Vers dix heures du soir, le carrosse envoyé par l'académie de magie de Beaux-Bâtons s'arrêta devant le portail de Poudlard. Frayant sans ménagement la foule des élèves, qui s'était massée pour assister à son départ, l'austère professeur Severus Rogue y prit place, la mine pincée, tandis que Hagrid chargeait sur le toit une caisse remplie des plus précieux grimoires de l'école, qu'il entreprit d'attacher au rail avec du boyau de dragon.

« Ce voyage n'a pas l'air de l'enchanter, commenta Neville, qui avait escaladé les grilles pour mieux voir.

– As-tu jamais vu Rogue content ? répondit Fred.

– Il devrait se fournir en farces chez nous, dit George. Ça le dériderait un peu.

– J'espère qu'il va réussir à convaincre la directrice de Beaux-Bâtons de coopérer, s'enthousiasma Hermione. Si ça marche, nous pourrons consulter des ouvrages de sorcellerie française, tu te rends compte, Ron ? J'ai entendu dire que la bibliothèque de Beaux-Bâtons contenait des manuscrits de Nostradamus.

– Nostradaquoi ? couina Ron.

– Quelqu'un a-t-il vu Harry ? » s'inquiéta Neville en redescendant de son poste d'observation.

Hermione et Ron échangèrent un regard amusé.

Pendant ce temps, rencogné dans son carrosse qui tanguait dangereusement sous le poids de Hagrid, Rogue époussetait sa cape d'un air exaspéré.

« En avez-vous terminé à la fin ? cria-t-il à Hagrid, toujours juché sur le toit.

– Ça ne veut pas tenir, bougonna le garde-chasse en se débattant avec la malle. C'est de la camelote, ces boyaux.

– Severus, une goélette vous attendra à Plymouth, murmura Dumbledore de sa voix chevrotante. Voici le mot de passe, prenez garde à ne pas le perdre. »

Rogue saisit le bout de parchemin que Dumbledore lui tendait par-dessus la portière du carrosse.

« Professeur Dumbledore, vous ne m'avez toujours pas expliqué pourquoi je ne pouvais pas m'y rendre par Portoloin, maugréa Rogue, tandis que le garde-chasse redescendait lourdement du toit.

– Comprenez, Severus, que les moldus sont sur le qui-vive depuis les… événements que vous savez. Il vaut mieux rester discret. Et ce carrosse connaît les chemins les plus obscurs. Avez-vous bien en tête les détails de votre mission ? »

Rogue opina du chef, même s'il n'avait toujours pas compris à quoi rimait ce cirque. S'il ne doutait pas de ses capacités de manipulation, il ne croyait pas être la personne la plus douée pour jouer les ambassadeurs. Et cet avis était partagé par la communauté des professeurs, à en croire la stupeur qui avait suivi l'annonce, par Dumbledore, de son choix d'envoyer Rogue plutôt que McGonagall plaider la cause du prêt inter-bibliothèques auprès de l'académie de Beaux-Bâtons. Rogue soupirait déjà à l'idée de devoir forcer son naturel malaimable.

À la fenêtre, la tête chenue de Dumbledore fut remplacée par celle, hirsute, de Hagrid :

« Pourrez-vous passer ceci à Madame Maxime ? lui chuchota le garde-chasse en lui fourrant dans les mains une enveloppe crasseuse. Vous seriez si gentil. »

Hagrid cligna de l'œil et disparut dans un tourbillon de cheveux cependant Rogue jetait l'enveloppe par terre comme si elle lui eût brûlé les mains : lui, le plus fin des agents doubles, s'abaisser à jouer les entremetteurs pour ce rustre d'engeance douteuse ! Le comble de son irritation fut atteint lorsque, du côté opposé à celui où il était installé, la portière s'ouvrit à la volée et que Harry, mieux coiffé qu'à l'ordinaire, sauta sur la banquette.

Dumbledore était réapparu à la fenêtre :

« Du reste, ajouta le vieux directeur avec un sourire taquin, si vous deviez avoir un trou de mémoire, l'assistant que voici saura vous épauler. Bon voyage, Severus, prenez garde à vous et revenez-nous sain et sauf ».

Aussitôt le lourd carrosse, guidé par un cocher invisible, démarra en trombe, plaquant ses deux passagers contre le dossier de la banquette.

Rogue ne parvenait pas à détacher son regard médusé d'Harry. Mais qui avait pu avoir l'idée saugrenue de lui adjoindre un tel assistant ? Harry, qui semblait lire dans ses pensées, lui adressa un petit sourire embarrassé afin de lui signifier qu'il n'y était pour rien. Rogue se détourna brusquement comme si Harry l'eût giflé.

