Note: Désolée pour le long délai avant la publication de ce chapitre! Toutes les réclamations sont à adresser à Nintendo, pour avoir sorti Zelda Tears of the Kingdom au mauvais moment. J'espère qu'au moins ce nouvel épisode ne vous décevra pas.
Chapitre 4
Milo avait immédiatement trouvé l'idée de Camus intéressante. Il lui suffisait de servir de modèle à son colocataire, et en échange, Camus prendrait des photos promotionnelles pour le Scarlet Needle. C'était tout bénéf'; se charger lui-même de ces photos aurait exigé autant de temps que les quelques heures de pose demandées par Camus, pour un résultat bien inférieur à celui que pouvait offrir le photographe. En plus, le job lui permettrait de voir travailler son colocataire.
La facette professionnelle de Camus l'intriguait: il avait compris à travers leurs discussions qu'ils avaient à la fois des goûts communs en matière d'art et des approches totalement différentes, ce qu'avaient confirmé les images que Camus lui avait montrées après lui avoir fait sa proposition.
Elles ne l'avaient pas surpris. En fait, elles ressemblaient tellement à Camus que c'en était presque comique. Très belles, élégantes, principalement dans un noir-blanc qui leur donnait un cachet intemporel… mais assez froides et comme dénuées de vie. Au premier regard, elles donnaient une impression de vide.
Pourtant, si l'on se concentrait, on commençait à percevoir certains détails. Des petits éléments, toujours à la périphérie du sujet. Une affiche à moitié décollée. Une grille rouillée. Une porte pas tout à fait droite sur ses gonds. Un mur fissuré. Des défauts qui empêchaient chaque image de tourner à la carte postale, et que la prise de vue sublimait d'une manière indéfinissable. Comme si le photographe avait saisi la poésie élimée qui sommeillait à l'ombre des façades clinquantes de New York.
Comme s'il avait laissé quelques fragments d'âme se faufiler dans ses clichés à son insu.
Les serrures étaient là. Peut-être manquait-il juste la clé.
Ça avait fini de piquer la curiosité de Milo.
Il repensait à tout cela en attendant que Camus vienne le chercher pour leur première séance. Avec, pour la première fois, un doute.
Ce qu'il avait à gagner dans l'affaire était bien clair… Mais Camus lui confiait aussi une grande responsabilité. Le concours auquel il participait serait décisif pour sa carrière. Et si Milo n'était pas à la hauteur ?
Il n'avait jamais eu ce genre d'inquiétudes, avant. Que les photographes qui l'employaient soient contents de sa prestation ou pas lui importait peu, tant qu'ils payaient. Mais Camus était son colocataire, et au-delà du deal qu'ils avaient passé, Milo avait sincèrement envie de l'aider. Après tout, Camus était sympa. Plus que Milo ne l'imaginait avant leur pause impromptue au Scarlet Needle.
Quelques coups frappés à sa porte l'arrachèrent à ses réflexions.
— Tout est prêt.
Milo suivit Camus au salon. Le photographe y avait disposé plusieurs panneaux blancs sans rien toucher à l'aménagement de la pièce.
— Tu n'as besoin que de ça ? s'étonna Milo.
— Oui. Il y a beaucoup de lumière naturelle ici, et les réflecteurs me permettront de l'utiliser au mieux. Quant au décor… quand je suis venu visiter, j'ai pensé que ce serait parfait pour un shooting. C'est l'occasion de tester, répondit Camus avec un vague signe de tête en direction du salon.
— Ok. Et… mes fringues, tout ça ?
Camus lui avait dit de porter ce qu'il voulait, il ne s'agissait pas de photos de mode. Au contraire, il préférait que Milo reste lui-même. Ça, c'était un peu surprenant. Quand Milo avait posé pendant sa formation, ses clients avaient toujours été très précis sur la question de l'habillement. Ou, dans certains cas, du déshabillement. Lui laisser le choix s'était avéré être un cadeau empoisonné. Son placard était principalement rempli de basiques rentrant dans quatre catégories : maison, boulot, sport, en chasse pour la soirée. Il lui suffisait de sortir quelques vêtements en fonction de l'occasion, et le tour était joué. Mais aujourd'hui, il avait longuement hésité. Il supposait qu'il fallait qu'il choisisse quelque chose qui le mette en valeur, mais sans trop en faire non plus. Quel type de tenue correspondrait le mieux aux attentes de Camus ?
