Note: Joyeuses Pâques à tou-x-te-s! A défaut de pouvoir vous offrir du chocolat, voici un nouveau chapitre tout frais! Comme je m'apprête à partir en vacances quelque temps loin de mon clavier et de mon écran, il faudra patienter un peu plus longtemps pour la suite. J'espère que vous ne m'en voudrez pas!

Athéna, merci pour ta review! Je suis contente que les clins d'oeil à la série t'aient plu, c'est une des choses que j'ai adoré faire avec cet UA. Et bien sûr, Milo viendrait te sauver si tu étais en détresse. Cela dit, je préférerais que tu n'en aies pas besoin!;-)

Chapitre 3

Un. Deux. Trois. Quatre…

Le sang de Milo pulsait dans ses tempes au rythme de ses coups sur le punching-ball. Le son mat de ses frappes contre le cuir étouffait les autres bruits environnants : le sifflement des cordes à sauter, les grognements des paires de combattants en train de s'affronter sur les rings, les injonctions d'Aldébaran, ses propres halètements.

Ce qu'il pouvait aimer s'abandonner à ces percussions… ça lui rappelait les basses que Sorrento distribuait généreusement dans sa musique au Golden Triangle, en plus brutal. C'était comme si son cœur battait dans ses poings et dans ses pieds plutôt que dans sa poitrine. Peu à peu, son esprit se focalisait uniquement sur ce tempo et laissait glisser tout le reste. Pensées. Reproches. Souvenirs.

Quand le dessin ne suffisait pas, se défouler physiquement fonctionnait, en général.

C'était malsain, bien sûr. Et paradoxal. Il aurait dû être la dernière personne à s'entraîner à tabasser quoi que ce soit. Et pourtant chaque impact le rassurait, lui donnait une illusion de contrôle. Agressivité maîtrisée. Pour le moment.

— Milo ! Tu as assez maltraité ce pauvre sac, non ?

Milo termina son enchaînement et stabilisa le punching-ball avant de se tourner vers Kanon. Celui-ci venait de ranger la corde à sauter qu'il faisait tourner depuis vingt bonnes minutes. La sueur collait à son visage les quelques petits cheveux qui avaient échappé à sa queue de cheval haute.

Quand Mu avait commencé à sortir avec Aldébaran, celui-ci leur avait vanté les mérites des sports de combat pour la condition physique, la confiance en soi et la détente. Kanon et Milo s'étaient laissé convaincre de faire quelques séances d'essai dans le club qu'il dirigeait. Ils étaient tous les deux devenus accros. C'est parce qu'on est des guerriers, fanfaronnait Kanon.

Milo le connaissait trop bien pour s'y laisser prendre.

C'est parce qu'on est deux losers qui espèrent expier leurs conneries en tapant sur des trucs inertes. Enfin, au moins, on ne risque pas de leur faire de mal, à eux.

— Tiens.

Milo attrapa la bouteille que Kanon lui tendait et en vida la moitié d'un coup. Puis il la reposa et se rapprocha de son ami pour se livrer à quelques exercices de stretching à ses côtés.

— Alors, comment ça se passe avec le nouveau ? questionna Kanon. Il a l'air…

Il chercha le mot une minute.

— Sympa, finit-il par trouver.

Milo jeta un regard à leur reflet dans le miroir qui leur faisait face. Sous les néons qui éclairaient l'intérieur du Punching Bull, des ombres violettes cernaient ses yeux. Passer la moitié de ses nuits à baiser pour ne pas réfléchir et l'autre moitié à réfléchir quand même à ce qui aurait pu se passer s'il avait été seul au Valhalla, ça ne lui réussissait vraiment pas.

— Tu peux avoir l'air encore moins convaincu, s'il te plaît ?

— Ecoute, t'admettras quand même que c'est pas la joie de vivre incarnée !

Kanon étira ses bras en l'air. Son t-shirt suivit le mouvement, révélant une bande de peau mate au-dessus de son jogging.

— Il a l'air hyper fermé. Comme un mur, reprit-il. Et pas un mur avec un joli papier peint et des photos de famille dessus, hein. Plutôt un mur… d'hôpital. Ouais, voilà, c'est ça!