Après leur départ, la troupe des curieux se dispersa, la brume s'abattit sur le château et, une à une, les lumières de Poudlard s'éteignirent.

Certes, pensait Rogue en roulant des yeux, il n'avait pas vraiment le choix, il ne pouvait rien refuser à Dumbledore depuis la promesse qu'il lui avait faite, mais peut-être aurait-il pu suggérer que ce soit Malefoy plutôt que Potter qui lui serve de souffre-douleur pour ce voyage.

Las ! soupira Rogue. Le paysage défilait à toute allure par les fenêtres. Il n'était plus temps de faire demi-tour et se tirer de cette galère.

D'un geste sec, Rogue attrapa l'exemplaire de La Gazette du sorcier abandonné sur la banquette qui lui faisait face. Un numéro de l'an passé, sale et froissé, mais, songea Rogue en le dépliant, cela suffirait à lui donner une contenance. Son regard évitait soigneusement de se déporter sur la gauche, où rayonnait la présence silencieuse et immobile de Harry.

Le carrosse filait sans bruit dans la nuit comme si ses roues ne touchaient pas le sol. Rogue avait reposé le journal. Le temps avait fraîchi. Il entreprit d'enfiler ses gants de cuir noir, doigt par doigt. C'était la première fois depuis son séjour à l'infirmerie qu'il se retrouvait seul avec ce petit idiot. Et sans qu'il puisse s'expliquer pourquoi, cela le rendait nerveux.

Rogue se pinça le nez, qu'il avait long et busqué, ce qui, conjugué à sa chevelure noire et à son long coup maigre, lui donnait l'air d'un oiseau de malheur. Cet appendice était tellement intrigant, pensait Harry en coulant un regard vers son professeur, qu'on n'aurait su dire, à le voir de profil, s'il était affreux ou attirant.

Il était minuit passé que l'élève et le professeur n'avaient toujours pas échangé une parole. Aussi les premiers mots que le jeune homme prononça, d'une voix argentine comme le murmure d'un ruisseau, firent-ils à Rogue, dans le silence profond qui les enveloppait, l'effet d'une déflagration :

« Professeur Rogue ».

Rogue ne desserra pas les lèvres, n'esquissa pas même un geste. Il continuait de fixer devant lui la nuit, la brume, le vide. Surtout, ne pas le regarder.

« Pourquoi ? » finit par lui demander Harry du bout des lèvres.

Ce n'était que dans le seul but de pouvoir s'entretenir en tête-à-tête avec Rogue que Harry avait accepté la proposition que lui avait faite Dumblemore de l'accompagner en France. Mais, même si les mots se pressaient innombrables à ses lèvres, le jeune homme ne parvint pas à aller plus loin. La poignée de syllabes qu'il venait de prononcer lui avait déjà coûté un empire.

A l'autre bout de la banquette, Rogue se sentit tressaillir. Était-ce un effet de son imagination ? Il lui semblait entendre un bruit sourd et régulier, une sorte de… battement. Un froid inconnu l'envahit. Était-ce le cœur de Harry qui tambourinait ainsi à ses oreilles ou bien… le sien ?

Rogue allait-il encore longtemps s'obstiner à l'ignorer ? pensait Harry.

Le jeune homme glissa sur la banquette en direction de Rogue, dans un imperceptible bruit d'étoffe froissée.

« Pourquoi ? » parvint-il à articuler une seconde fois.

Rogue réprima de justesse un geste de recul. Rien ne devait trahir son embarras face à cette soudaine promiscuité.

« Professeur, pourquoi avoir fait cela ? » insista Harry, que la frustration enhardissait.

Rogue s'attendait à ce qui était en train de se passer. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ce carrosse aux tentures étouffantes et cette route cahoteuse qui semblait s'abîmer vers l'enfer… de toute évidence, c'était un traquenard ! Quant à ce crétin de Harry, sous son apparence innocente et juvénile, que pouvait-il être d'autre qu'un émissaire du destin ?

Rogue se redressa d'un air hautain. Non, il n'allait pas se démonter, pas après tout ce temps passé à exceller dans le contrôle de ses émotions. Aussi Rogue répondit-il d'un ton dédaigneux, détachant chaque syllabe de sa voix bizarrement grave :

« Auriez-vous l'amabilité de préciser votre question, M. Potter ? »

Rogue n'avait nul besoin de regarder Harry pour sentir les yeux clairs du jeune homme scruter chaque parcelle de son visage.

