D'UN FRERE L'AUTRE

CHAPITRE PREMIER

C'était en référence à son bruit, plutôt qu'à ses innombrables circonvolutions, que les habitants de Terre-en-Lande – un modeste village moldu du centre du Devon – avaient baptisé cette rivière « La Serpentine » : dévalant des hautes terres, celle-ci répandait dans la vallée une rumeur étrange, qui tenait à la fois du crachotement et du sifflement.

Sur l'un des îlots qui encombraient le lit de la rivière se tapissait un cottage abandonné dont plus personne n'aurait su dire à qui il avait appartenu. Il fallait plisser les yeux pour deviner, à travers le rideau de végétation qui l'entourait, sa longue façade blanchie à la chaux. S'il avait dû être charmant par le passé, il semblait aujourd'hui menacer ruine avec ses lézardes, ses carreaux brisés et son toit en croupe dont le chaume était percé en plusieurs endroits.

Une nuit, un vieil homme, de retour d'une cueillette de champignons, avait juré sur la tête de ses enfants avoir aperçu un halo de lumière trembloter à l'intérieur. Phénomène d'autant plus intrigant que l'îlot était coupé du monde : le pont qui permettait d'y accéder avait été réduit par une crue à un éboulis de pierres et personne, à moins d'être intrépide, n'aurait hasardé un pied dans les eaux froides et turbides de la Serpentine. Le bruit avait, évidemment, alors commencé à courir que le cottage était hanté.

En réalité, le halo que le vieil homme avait aperçu émanait, non pas d'un spectre, mais de la baguette d'Alastor Maugrey, le meilleur Auror de sa génération. Il effectuait cette nuit-là une mission de reconnaissance. C'était dans ce lieu, en effet, que l'Ordre du Phénix, dont il était l'un des membres éminents, avait décidé d'établir son nouveau quartier général. Le précédent avait été la cible d'un attentat commandité par Lord Voldemort, autrefois connu sous le nom de Tom Jedusor. Pour faire triompher ses thèses, ce dernier n'hésitait pas à exterminer ses opposants, fussent-ils au nombre des Sangs-Purs dont il entendait défendre la suprématie.

Le choix de cette vieille maison plantée au milieu de nulle part ne devait rien au hasard : presqu'un siècle plus tôt, celle-ci avait vu naître Albus Dumbledore, le fondateur de l'Ordre, qui l'avait quittée enfant suite à l'incarcération de son père à la forteresse d'Azkaban. Les sortilèges qui protégeaient les lieux n'étaient, évidemment, plus adaptés aux temps troublés que traversait le monde sorcier.

C'est pourquoi Maugrey, en homme avisé, prit les mesures qui s'imposaient : il rendit l'îlot incartable, le recouvrit d'un dôme anti-transplanage, déconnecta les cheminées du cottage du réseau de la poudre de cheminette et pulvérisa le portoloin qui, sous l'apparence factice d'un arrosoir, rouillait dans le jardin en friche. Pour finir, il foudroya d'un tonitruant « oubliettes ! » le gamin curieux qui, depuis la rive opposée, riait de cet énergumène en robe qui n'arrêtait pas de s'agiter et auquel il manquait une jambe.

À la demande de Dumbledore, Rubeus Hagrid, le garde-chasse de Poudlard, l'avait accompagné. Lui concentra son énergie à rendre l'endroit un peu plus habitable, ce qui n'était pas une mince affaire. Il calfata les trous du toit, ramona les conduits de cheminée – faire du feu n'avait rien d'un luxe en cette fin d'automne glaciale –, répara approximativement la tuyauterie des sanitaires et posa des étais pour prévenir un effondrement malencontreux de la charpente, rongée par les termites.

Le confort restait sommaire, néanmoins. Profitant de la complaisance coupable de Hagrid, qu'aucune créature du monde animal ne rebutait, les nuisibles pullulaient jusque dans les matelas. Chaque pas soulevait des nuages de poussière. Et une entêtante odeur d'urine et de cadavre en décomposition saturait l'air. Mais Maugrey, qui avait décidé de s'installer dans ce taudis à demeure, n'était pas du genre à faire des chichis. Quant à Hagrid, son hygiène corporelle se limitait à un bain de rivière mensuel. Tout au plus avait-il fait un effort de ménage pour la chambre réservée à Dumbledore, au premier étage, une pièce spacieuse où le directeur de Poudlard devait tenir ses réunions, élaborer les orientations stratégiques de l'Ordre et rédiger ses correspondances secrètes.

