Chapitre 54

Le flash de lumière s'estompa et Dean rouvrit les yeux. Des nuées d'étoiles dansantes lui piquetèrent les rétines un moment mais, recouvrant rapidement la vue il identifia aussitôt l'endroit où il se trouvait maintenant. Et pour cause : il n'avait pas changé.
- Mais c'est quoi ce...
La collection d'automobiles des Hommes de Lettres était là, différentiable entre mille. Les motos tout autant. En balayant les alentours, bondissant d'un pied sur l'autre pour jauger les lieux à trois cent soixante degrés, il crut sans le moindre doute, l'espace d'un instant, n'avoir pas bougé d'un centimètre. De ce point de vue, il avait raison. Mais cela ne signifiait pas qu'il se trouvait au même endroit, et il en prit conscience en constatant que les lumières, toutes allumées il y avait une poignée de secondes, étaient à présent éteintes à l'exception des lanternes périphériques qui longeaient les murs. La relative pénombre ne l'empêcha pas de remarquer une dissemblance plus flagrante : l'Impala n'était plus là. Et, plus tonitruante encore, était la disparition des Érotes, de Miracle et de Sam.
- On est rentrés, se murmura-t-il au bout d'un temps indéfinissable.
L'air sidéré, il se tourna d'un coup sec vers Éros. Ce dernier se trouvait à un demi-pas de lui, et en le voyant un genou au sol Dean s'écria :
- Hey, nan, nan, nan, debout ! Va pas me reclaquer entre les doigts !
Il saisit aussitôt le dieu sous les aisselles et le releva sans ménagement. Remis sur ses pieds, Éros, débarrassé de son halo lumineux, soupira puis redressa la tête pour le regarder dans les yeux d'un air satisfait.
- On est rentrés ? osa à peine demander Dean.
Un léger sourire anima les lèvres sèches de l'Érote qui s'offrit le luxe d'un sarcasme.
- À toi de me le dire, Winchester... Tu es censé connaître les lieux mieux que moi.
Déboussolé, Dean avait trop peur d'y croire. Un noeud dans la gorge, le souffle court, il examina le garage une fois de plus, cherchant désespérément à se rappeler dans quel état il l'avait laissé pour relever la preuve irréfutable que c'était bien le sien, mais c'étaient les images de celui qu'il venait de quitter qui lui revenaient sans fin en mémoire.
- Nous sommes rentrés, confirma alors Éros d'une vois empreinte d'un infini soulagement. Je les sens. Mes frères. Vivants.
Dean, lui, sentit ses entrailles se serrer puis bondir si violemment qu'il crut prêt à se vider par les deux extrémités. Il prit la déclaration pour une vérité absolue, rejetant sans ambages toute autre interprétation, et saisi d'une insoutenable panique il cracha soudain, le regard fou, en saisissant Éros par le col :
- Et mon frère ! Sam, où il est ?!
Ce fut le regard du dieu de l'Amour qui lui répondit. Quand, en passant discrètement par-dessus son épaule, il fixa un point dans le dos du chasseur, qui entendit alors :
- Dean...
La voix fut une flèche tout droit plantée dans son cœur. Son timbre, le bourdonnement mélodieux du gong à ses oreilles. Une émotion considérable remonta comme l'écume à ses lèvres qui se mirent à trembler, et en se retournant lentement, terrifié qu'il pût ne s'agir que d'un rêve, il le vit pourtant. À quelques mètres de lui. Sam. Son Sam. Sans sa barbe, vaillant et combatif. Et surtout visiblement sain et sauf. Le soulagement ineffable qui l'envahit quand il reconnut son frère, parut foudroyer Dean mais, en face, le choc fut tout aussi immense. C'en fut terminé de la peur, évanouie comme des volutes de fumée dispersées par le vent. Terminés aussi les doutes, la peine, l'épuisement et l'amertume, tout s'évapora au moment où ils se reconnurent, l'algie des blessures autant que la morsure de l'absence, et la force qui les poussa l'un vers l'autre aurait pu abattre les montagnes elles-mêmes. S'éveillant soudain, les deux frères se tombèrent dans les bras en paraissant réapprendre à respirer après une apnée qui avait duré près de deux jours. Ils s'étreignirent dans un gémissement poignant mêlé de délivrance et de douleur, se serrant de toutes leurs forces pour se prouver qu'ils étaient bien réels, que leur unique désir avait véritablement été exaucé, et bientôt ils en furent indéfectiblement convaincus. Sam, le nez plongé au-dessus de l'oreille de son aîné, respira longuement l'odeur de ses cheveux tout en agrippant à son dos ses mains tremblantes, et Dean, lui, le visage enfoui au creux de l'épaule de son frère, murmura des paroles à demi compréhensibles qui furent tout autant des mots d'amour que des remerciements au Ciel.
- T'es vivant, gémit-il la voix étouffée pas le tissu de la chemise de Sam. T'es là, cette fois c'est bien toi... J'ai cru que j'te reverrai jamais...