« Vous avez parfaitement saisi le sens de ma question, répliqua Harry en usant d'un ton revêche qu'il semblait avoir emprunté à son professeur. Arrêtez de me traiter en gamin. Et regardez-moi. »

Harry lui-même n'arrivait pas à croire à ce qu'il venait de dire. Le trouble manifeste de Rogue lui donnait des ailes.

« Je vous trouve bien insolent pour un assistant, M. Potter, articula péniblement Rogue. Pour autant que je sache, c'est moi ici qui donne les ordres… et qui pose les questions.

– Mais je vous en prie, répartit Harry, toujours sur le même ton. Posez vos questions. J'y répondrai volontiers, professeur. »

Evidemment, pensa Rogue, ce crétin devait sourire. Esquivant toujours le regard de son élève, Rogue le prit au mot :

« Très bien, dit-il d'un ton glacial. Alors… puis-je savoir en quoi la réponse à cette question absurde vous importe ?

– Parce qu'après toutes ces années à vous côtoyer, j'ai besoin de savoir si je dois, au final, vous considérer comme une ordure ou comme… »

La voix de Harry sembla se gripper dans sa gorge il y avait des mots plus difficiles que d'autres à prononcer.

« Votre sauveur ? compléta Rogue avec une intonation sarcastique.

– Exactement, opina Harry. Dans quel camp êtes-v…? »

L'austère professeur l'interrompit d'un ricanement :

« Hum… c'est une alternative intéressante, dit-il en hochant la tête. Mais vous savez, Potter, le monde ne se partage pas entre le noir et le blanc. »

Puis le silence s'abattit comme un rideau entre eux, un silence qui parut des siècles. Il ne pouvait pas en rester là, pensa Harry.

« Je ne vous comprends pas, professeur, ajouta le jeune homme d'une voix blanche. J'ai besoin de savoir… »

Rogue haussa les sourcils. Cela faisait bien longtemps qu'il n'espérait plus qu'on le comprenne. Il avait fait de la dissimulation sa seconde nature. Il laissa tomber un regard absent par la portière. Mais au dehors il n'y avait rien à voir : la vitre était d'un noir d'encre comme si on l'eût occultée, de sorte que Rogue n'y vit que son propre reflet et, derrière lui, la silhouette de Harry, à contrejour.

Rogue entendait la respiration erratique de Harry. Pas de doute : le jeune homme était suspendu à sa réponse. Rogue trouva enfin la force de se tourner vers Harry. Il le regretta aussitôt : les yeux embués de Harry semblaient vouloir fouiller les tréfonds de son âme.

Rogue pivota en sens inverse. Il remarqua seulement à cet instant qu'il s'était mis à pleuvoir à torrents. Le carrosse se déportait de gauche à droite et de droite à gauche comme balloté par les vagues. Ne devraient-ils pas déjà être arrivés à cette heure ? Machinalement, Rogue ramena sur sa poitrine les deux pans de sa cape.

« Vous devez apprendre à contrôler vos émotions, reprit Rogue avec sa brutalité ordinaire. Combien de fois devrais-je vous le dire ?

– Cessez d'esquiver la question, professeur. »

Bien qu'il parût ému, Harry parvenait à maîtriser les inflexions de sa voix, nette et précise comme un stylet.

« Comment osez-vous me parler sur ce…, grommela Rogue sans conviction.

– Répondez, professeur, s'entêtait Harry. Dois-je vous considérer comme… ?

– J'ai compris ! », l'interrompit froidement Rogue.

Pas le choix : ce morveux ne le lâcherait pas. Alors Rogue poursuivit à voix basse :

« Hé bien… sachez que… »

L'ombre d'une hésitation passa dans sa voix. De sa main gantée, il balaya la première réponse qui lui vint à l'esprit. Ce geste n'échappa pas à son élève, qui ne le quittait pas des yeux.

« Vous ne me devez rien, Potter, finit-il par asséner d'un ton moins sec qu'il n'eût voulu. Que cela soit bien clair. Je n'ai pas fait ça pour vous.

– Ce n'était pas ma question, répondit Harry.

– Hé bien, c'est ma réponse ! » s'emporta Rogue, pensant, par ces mots et le ton avec lequel il les avait martelés, mettre un terme définitif à la discussion.

Il crut un instant y avoir réussi quand il entendit Harry se rencogner, sans mot dire, contre la portière.

L'atmosphère dans l'habitacle se fit encore plus irrespirable. Le carrosse venait de s'engager sur une étroite route de forêt. Rogue sentit l'invisible cocher ralentir l'allure. De chaque côté, des branches venaient, par intermittences, fouetter les vitres.

Harry ne bougeait plus du tout. Il devait certainement dormir. Cela faisait trois heures à présent qu'ils avaient quitté Poudlard. Les choses en resteraient là, se dit Rogue avec soulagement. Il avait fini par avoir le dessus. Bien joué, se félicita-t-il en esquissant un rictus.