Le mois de novembre 1980 s'était achevé de manière tragique. Une brigade de Mangemorts avait pris en embuscade un autocar en route pour Plymouth. En raison d'un problème de coordination, l'Ordre était intervenu trop tard pour pouvoir empêcher le massacre des soixante passagers, parmi lesquels se trouvaient treize enfants. Maugrey, effondré, avait immédiatement proposé sa démission à Dumbledore, qui l'avait refusée. Depuis ce triste évènement, il régnait une ambiance de mort au cottage.

Le 3 décembre, Hagrid s'avisa que, mine de rien, Noël approchait. Alors il s'aventura dans la forêt qu'on voyait depuis les fenêtres du cottage et, à mains nues, déracina un sapin qu'il ramena sur son dos et installa dans un coin du séjour. Cependant qu'il s'affairait à le décorer avec des guirlandes de mousse, des pommes de pin et des pelures de clémentines séchées, il entendit résonner dans le vestibule les voix de Caradoc Dearborn et Elphias Doge, qui venaient d'achever leur tour de permanence. Ils faisaient leur rapport à Dumbledore.

Les deux hommes avaient déjà lévité jusqu'à la plate-forme de l'ancien pont, d'où ils devaient transplaner, lorsque Sirius Black, venu prendre leur relais, atterrit au beau milieu du jardin, juché sur un bolide rutilant qu'il fit pétarader pour signaler sa présence, parce qu'il faisait déjà nuit. Il ôta élégamment son casque et rajusta ses cheveux bouclés derrière ses oreilles. Il les portait désormais aux épaules. Il trouvait assez seyant l'air rebelle que cette coupe lui donnait. Surtout, cela rendait fou Maugrey, son instructeur au centre de formation des Aurors, qui l'avait menacé d'une paire de ciseaux. Il lui répétait que l'Aurorat n'était pas un concours de beauté et que sa toison détonnait au milieu des crânes ras de ses camarades. Mais quel mal y avait-il à vouloir se distinguer ?

Alors qu'il fouillait dans le coffre de sa moto pour en extraire ses effets personnels, le fringant Gryffondor se prit un violent coup de canne sur la tête. Maugrey, précisément, avait surgi à côté de lui, débraillé et hirsute il l'agrippa par son blouson en cuir :

« C'est comme ça que vous comptez passer inaperçu, Black ? vitupéra-t-il en le secouant comme un prunier. Combien de fois devrais-je vous répéter qu'on est cerné de Moldus ici ! Imaginez un peu si j'envoyais Hagrid acheter du pain au village d'à côté. Vous abusez de ma gentillesse ! »

Sur ce, Maugrey lui botta vigoureusement l'arrière-train pour le faire entrer dans le cottage. À peine Sirius eut-il mis un pied dans le vestibule qu'il se boucha, l'air de rien, les narines, qu'il avait délicates. Il ne voulait pas que Maugrey le traite encore de chochotte, comme la fois où il avait boudé ses céréales après avoir découvert des crottes de rat dans le paquet.

« Où est James ? » s'enquit-il après un regard circulaire.

Comme lors de sa dernière garde, il s'était arrangé pour être en binôme avec son meilleur ami. Son cœur battait un peu plus vite à l'idée de le revoir.

« Pas encore là, grogna Maugrey. Il a envoyé un hibou pour prévenir, il y a une heure. Allez, au poste ! »

Sirius se débarrassa de son casque sur une console, puis alla prendre place à la table du séjour, près du lucarnon à hiboux. Le journal de bord était resté ouvert à la page du jour. Il le feuilleta distraitement.

« Et Hagrid ?

