Chapitre 2

Note: Comme vous allez vous en apercevoir, cette histoire ne croule pas sous les intrigues et les scènes d'action. On est plutôt dans un registre intimiste assez lent - slow burn, baby. J'espère que vous ne m'en voudrez pas.

Athéna, merci de ta lecture et de ta review. Je suis contente que le duo Milo/Aphrodite te plaise, je m'amuse bien à imaginer les deux poisons ensemble!:-)


Camus referma la housse de son appareil et le glissa dans son sac à dos. Des nuages de plomb avaient envahi le ciel, avalant la lumière dorée de la fin d'après-midi qui faisait rutiler les poutrelles métalliques du pont de Brooklyn. Il ne prendrait plus de bonnes photos aujourd'hui.

Il se fraya un chemin parmi les touristes qui envahissaient le trottoir, imperméable au grondement des moteurs et au coassement des klaxons qui s'élevait de tous côtés en cette heure de pointe. Maintenant qu'il avait rangé son matériel, il retrouvait sa capacité à s'abstraire totalement de son environnement au profit de ses réflexions, et celles-ci étaient plutôt optimistes.

La Fondation Graad laissait aux finalistes du concours le libre choix du sujet des photos qu'ils exposeraient, pourvu qu'il s'agisse d'une série cohérente axée autour d'une même thématique. C'était l'idéal pour Camus, qui avait décidé de laisser parler son goût pour l'architecture urbaine. Il savait qu'il excellait dans ce domaine, jamais aussi à l'aise que lorsqu'il s'agissait d'immortaliser une nature morte industrielle, les angles acérés des buildings de Midtown ou la mélancolie d'un parc de jeu abandonné au crépuscule. Il s'était tout naturellement tourné vers son ancien quartier, traquant les signes de la gentrification qui gangrénait Brooklyn. Immeubles vétustes en cours de rénovation, vidés des occupants qui, comme lui, n'auraient jamais les moyens de revenir y vivre lorsque leurs taudis auraient été transformés en appartements de haut standing. Anciennes usines converties en lofts. Voitures rutilantes garées devant des cafés à l'aménagement pseudo-bohème dans lesquels le cappucino coûtait le prix d'un cocktail.

Il avait soigneusement choisi ses sujets et ses points de vue, déterminé l'heure qui les mettrait le plus en valeur en fonction de la fréquentation des lieux et de la luminosité. Il espérait qu'entre ses repérages minutieux et sa technique, il aurait quelques photos intéressantes. Entre les mandats déjà fixés et le déménagement, il n'avait pas été facile de se libérer une journée complète pour cette première tentative en vue du concours, et il ne pouvait pas se permettre de la gâcher.

Arrivé au bout du pont, Camus s'engouffra dans la bouche béante du métro, slaloma entre les passagers qui s'avançaient en sens inverse et rejoignit un quai déjà bondé. Il allait devoir jouer des coudes pour trouver une place dans la prochaine rame, mais au moins, celle-ci l'amènerait directement à la station la plus proche de son nouveau logis.

Il avait emménagé peu après le coup de téléphone de Milo l'informant que s'il était toujours partant, il pouvait avoir la chambre. Ses réticences étaient loin d'avoir disparu, mais la date de la fin de son bail approchait, et il n'avait aucune meilleure option en vue… Jusque-là, toutefois, ses craintes concernant la cohabitation avec Milo et Aphrodite s'étaient avérées sans fondement. Ils étaient aussi extravertis et fantasques qu'il l'avait supposé en les rencontrant, mais n'avaient pas menti en se disant très occupés par leurs activités respectives. Ce qui soulageait Camus, qui préférait éviter de se retrouver trop longtemps en compagnie de ses colocataires. Il n'avait envie ni de devenir la proie de nouvelles questions, ni d'endurer d'incessants bavardages.

Il sortirait pourtant avec eux le soir même pour "fêter son installation", selon les paroles d'Aphrodite. Ce serait aussi l'occasion de rencontrer certains de leurs amis, avait ajouté Milo, comme si Camus frétillait d'impatience à cette idée.

Camus savait qu'il aurait dû se montrer reconnaissant à ses colocataires d'essayer de l'intégrer à leur cercle. Ce n'était pas leur faute s'il n'aimait ni les bars remplis d'individus éméchés, ni les clubs et leur musique trop forte, et encore moins se trouver entourés d'inconnus déterminés à faire sa connaissance.