Quelle heure était-il ? Ce trajet était sans fin. Rogue croisa les doigts, ferma à demi les yeux et se détendit contre le dossier de la banquette. Peut-être pourrait-il en profiter pour lâcher prise ? Sa tête roula légèrement en arrière, ses traits se relâchèrent. Il lui sembla que le carrosse ralentissait encore. Ou bien était-il en train de perdre la conscience du mouvement ? Après toutes ces heures à lutter contre le sommeil, imperceptiblement, il s'assoupissait…

Alors que son professeur achevait de s'endormir à côté de lui, les yeux de Harry se rouvrirent. Il n'avait jamais cessé d'être éveillé. Tout le temps qu'ils avaient roulé en silence, il avait ressassé les maigres indices qu'il possédait au sujet de la personnalité de Rogue. Mille fois, il s'était repassé la conversation de l'infirmerie, échouant à en éclaircir les non-dits. Puis il lui revint en mémoire la photographie tombée dans la bibliothèque de Rogue. Il regretta de ne pas l'avoir conservée. Jamais il n'avait vu sa mère si belle, si rayonnante de bonté.

Tout à coup, Harry se redressa, comme frappé par la foudre. Il venait de comprendre. L'initiale au revers, ce L devenu presqu'illisible avec le temps : c'était la signature de sa mère, Lily. Et le destinataire de la photographie, ce ne pouvait être que... Une idée folle traversa l'esprit de Harry. Sa mère… Rogue… Mais qui n'aurait pas pu s'éprendre de sa mère, la plus charmante jeune fille du monde ?

Haletant, hors de lui, Harry se mit à secouer Rogue :

« Réveillez-vous ! Je dois vous parler ! »

Rogue se retourna en maugréant. Décidément, ce gamin l'insupportait. Non seulement il lui imposait sa détestable présence et se montrait familier avec lui, mais en plus il l'empêchait de dormir. Rogue se promit de le lui faire payer à leur retour à Poudlard.

« S'il vous plaît, je vous en supplie », implora Harry, qui savait bien qu'une occasion pareille ne se représenterait pas de sitôt.

Rogue décilla légèrement les yeux :

« A trois heures du matin, Potter ? ironisa-t-il. Êtes-vous certain que ça ne pourrait pas attendre que le soleil se lève ?

– Non, rétorqua crânement Harry. Car je voulais vous parler de… Lily ».

A ces mots, le visage d'ordinaire impassible de Rogue se troubla l'expression apeurée qui le traversa valait tous les aveux du monde. C'était donc ça, pensa Harry. Ce lien inavouable, entre lui et Rogue. Le souvenir, toujours vivace, de sa mère. Cet inaltérable amour dont quelques étincelles avaient dû rejaillir sur lui, à en croire les risques que Rogue avait pris pour le sauver des griffes de Voldemort. Harry eut le sentiment que sa vie, jusqu'alors, n'était qu'une vaste illusion dont les toiles peintes venaient de s'écrouler au sol.

« Voilà pourquoi vous passez votre temps à dénigrer mon père, murmura Harry, comme s'il se parlait à lui-même. Et pourquoi malgré tout…

– M. Potter, je vous serai gré de vous mêler de vos affaires, l'interrompit Rogue sans pour autant chercher à démentir. J'aimerais… finir ma nuit. Au demeurant, il me semble que vous aussi, vous devriez prendre du repos avant le périple qui nous attend. »

Rogue détourna la tête et ferma les yeux. L'imbécilité de ce garçon était incommensurable. Que s'était-il imaginé ? Qu'il avouerait tout ? Qu'il jetterait à bas la forteresse qu'il avait, pendant toutes ces années, édifiée tout autour de lui ? Jamais personne ne saurait.

La respiration de Harry devint légèrement saccadée. Rogue tendit l'oreille, à l'affût d'un sanglot. Quel désolant spectacle qu'un être incapable de se contenir !

Il perçut distinctement un bruit de salive ravalée. Puis ce fut le même bruit que tout à l'heure, le froissement d'une cape qui glisse le long d'une banquette. Pas de doute, Harry s'était à nouveau rapproché de lui.

Un souffle sur son visage… Rogue rouvrit brusquement les yeux, suffoqua. Comment Harry pouvait-il être aussi près de lui ?

« Je vous rappelle ma mère, c'est ça ? » lui demanda le jeune homme en coulant ses yeux dans les siens.