Le pire, c'est que Milo voyait ce qu'il voulait dire. Camus était incroyablement inexpressif, et s'il dégageait quelque chose, c'était principalement de la froideur. Un mur, pâle, dur et tout en angles.

Mais bon, à défaut de chaleur humaine, il avait d'autres qualités, quand même!

— Il est plutôt sérieux et pas super social, c'est vrai. Mais il a l'air intelligent. Et il fait des efforts. Je crois que c'était pas très naturel pour lui de sortir avec nous tous.

— Mouais…

Kanon arqua son dos vers l'arrière, ce qui eut l'avantage de tendre son t-shirt sur ses pectoraux tout en soulignant sa chute de reins. Milo ignora la distraction et se mit à faire rouler ses épaules dans un sens puis dans l'autre.

— C'est de toute façon mieux que le gars qui a demandé s'il pourrait accrocher le portrait de sa mère au salon, et que le niais au bandana.

— Je sais pas comment vous faites, aussi, pour attirer des cas pareils…

Kanon ramassa son linge-éponge et s'en frotta vigoureusement le visage.

— Mauvais karma, je te dis. En tout cas, Camus est facile à vivre et posé, c'est ce qu'on voulait, au final ! Ça deviendra peut-être pas un super pote comme Mu, mais au final, c'est pas si grave…

— Tant que vous ne le laissez pas trop rafraîchir l'atmosphère!

Kanon se pencha en avant dans un louable effort pour toucher le sol du bout des doigts. La pose mettait parfaitement en valeur son fessier rond et musclé.

— T'inquiète pas pour ça, répliqua Milo lentement.

Cette fois, il déclarait forfait.

Kanon lui jeta un coup d'oeil oblique sans se relâcher.

— Tant mieux.

Son sourire en coin ne laissait aucun doute sur le fait qu'il avait compris où les pensées de son ami s'étaient égarées.

Après tout, pourquoi pas? Ça faisait un moment que Milo n'avait pas partagé un moment de qualité entre amis avec Kanon. Et c'était tellement plus simple que les applications de rencontre.

Kanon se redressa et but quelques gorgées d'eau avant de faire face à Milo.

— J'irais bien faire une petite sieste après tout ça, moi, annonça-t-il en léchant l'humidité qui restait sur ses lèvres.

Milo attrapa sa serviette et la posa sur ses épaules. Il était partant, mais là, le timing était mal choisi.

— Tu la feras tout seul, alors. J'ai des clients qui m'attendent.

— Pfff… t'es pas drôle, Milo!

— Tout le monde ne peut pas faire semblant de bosser uniquement la nuit, mon grand. A plus!

Milo s'éloigna en direction des vestiaires non sans coller une claque sur les fesses de Kanon. Ça lui apprendrait à jouer les vils tentateurs.


Camus retenait son souffle tandis que Shura examinait d'un oeil acéré les clichés qui défilaient sur son écran.

Il avait fait la connaissance de l'Espagnol au Pratt Institute où Shura faisait partie des étudiants avancés chargés de superviser les petits nouveaux à leur arrivée. Ils avaient développé une amitié taciturne mais franche, et même des années après, Shura était l'une des seules personnes à qui Camus faisait confiance pour juger son travail. D'une part parce qu'il disposait d'un sens critique affûté, d'autre part parce qu'il savait qu'il pouvait s'attendre à un retour clair et direct. Personne n'avait jamais accusé Shura de mâcher ses mots.

Enfin, son ami le regarda par-dessus le couvercle de son ordinateur portable.

— Verdict? demanda Camus d'une voix dont il espérait qu'elle ne trahissait pas son impatience.

Shura pinça ses lèvres fines.

— Ce sont de belles photos, commenta-t-il platement.

Dans la bouche de n'importe qui d'autre, Camus aurait pu croire à un compliment. Malheureusement il connaissait trop bien Shura pour s'y tromper.

— Mais… ? s'enquit-il posément.

— C'est tout.