Il espérait qu'il ne regretterait pas trop d'avoir accepté leur invitation par pure politesse.

Camus regrettait déjà avant même d'être arrivé au lieu du rendez-vous. Il aurait vraiment préféré passer sa soirée à travailler. Ou, peut-être, à profiter du silence pour lire un peu ou regarder un film. Au lieu de ça, il cherchait désespérément un bar qui ne semblait être nulle part, dans un labyrinthe de ruelles inconnues.

Il sortit son téléphone de sa poche et vérifia son GPS. La prochaine à gauche. Il était sûr d'être déjà passé par là.

Et en effet, il avait déjà parcouru cette allée. Elle était vide, à l'exception de quelques containers à ordures qui débordaient. Et, détail parfaitement anachronique, d'une vieille cabine téléphonique collée à un immeuble en briques. Aucune enseigne. Les rares portes que Camus apercevait dans l'éclairage faiblard des réverbères semblaient hermétiquement closes.

C'était le décor parfait pour un meurtre crapuleux.

Mais où était donc ce fichu Golden Triangle?

Il allait vérifier son GPS une fois de plus lorsque son téléphone vibra.

Un message vocal de Milo.

Camus porta le téléphone à son oreille et écouta la tirade enthousiaste de son colocataire :

Hey, salut ! Je viens d'y penser, on ne t'a pas expliqué comment on entre au Golden Triangle, non ? Alors c'est facile : tu vois la cabine téléphonique ? Tu entres dans la cabine, tu décroches le combiné, et tu tapes le code sur le cadran. Le code c'est #3005. C'est un peu nul, comme code, mais bon, c'est un bar, pas une planque de la CIA, enfin c'est ce que dit Kanon, hein. Et après, bon ben tu verras bien. On t'attend au fond !

Camus soupira et remit le téléphone dans sa poche. Bon. Entrée dissimulée, code secret… Les choses devenaient plus claires. Le Golden Triangle devait être un speakeasy, ces bars qui imitaient les établissements clandestins dans lesquels on consommait illégalement de l'alcool à l'époque de la Prohibition. Sauf que la plupart d'entre eux étaient devenus des attractions pour touristes qui n'avaient plus rien de secret. La situation excentrée du Golden Triangle, le fait que Camus n'ait jamais entendu son nom et la discrétion absolue des lieux laissaient supposer qu'il s'agissait peut-être d'un des rares speakeasies encore véritablement réservés aux initiés.

N'empêche que Milo et Aphrodite auraient pu penser à le prévenir plus tôt. Il réprima son agacement. Cette soirée avait déjà mal commencé, s'énerver ne ferait qu'empirer la situation.

Camus se dirigea d'un pas décidé vers la cabine aux parois couvertes de graffitis. Il entra. Rien d'extraordinaire, c'était une cabine téléphonique comme n'importe quelle autre… Si ce n'est qu'aucune cloison ne la séparait du mur de briques contre lequel elle s'appuyait, et sur lequel un triangle avait été sprayé à la peinture dorée. Totalement invisible depuis l'extérieur.

Camus décrocha le combiné comme Milo le lui avait ordonné, et le porta machinalement à son oreille. D'une main, il tapa le code sur le cadran.

Une seconde s'écoula.

Au moment où Camus allait raccrocher pour réécouter le message de Milo, il fut surpris par une voix profonde qui émanait de l'écouteur.

Bienvenue, visiteur. Es-tu prêt à entrer… dans une autre dimension ?

Sur ces mots, un grincement se fit entendre, et le mur de briques pivota lentement vers l'intérieur, révélant un couloir sombre.

Ingénieux, songea Camus. Et sophistiqué. Non, décidément, ça n'avait rien d'un bar à touristes. Qui sait, cette soirée allait peut-être se révéler plus intéressante qu'il ne l'imaginait.

Dès que Camus fut entré, la porte secrète se referma sur lui et le vestibule s'illumina. Il s'allongeait sur une bonne dizaine de mètres, au bout desquels se trouvait une autre porte décorée d'un triangle doré. La lumière provenait de fins néons qui parcouraient toute la longueur du couloir, incrustés dans les murs où ils dessinaient un quadrillage au milieu de fresques représentant des planètes et des nébuleuses. L'illusion d'entamer un voyage intergalactique était parfaite.