Quelle insolence, songea Rogue. Harry n'y voyait que trop clair : il ressemblait irrésistiblement à sa mère. La fente de ses yeux. Cet iris d'un vert de bruyère. Cette inexprimable candeur. Rogue repoussa son élève du bout des doigts, comme s'il répugnait à le toucher. Car Harry n'était-il pas, aussi, le fils de son père, la source de tous ses tourments. Comment l'infâme pouvait-il s'intriquer avec le sublime ? Et la haine, ainsi, se mêler à l'amour ?

« Je crois vous avoir déjà dit que je souhaitais dormir, M. Potter, répliqua Rogue du ton le plus détaché qu'il put feindre. Combien de fois faudra-t-il vous le répét.. ? »

Rogue fut happé par l'intensité étrange avec laquelle le jeune homme l'observait. Sur le visage de son élève, qu'il ne se souvenait pas être si mature, il ne lisait plus ni peur ni mépris ni provocation mais un sentiment qu'il n'y avait jamais vu et qu'il n'aurait pas su décrire. A moins que… Rogue cligna des yeux, un tic par lequel il avait coutume d'exprimer sa contrariété.

Son regard, alors, tomba sur sa main gantée. Dépassant à peine de ses manches boutonnées jusqu'à la naissance des phalanges, elle était, tout ce temps, restée appuyée contre la poitrine de Harry, dans une molle tentative de le tenir à distance.

C'est alors que Rogue remarqua avec stupeur que ses doigts étaient secoués d'un tremblement rapide. Se pouvait-il que… ? Une dizaine de secondes se passèrent durant lesquelles Rogue tenta, en vain, de faire quelque chose de sa main. Il aurait voulu être ailleurs. A vrai dire, il aurait voulu être mort.

Tout à coup, tout s'éteignit autour de Rogue ; le vent venait de souffler l'unique lanterne qui se balançait à la portière gauche du carrosse. Sans crier gare, Harry saisit le poignet osseux de son professeur, écarta sa main et se rapprocha encore de lui.

« Comment peut-il avoir l'audace…, » pensa Rogue, qui ne cherchait plus à analyser le malaise qui l'envahissait. Ou plutôt, se dit-il à lui-même : « D'où me vient cette faiblesse ? »

Voilà Rogue acculé contre la portière. Une sueur froide lui parcourt l'échine. Malgré l'obscurité, il vient de comprendre où Harry veut en venir. Mais qu'attend-t-il pour freiner cet élan ? Qu'attend-t-il pour l'empêcher de… La main moite de son élève étreint plus étroitement encore son poignet.

Rogue, par réflexe, ferma les yeux, puis les rouvrit. Le visage de Harry touchait presque le sien et il sentait, à travers ses épais vêtements, la tiédeur de son corps. Puis, à tâtons, le jeune homme se mit à le chercher, ses lèvres rencontrant son front, ses paupières, puis son cou. Tout était si confus. Ce n'était pas possible. Il fallait qu'il… Un éclair. L'image de Lily flotta l'espace d'un instant devant Rogue avant de se dissiper. Il était tétanisé.

Sa tête heurta la vitre. Puis un souffle, chaud, humide, s'insinua entre ses lèvres entrouvertes, se faufila le long de sa gorge et s'en alla lui remuer les entrailles. Harry appuyait ses lèvres contre les siennes. Un baiser timide, fugace. Ridicule, se dit en lui-même Rogue. Mais il ne fit rien pour s'y soustraire. Il n'aurait su dire s'il y trouvait de la répugnance ou du plaisir. La sensation était tellement nouvelle pour lui. L'avait-on jamais embrassé comme cela, l'avait-on jamais embrassé tout court ?

Pendant ce temps, le carrosse continuait de rouler à faible allure dans la forêt battue par la pluie.

Harry s'attardait à la lisière des lèvres de Rogue, espérant que son professeur lui rende son baiser.

Dans un sursaut, Rogue tenta de se dégager mais l'énergie lui manqua. Son corps ne lui obéissait plus. Il n'était plus qu'une poupée de chiffon bercée par le mouvement du carrosse. Il fallait qu'il…

N'y tenant plus, Harry lui donna un second baiser. C'en était trop pour Rogue. Une décharge électrique le ramena à lui : il repoussa violemment Harry au fond du carrosse, manquant de l'assommer. D'un bond, il se dressa tel un cobra, rejetant sa cape en arrière et fouillant fébrilement dans la poche de sa redingote.

« Que cela soit bien clair, Potter, cracha-t-il en pointant sa baguette en direction de son élève. Il est hors de question, totalement hors de question, que je rentre dans votre… dans votre… »

Rogue ne trouvait pas les mots. Mais son visage, devenu terrifiant, parlait pour lui. Harry le regardait, stupide, les yeux écarquillés, la mâchoire pendante. Pourquoi ce déferlement de violence ? Ne venaient-ils pas de…

« … dans votre… délire, acheva Rogue, d'un ton où sourdaient l'émotion et la colère mêlées.