– Sorti chercher du bois. Vais faire un tour. Ouvrez l'œil. »

Maugrey avait déjà disparu, laissant Sirius seul. Celui-ci alluma le poste de radio et régla la fréquence sur la BBC pour écouter les informations. Le feu s'était éteint dans la cheminée, faute de bûche. Les minutes s'écoulaient avec une intolérable lenteur. Son ami n'arrivait toujours pas. Sirius sentait le froid et l'angoisse le gagner. Il frottait nerveusement l'une contre l'autre ses mains engourdies. On annonçait de la neige cette nuit. Vraiment, il détestait cette période de l'année, ces jours sans lumière. Et ce sapin ridicule, les souvenirs qu'il faisait remonter, lui donnaient envie de vomir.

Il s'avisa, avec un pincement au cœur, que sa dernière entrevue avec James remontait à la réunion plénière de l'Ordre du mois d'octobre. Depuis qu'ils se connaissaient, ils n'étaient jamais restés aussi longtemps sans se voir. Son ami déclinait systématiquement ses invitations à dîner, se disant surmené ou malade. Ce n'était pas son genre de se dérober. Quelque chose ne tournait pas rond.

James arriva finalement à dix heures du soir, sans un mot d'excuse. Ce qui n'empêcha pas Maugrey de le gratifier, à son arrivée, d'une tape virile sur l'épaule. Sirius fut surpris de le voir s'abstenir de toute remontrance.

« Rien à signaler ? » demanda James d'un air préoccupé tout en accrochant son manteau à la patère.

Sirius fit non de la tête. Il contemplait James avec stupeur : celui-ci était engoncé dans un pullover ridicule qui lui avait tout l'air d'avoir été tricoté main.

« Toujours se méfier de l'eau qui dort », tempéra Maugrey en extirpant un Scrutoscope portable de sa poche, qu'il promena dans la pièce.

Sirius s'était levé pour donner l'accolade à James, mais celui l'esquiva habilement.

« Tu as l'air fatigué, Sirius », observa-t-il d'un air réprobateur.

Son ami le tenait à distance avec sa main, pour mieux scruter ses traits.

« Tu trouves ? » feignit de s'étonner Sirius, malgré des cernes bien visibles.

Hors de question d'avouer qu'il avait passé une partie de la nuit précédente à se soûler dans un pub près du Centre de formation. Maugrey l'aurait tué. Déjà qu'il le reniflait ostensiblement quand il avait le malheur de s'en griller une.

James s'assit en face de Sirius et s'empara à son tour du journal de bord, qu'il lut consciencieusement. Maugrey s'était une nouvelle fois éclipsé.

« Tout va bien ? demanda Sirius en cherchant à accrocher le regard de son ami.

– Parfaitement, répondit James d'un ton distrait. Une affaire de dernière minute à régler au Ministère. Bref, tu sais ce que c'est. Fait froid ici, non ? Je vais me chercher un truc à boire. »

Il se releva pour se rendre à la cuisine, dont il revint non pas avec une canette de Bièraubeurre, mais avec une théière fumante.

« Tu bois du thé, maintenant ? demanda Sirius, surpris. Cette boisson de vieux ?

– M'y suis mis. Tu devrais essayer. »

N'ayant rien d'autre à se dire, les deux amis se lancèrent dans une partie d'échecs.

Tandis que minuit sonnait à l'horloge du vestibule, James releva les yeux du plateau et, abruptement, annonça ses fiançailles. Le mariage était prévu pour le printemps. Ils avaient déjà réservé le lieu. Lily allait bientôt expédier les faire-part.

Sirius accusa le coup. Prétextant avoir besoin d'aller aux toilettes, il se déplia avec raideur et fila au fumoir. Il aurait dû tiquer en voyant le soin inhabituel que James avait mis à se peigner. Où était le fanfaron qui avait toujours l'air de descendre de son balai ? Cornedrue s'embourgeoisait.

Sirius ouvrit en grand les portes du bar. Après avoir vidé trois verres de Whisky Pur-Feu d'affilée, il trouva le courage de reparaître en face de son ami. Mais pouvait-il encore gratifier ce traître du titre d'« ami » ?