Camus poussa la porte du Golden Triangle.

Adieu New York, adieu les murailles de verre et de béton, adieu le 21e siècle.

Le voyage dans l'espace-temps débouchait sur une véritable jungle. Une lumière tamisée filtrait à travers le feuillage de multiples plantes vertes. Debout derrière une table de mixage, un jeune homme aux cheveux mauves produisait une musique aux sonorités exotiques. Une mélodie lancinante enrobait les rires et les conversations tandis que des basses pulsaient comme un cœur au creux de l'organisme chaud et humide dans lequel il venait de pénétrer. Certains des clients agglutinés autour du bar en teck se balançaient comme inconsciemment au rythme de la flûte et des tambours.

— Camus !

Milo, Aphrodite et un troisième homme aux longs cheveux lilas lui faisaient signe depuis le coin de salle où ils étaient assis sur des fauteuils confortables. Camus se dirigea dans leur direction, constatant au passage qu'il marchait sur un plancher de verre recouvrant ce qui semblait être une immense carte au trésor.

Un repaire pirate dissimulé au cœur de Manhattan.

Une fois de plus, l'idée que sa nouvelle vie en colocation s'annonçait pleine de surprises lui traversa l'esprit.

A cette heure, la foule était encore clairsemée et Camus n'eut aucune peine à se frayer un chemin jusqu'à ses colocataires.

Il prit place sur le fauteuil qui restait libre au moment où une serveuse arrivait avec un plateau. Elle déposa avec dextérité trois cocktails sur des sous-verres noirs ornés d'un triangle doré.

— Voilà pour vous, jeta-t-elle à Milo et ses acolytes avant de se détourner pour fixer sur Camus son regard bleu souligné d'un épais trait d'eye-liner.

— Salut ! C'est toi alors, le remplaçant de Mu ?

Aphrodite prit sur lui de faire les présentations sans attendre sa réponse.

— Tu as vu juste, Thétis. Camus est notre nouveau coloc. Camus, voici Thétis. La maîtresse officieuse de ces lieux, ajouta-t-il avec un clin d'œil.

— Officieuse ? Même Kanon le reconnaît, gloussa l'inconnu.

— Parce que ça l'arrange bien d'avoir quelqu'un pour garder l'œil sur tout pendant que Monsieur s'amuse, corrigea la dénommée Thétis avec un soupir exagéré. Alors, Camus, tu bois quoi ?

Camus jeta un œil sur le menu qu'elle lui tendait et sa respectable liste de cocktails. Il n'en connaissait aucun, et jeta son dévolu sur le premier qui contenait de la vodka.

— Un Kraken.

— Excellent choix. Je reviens !

La jeune femme s'éloigna, sa robe rose sinuant autour d'elle comme les nageoires vaporeuses d'un poisson combattant.

— Je suis Mu, ton prédécesseur, se présenta l'inconnu avec un grand sourire.

Camus serra la main qu'il lui tendait.

— Enchanté.

— Ils ne t'en font pas voir de toutes les couleurs, j'espère, commenta Mu avec un coup d'œil moqueur aux deux autres.

— Mu, enfin ! Camus, dis-lui qu'on est adorables.

Camus regarda alternativement la mine faussement scandalisée de Milo et le doux sourire de Mu.

— … Tout se passe bien, répondit-il finalement. Je prends encore mes marques.

Mu hocha la tête.

— Milo et Dite m'ont dit que tu étais photographe, c'est ça ?

— Oui. Et toi ? Tu es dans l'art aussi ?

— Pas vraiment, non.

— Bien sûr que si, intervint Aphrodite. Mu est orfèvre et ses bijoux sont de véritables œuvres d'art !

Mu rougit, mais une étincelle de plaisir illumina le vert sombre de ses yeux.

— D'ailleurs, Mu, comment avance ta collection ? Renchérit Milo.

— Bien. Tout devrait être prêt pour le vernissage. J'ai créé ma propre marque et je lance ma première collection bientôt, expliqua-t-il à Camus.

— Oh, fit Camus.

Brillant sens de la répartie, comme toujours. Il ne s'y connaissait pas plus en bijoux qu'en tatouage ou en maquillage.

— Mu a un super concept, précisa Aphrodite.