Camus se demanda brièvement si les gens qui lui reprochaient d'être trop laconique ressentaient la même frustration que lui en ce moment envers Shura. Si oui, il les comprenait mieux.

Heureusement, son ami reprit sans qu'il ait besoin de lui tirer les vers du nez.

— Toutes les règles de composition sont respectées, les jeux d'ombre et de lumière maîtrisés…

Shura se leva et fit le tour de la table qui le séparait de Camus.

— Ce sont des photos de pro, ça ne fait aucun doute.

Encore heureux, songea Camus. Il prenait toujours soin d'appliquer précisément les techniques qu'on lui avait enseignées. Il étudiait ses cadrages, utilisait à son avantage les contrastes et les perspectives, savait attendre exactement le bon moment pour appuyer sur le déclencheur…

— Et c'est exactement ce que je leur reproche, continua Shura. Tu choisis de bons sujets, tu les traites bien, mais on sent que tout est calculé, pensé, réfléchi... La perfection formelle, c'est très bien, Camus. Mais ça ne suffit pas toujours.

Camus eut l'impression qu'une pierre lui tombait sur l'estomac.

— C'est mon style, c'est tout, se défendit-il.

Evidemment, ses images léchées n'avaient rien à voir avec celles de Shura, qui avait gagné un prix l'an dernier pour un reportage photo en zone de guerre réalisé pour le compte d'une organisation humanitaire.

L'Espagnol fronça les sourcils, un signe certain qu'il commençait à s'impatienter.

— Justement pas! Ce n'est pas un style, ça! Bordel, Camus, tu vas arrêter avec la mauvaise foi? Regarde tes photos et dis-moi qu'elles expriment quelque chose de personnel, sérieusement?

Camus se tut, le souffle coupé. Son respect pour le jugement de Shura se battit en duel avec sa fierté l'espace d'une minute, puis finit par gagner. Il avait voulu un avis sincère, le minimum qu'il pouvait faire était de l'écouter jusqu'au bout.

Il passa à son tour derrière le bureau et s'assit en face de l'ordinateur. Il se mit à passer en revue ses clichés, une fois de plus.

A chaque clic, la pierre s'enfonçait davantage dans ses entrailles.

Shura avait entièrement raison. Camus avait l'impression d'avoir erré sans la brume sans s'en rendre compte, et de réaliser au moment où elle se dissipait qu'il se trouvait au bord du précipice.

Ses photos dont il était si fier ne présentaient aucune originalité. La thématique n'était pas nouvelle, et le traitement tout à fait classique.

Les clichés des quartiers tendance de Brooklyn évoquaient un guide touristique et ceux des vieux immeubles en chantier un reportage misérabiliste sur les oubliés de la prospérité new-yorkaise. Les images étaient esthétiques, lisibles, mais figées. Sans âme. On n'y ressentait même pas l'amertume de Camus face à son éviction.

Comment pouvait-il espérer démontrer qu'il était un artiste, un vrai, capable de produire des oeuvres marquantes, avec ça?

Il agrippa le rebord du bureau pour empêcher ses doigts de trembler.


Camus émergea de la station du métro la plus proche de chez lui une heure plus tard, d'une humeur aussi sombre que les nuages qui s'amoncelaient au-dessus de Manhattan. Il accueillit avec résignation l'averse qui commença à se déverser dès qu'il eut tourné le coin de la rue; de toute façon, c'était une journée pourrie, et son incompétence méritait de se faire noyer sous des torrents d'eau.

Il partit d'un pas rapide en direction de son immeuble, collé au mur pour préserver le sac contenant son appareil photo de la pluie battante. Il était imperméable, en principe, mais on ne savait jamais.

Il longea une laverie automatique et la devanture d'un barbier, puis enregistra du coin de l'œil la vitrine tapissée de noir du Scarlet Needle. Il l'avait dépassée de trois pas à peine qu'une voix familière l'interpellait.

— Camus !

Il se retourna pour voir Milo qui se tenait sur le pas de la porte.

— Viens t'abriter, lança-t-il avec un geste d'invitation.