– Professeur Rogue…, protesta faiblement Harry. Je ne voulais pas…

– Plus jamais ça, c'est clair, Potter ? reprit Rogue d'une voix qui se mit à vibrer de tout le dégoût que le souvenir de ce baiser lui inspirait. Ou je vous… je vous… »

Rogue n'acheva pas. Harry baissa les yeux. Sa mâchoire tremblait, ce qui chez lui était un signe annonciateur des larmes. L'espace d'un instant, il avait espéré que Rogue, enfin, s'était livré.

« N'en parlons plus », dit brusquement Rogue en rejetant, d'un coup de tête, les mèches noires qui lui étaient tombées devant les yeux.

Pas de doute, songea Harry à regret. L'impitoyable Rogue s'était totalement ressaisi.

Avec une lenteur affectée, son professeur ralluma la lanterne d'un coup de baguette, se rassit aussi dignement que possible et reprit en main La Gazette du Sorcier. Dix minutes se passèrent ainsi.

Alors Harry s'enroula dans sa cape et se recroquevilla contre la vitre du carrosse. A l'autre extrémité de la banquette, son professeur, repliant son journal, en fit de même.

Et c'est dans cette position qu'ils passèrent, chacun de leur côté et sans échanger une seule parole, le reste du voyage jusqu'à Plymouth.

Ils parvinrent à Plymouth aux alentours de six heures du matin. Comme convenu, la goélette affrétée par la directrice de Beaux-Bâtons les attendait au fond de la crique, à peine visible par cette nuit sans étoiles. Le carrosse repartit sans bruit, après que Harry, au prix de mille efforts et de quelques acrobaties, ait réussi à descendre du toit la malle bourrée de grimoires.

Rogue l'avait précédé sur le rivage, impatient d'en finir. Mais comment allaient-ils rejoindre la goélette, qui se trouvait à bonne distance ? Soudain, la silhouette d'un vieil homme apparut à ses côtés. Il était à peu près aussi effrayant que Charon devait l'être au bord du Styx.

« Mot de passe ? », zézaya l'homme.

Tirant de sa manche le papier remis par Dumbledore, Rogue s'apprêtait à le lire lorsqu'il s'arrêta net, interloqué. D'un geste brusque, il tendit le papier au passeur, qui y jeta un regard distrait avant de le rouler en boule dans sa main. Cet étrange manège n'avait pas échappé à Harry, resté quelques pas derrière son professeur.

Trois marins masqués chargèrent la malle sur l'étroit canot qui devait les conduire à la goélette. Puis l'un d'entre eux tendit le bras à Rogue pour l'aider à y monter :

« Encore une facétie d'Albus », songea Rogue en posant un pied dans l'embarcation secouée par la houle.

Ce vieux fou allait-il le tourmenter encore longtemps ? Harry rejoignit Rogue dans le canot. Les yeux à demi clos, son professeur ne lui accorda ni un mot ni un regard. Dès qu'ils furent à bord de la goélette, Rogue alla s'accouder au bastingage et, le regard vitreux, fit mine de regarder le soleil se lever sur la mer. Ses longs cheveux et son ample cape flottaient au vent, répandant au milieu du jour radieux une ombre vaguement inquiétante.

Il avait échappé au professeur de potions que Harry avait discrètement ramassé le papier que le passeur, au moment où il s'était volatilisé dans un nuage de fumée, avait laissé tomber sur la plage. Seul à la poupe de la goélette, Harry défroissa méticuleusement le papier. Puis il déchiffra, incrédule, ces quatre mots, dont il n'aurait su dire à qui ils étaient destinés :

« Laissez parler votre cœur ».

Rogue et Harry arrivèrent dans la soirée à l'académie de Beaux-Bâtons, où ils furent reçus avec une pompe incroyable. Toute l'école – un majestueux château dans le style Régence – avait été pavoisée aux couleurs de Poudlard. Sur le perron, Madame Maxime, engoncée dans une grotesque robe d'apparat, les attendait en personne. La géante ne ménagea pas ses efforts pour mettre Rogue à l'aise – en pure perte, car celui-ci resta de marbre face à ses effusions. Alors qu'un majordome le débarrassait de sa cape, Rogue tenta de caser, entre deux rires tonitruants de Madame Maxime, l'objet de sa mission. Pour toute réponse, la directrice passa son énorme bras sous le sien et l'entraîna vers la salle de réception où les attendait un festin gargantuesque.