Et il s'accrocha deux fois plus fort à son cadet, qui eut la sensation pure et simple de revenir enfin à la vie. Au contact de l'autre, ils furent reconstruits, entiers de nouveau, et même la présence des trois Érotes autour d'eux, puisque Sam n'était pas apparu seul, ne put les empêcher de se témoigner ce bonheur infini d'être enfin réunis.
- Tu vas bien ? s'affola tout à coup Dean yeux humides en l'examinant sous toutes les coutures, les deux mains sur son visage. T'es pas blessé, t'as rien ?
- Ça va, jura Sam des trémolos dans la voix en hochant la tête, un sourire allègre lissant ses traits brisés par l'émotion. T'es... T'es revenu !
Il eut un rire sec qui s'envola, presque béat, en se mêlant à un sanglot, et sans même y penser il lança spontanément ses lèvres contre celles de Dean qui fit échouer son geste en étant le plus prompt à l'étreindre de nouveau vigoureusement.
- Tu reviens de loin, tu sais ? soupira Sam en le serrant très fort.
Dean eut un imperceptible hochement de tête contre son épaule et ne put s'empêcher de songer une fraction de seconde à l'autre Sam. Il n'en chérit que davantage le bonheur insigne d'avoir retrouvé son frère, et si puissamment enlacés qu'ils tinrent difficilement en place, ils tournèrent lentement sur eux-mêmes en changeant alternativement de pied d'appui. Ils finirent ainsi par tomber sur l'image des Érotes qu'ils avaient oubliés, pour voir Pothos et Himéros échanger tour à tour un même baiser ardent et passionné avec Éros.
Et Sam et Dean, sans se lâcher, restèrent bouche bée et yeux ronds à les regarder d'un air idiot célébrer leurs propres retrouvailles d'une manière dont les deux frères étaient bien les derniers à pouvoir s'offusquer.

- Vous êtes saufs, constata Costume Noir en les détaillant tendrement de ses yeux à peine bleus. Que s'est-il passé ? Chaos ? Chaos a été vaincu ?
- N'y pense pas, lui dit doucement Pothos en effleurant du bout des doigts son visage marqué, comme de peur de lui faire mal.
- Répondez-moi ! somma Éros avec autorité. Avons-nous réussi ?
- Nous n'en sommes pas sûrs, répondit Himéros en détaillant pudiquement les blessures encore visibles de son frère et en particulier ses yeux délavés. Mais il n'est pas reparu.
Éros prit note de l'information, potentiellement cruciale, en laissant le soulagement faire désenfler sa poitrine.
- Les anges, où sont-ils ? enchaîna-t-il pourtant presque aussitôt. Qu'ont-ils dit ?
- Le sort a été complété, c'est tout ce que nous savons, exposa patiemment Himéros sans se détacher des stigmates de son jumeau qu'il avait l'impression de voir revenu d'entre les morts. Mon frère, apaise-toi, par pitié. Tu as besoin de repos et de soins, regarde-toi, tu... Que t'est-il arrivé ?
Les questionnements de son double ramenèrent Éros à son agonie qu'il avait crue fatale, et Costume Noir fut tenté un instant d'oublier Chaos pour savourer le bonheur simple que même un dieu pouvait éprouver à retrouver les siens. Il commença à former dans son esprit la réponse qu'il voulut fournir à ses frères, quand Dean prononça ces trois mots :
- Il m'a sauvé.

Sa voix s'était élevée au-dessus de tout le reste, forte et claire, pour cristalliser chaque regard posé sur lui. Le chasseur sentit le poids de chacun d'eux, mais son regard, à lui, étrange, inhabituel, tout aussi déterminé que fébrile, ne visait qu'Éros.
- Il m'a... évité d'être réduit en bouillie quand on a été aspirés, rapporta Dean mâchoires crispées et prunelles vacillantes. Il a pris les coups à ma place.
Une vive surprise, muette, saisit les Érotes ainsi que Sam qui, après un regard grave sur son frère, tourna des yeux troublés vers Éros. Immobile et silencieux, ce dernier fixait Dean en retour, avec une intensité égale, et derrière la froide inertie de ses iris pâles il capta sans mal tout ce que le regard de Dean, douloureux et profond, était en plus. Les mots tus mais pensés si fort. La prière. L'espoir et le désarroi. La peine et la résignation. D'un hochement de tête imperceptible, le dieu de l'Amour, sans pourtant bien comprendre, accéda à sa requête secrète.
- Merci, prononça Sam d'une voix ténue mais sincère. Merci de l'avoir protégé.
Éros, alors, regarda lentement le puîné avec condescendance et s'obligea à tendre son dos.
- Les remerciements sont inutiles, lança-t-il d'un air gourmé. Le laisser mourir m'aurait desservi sans rendre notre traversée moins violente. Assurer votre sécurité nous a permis d'honorer notre parole. Le sujet est clos et... notre collaboration forcée s'arrête ici.
Sa sentence sembla tomber tel un couperet, et comme si elle induisait d'emblée la fin du cessez-le-feu, Pothos et Himéros se resserrèrent autour de lui, pareils à deux boucliers. Il ne répondirent ainsi à aucun danger mais démontrèrent leur instinct d'unité, ainsi que leur ferme volonté de veiller sur leur frère retrouvé.