Camus hésita. Il se sentait encore moins d'humeur à discuter que d'habitude et n'avait aucune envie de pénétrer dans l'antre de Milo. Il avait besoin de réfléchir. Il fallait qu'il trouve une idée susceptible de lui donner une chance de briller au concours de la Fondation Graad. Il n'avait pas de temps à perdre en bavardages.

Des gouttes d'eau roulèrent dans le bas de son dos.

Si la pluie transperçait le sac…

— Allez, le temps que l'averse s'arrête ! Je t'offre un café !

Camus fit demi-tour et suivit Milo à l'intérieur.

Il était passé plusieurs fois devant le studio depuis son emménagement, sans jamais y entrer. La pièce dans laquelle il pénétra, moderne et fonctionnelle, était visiblement réservée à l'accueil des clients. Un comptoir s'étendait face à la porte d'entrée, et derrière lui s'affichaient les goûts éclectiques du propriétaire des lieux : des gravures anciennes y côtoyaient des estampes japonaises, des planches de manga, des reproductions d'Egon Schiele, des illustrations du Seigneur des anneaux et d'autres oeuvres que Camus ne parvenait pas à identifier.

Ça ne ressemblait pas à ce qu'il avait imaginé.

Tu croyais quoi, qu'il avait un donjon rempli d'instruments de torture ?

— Assieds-toi, lança Milo en indiquant deux petits fauteuils rouges séparés par une table basse en verre.

Un bloc à dessin et des crayons occupaient l'un des sièges. Camus s'assit sur l'autre, tandis que Milo s'affairait auprès de la machine à café qui trônait dans un coin.

— Je ne veux pas te déranger.

— Si tu me dérangeais, je ne t'aurais pas appelé. En plus, c'est tout le contraire, tu me rends service ! J'ai un client qui m'a posé un lapin, et je bloque sur un dessin, alors j'avais vraiment besoin de distraction, là…

Camus regarda plus attentivement autour de lui pendant que Milo remplissait deux tasses d'espresso. Contrairement au mur du fond, celui contre lequel s'appuyait la machine à café était couvert de dessins encadrés qui paraissaient tous de la même main. Les motifs variés se caractérisaient par des lignes noires parsemées d'éclats de rouge. Exactement comme les tatouages que portait Kanon.

— Ce sont les tiens ? demanda Camus lorsque Milo le rejoignit avec les cafés. Celui-ci déposa son chargement sur la table, puis récupéra le matériel abandonné sur son fauteuil avant de s'asseoir.

— Oui. Je ne suis pas allé chercher le nom de mon studio bien loin, ironisa-t-il avec un haussement d'épaules. Tiens, puisque tu es là…

Il tendit à Camus l'ébauche sur laquelle il devait travailler avant son arrivée.

— … J'ai un souci de composition, avec celui-là. Toi qui es photographe, tu dois avoir un bon œil, alors dis-moi : tu vois quelque chose qui cloche ?

Le dessin représentait un phénix. Même à l'état d'esquisse, il dégageait une expressivité frappante. Des traits noirs fins et nerveux qui paraissaient avoir été tracés à main levée, des plumes écarlates qui semblaient voleter autour de l'oiseau comme si elles lui avaient été arrachées par une bourrasque… Si le regard de Camus avait été moins exercé, il aurait pu croire à l'illusion de spontanéité et de désordre. Sauf que chaque tracé était parfaitement droit et que les pointes de couleur attiraient l'œil exactement là où il fallait pour faire ressortir un élément de l'ensemble. Une précision chirurgicale derrière une apparente nonchalance.

Il ne pouvait pas juger de ce que Milo valait comme tatoueur, mais comme dessinateur, il avait du style et un œil au moins aussi aiguisé que le sien.

— Je ne vois pas de problème. Au contraire, je trouve ça très équilibré. Peut-être que tu devrais le laisser reposer un peu et le reprendre ensuite ?

Milo le regarda d'un air incertain.

— Rien ne te choque, vraiment ?

— Non. Comme tatouage, je ne sais pas, mais… c'est un beau dessin. Je trouve.

— C'est vrai ?

