UN TEMPS DE PAIX
(novembre 844)
Mike Zacharias
Je fais glisser sur le sol l'immense sapin que le maire de Shiganshina a décidé de ramener dans le centre-ville. Un coup de main serait pas de refus... Les membres de la garnison viennent se presser autour du tronc pour le soulever afin de ne pas en abîmer les branches. L'air embaume la résine, la senteur très forte du bois imprègne mes vêtements... Nous avons mis un bon moment pour déraciner ce mastodonte sans le dégrader.
Avec l'aide des autres, nous plaçons l'arbre dans une charrette, et le convoi s'ébranle vers la ville. Hannes, qui supervise l'opération, nous fait un signe de la main quand nous arrivons à la porte. Je ne sais si c'est à cause du froid, mais ses joues sont bien rouges... Aucun relent d'alcool dans les parages, aujourd'hui, tout le monde paraît sobre. Ils auront bien le temps de se saouler en toute légitimité plus tard.
Tandis que nous descendons l'avenue principale, je contemple l'effervescence qui semble avoir saisie les habitants. Tout le monde met la main à la pâte pour les décorations de Yule. C'est toujours un moment de partage et de bonne humeur. Les morts de la dernière expédition ne sont sans doute pas oubliés, mais Yule permet de célébrer la vie, et donc de tout relativiser. On a du mal à croire qu'il y a peu de temps encore, ces gens simples et honnêtes nous traitaient de tous les noms en nous jetant des pierres...
Les enfants sont en train d'astiquer leurs luges et les aiguiseurs de couteaux s'occupent des patins à glace. Quand le fleuve est suffisamment gelé, il est autorisé de s'y promener sur ce genre d'engin ; une mode venue de la capitale, paraît-il. Des rangées de lampions sont suspendues entre les réverbères, et ils ne seront allumés que la nuit de Yule. A tous les angles de rue, une décoration attire l'oeil, et même si le vert, le rouge et le blanc sont les couleurs les plus courantes, il y en a en vérité de toutes sortes.
Des grappes d'enfants sont suspendus aux luminaires pour y suspendre des étoiles en carton ou des guirlandes colorées, mais ils cessent leur activité en voyant passer notre sapin. Il y en aura d'autres à travers la ville, mais celui-ci est le plus grand. Ils nous font un cortège jusqu'au centre-ville, à l'emplacement où il doit être replanté pour la saison. Lorsque l'hiver sera passé, il sera de nouveau déraciné et débité en bûches, qui seront distribuées aux habitants en signe de bonne fortune. Je ne suis pas superstitieux pour deux ronds, mais je dois bien avouer que ces coutumes sont charmantes. Tout ceci a lieu dans chaque district du Royaume, avec quelques variantes régionales.
Un grand chargement de la compagnie Reeves nous bloque le passage temporairement ; elle réapprovisionne beaucoup de cuisiniers et de pâtissiers qui ne veulent manquer de rien pour les fêtes. Les gâteaux, confiseries et menus festifs seront comme toujours très demandés, et les recettes seront sans doute bonnes. De quoi mettre du baume au coeur des braves gens. Nous attendons donc que l'opération se finisse avant de reprendre notre route.
Nous voici sur la place. Un espace de terre fraîche avec un trou a été aménagé pour recevoir notre chargement. Les enfants continuent de tourner autour comme des abeilles, avides de voir comment nous allons nous y prendre. Comme chaque année, c'est toujours un moment important. Il ne faudra pas moins de dix personnes pour y arriver.
Nous descendons le géant de la charrette et tentons de le mettre debout. Mais il est très lourd, ce... Ah, voici les câbles. Des hommes postés sur les toits avoisinants doivent tirer dessus pour le redresser, mais ils vont galérer ; celui-ci est vraiment énorme...
Pendant que je transpire, j'aperçois Livaï sur un réverbère en train d'accrocher une guirlande. Eh, j'ai un boulot à ta mesure ! Si tu venais me donner un coup de main au lieu de faire des trucs de gamins ?! Il descend, très lentement, et se plante devant moi, les bras croisés, un petit sourire aux lèvres. Visiblement ça l'amuse de me voir souffler... Allez, mec, aide-nous, avec toi, ce sera fait en un rien de temps.
Pas besoin de le lui dire deux fois. Il remonte ses manches, empoigne le tronc du sapin et le pousse en avant pour le redresser. Je manque m'étaler par terre de surprise. Les enfants se mettent à pousser des "oooh" d'admiration tandis que les gars sur les toits agitent les bras pour demander moins de poussée. Gaffe, tu vas le faire basculer ! Livaï et les membres de la garnison placent la base du sapin dans le trou et nous prenons ensuite le temps de déployer correctement les racines pour qu'il soit à l'aise. De l'engrais sera ensuite disposé afin de bien nourrir l'arbre pendant le gel.
Livaï se frotte les mains - même pas une goutte de sueur. Les gosses font cercle autour de lui et y en a un qui lui demande s'il peut toucher ses muscles. Livaï fait la moue - il ne sait jamais comment se comporter avec les enfants -, et se contente de tâter son biceps d'un air avantageux en leur disant que s'ils ne filent pas chez eux aider leur mère, ils risquent de prendre une raclée. Ils se sauvent moitié riant moitié hurlant, et je tapote la tête de Livaï avant qu'il s'en aperçoive et ne s'éloigne d'un pas énervé.
C'est par là que les légendes commencent, mon vieux. Ces gamins vont finir par te considérer comme le mauvais esprit de Yule si tu ne te montres pas plus aimable !