- Comment es-tu revenu ? demanda Costume Blanc en lui replaçant délicatement une mèche de cheveux. Nous sommes allés jusqu'en Enfer pour tenter de trouver le moyen de rouvrir le passage, et soudain nous avons de nouveau perçu ta présence... Comment avez-vous fait ?
- Quelle importance ? répliqua Pothos en se fendant à son tour d'un geste tendre. Il est là, à présent. Rien d'autre ne compte.
- J'aurai le temps plus tard de vous narrer tout ce qui s'est passé, promit-il dans un souffle lourd. Mais, avant cela, il nous faut nous assurer que Chaos n'est plus une menace.
- Cela aussi, ça attendra, imposa Himéros. Tu vas nous suivre jusqu'au temple où tu prendras le temps de te rétablir. Nous ne te perdrons pas à présent que tu nous es revenu.
Les mots de son frère furent si doux à son oreille qu'Éros entrevit la possibilité de croire au répit, sinon à la délivrance. Alors, en dépit d'une hésitation mais l'épuisement érodant sa volonté, il fléchit. Estimant pouvoir peut-être se reposer rien qu'un instant.
- J'ai bien failli ne plus connaître la joie de marcher à vos côtés, soupira-t-il en tournant la tête vers Dean. Mais notre ami, ici-même, est parvenu à me maintenir en vie.
Le chasseur fut parcouru d'un frisson. Il parut fournir un effort extrême pour garder à ses traits un semblant de rigidité mais la commissure de ses lèvres peinait à rester ferme et l'humidité glacée qui faisait briller ses yeux trahissait son angoisse. Ne pas l'entendre aller plus loin. Le voir se taire, sans divulguer plus avant ce qui s'était passé de l'autre côté. Dean n'en demandait pas davantage, mais ses craintes n'avaient pas lieu d'être. Éros l'avait entendu.
- Nous partons, livra alors Costume Noir. Mais avant, reprends ce qui t'appartient.
Tout en marchant vers Dean, il ôta de son cou le fil d'argent auquel était suspendu l'éclat de la conque que Himéros avait remis aux Winchester dans la grotte et, poing serré, alla le placer dans le creux de la main du chasseur qui resta passif, comme hébété.
- N'y vois pas un plaisir malsain à garder vif à ta mémoire le souvenir de notre mésaventure, justifia solennellement Éros en le regardant dans les yeux. C'est un gage d'estime. Car vos actions, à vous deux, ont contribué à ce que nous soyons toujours en vie.
Il serra le poing plus fort entre les doigts de Dean qui visa sa main d'un air hagard, en même temps que Sam inclina la tête d'un air grave, la reconnaissance de l'Érote lui étant difficile à accueillir en son sein.
- Servez-vous de ce fragment pour quérir notre aide, si vous vous trouvez en difficulté, enjoignit Costume Noir. Appelez, et nous viendrons.
Il desserra le poing et abandonna l'éclat de spire dans la paume de Dean qui fut le premier à s'étonner de son absence de réaction. Il resta là à mirer l'objet d'un regard vague et indifférent, ses pensées tournées uniquement vers les mots qu'il fut soulagé de ne pas avoir entendus prononcés, mais aussi vers cette réflexion insolite qui lui vint, comme une démangeaison au niveau d'une partie cachée du corps, de n'avoir jusqu'ici jamais eu à se vanter de s'être attiré les bonnes grâces d'un dieu.

Les deux frères restèrent très près l'un de l'autre tandis qu'Éros retourna auprès des siens. La main de Sam monta alors jusqu'à son cou, et ce fut dans un bref frisson, partagé entre étonnement et dérangement, qu'il réalisa qu'il n'avait pas quitté son pendentif depuis leur combat contre Chaos. Il le garda.
En voyant le dieu de l'Amour s'éloigner, ils se demandèrent dans quelle mesure leurs problèmes s'éloignaient eux aussi, et si même il était raisonnable de l'espérer. Concernant Chaos, ils avaient probablement déjà fait tout leur possible et, après voir cru perdre le plus précieux à leurs yeux, la poursuite de la bataille, si elle devait avoir lieu, resterait à présent l'affaire des anges, au devenir toujours obscur, et celle des dieux. À ces derniers de décider de quelle manière préserver leur existence, et par extension, possiblement celle du monde commun, mais les Winchester avaient encore quelque espoir. Celui que le monstre ait définitivement été mis hors d'état de nuire, ou que ces ennemis naturels qu'ils avaient côtoyés sachent trouver une voie pour continuer la lutte.
Ils savaient pourtant bien - en le redoutant aussi - qu'à l'heure dite, et s'il le fallait, ils s'impliqueraient encore. Mais le départ annoncé des Érotes, réputé cette fois définitif, sauf à leur initiative, troublèrent les Winchester plus que de raison. Sam, sans bien comprendre pourquoi, se surprit à tenter d'accrocher le regard de Pothos qui ne lui en donna jamais l'occasion. Le dieu du Désir, en retrait, avait comme perdu de sa présence, de son mordant, et la réalité mise au jour à laquelle le plus jeune des deux hommes l'avait confronté n'y était certainement pas étrangère. Quant à Dean, il eut la sensation de revivre en une fraction de seconde tout ce qui s'était passé depuis Gloucester, et fut amené à s'interroger sur sa position vis-à-vis de la Triade. Il pria pour pouvoir tourner définitivement la page de cette si singulière épreuve, mais même si des traces indélébiles en resteraient toujours il s'aperçut qu'il n'avait plus ni la force ni l'envie de continuer à les combattre. C'était une résolution qui appartenait au passé. Car ce qu'il avait vécu de l'autre côté du miroir, ce qu'il y avait découvert, ce qu'il avait réalisé là-bas, et surtout son soulagement indicible d'avoir retrouvé Sam, avaient rendu tout le reste sans importance.