Le sourire que Milo lui adressa éclipsait la lumière des spots qui éclairaient la pièce.

— Ça me fait plaisir que tu penses ça ! Parce que celui-là, je le trouve super cool à faire. En plus, je crois qu'il est vraiment important pour le client. Il m'a dit qu'il y avait réfléchi pendant des années avant de se décider pour le motif.

— J'imagine que c'est préférable, pour quelque chose qu'on va garder à vie…

— Oh, tu serais étonné du nombre de gens que je renvoie en leur disant de revenir quand ils seront sûrs de ce qu'ils veulent et qui ne reviennent jamais.

La tasse de Camus s'arrêta sur le chemin entre la table et sa bouche.

— Tu veux dire que parfois tu refuses des clients ?

Milo fronça les sourcils.

— Ben, au pire des cas… ça m'est arrivé, oui. Je ne vais pas encrer n'importe quoi sur n'importe qui, quand même ! Le but, c'est pas que les gens regrettent leur tatouage dans deux ans !

— C'est très… éthique.

Le tatoueur haussa les épaules.

— J'essaie… Après, c'est clair que je ne peux pas trop me permettre de faire le difficile non plus. Surtout maintenant que j'ai ouvert le Scarlet Needle. Il faut bien gagner sa croûte…

— Je connais, compatit Camus. Il y a beaucoup de concurrence chez les tatoueurs?

— On est nombreux à New York, et la plupart des clients ne viennent qu'une fois ou deux. A part Kanon, évidemment, ironisa Milo. Pour attirer plus de monde, il faudrait que je prenne plein de photos d'ici, de mes dessins, des tatouages terminés, pour avoir de quoi nourrir les réseaux sociaux… Mais c'est pas vraiment mon truc et je manque déjà de temps pour le boulot de base. Donc, ouais, c'est pas facile. Enfin… C'est pareil pour toi, j'imagine.

Camus hocha la tête. Apparemment, son métier et celui de Milo avaient au moins une chose en commun…

Il but une gorgée de café - trop fort, comment Milo pouvait-il boire ça sans avoir les mains qui tremblent? - et écouta un moment la pluie qui clapotait comme les perles d'un rosaire tombant à l'infini sur le trottoir.

— Pourquoi avoir choisi le tatouage, alors ?

Milo attrapa son bloc, l'ouvrit à une nouvelle page et se mit à griffonner machinalement sur une feuille blanche sans toutefois quitter Camus des yeux. Comme si le geste en lui-même le détendait.

— Je m'ennuyais à Columbia, c'était pas ce que j'espérais, et j'ai trouvé ce job de réceptionniste dans un studio de tattoo…

— Attends, interrompit Camus. Tu as étudié à Columbia ?

L'Université de Columbia était au moins aussi sélective que le Pratt Institute où Camus avait fait ses études de photographie. Pour que Milo y ait été admis… Pas étonnant qu'il soit doué.

— Ben, ouais. Les arts visuels. Enfin, un an, avant de laisser tomber pour apprendre le tatouage. C'est là qu'on s'est rencontrés, avec Dite. Lui, il s'est accroché jusqu'au bout, par contre.

Des étincelles de malice s'allumèrent dans le regard de Milo.

— Tu ne t'attendais pas à ça de la part d'un tatoueur et d'un maquilleur ?

Camus sentit le rouge lui monter aux joues. Pris en flagrant délit de snobisme. Il n'avait pas une seconde envisagé que ses colocataires puissent avoir une formation artistique de haut niveau. Il se rappela du commentaire de Milo sur leur statut commun d'artistes, auquel il n'avait guère accordé d'importance au-delà du fait que cela pourrait les inciter à lui attribuer la chambre.

Il était vraiment stupide. A tous points de vue.

— C'est juste… c'est juste que ce ne sont pas les choix de carrière les plus fréquents au sortir d'une école d'art, essaya-t-il de se justifier.