Camus se demanda l'espace d'une seconde si Aphrodite avait perçu son malaise et s'efforçait de lui donner les moyens de relancer la conversation. Sans s'attarder sur sa réflexion, il saisit la perche.

— Ah oui? En quoi consiste-t-il? demanda-t-il à Mu.

— Je vais présenter une série de douze parures en or basées sur les signes du zodiaque, répondit celui-ci après avoir avalé une gorgée de son cocktail couleur corail.

— Mu va déchirer ! s'exclama Milo.

Mu accepta le compliment timidement. Il semblait beaucoup plus réservé que Milo et Aphrodite. C'était étonnant qu'il ait vécu avec eux… Et plus étonnant encore qu'ils semblent devenus de très bons amis, songea Camus. Mais cela expliquait peut-être pourquoi ils l'avaient choisi. Ils avaient dû vouloir maintenir le même type de dynamique que celle qu'ils entretenaient avec Mu.

— Alors, qu'est-ce que tu penses de l'endroit, Camus ? Questionna Milo.

— L'idée est intéressante et l'ambiance originale.

— Tu trouveras pas un autre bar comme ça dans tout New York. Et il est vraiment secret, hein. Aucune publicité. Même pas de cartes de visite. Encore que Kanon envisage d'en faire, écrites à l'encre sympathique. Il faudrait les mettre au-dessus d'une flamme pour que les mots apparaissent, comme dans les films.

— Il pousse vraiment son concept à fond…

Le regard de Camus s'était égaré vers les étagères garnies de spiritueux devant lesquelles un jeune homme jonglait avec des shakers à une vitesse hallucinante. Un bandeau noir recouvrait l'un de ses yeux.

— Ah, tu as repéré Isaak, constata Aphrodite. Personne ne sait s'il est vraiment borgne ou s'il joue juste le jeu.

— Milo lui a demandé, une fois, après quelques verres, intervint Mu. Isaak l'a regardé d'un air… J'ai cru qu'il allait le congeler sur place.

Milo haussa les épaules et tira sur sa paille.

— Ce gamin fait de super cocktails, mais c'est pas l'amabilité qui l'étouffe, c'est sûr.

— Il est parfaitement aimable quand on ne lui pose pas de questions débiles.

L'homme qui venait d'apparaître à côté de leur table pour prendre la défense du dénommé Isaak tira un fauteuil inoccupé près d'eux et s'y affala.

— Camus, tu as devant toi Kanon. Le seul propriétaire de bar qui laisserait son barman insulter ses amis sans hausser un sourcil.

— Pas "mes amis", Milo. Seulement toi, apparemment.

— Non mais tu vois comment il me parle? Je ne sais pas ce que j'ai fait pour me retrouver avec un pote pareil. J'ai dû tuer des gens dans une vie antérieure. Mauvais karma.

Milo prenait Camus à témoin sous les sourires indulgents de Mu et Aphrodite, qui devaient être habitués depuis longtemps à ce genre de scènes.

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise, fallait refuser de me piquer la première fois. Je ne serais pas devenu ton meilleur client, cette détestable amitié ne serait pas née… chantonna Kanon.

— C'est l'œuvre de Milo ?

Camus regardait les avant-bras qui émergeaient des manches retroussées de la chemise de Kanon. Chacun d'eux s'ornait d'un masque de style antique. Celui de droite arborait une expression sereine. Celui de gauche pleurait. Les traits fins et précis dégageaient une impression de force et de vivacité, comme si le dessin avait été réalisé d'un seul coup de crayon rapide. De chaque côté, un éclat écarlate brisait la monotonie des lignes noires. Le sourire de l'un des visages, les larmes de l'autre.

— Absolument. Les numéros 6 et 7, si je ne me trompe pas.

Camus retint de justesse sa mâchoire de se décrocher.

— 6 et 7 ? Tu en as combien ?

— Je suis passé sous les aiguilles de monsieur quatorze fois. Il paraît que ça indique peut-être une certaine tendance au masochisme, mais chut, murmura Kanon en posant un doigt sur ses lèvres.

— Maso mon œil. Ne l'écoute pas, Camus. Je suis particulièrement doux. D'ailleurs, il s'est endormi pendant que je lui tatouais le dos.