- Adieu, Winchester, adressa Himéros d'une voix blanche. Vous me pardonnerez si je ne vais pas jusqu'à dire que ce fut un plaisir.
Pothos fut le premier à disparaître, suivi peu après par Éros. Costume Blanc s'attarda un instant, paraissant vouloir ajouter quelque chose, mais il s'en abstint finalement pour s'éclipser lui aussi.

Alors, Sam et Dean demeurèrent seuls, rendus à la quiétude sépulcrale de leur antre, jusqu'à ce que l'aîné sentît avec bonheur et mélancolie l'étreinte forte et aimante des bras de son cadet autour de lui.

- Sammy, murmura-t-il.
Il redécouvrit l'odeur si délicate, caractéristique, presque fruitée qui émanait de la peau de son frère, perçut à nouveau l'infime chuintement mêlé à sa respiration, et plus à son aise contre lui que dans le ventre maternel, renaissant corps et bien à son contact, il l'enlaça à son tour, deux fois moins fort mais avec au moins autant d'amour. Se retrouver, c'était réparer une partie d'eux-mêmes qui leur avait été sauvagement arrachée ; renouer avec l'envie de vivre ; croire que demain pouvait être meilleur. Longuement, ils se gardèrent l'un contre l'autre, ne voulant à aucun prix se séparer, jusqu'à ce que leurs lèvres, qui s'étaient liées ils ne surent comment, leur fissent réaliser l'ampleur infinie de la détresse qui les avait engloutis. Entre rires et larmes, les deux mains autour du visage du Dean qu'elles avaient l'air de vouloir protéger même contre la poussière de l'air, Sam recula d'un rien pour le regarder avec tendresse et émotion, profondément, avant de confier comme un merci lancé au Ciel :
- J'arrive pas à croire que je t'ai enfin retrouvé, c'est presque trop beau pour être vrai... On a... carrément remué ciel et terre pour vous ramener, mais vous avez réussi à revenir...
Il l'attira une fois de plus à lui pour le serrer dans ses bras en gémissant :
- Je suis tellement soulagé, bon dieu, si tu savais à quel point j'avais la trouille...
Il sentit les deux mains de Dean s'aplatir chaleureusement dans son dos puis l'entendit exprimer d'une voix tremblante :
- Désolé de t'avoir inquiété, p'tit frère... Je t'assure, j'ai fait aussi vite que j'ai pu.
Sam se fendit d'un rire libérateur qu'étouffèrent tant son émotion que la nuque de Dean, avant que celui-ci éloignât la tête de celle de son frère pour s'enquérir, inquiet :
- Tu vas bien, t'es sûr ?
Sam, les yeux presque larmoyants, en attesta une fois de plus.
- Qu'est-ce qui s'est passé, là-bas ? questionna ardemment l'aîné. Au moment où je suis tombé dans ce trou, tout était en train de s'écrouler, j'ai pas arrêté de me demander si tu en avait réchappé. Comment tu t'en es tiré ? Cass ?
- Pas de nouvelles de Cass, fut contraint d'annoncer pudiquement Sam, le front barré d'un pli d'inquiétude. Mais pas non plus de Chaos. Les Érotes pensent que c'est bon signe. Et que lancer le sort a coûté si cher aux anges qu'ils récupèrent.
Se forçant à réprimer le noeud à l'estomac que cet état de fait déclencha chez lui, Dean s'enquit entre curiosité et scepticisme :
- T'es resté avec eux tout le temps ?
- Ils m'ont évité de finir écrabouillé dans la grotte, expliqua Sam au bout d'un instant, avec prudence, de crainte de répondre à une question-piège. Et après, on a essayé tout ce qu'on a pu pour vous ramener, mais... t'occupe pas d'eux, c'est fini, ils sont partis.
Il posa ses deux mains sur les épaules de son frère et les frictionna affectueusement, l'air soucieux mais en même temps libéré d'un poids effroyable.
- Dis, tu sais où t'étais ? demanda-t-il doucement, le regard tendre et compatissant.
Dean hocha la tête, mais pas avant un long moment où les souvenirs de ce qu'il avait vécu défilèrent devant ses yeux.
- J'ai l'impression... d'avoir rêvé, confia-t-il avec toute la confusion que la juxtaposition des deux réalités, si proches, avait provoquée. La fissure qui m'a aspiré, c'était un portail, mais pas comme ceux qu'on a déjà traversés. Là-dedans, c'était... une tempête de feu et de glace, et quand j'en suis ressorti je me suis retrouvé...