Les collègues de cours de Camus auraient sans aucun doute considéré le tatouage comme une voie de garage, au même titre qu'ils méprisaient ceux qui mettaient leur talent au service des agences de communication. Et le maquillage, on n'en parlait même pas. Il y avait d'un côté ceux qui exécutaient des travaux de commande, et de l'autre ceux qui cherchaient à s'exprimer à travers leur art. Camus lui-même ne se battait-il pas pour passer des premiers aux seconds ?

Et pourtant, Milo ne se satisfaisait visiblement pas d'exécuter les idées d'autrui sans trop se fatiguer. Aphrodite non plus, d'ailleurs, au vu du temps qu'il passait dans sa salle de bain à expérimenter.

Quant à Camus et à ses prétentions artistiques… La bonne blague.

— Sans aucun doute, approuva Milo avec un petit sourire qui laissait supposer qu'il avait parfaitement suivi les méandres de la réflexion de Camus.

Heureusement, il ne devait pas être susceptible car il continua sur le même ton jovial.

— Disons que je trouve le support humain plus intéressant que le papier.

Il s'intéressa soudain à la page qu'il noircissait, comme si le mot avait attiré son attention sur l'objet. D'un geste sûr, il tira quelques traits, hachura une surface.

Ce qui n'avait été jusqu'alors qu'un embrouillamini de lignes aux yeux de Camus acquit soudain forme et dimension. Un animal, sans le moindre doute. Une silhouette canine, aux oreilles pointues et à la queue en panache. Parfaitement réalisée, presque à l'aveugle.

— Le papier, il ne dit rien, continua Milo sans paraître remarquer la surprise de son interlocuteur. Il n'a pas d'envies, pas d'exigences. Il se plie aux tiennes. Il n'a pas une colonne vertébrale un peu tordue, des grains de beauté, ou un besoin irrépressible de bouger toutes les cinq minutes.

— Et… c'est un inconvénient ?

Le visage de Camus devait laisser transparaître son incrédulité car Milo éclata de rire.

— Disons qu'avec le papier, il y a beaucoup moins de surprises. C'est plus facile de s'ennuyer… Et puis, tout est à sens unique, tu vois? Le papier ne va jamais te remercier d'avoir dissimulé ses cicatrices sous quelque chose de joli…

Le sourire de Milo vacilla un peu, comme s'il regrettait d'avoir révélé quelque chose de trop intime. Il pencha la tête et s'absorba dans son dessin. Sous cet angle, Camus pouvait distinguer les cernes qui soulignaient ses yeux depuis quelques jours. Y avait-il un lien avec l'incident du Valhalla? Ou c'était tout autre chose? Milo avait déserté l'appartement ces derniers soirs. A bien y réfléchir, Camus n'était même pas sûr qu'il y ait dormi.

Camus resta silencieux un moment, pesant ce que Milo venait de dire.

— Donc tu es une sorte d'art-thérapeute ? questionna-t-il enfin.

Milo releva la tête, sourire et regard malicieux à nouveau parfaitement en place.

— C'est un peu ça, oui ! Sans compter que comme tatoueur, tu peux essayer tous les genres, compléta-t-il avec un grand geste du bras englobant toutes les parois couvertes de tableaux. Si tu as des clients un peu audacieux, c'est un challenge permanent. Sans compter qu'infliger des heures de torture à un mec qui la subit pour des raisons purement esthétiques… Ça a un côté fun, en fait, conclut-il avec un clin d'oeil.

Ils n'avaient quand même pas la même notion du fun, se dit Camus en terminant son café. Mais à part ça… cette conversation s'était avérée bien plus enrichissante qu'il ne s'y attendait.

— Ne te vexe pas mais… avant aujourd'hui, je voyais les tatoueurs comme des sortes de… coiffeurs, en plus définitif. Je me rends compte que c'était absurde.

— Peut-être que c'est différent… ou peut-être que tu as aussi quelques préjugés sur les coiffeurs, répondit Milo avec un sourire en coin. Si tu veux un conseil, évite de sous-entendre que la coiffure et le maquillage sont des futilités face à Dite…

Camus grimaça intérieurement. Il allait vraiment falloir qu'il remette ses idées reçues en question, s'il voulait bien s'entendre avec ses colocataires.