« Pourquoi tu es si pressé ? fit-il d'un ton taquin, bien qu'il se sentait l'envie de tout casser. Non, ne me dis rien… tu l'as trompée et tu t'es fait pardonner avec une demande en mariage ? »

Sirius répugnait à se l'avouer, mais la hâte de James à enterrer sa vie de garçon le désespérait. Il ne pouvait s'empêcher de voir Lily – qu'il appréciait, pourtant, comment aurait-il pu en être autrement ? – comme une trouble-fête. Le genre de fille à mettre la main sur son verre à la vue d'une bouteille et à lever les yeux au ciel à la moindre blague un peu salace.

« Tu n'y es pas du tout », repartit James avec le plus grand sérieux.

Comme pour confirmer les pires appréhensions de Sirius, son ami se servit une tasse de thé ; il ajouta même du sucre et un nuage de lait :

« Nous allons devenir parents, lâcha-t-il d'un ton où la fierté le disputait à l'appréhension. Nous attendons que le troisième mois soit passé pour l'annoncer à la famille. Nous comptons l'appeler Margaret si c'est une fille, Henry si c'est un garçon. »

Et il ajouta, comme s'il s'excusait :

« Cela nous ferait plaisir, à Lily et à moi, si tu acceptais d'être son parrain.

– La belle affaire ! » pesta Sirius, qui se félicita d'être assis.

D'un geste boudeur, il repoussa le plateau de jeu. Cela commençait à faire beaucoup de mauvaises nouvelles en une soirée.

« Tu t'imagines faire de moi un adulte responsable en me collant un gosse dans les pattes ? » ajouta-t-il de sa voix rocailleuse.

Il échappa un rire gêné à James :

« Loin de moi cette ambition, Patmol ! Je voulais seulement te faire comprendre, au cas où tu en douterais, que, même si je vais devenir père – la voix de James trémula un peu sur ce mot –, tu continueras à faire partie de ma vie. »

Sirius répondit par un « Moi ? » sarcastique. Il ne cherchait pas à cacher son amertume. De toute façon, James le connaissait trop bien pour être dupe.

« Rien ne sera plus pareil, tu le sais bien », ajouta Sirius dans un grommèlement.

Il imaginait déjà James accaparé par ses obligations familiales. Celles-là même auxquelles lui n'avait eu de cesse de se soustraire depuis sa fuite du domicile familial, à l'âge de seize ans…

« Tu sais bien qu'on ne peut pas vivre éternellement comme des adolescents ».

Et James de le dévisager avec une petite moue entendue. Sirius savait très bien à quoi son vieil ami faisait allusion. Le jour où il s'était mis en ménage avec Lily, il lui avait annoncé qu'il aurait désormais besoin de… Sirius se gratta la tête : quel mot James avait-il employé, déjà ? Ah oui : son intimité. C'était une manière détournée de lui faire comprendre qu'il devait arrêter de sonner chez lui à toute heure et d'entrer dans la salle de bains sans frapper.

Il fallait se faire une raison : James Potter était désormais un homme rangé, avec une vie réglée comme du papier à musique. Le jour, il faisait carrière au Ministère le soir, il rentrait dîner à la maison et la nuit, il ronflait avec sa future. Bref, il n'y aurait plus ni virées nocturnes ni coups pendables ni soûleries jusqu'à l'oubli. Place à la routine, morne, déprimante et à la solitude et au regret. Sirius soupira. Que n'aurait-il pas donné pour revenir à l'époque de Poudlard… et revivre ces nuits de maraude où le monde semblait leur appartenir !

« De toute façon, tu m'as toujours accordé moins d'importance qu'à tes copines, reprocha Sirius en faisant claquer sa langue. Alors que moi, je te considère comme mon fr...

– Ne recommence pas avec ça ! gronda James. Lily n'est pas une « copine » ! »

Pour toute réponse, Sirius se recroquevilla sur lui-même. Il n'avait jamais été à l'aise pour exprimer ses sentiments. C'étaient pour lui des choses sales. Des maladies honteuses…. Il avait pris l'habitude de déguiser sa pudeur en morgue et de dissimuler sa mélancolie sous de la mauvaise foi. À qui voulait l'entendre, il soutenait qu'il s'en fichait d'avoir été renié par ses parents, voire qu'il en était fier, qu'il ne voudrait pour rien au monde les revoir, quand bien même ils lui pardonneraient, et que de toute façon tout était de leur faute. Mais, à chaque fois qu'il repensait à eux, et à Regulus, son jeune frère, il éprouvait une douleur qui ressemblait à celle que cause un trait dont la pointe serait restée fichée dans la poitrine.