Il s'interrompit, son regard dérivant jusqu'à devenir vague. Et un instant plus tard, il redressa la tête en expliquant d'une voix fragile :
- J'ai pas compris tout de suite, Sammy. Je me suis retrouvé... dans un autre univers.
Il crut que le puîné, frappé de surprise, accuserait le coup, mais Sam ne parut pas étonné. Dean, sans comprendre, le vit sourire, puis l'entendit contredire avec douceur, content de pouvoir offrir à son aîné des réponses aux questions qu'il se posait forcément :
- Non, Dean. C'est pas dans un autre univers que t'es tombé. Et c'est bien normal que tu aies pas compris, parce que... ce monde où t'étais, c'était celui-ci. Le nôtre. Mais où les choses, après Chuck, ont pris une tournure différente.
Le premier-né cilla imperceptiblement, comme un tic nerveux, tout en fronçant les sourcils, l'air plus égaré que perplexe. Les mots de son frère lui parurent dénués de sens.
- Je sais que ça parait dingue, poursuivit Sam en le prenant doucement par la nuque, mais même si on n'a pas réussi à vous ramener, on a découvert où vous étiez. C'était pas un autre monde. C'était là, notre réalité, mais... différente. Une version où... tu n'es plus là.
Le désarroi de Dean ne fit que croître et, bien que le discours de son frère continuât de lui sembler abscons, ce qu'il subodorait lui paraissait invraisemblable. Et terrifiant.
- Sam... je comprends rien à ce que tu racontes.
- Je sais, je sais, regretta le cadet en secouant la tête quand il le sentit se raidir sous ses doigts. Je t'expliquerai tout plus tard, en tout cas ce que j'ai compris. Toi, pense à te reposer. T'es en sécurité, maintenant. Si ça peut t'aider, dis-toi juste que ceux que tu as vus là-bas... Que si tu m'as vu... c'était bien moi, pas un double d'un autre monde. C'était moi, tel que je serais ici si... Si je t'avais perdu.
La sensation que le sol l'avala. De nouveau. Et malgré l'étreinte que renouvela Sam en le serrant contre lui, ce fut un froid intense, terrible, qui le frigorifia jusqu'à la moelle des os, ses pensées se figeant dans l'effroi et l'affliction. Aussi figés que le devinrent ses yeux, accrochés par-dessus l'épaule de son frère à une ampoule du plafond où ils allèrent se brûler, comme un papillon de nuit. Dean ignorait les détails. Le pourquoi du comment. Mais il connaissait trop bien Sam pour pouvoir balayer d'un revers de main ce qu'il venait de lui dire, en particulier quand ses mots, bien qu'improbables, donnaient un sens à l'inexplicable. Car si Sam savait d'où il revenait, de ce monde où il était mort, Dean pouvait-il douter que le reste du propos de son cadet fût vrai ? Tout devint si démentiel, et en même temps si évident, qu'il se sentit pris d'un accès de panique en touchant du doigt la raison pour laquelle à l'exception de sa propre disparition, il n'avait pas été capable de noter la moindre différence entre les deux réalités. Étaient-elles vraiment les mêmes ? Deux possibles d'une même trame ? Cette pensée déferla sur lui comme un raz-de-marée et il s'agrippa au dos de son frère de toutes ses forces pour ne pas crier. La portée de ce qu'il avait vécu de l'autre côté prit alors une ampleur démesurée tandis qu'il réalisa que l'autre Sam était peut-être bien celui qu'il serrait si fort contre lui, au moins son reflet parfait, et tel un oiseau s'écrasant sur un mur de verre il se fracassa sur la montagne de questions et de choix qui, à l'aune de cette révélation qui lui donna la nausée, s'imposaient à lui.

- J'étais avec toi, là-bas ?
La question de Sam était montée à l'oreille de Dean avec la délicatesse d'une fibre de coton portée par la brise. Le plus jeune des deux hommes l'avait presque murmurée, la timidité dans sa voix trahissant le souci qu'il se faisait à ce propos, non pas pour son propre devenir dans cette continuité divergente, mais par la crainte de découvrir que son frère y était resté seul. Plus faible encore fut la voix de Dean quand, enfin, il lui dit :
- Non.
L'aîné de la fratrie referma les poings sur les vêtements du cadet qui les sentit rétrécir contre lui, et ils restèrent ainsi quelques instants. Immobiles, silencieux, Dean éprouvant tout à coup une frayeur vive à l'idée que son mensonge, dont il ne comprenait encore qu'inconsciemment la motivation, fût aussitôt éventé, et Sam s'étonnant sans bruit de ce qu'il venait d'entendre. Un pincement au cœur.
- T'étais pas... ici ? insista-t-il doucement. Au bunker ?
La peur de Dean se mua subitement en terreur, et il faillit bien tout avouer. Pour s'en empêcher pourtant à la toute dernière seconde. Et il décida comme par instinct de nier la vérité jusqu'au bout, car il ne redoutait rien davantage que devoir rendre compte à son frère de ce qu'il avait vécu là-bas auprès de lui.
- Si, je... J'ai fini par réussir à revenir, concéda-t-il d'une voix malhabile en se détachant lentement de Sam. Mais... y'avait personne, ici.