Harry emboîta le pas à l'improbable attelage. Plusieurs fois, il vit son professeur tenter de dégager son bras frêle et anguleux de celui de Madame Maxime. Mais la maîtresse femme ne comptait pas lui laisser prendre les choses en main et osa même une bourrade qui faillit précipiter Rogue contre le pilastre du grand escalier. Harry ne put réprimer un sourire. Tout était si cocasse, si exotique ici. Il se délectait de cette architecture grandiloquente, des flonflons empesés du petit orchestre qui les accueillit, des tenues couleur pervenche des élèves alignés en une pimpante haie d'honneur.

Après cette nuit éprouvante, Harry avait envie de s'amuser. Il était au bon endroit : le sens de la fête de Beaux-Bâtons était légendaire. Ici, pas de Bièraubeurre ni de jus de citrouille, mais des fontaines ruisselantes de champagne, si vastes qu'on aurait pu s'y baigner et auxquelles chaque participant, élèves comme professeurs, remplissait consciencieusement sa coupe sitôt qu'elle était vide. En guise de discours, la directrice leva un toast. Les élèves lui répondirent en trinquant. En moins d'une heure, tout le monde était ivre, même Harry, qui ignorait que l'alcool pût être si traître et jusqu'à la pétulante Madame Maxime : debout sur la table d'honneur, elle s'était mise à chanter une chanson paillarde à tue-tête. Seul Rogue, qui se tenait à côté d'elle les yeux exorbités, tentait de résister en plaquant la main sur son verre à chaque fois que l'échanson s'approchait de lui. Malgré ses efforts, ses joues hâves s'étaient empourprées. Harry ne lui avait jamais vu si bonne mine.

Le repas fut tellement arrosé – des vins de grand prix et des digestifs leur avaient été servis par des valets en livrée – que Harry, qui mourait de faim à son arrivée, n'avait finalement ingurgité que trois écrevisses et une tranche de pâté croûte. Son état d'ébriété avancé et son piètre niveau en français lui interdisaient de se mêler aux conversations de ses commensaux, mais il n'avait besoin que de ses yeux pour se rendre compte que tous étaient en train de flirter et que des choses coupables se passaient sous la table. Rogue lui-même était occupé à repousser les frottements de sa voisine, une professeur d'astronomie au décolleté affriolant qui avait cru déceler une tache sur son habit. Les Français ne faisaient décidément pas mentir leur réputation de charmeurs invétérés.

Alors que dix heures sonnaient à la pendule rococo qui occupait à elle seule toute la console de l'immense cheminée de la salle, Harry fut emporté au dehors par une farandole. Au son des fifres et des tambourins, les élèves, totalement déchaînés, faisaient le tour des jardins à la française, serpentant à toute allure entre les topiaires, les répliques de marbres antiques et les fontaines en rocaille. Pris dans la danse, Harry ressentit bientôt une griserie plus forte encore que l'ivresse. Ces chants rythmés, ces mains pressant les siennes, le vent de la nuit sur son visage… Il aurait voulu que cette farandole endiablée, qui l'arrachait à sa triste vie, n'en finisse jamais, qu'elle aille encore plus vite, toujours plus vite, encore plus loin, jusqu'à achever, définitivement, de lui vider la tête et le cœur.

Soudain, sans que Harry eût le temps de comprendre comment cela s'était produit, la farandole se divisa en plusieurs rondes qui se mirent chacune à tourbillonner de plus belle. La tête de Harry, elle, tournait en sens inverse était-ce un étourdissement passager, dû à la succession de rotations contraires ? ou bien était-il aussi soûl qu'il le craignait ? Harry opta pour la seconde réponse. Il avait l'impression que les filles avec lesquelles il virevoltait dardaient sur lui des regards de braise, ce qui ne pouvait être que l'effet de son imagination. La fatigue commençait à l'atteindre. Ses jambes se dérobaient sous lui comme si elles étaient en coton.

Tout d'un coup, des deux côtés, les mains qui tenaient les siennes, le lâchèrent. Harry perdit l'équilibre, se rattrapa de justesse et s'immobilisa au milieu d'un cercle de filles qui se resserra aussitôt autour de lui, comme un nœud coulant. Des bras, dont il n'aurait su dire à laquelle d'entre elles ils appartenaient, s'enroulèrent autour de sa taille mince. Il sentait qu'on lui passait affectueusement la main dans les cheveux. Des lèvres brûlantes lui susurraient à l'oreille des paroles vaguement obscènes. D'autres mains, plus délurées, se faufilèrent sous son pull jusqu'à son torse et entreprirent de déboutonner sa chemise. Une pluie de baisers légers comme des papillons tomba sur ses joues, son cou et sa nuque.