La voix légèrement claironnante de James le fit sursauter :

« Il est temps pour toi de faire ta vie, tu ne crois pas ? » lui suggérait ce dernier, d'un ton détaché, vaguement snob.

Ce ton-là, Sirius ne le connaissait que trop bien. Son ami aimait à l'affecter dès qu'il s'adressait à lui.

« De faire mon deuil, tu veux dire ? » rétorqua froidement Sirius, en référence à Regulus.

Faire son deuil, aller de l'avant, passer à autre chose… Voilà les expressions que James lui avait jetées à la tête en guise de condoléances la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Il en avait de bonnes ! Comme si on pouvait se remettre de la mort d'un frère ! Fût-il un crétin… Ou un monstre… Mais Sirius préférait considérer son frère comme un crétin. Un pauvre type. Un faible. Enfant, déjà, Regulus était incapable de tenir tête à ses parents. Jamais un mot plus haut que l'autre. Du genre à se punir lui-même. Tout le contraire de lui, indocile et tapageur. À se demander ce qui les liait.

Comment un garçon effacé comme lui avait-il pu virer Mangemort ? se demandait sans cesse Sirius. Il n'avait rien de commun avec les tarés qui formaient le gros des recrues, des rejetons de lignées déchues auxquels se mêlaient quelques Sangs-mêlés en quête de gloire. Les Black avaient beau adhérer aux thèses de Voldemort, ce n'était pas à ses œuvres qu'ils destinaient leur fils adoré. Regulus s'était-il laissé entraîner par des camarades férus de magie noire ? Voulait-il impressionner ses parents ? Ou bien – c'était une hypothèse qui lui était récemment venue à l'esprit – y avait-il une histoire de fille là-dessous ? L'amour faisait faire tant de bêtises…

Si seulement Regulus et lui avaient pu se parler... Mais, suite à sa fugue, son frère avait décidé de l'éviter. Une fois, au réfectoire, devant tout le monde, il l'avait traité de « traître-à-son-sang ». Le perroquet de ses parents. Sirius avait réagi au quart de tour et il avait fallu que leurs camarades respectifs les empêchassent de se battre à coup de bancs. McGonagall les avait traînés dans le bureau de Dumbledore. Au final, Sirius s'était pris trois mois de retenue pour insubordination, parce qu'il avait refusé de se calmer.

En postulant au cycle de formation des Aurors, Sirius s'était imaginé pouvoir sauver son frère. Ou plutôt le soustraire à l'influence toxique de Voldemort. Quand bien même il aurait dû, pour cela, l'enfermer à Azkaban. Mais Sirius escomptait que les juges se montreraient cléments. Son frère avait à peine seize ans au moment où il avait pris la Marque. Très certainement ne s'était-il vu confier que des tâches subalternes. Sans doute aurait-il pu échapper à la perpétuité. Peut-être même à la folie.

Les espoirs de Sirius s'étaient brisés un jour de septembre sur une grève de la mer du Nord. Le cadavre était encore revêtu de l'uniforme des Mangemorts. Regulus s'était-il noyé ? Avait-il été victime d'un assassinat ? S'était-il rendu coupable d'une tentative de désertion ? Aucun indice ne permettait de reconstituer les circonstances de sa mort. C'était un courrier anonyme, accompagné d'une carte, qui l'avait prévenu. Il avait pris sur lui d'envoyer un hibou à ses parents, pour les informer. Il n'attendait pas de réponse et il n'en avait pas eu.

Ce souvenir réveillait Sirius la nuit. Lui coupait l'appétit. Lui rongeait sourdement le cœur. Il n'avait pas osé parler des détails à James. Du corps en décomposition. De l'odeur, atroce. James n'aurait pas compris. Personne ne pouvait comprendre ce que ça faisait. Les mots ne suffisaient pas. Sirius avait enterré Regulus, enveloppé de sa cape à lui, dans un endroit où la marée ne pouvait pas venir le rechercher. Il avait essayé de faire les choses dignement. Trois mois qu'il ressassait cette scène.