En se frottant le nez, les yeux baissés, Dean recula d'un pas et tourna le dos à Sam qui éprouva un malaise. Le puîné fut profondément tenté, l'espace d'une seconde, d'essayer de clarifier cette sensation dérangeante qui lui vrilla l'estomac, mais il devrait pour cela poser davantage de questions, ce qu'il refusa de faire.
- Sam, requit Dean d'une voix atone en se retournant mollement vers lui. Est-ce que tu crois qu'on peut discuter de tout ça plus tard ? Je... J'ai l'impression de puer la mort et de pas avoir dormi depuis des jours.
- Bien sûr, s'empressa d'abonder le cadet qui eut mal de le voir soudain si accablé. Bien sûr, va te reposer, je... T'es revenu, tout va bien, maintenant. On se voit tout à l'heure.
Sam tâcha de faire bonne figure, mais cette distance qui s'était installée entre eux ne fut que trop palpable, et parce qu'il ne fut pas sûr de pouvoir l'imputer à la seule épreuve qu'ils venaient de traverser elle fut particulièrement pénible à supporter. Dean, l'air à demi absent et le regard fuyant, parut pour sa part surveiller un moment les réactions de son frère, lequel sembla accepter de prendre la supercherie pour argent comptant. Mais Sam s'efforçait surtout de contenir son désarroi et de brider ses envies de prouver à son aîné, de façon bien plus ostensible, combien il était heureux de le voir revenu vers lui. Malgré la culpabilité qu'il eut à lui mentir, alors qu'ils se retrouvaient à peine, Dean estima que c'était mieux ainsi. Il en fut convaincu. Et retournant étreindre le cadet d'un geste débordant d'amour où il essaya secrètement de faire passer une demande de pardon, il laissa à ce dernier un sentiment d'angoisse en l'abandonnant aux mille questions qui se heurtaient dans sa tête.

Alors, exténué, dévasté par le contrecoup de ce qu'il avait vécu sans même pouvoir dire, d'entre son passage dans l'autre monde ou ce qu'il en avait appris en revenant dans le sien, ce qui était le plus dur à encaisser, Dean alla directement jusqu'à sa chambre, où il s'enferma. Tout habillé, sans même se déchausser, il s'enfouit aussitôt au fond de son lit et y resta recroquevillé pendant des heures, tel un vieillard moribond. Et dans le silence et l'obscurité, le tumulte de ses pensées devint assourdissant en même temps que, malgré les couvertures, le froid lui glaça le sang encore un peu plus. Il finit par ne plus pouvoir se sortir de la tête certaines images, certains mots qui, constitutifs d'une réalité qui lui avait explosé au visage, lui donnèrent bientôt l'impression de tomber dans un gouffre sans fin. Sam. C'était Sam qui était l'alpha et l'oméga de ses préoccupations. Il repensait au mal qu'il avait eu à faire la part des choses de l'autre côté, combien il lui avait été difficile de se dire que l'autre Sam n'était pas son frère, et tout cela pour quoi ? Découvrir qu'ils étaient bien les mêmes, s'il fallait en croire l'impensable. Il n'y comprenait toujours rien, mais comprendre n'était pas l'essentiel. Ce qui l'obsédait était ailleurs. Dans la détresse qu'il avait constatée chez son petit frère. Dans son origine, dont il était la cause. Car s'il n'y avait finalement qu'un Sam, Dean, lui aussi, était un, ou l'avait été, et c'était donc lui qui avait plongé son cadet dans le marasme quand, mourant, il l'avait enjoint à ne pas le ramener à la vie. Pourquoi ? Pourquoi avait-il fait cela ? Il n'avait pas compris le geste de son alter-ego lorsqu'il en avait eu connaissance, et le comprenait moins encore à présent qu'il en était manifestement comptable. Ou peut-être ne le comprenait-il que trop bien. Ce regard vers une issue funeste susceptible de se produire à tout moment, préfigurait-il les choix qu'il pourrait être amené à faire - ou refaire - dans des circonstances analogues ? Il l'obligea surtout à rechercher les motivations qui avaient pu présider à une telle décision, et arriva le moment où, en songeant à la vie qu'il avait obligé Sam à mener sans lui, l'explication, froide et implacable, lui parut évidente.

