RETOUR AU BERCAIL
(mars 845)
Keith Shadis

Je scrute de ma fenêtre la grande route de Trost en plissant les yeux. Le soleil est encore bas et me frappe en plein visage, mais je distingue clairement des taches noires en mouvement sur le chemin, qui se dirigent par ici. Les voilà. Ce n'est pas trop tôt.

Je passe vite fait mon manteau par-dessus ma veste et descend de la tour jusque dans la cour où grouillent déjà les soldats au travail. Les jeunes me saluent de façon passable et je hoche la tête pour leur répondre. J'ai déjà vu ces visages aux quatre coins du royaume, et les trouver là, pour de bon, me fait un grand bien. La nouvelle année me fait toujours cet effet. Cela me donne au moins la satisfaction de tout effacer, de tout recommencer comme si rien ne s'était passé les années précédentes... Je dois briller aux yeux de ces jeunes, leur montrer qu'ils ont fait le bon choix.

Ou, le cas échéant, faire en sorte que leur mort veuille dire quelque chose.

Je marche à grandes enjambées pour rejoindre notre grande réserve. J'y retrouve Zacharias, Erwin et Hanji, levés de bon matin. A voir leurs mines déconfites, ils se sont inquiétés pour Livaï, parti à la cité industrielle depuis trop longtemps. Pour ma part, c'est pour notre réappro que je m'inquiète. Les dons ont bien fonctionné mais tout cela a coûté cher, une telle perte serait irréparable. Je prends Erwin à part et l'informe de l'arrivée imminente du convoi. Son visage s'éclaire et il retourne à son travail d'inventaire.

L'expression d'Hanji ne présage rien de bon... Le soleil matinal fait reluire ses lunettes et je ne vois pas ses yeux, mais je devine qu'elle me fixe intensément... Je sais ce qu'elle va me demander, Erwin m'en a parlé, et ça m'embête de devoir encore la rembarrer. Elle va essayer, je le sens... Bien entendu, la voilà qui me suit, tenant dans ses mains serrées une planche à dessin. Je peux tenter de la semer mais ce ne serait pas digne de moi... Je lui fait face et elle place sous mon nez un croquis un peu bancal représentant une machine bizarre, qu'elle accompagne de tout un tas d'explications auxquelles je ne comprend rien.

Mmh, ça a l'air formidable, tout ça. Mais je ne suis occupé que par la prochaine expédition. On verra plus tard, si tu veux bien. Elle baisse la tête et pendant un moment, j'ai l'impression d'avoir en face de moi une petite fille à qui on a refusé le cadeau de ses rêves... Je me sens presque coupable de brider ainsi son ambition, mais elle doit bien comprendre que nous n'avons aucune garantie que son engin fonctionne, et qu'en faire fabriquer pour le tester serait trop coûteux. Je devrais lui faire faire un stage dans la section comptabilité, qu'elle se rende compte à quel point nous sommes pris à la gorge... C'est déjà formidable qu'Erwin nous ai obtenu un rabais cette fois...

Bon, je vais accueillir le convoi. Je la plante là - elle n'essaie plus de me suivre - et me dirige vers la cour, de laquelle me parviennent des bruits de sabots et des clameurs. J'aperçois Livaï, en tête, l'uniforme poussiéreux, qui descend de cheval d'un mouvement lent. Les recrues sont toutes rassemblées autour de lui, les yeux écarquillés, scrutant le moindre de ses gestes. Et bien, sa réputation s'est refaite, à ce que je vois. Il fend la foule curieuse tandis que Gelgar indique aux ouvriers l'endroit où entreposer le matériel. Les trois chariots passent derrière moi, et je me retrouve face à Livaï, dont le visage las me met toujours un peu mal à l'aise. Difficile de dire s'il est réellement fatigué, en colère ou blasé.

Il me présente un salut très sommaire - il s'applique bien davantage quand il s'agit d'Erwin, je l'ai remarqué - et me tend une lettre cachetée, de la part de la guilde. Je la lirais plus tard, mais en attendant je lui demande à quoi est dû ce retard. Des problèmes sur la route ? Il hausse les épaules en m'expliquant que les gars de la cité ont pris tout leur temps, ce qui leur a fait perdre au bas mot trois heures sur l'horaire prévu.

Je n'ai que rarement l'occasion de discuter avec Livaï. Il n'écoute qu'Erwin, et je dois toujours passer par son chef si je veux lui faire faire quelque chose. Il a la langue bien pendue quand il veut, même si la plupart du temps, il ne s'exprime guère. C'est Erwin qui l'a choisi pour cette mission, prétendant que si un problème survenait avec des bandits sur le chemin, Livaï suffirait pour repousser une attaque. J'avoue que cette force prodigieuse et inexplicable est bien utile... et effrayante aussi. On ne dirait vraiment pas, en le voyant... ce nain... A chaque fois que j'y pense, il me revient d'amers souvenirs accompagnés d'un foutu mal de tête...

Il prend congé sans même attendre mon ordre et suit le convoi en direction des réserves. Il ne s'embarrasse jamais de palabres inutiles, et les longues discussions l'indisposent. Tant mieux, moi aussi. Il a beau être exceptionnel, je n'apprécie guère sa compagnie et il me le rend bien.

Quoique... le savoir dans les parages quand les titans déboulent autour de moi a tout de même le mérite de me tranquilliser.