INSPECTION DES CADETS
(février 845)
Nile Dork

Il est en retard. Pourvu qu'il n'ai pas fait de mauvaises rencontres. Il y a une recrudescence du banditisme dans les plaines de Maria, et mes troupes ne peuvent pas y faire grand chose ; cela relève de la compétence de la garnison.

Le froid est encore mordant et les passants se pressent autour de nous, emmitouflés dans leurs pardessus ou leurs manteaux de fourrure. J'ai conseillé à Mary de nous attendre à l'intérieur mais elle a insisté pour voir Erwin avant d'entrer dans l'établissement. J'aurai préféré qu'elle ne vienne pas, mais j'ai été imprudent en lui révélant que je le voyais aujourd'hui. Je n'ai aucun doute sur le fait qu'elle n'a plus aucun sentiment pour lui, mais je ne peux tout de même pas l'empêcher de revoir un homme qu'elle considère comme un ami cher. Ils ne se sont guère revus depuis notre mariage, Erwin travaille bien loin d'ici et n'a que peu de temps à consacrer aux relations simplement humaines.

Elle reste vaillamment à mes côtés, bravant le froid de l'hiver, un panache de fumée s'échappant de son col d'hermine. Son chapeau fourré descend jusque sur ses oreilles mais ne masque pas complètement ses boucles blondes, et ses joues sont colorées de rouge. Les années ont beau avoir passées, elle est toujours aussi belle... Parfois je me dis que je ne la mérite pas. Mais tant pis pour toi, Erwin, tu as laissé passer ta chance après tout.

Nous guettons toutes les diligences passant près d'ici. La dernière a déchargé un couple âgé, et je finis par trouver le temps vraiment long. Je serre la main de Mary à travers son gant en finissant par me demander si Erwin va nous faire faux bond... A-t-il eu peur de la présence de Mary ? Que cela ne ravive des souvenirs douloureux ? Il avait pourtant l'air pressé de me voir et de me demander quelque chose d'important...

Une autre diligence stoppe devant le restaurant. La haute silhouette en civile d'Erwin s'en extirpe avec précaution, suivie aussitôt de deux autres, en uniformes, que je reconnais instantanément, ce qui me met dans l'embarras... Mike Zacharias et Livaï. Ils n'étaient pas invités, je crois bien... Erwin n'est pas du genre à faire ce genre de surprise.

Mary et moi nous approchons du trio et Erwin nous sert de suite un de ses sourires dont il a le secret, en s'excusant du retard. Je remarque que son sourire s'adresse en premier à Mary, puis à moi... Il la regarde longuement, ne pouvant s'empêcher de la détailler de haut en bas, mais n'a pas de réaction inappropriée... Mary reste à sa place non sans lui sourire en retour. Mike et Livaï restent en arrière, les bras croisés, sans prendre vraiment part à la scène, mais je ne peux m'empêcher de me montrer poli. Je salue Mike de la tête - il me rend la pareille -, car c'est un vieil ami même si nous n'avons presque plus de contacts. Quant à Livaï... je ne lui adresse rien, préférant le laisser prendre les devants s'il le veut ; il ne fait rien d'autre que me décocher un regard furibond, et cela me suffit.

Erwin se charge de présenter Mary à Livaï. Elle rit doucement derrière son gant en répondant à Erwin qu'elle a déjà beaucoup entendu parler de Livaï - hum, je dois dire que j'en suis coupable - et qu'elle est rassurée de savoir qu'un soldat aussi fort se bat aux côtés d'Erwin. Et si nous arrêtions de jacasser ? Une bonne table nous attend, nous discuterons à l'intérieur. Enfin je veux dire, hum...

Erwin informe ses deux soldats que le repas durera quelques heures et qu'ils ont quartier libre pour se rendre où ils le veulent. Au camp d'entraînement, si j'ai bien compris. Je me mets à souffler de soulagement ; j'avais peur que Livaï et Zacharias s'invitent, mais Erwin n'a pas perdu tout sens de la bienséance. Mary présente sa main à Livaï en lui disant qu'elle est heureuse de l'avoir vu, et il prend cette main avec maladresse, sans rien faire d'autre que la triturer entre ses doigts sans savoir quoi faire d'autre... Apparemment, on a pas appris les bonnes manières face à une dame à ce truand. Je viens à son secours en reprenant la main de mon épouse et en la guidant vers l'entrée. Erwin nous emboîte le pas et les deux autres restent à l'extérieur.

La chaleur du lieu me saisit d'un coup et nous nous défaisons de nos manteaux dans le vestibule. Un maître d'hôtel vient nous en débarrasser et je nous guide vers notre table. Un parfum familier flotte vers moi, souvenir de jeunes années enfuies, de fougue, d'escapades en ville visant à échapper à notre instructeur en chef... Mary se cache la bouche avec coquetterie et se penche vers Erwin en lui demandant d'où vient cette fragrance virile qui lui avait tout de suite plu à l'époque, à tel point qu'elle n'a pas pu faire autrement que l'offrir à son ancien petit ami.

Erwin ne répond rien mais lui rend seulement son regard entendu. Aaah, arrêtez, vous deux ! Ces jeux-là sont finis !...