Tout le temps où ils étaient restés séparés, depuis son réveil dans le marais jusqu'à l'instant des premières retrouvailles, Dean n'avait pensé qu'à rejoindre son frère. Il avait prié pour cela, supplié pour le retrouver en vie, et le manque de lui s'était fait cruellement sentir. Mais alors qu'il avait presque rêvé du moment où ils seraient enfin réunis, y compris dans l'intimité, son expérience dans l'autre continuité avait tout changé. Et à présent qu'il était revenu vers Sam, il constatait avec désespoir qu'il cherchait à l'éviter. N'ayant plus la notion du temps, pas plus qu'il ne ressentait la faim, la soif ou le sommeil, Dean se navra de ne pas trouver la force d'agir autrement qu'en feignant de dormir, lorsque son cadet vint doucement prendre de ses nouvelles. Il ne rouvrit les yeux, humides de larmes, qu'une fois la porte refermée, et la gorge affreusement nouée il finit par sortir, incapable de supporter plus longtemps de rester là à se morfondre. Il partit ainsi prendre un bol d'air, s'éloignant de plusieurs centaines de mètres du bunker, et fut surpris de constater que la nuit touchait à sa fin. S'éclairant d'abord à travers bois au moyen d'un téléphone de secours, il se laissa finalement guider par la pâleur violacée du petit jour jusqu'à se poser sur une souche, quelque part au milieu des arbres environnants engourdis par la fraîcheur et l'humidité. Là, assis sur le bois mort, il leva des yeux mornes vers les étoiles, semblant interroger le Ciel, cependant que dans sa main droite, remuait un petit objet fortuitement retrouvé au fond de sa poche, et qu'il chérissait comme l'unique élément qui le reliait encore à ce double parfait de son frère pour lequel il n'avait plus honte d'avoir ressenti le même amour. Cet objet, c'était le morceau d'ambre qu'ils avaient déniché ensemble dans la remise. Juste avant de presque reprocher à Sam de l'avoir laissé au Paradis. Comme il s'en voulait, maintenant... De l'avoir jugé ; de l'avoir laissé seul. En mourant, puis en repartant. Il aurait voulu que les choses fussent différentes. À tous les niveaux. Mais c'était là vœu impossible, alors depuis plusieurs minutes, il serrait dans son autre main, enfermé dans son poing, l'éclat de coquillage que lui avait remis Éros.
- Je ne pensais pas que tu ferais appel à moi, perça soudain la voix mélodieuse du dieu de l'Amour qui parut réchauffer l'air brumeux. Surtout pas si vite. J'aurais juré que tu briserais l'écaille à la seconde.
Dean ne réagit pas. Il le laissa approcher, le son étouffé de ses pas sur le sol de terre et d'herbe de plus en plus net derrière son épaule gauche, et ne leva la tête un bref instant que lorsqu'il le sentit s'immobiliser sur son flanc. L'Érote allait visiblement déjà mieux.
- Que fais-tu là ? s'enquit-il sur un ton plus bienveillant qu'acerbe. Le marais te manque ?
Dean, qui nota l'ironie à pouvoir l'invoquer aussi facilement après avoir tant cherché à les retrouver, ses frères et lui, voulut répondre mais il lui fallut davantage de temps pour en trouver la force. Éros le couva alors d'un regard attentif qui avait recouvré la profondeur de son bleu divin, puis reprit d'un ton qui lui donna l'air de s'adresser à son égal.
- Pourquoi m'as-tu appelé ? finit-il par demander simplement en regardant droit devant lui.
À cet instant, Dean renifla en redressant vivement la tête. Et le vague éclat du soleil levant venant frapper le vert de ses iris, il prononça sans ambages :
- Tu sais où on était ?
Le froid dans sa voix n'échappa pas à Éros. La main gauche dans la poche, ce dernier prit appui sur son pied droit en ouvrant les épaules, pour répondre franc et direct :
- Un autre univers qui contre tout attente, n'en était pas vraiment un. Le terme de réalité parallèle tant galvaudé par les humains n'aura jamais été si juste.
Dean frémit sans même un battement de cil, et ses traits se glacèrent encore un peu plus. Il se sentit infiniment stupide d'avoir caressé l'espoir de voir démentie la description de Sam, et enterra définitivement la possibilité de pouvoir se détacher des événements dont il avait été témoin.
- Comment... un truc pareil peut être possible ? lança-t-il, égaré, à qui pouvait répondre.
- Tu t'étonnes encore des bizarreries de ce monde, malgré tout ce que tu as déjà subi dans ta courte vie ? Peut-être la chute du Créateur dans notre univers a-t-elle ébranlé jusqu'aux fondements de cette dimension. Ou bien la restauration de toutes les autres par Celui que vous avez porté sur le trône peut-elle expliquer que notre continuité soit double, désormais. Le fait est que ce qui était unique ne l'est plus. Depuis cet instant précis où notre monde s'est divisé, nos personnes existent simultanément et indépendamment les unes des autres, de ce côté comme de l'autre.
- Cet instant, répéta Dean sans force, les lèvres blanches et la langue aussi sèche qu'un vieux cuir racorni. C'est celui où je suis mort ?
Fixant le soleil pâle, dont le disque qui s'élevait lentement commençait à repeindre les nuages en rose et or, Éros prit quelques secondes avant de déclarer :
- Pour toi, c'est le point de bascule. Celui qui s'impose à ta perception. Mais peut-être ne s'agit-il que de la partie saillante d'infimes changements ayant commencé à se produire bien plus tôt, jusqu'à provoquer des événements diamétralement opposés dont celui-ci fait partie.
Dean en prit acte, mais presque avec indifférence. Tout entier il était engourdi, comme enveloppé dans du coton et, effet papillon ou césure brutale, ce qui avait déclenché la mitose de ce monde revêtait en fin de compte une importance relative. Les choses, de toutes les façons, étaient ce qu'elles étaient.