Même si, à Poudlard, Harry avait déjà essuyé des œillades et des soupirs énamourés, jamais il n'avait eu affaire à des admiratrices aussi entreprenantes. Il aurait dû en être embarrassé. Mais il était tellement gris et si désespéré qu'il ne chercha pas à se défendre. Pire encore, ces caresses le ravissaient. Pas prude pour un sou, il se laissa embrasser tour à tour par les quatre ou cinq jeunes filles – il n'aurait su dire combien elles étaient au juste – qui s'étaient collées à lui. Il les trouvait toutes charmantes avec leurs lèvres purpurines, même si aucune d'elles n'était vraiment son style.

C'est alors qu'un jeune homme blond, très beau, se joignit au groupe et, enlaçant Harry par les épaules, se mit à l'embrasser plus goulûment encore que ses partenaires féminines. Harry s'abandonna complètement à ce garçon, moins parce qu'il se sentait excité – son hébétude lui coupait tous ses effets – que parce qu'il était avide de tendresse. Être tenu dans les bras d'une personne, même d'un garçon qu'il n'avait jamais vue de sa vie et qu'il ne reverrait plus, lui apportait un réconfort incroyable.

Voilà qu'à présent on le renversait sur l'herbe, mouillée de rosée nocturne. Un poids énorme s'abattit sur lui. Harry se mit à suffoquer.

Dieu sait comment tout cela aurait pu finir si Rogue, surgissant de nulle part, le visage en feu, n'avait arraché Harry à la meute qui le harcelait.

Dans le carrosse qui les ramenait à Poudlard, Rogue s'affairait à rouler le parchemin dont l'encre avait fini de sécher. C'était un traité de coopération scientifique qu'il était parvenu à faire signer, au petit matin, à une Madame Maxime encore éméchée de la veille. En contrepartie des grimoires qu'il lui avait prêtés, la directrice de Beaux-Bâtons lui avait confié plusieurs ouvrages d'alchimie, dont un manuscrit original de Nicolas Flamel et un rare exemplaire de De l'antiquité et de la vérité de l'art chimique de Robert Duval. Il y avait aussi trois pharmacopées illustrées, que Rogue avait feuilletées d'un air intéressé, et la collection intégrale des prédictions de Nostradamus, un astrologue que le professeur Trelawney tenait en grande estime même s'il passait pour un charlatan.

En dépit de la brume qui envahissait son esprit, Harry, mollement avachi à l'autre extrémité de la banquette, remarqua que son professeur de potions était un peu débraillé : le col de sa redingote n'était pas boutonné jusqu'en haut, de sorte qu'on voyait la naissance de sa gorge, dépourvue de la moindre pilosité. Ses bras blancs comme l'albâtre sortaient de ses manches. Quant à sa chevelure noir corbeau, qui n'avait pas dû croiser de peigne ce matin, elle présentait des circonvolutions inhabituelles.

« Ce n'est pas une école de sorcellerie, c'est un lupanar ! finit par lâcher Rogue. Ces dévergondés sont la honte de notre confrérie. Quant à vous, Potter, quelle image avez-vous donnée de Poudlard ? Vraiment, vous ne savez pas vous tenir ! Qu'est-ce qui vous a pris de vous enivrer de la sorte ? Vous ne teniez même plus debout. Si je n'étais pas intervenu, cette bande de débauchés vous aurait… »

Rogue n'acheva pas, mais il semblait avoir voulu dire : « ... fait subir les derniers outrages ». Puis, il ajouta entre ses dents :

« À croire qu'ils droguent leurs vins ».

C'était une excuse commode, pensa Harry, dont la tête pesait une enclume. Mais, lui, savait qu'il avait délibérément trop bu. Et qu'il ne s'était rien passé ensuite auquel il n'avait obscurément consenti. Pas même au rapprochement avec ce jeune homme blond, qui embrassait si bien. Rogue avait-il assisté à la scène ? se demanda Harry, soudain gêné. Et, quand même cela serait le cas, quelle importance, finalement ? Après ce qu'il était arrivé l'autre nuit, il ne pourrait pas tomber plus bas dans l'estime de Rogue. Et puis, au fond, malgré sa passade avec Cho, est-ce qu'il ne préférait pas les garçons, comme Malefoy dont la rumeur courait qu'il rejoignait Zabini dans son lit plusieurs fois par semaine ?

Harry avait trop mal à la tête pour approfondir la question. Il avait hâte de retrouver le douillet de son lit. Peut-être Madame Pomfresh pourrait-elle le dépanner d'un comprimé de Magicaspro, le remède anti gueule de bois des sorciers ?