Camus retint un sourire devant le sérieux de son colocataire visiblement décidé à défendre ses compétences professionnelles.

— Je ne parlais pas de tes aiguilles, mais de ta conversation. Il n'arrête pas de jacasser. Imagine-toi l'écouter babiller pendant une séance de quatre heures ! Le sommeil était mon seul refuge.

Kanon mima l'effroi, et Camus ajouta une drama queen de plus à la liste. Comment Mu, qui semblait être une personne normale, ne s'épuisait-il pas à les côtoyer?

— Ah ben voilà. Je t'ai tellement saoulé que tu t'es endormi, du coup t'as pas vu le temps passer et t'as pas eu mal. Comme quoi, elle marche, ma technique pour détendre l'atmosphère !

Milo avala une bonne rasade de son cocktail, l'air satisfait.

— Ouais, c'est ça… C'est à se demander comment tu as pu bosser comme mannequin. Tu étais bien obligé de te la coincer, non ?

— Tu as été mannequin ? interrogea Camus.

— Pendant mes études et mon apprentissage de tatoueur. Il fallait bien nouer les cordons de la bourse, grimaça Milo.

— Milo aurait pu en faire une vraie carrière, s'il avait voulu, ajouta Aphrodite.

Ça n'avait rien de particulièrement étonnant, vu la plastique sculpturale de Milo. Et au-delà de son physique, le tatoueur possédait un charisme flagrant. Le regard d'un cyan intense, le sourire lumineux, les lèvres pleines à la courbe sensuelle… Milo devait littéralement brûler la pellicule. Ce qui surprenait Camus, c'était plutôt qu'il n'avait pas repéré chez lui la moindre trace de cette affectation qui caractérisait tous les mannequins avec lesquels il avait travaillé.

— Tu n'aimais pas ça? demanda Mu.

Milo haussa les épaules.

— Je ne détestais pas, en fait. C'était sympa, des fois. Et d'autres… Ça dépendait beaucoup du photographe et de l'ambiance.

Il se tourna vers Camus.

— Je suppose que c'est pareil, de l'autre côté de l'objectif?

Camus acquiesça alors que Thétis se matérialisait à ses côtés et posait un verre devant lui.

— Et voilà ! Bienvenue au Golden Triangle, Camus.

— … Et bienvenue au douzième ! lança Aphrodite en levant son verre, aussitôt rejoint par tous les autres.

— Bienvenue, Camus ! répéta Milo en écho à Aphrodite.

— J'espère que tu t'y plairas autant que moi. Ils n'en ont pas l'air, mais je t'assure qu'au fond, ils sont vraiment adorables, commenta Mu avec un regard malicieux.

— Merci de m'avoir accueilli, répondit Camus alors que les verres cliquetaient l'un contre l'autre.

La sincérité de ses paroles le surprit lui-même. Il n'avait peut-être pas d'affinités particulières avec Milo et Aphrodite, mais il ne pouvait pas nier qu'ils étaientgentils et faisaient de leur mieux pour que la colocation fonctionne.

— Longue vie au nouveau trio ! Conclut Kanon, en donnant le signal de la première gorgée.

Accoudé à une table haute, Camus observait. L'ambiance du club où il avait suivi ses colocataires et Kanon après que Mu ait regagné l'appartement qu'il partageait avec son compagnon — le fameux Aldé — tranchait radicalement avec celle du Golden Triangle. Le Valhalla était aussi froid que le bar de Kanon était chaleureux. Le mobilier de plastique blanc, les faisceaux de lumière violets qui fendaient l'obscurité, les alcôves qui entouraient la piste de danse évoquaient l'un de ces vaisseaux spatiaux aménagés comme une ruche que l'on voyait dans les films de science-fiction, lisses et aseptisés. Il était difficile d'imaginer que les deux endroits ne se trouvaient qu'à quelques rues l'un de l'autre.

Milo et Kanon se déhanchaient à quelques mètres de lui tandis qu'Aphrodite sirotait un énième cocktail à ses côtés.

— Tu ne veux pas danser ?

— Je n'aime pas ça, avoua Camus. Et toi?

Aphrodite bâilla.

— Crevé. C'est un miracle que je n'aie pas dû bosser ce soir. C'est cool que La Rose de Versailles ait autant de succès, mais avec les supplémentaires que la troupe a ajoutées, je n'ai presque plus de pauses.