James poussa à son tour le plateau de jeu vers Sirius.

« Pourquoi tu ne tentes rien avec Marlene ? enchaîna-t-il sans relever. Emmeline m'a dit qu'elle n'avait retrouvé personne depuis sa rupture avec Theodore et je mettrais ma main à couper que tu lui plais. N'avais-tu pas le béguin pour elle, autrefois ? C'est à toi de jouer.

– C'était autrefois…, objecta Sirius d'un ton cassant en manipulant sa reine.

– Dis-moi, depuis combien de temps n'y a-t-il pas eu une fille dans ta vie ? La dernière, c'était Mary, non ?

– Avec ce qui se passe actuellement, c'est bien le moment de penser à draguer ! » s'emporta Sirius en plaquant son pion sur une case.

Il détestait que James fasse allusion à son célibat persistant. Croyait-il que c'était faute d'occasion ? Il avait autant de succès qu'à Poudlard, sinon plus les exercices physiques quotidiens auxquels sa formation l'astreignait lui avaient dessiné une silhouette athlétique.

C'était juste que… avec la préparation du concours d'Auror, ses missions pour l'Ordre, ce fou furieux de Maugrey qui lui mettait une pression permanente et maintenant la mort de son frère, il n'avait pas la tête à ça, voilà tout.

S'il avait été honnête avec lui-même, Sirius aurait reconnu qu'adolescent, il n'avait pas davantage la tête à ça. Il ne mettait aucun affect dans ses liaisons son attirance pour les filles était de l'ordre de la faim. Sa saisissante beauté lui permettait de séduire sans effort, parfois même sans le faire exprès. Une fois en couple, il se lassait en quelques semaines et finissait par se volatiliser sans crier gare. Une fois, Remus lui avait dit qu'il se comportait comme un salaud. Sirius trouvait l'accusation plutôt comique venant d'un garçon qui se métamorphosait chaque mois en une créature sanguinaire.

Mais depuis un an, quelque chose freinait Sirius dans ses relations avec les femmes. Une sorte de malaise, qu'il ne cherchait pas à analyser. S'il s'amusait encore, surtout lorsqu'il avait bu, à badiner avec celles qu'il trouvait comestibles, il s'arrêtait là. Sentir qu'il pouvait les mettre dans son lit s'il le voulait, cela lui suffisait. C'était curieux, mais, aussi loin qu'il s'en souvînt, il ne s'était pas une seule fois senti amoureux. Il n'était pas loin de penser, d'ailleurs, que l'amour était un mythe. Un peu comme la force des liens du sang. Heureusement qu'il y avait son amitié avec James. Même si elle battait de l'aile en ce moment.

« On risque notre peau à chaque seconde ! se justifia-t-il maladroitement face au regard inquisiteur de James. Que veux-tu construire de durable dans ces conditions ? Si ça se trouve, tu seras mort avant d'avoir vu naître ton…

– Ne parle pas de malheur ! » le coupa son ami.

Celui-ci replaça ses lunettes sur son nez dans un tic nerveux que Sirius avait appris à interpréter et qui révélait qu'il était à deux doigts de le gifler.

« Au fait, la semaine dernière, Remus est venu dîner à la maison avec Peter, reprit James. Il ne tenait pas la forme…

– Comme d'habitude, répondit Sirius dans un soupir.

– Il nous a dit que tu ne répondais plus à ses hiboux. Tu l'évites ou quoi ? »

Sirius regarda longuement ses mains. Il n'était pas fier.

« Remus passe son temps à se lamenter d'être un loup-garou et à me faire la morale, finit-il par grommeler. Je n'ai pas besoin de ça en ce moment, vois-tu.

– Rien ne te rendra ton frère, lui décocha soudain James. Pas même moi. Si tu veux qu'on reste amis, arrête de te morfondre. S'il te plaît. »

La tête toujours penchée, Sirius renifla. Pourquoi cet acharnement à le blesser ? Mais il ne dit rien.