- Qu'est-ce qu'ils savent de ce qui s'est passé ? questionna-t-il d'une voix lugubre, les yeux morts. Est-ce que Sam... sait que je l'ai vu, là-bas ?
Il serra plus fort l'ambre dans sa main, retenant sa respiration jusqu'à entendre l'Érote lui rétorquer :
- Ta question prouve que tu ne lui en as rien dit. Je note que tu es constant dans tes choix, bien que je ne les comprenne pas réellement.
Dean leva lentement vers lui un regard lourd.
- J'ai parfaitement capté tes pensées, tout à l'heure, au moment où tu m'as demandé de ne rien révéler à ce sujet, appuya Éros en le visant du coin de l'œil. Pour quelle raison as-tu si peur de dire à ton frère que tu as rencontré son double cosmique ?
- Réponds à ma question ! gronda-t-il dans un cri qui porta aussi bien qu'un coup de poing dans un seau d'eau. Il sait, ou pas ?
Costume Noir le fixa un court moment d'un air froid, puis déclara :
- Tout juste a-t-il découvert que tu étais vivant, rentré chez toi, dans l'autre flux. Mais avant que je les en avise, mes frères ignoraient tout des circonstances et de ceux que nous avons côtoyés.
Dean sentit les battements de son cœur ralentir un peu. Il n'avait même pas envie de savoir comment Sam avait su, besoin encore moins, et se contenta de voir ses craintes se dissiper partiellement. Au moins autant que durcit sa détermination.
- Sam ne doit jamais savoir, proclama-t-il les traits aussi tremblants que la voix. T'as bien entendu ? Jamais.
Sa gorge se serra terriblement et il fournit un effort extrême pour retenir les larmes qui lui piquaient les yeux. À sa gauche, Éros l'observa longuement, immobile et muet, avant de réagir d'un ton mesuré :
- Tu es écartelé. Tu comptes garder ce secret pour toujours ?
Dean explosa si fort que même le dieu de l'Amour dut faire un pas en arrière.
- Occupe-toi de ce qui te regarde ! hurla-t-il en bondissant d'un coup tel un diable hors de sa boîte. Tout ça, c'est de votre faute, alors tu dois me promettre qu'il n'apprendra jamais que je l'ai vu là-bas !
Éros jaugea sa fureur avec humilité, sans répliquer ni détourner le regard. Il attendit que Dean retrouvât son calme. Et sa rage retombant aussi vite qu'elle avait surgi, c'est tout entier que ce dernier s'effondra assis sur la souche. Désemparé.
- À ta guise, concéda enfin Costume Noir d'un air de regret. De toutes les manières, nos routes se séparent ici. Tu n'as donc nulle inquiétude à avoir.
Le chasseur tiqua, sentant ses tripes remuer à l'idée qu'il n'en fût rien. Mais en cet instant, il ne put qu'essayer de se convaincre de pouvoir se fier à la parole de l'Érote.
- C'est pour cette raison que tu as fait appel à moi ? Pour t'assurer que nous garderions le silence?
Dean s'évertua à retrouver une contenance. L'engagement d'Éros obtenu, il ne lui restait qu'à assumer à présent sa décision, et c'était loin d'être le plus facile. Parler à Sam lui semblait aussi insurmontable qu'enjamber une montagne, quand de surcroît, d'autres inquiétudes venaient peser de tout leur poids. Il serra les dents, yeux vitreux, et lança :
- Est-ce que ça a servi à quelque chose, au moins, tout ça ? Chaos est battu ? Puisque y'a pas de différence entre ici et là-bas, les anges l'ont eu ici aussi, non ?
- C'est probable. Mais nous n'en sommes pas encore tout à fait certains. Nous allons tenter de nous en assurer. Je t'emmène avec moi, si tu veux.
Dean releva à peine la tête, ses pensées angoissées tournées vers Castiel. Et se demanda un court instant si Éros ne venait pas d'essayer de plaisanter.
- Adieu, Dean Winchester. Et prenez garde à vous. Je n'y crois guère, mais si nos routes se croisent à nouveau un jour, j'espère que ce sera sans armes.
Le chasseur donna l'impression de ne même pas l'avoir entendu. Sa croisade contre les dieux de l'Amour lui apparaissait désormais si futile et vide de sens... Il sentit Éros sur le point de s'éclipser, mais le retint.
- Attends. J'ai autre chose à te demander.
Il releva les yeux et les plongea dans ceux de l'Érote qui parut intrigué.
- Je dois retourner là-bas, fit-il. Dans le désert.
- Là où nous nous sommes battus ? Il n'y a plus rien, là-bas, que veux-tu...
- J'ai quelque chose à récupérer, coupa Dean vertement. C'est oui, ou c'est non ?
Le dieu de l'Amour, dubitatif, accueillit la requête avec tiédeur. Mais en comprenant que l'aîné des Winchester avait une raison plus profonde de s'éloigner, une raison qu'il respecta en dépit de sa conviction qu'il s'agissait d'une erreur, Éros consentit à la lui accorder. Tout à coup, ils s'évaporèrent, et si Dean n'avait pas lâché le morceau d'ambre, le fragment de la spire, lui, abandonné dans l'herbe froide, accrocha un beau rayon de soleil.