Camus allait interroger davantage son colocataire sur la comédie musicale pour laquelle il travaillait lorsqu'un mouvement inhabituel attira son attention.

Non loin d'eux, une jeune fille blonde venait de s'arracher à l'étreinte d'un homme qui l'avait enlacée par derrière. La scène n'avait malheureusement rien d'original dans ce genre d'endroits, à cette heure : elle était jolie, il était ivre, il se croyait tout permis.

Malheureusement, le malappris avait aussi une carrure de déménageur et l'alcool mauvais, au vu du rictus de rage qui se dessina sur son visage. Il saisit la jeune fille par un poignet et la plaqua violemment contre un mur.

Camus en était encore à analyser la situation — y avait-il des videurs dans cette boîte ? Si oui où ? Avait-il le temps d'aller les prévenir ? Quelqu'un l'avait-il déjà fait ? Valait-il mieux intervenir ? En était-il capable ? — qu'une tornade bleue s'abattait sur le dos massif de l'ivrogne.

Milo noua un avant-bras en clé sous le menton de l'homme et propulsa son genou au creux de ses reins. L'agresseur émit un cri de douleur, inaudible sous le déluge de riffs qui s'abattait des hauts-parleurs mais clairement identifiable à la façon dont sa bouche s'ouvrit toute grande avant de se tordre. Il relâcha sa proie qui resta figée, ses yeux verts écarquillés sous le choc.

La bande sonore passa sans prévenir à une pop sucrée.

Milo continuait à appuyer sur la gorge de l'inconnu.

La scène avait quelque chose d'irréel, hachée comme elle l'était par les flashes des stroboscopes qui conférait aux mouvements de tous les acteurs une qualité presque robotique. La panique qui commençait à transparaître dans la grimace de l'inconnu, l'expression vacante de sa victime, les dents serrées de Milo et son regard qui brûlait comme le cœur bleu d'une flamme...

Une voix acidulée chantait des paroles que Camus ne comprenait pas.

Milo était-il capable d'étrangler cet homme ?

Camus sentit plus qu'il ne vit Aphrodite se lever. Au même moment, Kanon rejoignit Milo et l'attrapa fermement par les épaules. Il dominait les deux combattants de sa haute taille et chuchotait quelque chose à l'oreille du tatoueur.

Le bras de Milo se détendit, mais il n'avait pas complètement relâché sa prise lorsque le videur, un géant portant un t-shirt marqué du logo du Valhalla, intervint enfin.

Aphrodite avait également rejoint le petit groupe entre-temps et Camus observa la suite des événements comme il aurait regardé un film muet, les dialogues noyés par la musique. Aphrodite donnait sa version de l'histoire à grands renforts de gestes. Le videur interrogeait la jeune fille, qui paraissait avoir repris ses esprits. Elle dut corroborer la version d'Aphrodite, car le géant jeta un regard significativement plus apaisé à Milo.

Celui-ci se taisait, totalement imperméable aux remerciements que la blonde s'était mise à lui prodiguer. Ses poings continuaient à se contracter rythmiquement, comme si frapper l'agresseur le démangeait. Sa mâchoire était crispée et un tendon saillait sur le côté de sa gorge. Ses yeux brillaient toujours d'une fureur rentrée, contenue à grand-peine. Il n'avait plus rien à voir avec le Milo souriant et charmeur dont Camus avait fait la connaissance.

Deux autres videurs se joignirent à l'attroupement et, sur un mot de leur collègue, escortèrent le fauteur de troubles en direction de la sortie. Le géant jeta un œil à Milo et sembla juger préférable de ne pas lui laisser la possibilité de le suivre.

Camus approuvait.

Kanon et Aphrodite aussi, visiblement. Après quelques derniers mots au videur et à la jeune femme, ils entraînèrent Milo en direction du bar. Aphrodite pirouetta sur lui-même pour articuler « on te ramène un verre » en direction de Camus avant de se retourner à nouveau.

Camus resta immobile. Milo dégageait en temps normal une aura tellement solaire qu'il ne l'aurait jamais imaginé capable de faire preuve d'autant de rage et d'agressivité, aussi justifiées qu'elles puissent être.

Il avait bien imaginé que sa colocation lui réservait des surprises… Mais il espérait qu'il n'y en aurait pas d'autres du même genre.


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