Milo paraissait s'amuser de son embarras, avec ce sourire en coin qui ne le quittait pas. Il allait ajouter quelque chose lorsque son téléphone sonna, et avec un signe de tête à Camus, il se retira dans l'arrière-boutique pour répondre.

Lorsqu'il revint, Camus avait rassemblé les tasses vides et récupéré ses affaires. L'averse avait cessé, et il n'avait pas de raison d'importuner davantage Milo.

— Laisse-moi ça, commanda Milo en désignant les tasses. J'ai de quoi faire la vaisselle derrière.

— Ok…

Il passa les bretelles de son sac sur ses épaules.

— Merci pour ton hospitalité, Milo.

— De rien! Ça m'a fait plaisir de discuter avec toi!

Camus sortit avec un dernier signe de la main.

Lui aussi, réalisa-t-il avec étonnement en s'éloignant, il avait pris plaisir à discuter avec Milo.


Plus tard dans la soirée, Camus s'imposa un nouveau visionnage des photos qu'il destinait au concours. Celui-ci s'avéra aussi insatisfaisant que le précédent. Depuis que Shura lui avait mis le doigt sur leurs défauts, Camus ne voyait plus que cela.

De belles photos. Lisses. Scolaires. Complètement prévisibles à force de respecter à la lettre les règles. Froides et inexpressives.

C'était pourtant ce qu'on lui avait appris, dès son enfance. Obéir aux ordres. Être poli. Être raisonnable. Ne pas montrer ses sentiments, à défaut de réussir à s'en passer complètement. Son père, militaire de carrière, ne plaisantait pas avec les règles et les apparences.

Et maintenant, tout cela se retournait contre lui.

Les dessins de Milo s'imposèrent à son esprit. Le phénix qu'il l'avait vu crayonner et les masques sur la peau de Kanon étaient… vibrants. Comme les yeux de leur auteur, ces flammes bleues capables de passer d'une chaleur caressante à une rage destructrice en une seconde.

Ses clichés paraissaient tellement faibles, comparés au phénix de Milo. Il avait semblé sur le point de s'envoler de la feuille qui le retenait prisonnier en poussant un cri de triomphe. Il n'y avait rien de scolaire dans ce dessin. Et pourtant, il était évident que Milo connaissait toutes les bases. Seulement, au lieu de s'y conformer à la lettre, il se les appropriait, les tordait pour les intégrer à son style personnel.

Il regarda encore une fois ses photos. Similaires à celles de milliers d'autres photographes qui s'intéressaient aux mêmes sujets que lui.

Les oeuvres de Milo étaient identifiables au premier coup d'œil.

Tous les photographes sélectionnés pour la finale étaient probablement excellents. Pour se démarquer, il faudrait autre chose. Une vision innovante. Personnelle.

C'était le moment de sortir de sa zone de confort.

Comme Milo, qui recherchait la surprise et le défi à chaque nouveau tatouage, toujours prêt à tenter un saut dans l'inconnu.

Milo…

Deux minutes plus tard, Camus frappait à la porte de son colocataire qu'il avait entendu rentrer un peu plus tôt. Milo ne tarda pas à ouvrir.

— Camus?

Milo devait être en train de se préparer pour sortir. Il avait enfilé un jean serré et un t-shirt noir sans manches qui révélait de larges épaules aussi couvertes d'encre que ses bras - où le tatouage s'arrêtait-ils? Le look de bad boy contrastait avec la bouffée de vanille qui avait accompagné l'ouverture de la porte, comme un rappel des contradictions que les sourires de Milo semblaient cacher. Douceur et violence. Profondeur et légèreté.

Camus devait bien s'avouer qu'il était intrigué.

Raison de plus pour que son idée fonctionne.

— Salut. Ecoute, j'ai pensé à un truc… qui pourrait peut-être te rendre service. Pour ton problème de pub. Et à moi aussi par la même occasion.

Milo leva un sourcil inquisiteur.

— Je t'écoute?

Camus inspira un grand coup… et se jeta à l'eau.

— Tu as bien dit que tu avais posé pour des photos pendant tes études?


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