me hisser... J'arrive, ne bouge pas, hein ? J'attrape le pommeau en tremblant de ma main valide, mais je dois encore passer ma jambe par-dessus... Encore un petit effort, baisse-toi plus, je peux pas me soulever...

La jument s'allonge complètement, tournée sur le côté, pour me permettre de grimper. Je parviens à passer ma jambe par-dessus son corps et presse ses flancs pour ne pas tomber quand elle se relèvera. Tout doux... je suis bien accroché, mais je me dis que si je retombe après ça, ce sera fini, je pourrais plus bouger... Elle se relève, avec précaution, pas rapidement comme le font d'habitude les chevaux ; elle prend garde à ce que je ne lâche pas prise et mes doigts sont cisaillés par ses crins que je tiens ferme. Mais ce n'est rien comparé au reste...

Quand je me retrouve en position verticale, la douleur m'assaille de nouveau. Comme si mon cerveau était attaqué par des pointes d'acier chauffées au feu... Je tâte ma tempe ; le sang continue de couler... et le froid me saisit encore plus fort... Je me rendrais quand j'aurais plus une goutte de sang... Allez, ma belle, cherche les autres, emmène-moi vers eux...

Même si tu leur ramènes mon cadavre, au moins je pourrirai pas ici...