De retour de sa dixième ronde de la journée, Maugrey fit une entrée fracassante dans le séjour, balayant chaque recoin de la pièce du faisceau de sa baguette. Dans un sursaut pour s'arracher à son pesant tête-à-tête avec Sirius, James s'était retourné vers lui :

« Que fabrique Dumbledore ? Il ne devait pas repartir pour Poudlard cette nuit ?

– Toujours en haut, grommela Maugrey en dévissant le bouchon de la flasque qui pendait à son cou. Finit d'écrire au Premier ministre. Il s'est engagé à le tenir informé en temps réel de l'avancement de l'enquête.

– Quelle enquête ? » répéta Sirius comme s'il revenait d'une absence.

Il n'était pas très attentif pendant les réunions de l'Ordre, qu'il trouvait assommantes. Les rapports de l'escroc Mondingus Fletcher, surtout, étaient alambiqués au possible et farcis de digressions et de plaisanteries pas drôles. À tel point qu'il arrivait à Sirius de somnoler. Il se faisait reprendre par Maugrey, qui lui serinait qu'il devait apprendre à se concentrer.

« Mais enfin, Sirius, tu sais bien ! le morigéna James, en lui faisant les gros yeux comme s'il était un gosse.

– L'enquête sur la localisation de Jedusor, explicita charitablement Maugrey, le regard en coin. Les frères Prewett pensent que l'autre cinglé dirigerait les opérations depuis une forêt en Roumanie. Je crains qu'on ne soit pas prêt de le coincer. Si j'en crois leur dernier hibou, son repère reste introuvable ! »

L'Auror se laissa tomber dans le canapé éventré, allongea sa jambe valide sur une chaise, tira un plaid en tartan sur ses genoux et ferma les yeux, la main vissée à sa baguette. Cela devait faire vingt ans que ce dur-à-cuire n'avait pas connu le confort d'un lit ni même la chaleur d'un foyer. Sirius n'était pas certain d'être capable d'une telle abnégation.

« De toute évidence, l'endroit n'apparaît que sur demande, affirma James d'un air informé.

– Je pense à un charme d'invisibilité, le contredit Maugrey en prenant une rasade de sa potion de force. Notamment en raison de… »

Sirius avait cessé d'écouter. Recru de tristesse, de fatigue accumulée et d'alcool mal décuvé, il laissa tomber sa tête entre ses mains. James était cruel, mais il n'avait pas tort : il était pathétique. Plutôt que de s'accrocher à son ami d'enfance comme il le faisait, il aurait mieux fait d'empêcher son frère de devenir Mangemort. Que ne lui avait-il pas dit qu'il l'aimait avant qu'il ne soit trop tard ?

Une vague de désespoir le submergea. Il avait tout raté. Il ne méritait même pas l'air qu'il respirait. Il allait mettre bon ordre à ça. Il se porterait candidat pour la prochaine mission de terrain. Et, lorsqu'elle se présenterait, il la saisirait. L'occasion de se faire tuer. Lors de son éloge funèbre, James se remémorerait, en pleurant, la belle amitié qui les liait du temps de Poudlard. Et sur sa tombe en marbre blanc, une épitaphe soulignerait le fait qu'il était mort en héros. Une belle sortie, à défaut d'une vie heureuse. On se rachète comme on peut.

« Black, il faut que vous arrêtiez de boire, fit Maugrey qui l'observait à travers ses paupières mi-closes. Cela n'a jamais rien résolu. Et puis vous avez l'alcool si triste.

– Il a raison », acquiesça James.

Sirius ne réagit pas. À quoi bon ? Ils s'étaient ligués contre lui.

Au dehors, sous l'appentis d'où dégoulinaient des stalactites de glace, Hagrid sciait des bûches avec la régularité d'un tourne-disque. Il s'était mis à neiger. Un vent glacial tourbillonnait dans la cheminée éteinte. Par intermittences, Maugrey se retournait ses coussins en bougonnant que, foi d'Auror, cette nuit était trop tranquille pour être honnête. Sirius le soupçonnait de s'ennuyer. James, lui aussi, bâillait sans retenue.

Les trois hommes étaient sur le point de s'assoupir quand un bruit de pas étouffé les tira de leur torpeur.