Il avait enfin compris pourquoi Dite mettait aussi longtemps à s'habiller.
Il avait finalement choisi une option très polyvalente, un jean brut relativement neuf agrémenté d'une ceinture de cuir noir et un t-shirt blanc qui faisait ressortir sa peau hâlée.
Camus le balaya du regard.
— C'est parfait.
Sa voix et son visage manifestaient à peu près autant d'enthousiasme qu'un panneau de circulation, mais Milo supposa qu'il devrait s'en contenter. Camus n'était pas démonstratif, en aucune circonstance. Enfin, aucune à laquelle il puisse prétendre participer, en tout cas. Et puis, il avait détecté suffisamment de chaleur dans les yeux de Camus pour croire qu'il appréciait réellement son choix.
Camus était doué pour cacher ce qu'il pensait. Pour autant qu'il le fasse exprès, ce dont Milo n'était pas certain. Mais ses yeux le trahissaient souvent. C'était peut-être à cause de leur couleur, ce rouge sombre que Milo n'avait jamais croisé ailleurs, à la fois profond et transparent comme le vin que l'on examine à la lumière du soleil.
— De toute façon, je ne pense pas prendre de photos définitives aujourd'hui, compléta Camus. Ce sera plus une séance d'échauffement. Je vais expérimenter un peu.
— Tu veux vérifier que je suis suffisamment photogénique?
Milo s'était efforcé de garder un ton léger, comme si l'idée qu'il puisse décevoir ne l'angoissait pas un peu.
Les coins de la bouche de Camus se relevèrent.
— Je n'ai aucun doute à ce sujet. Mais je dois déterminer l'approche la plus intéressante à suivre. Voir si une ligne directrice se dégage.
— Okay, alors…
Milo devait s'avouer qu'il se sentait libéré d'un poids. Ce serait d'autant plus facile d'être détendu devant l'objectif que la séance d'aujourd'hui ne présentait pas de réel enjeu.
— …On fait comment ?
— Installe-toi comme tu le sens. Sur le canapé, peut-être ? Ce serait parfait en terme d'éclairage.
— D'accord. Tu me dis si tu veux que je fasse quelque chose de spécial, hein ?
— Oui, ne t'en fais pas.
Milo s'installa sur le canapé et attendit pendant que Camus se déplaçait lentement autour de lui, s'arrêtant toutes les quelques secondes pour changer un réglage ou repositionner légèrement un réflecteur. Il laissa son regard errer sur la verrière. De gros cumulus teintés de bronze stagnaient au-dessus des immeubles de brique. Toute la ville semblait vibrer d'électricité contenue : les sirènes se succédaient sans répit, se joignant au concert de klaxons qui s'élevait de l'avenue la plus proche et aux cris étouffés qui montaient à intervalles réguliers de la rue en une mélodie annonciatrice d'orage.
Un cliquetis lui signala que Camus était passé aux choses sérieuses, et son regard glissa automatiquement sur le côté.
— Tu peux bouger et changer de position, si tu veux.
— Je peux te regarder aussi ?
— Oui, mais n'essaie pas de me suivre des yeux. Je vais aussi prendre des photos de profil ou sous d'autres angles, donc si tu me fixes, ça va être compliqué.
— D'accord.
Camus avait repris son manège autour de Milo. Cette fois, le déclencheur cliquetait plus souvent et Camus s'arrêtait plus rarement pour rectifier quelque chose. Milo s'appuya contre le dossier du canapé, mains croisées derrière la nuque et yeux au plafond, puis se pencha en avant, releva ses genoux, posa ses coudes dessus et y appuya son menton, fixant Camus qui se trouvait en face de lui avec un petit sourire. Une salve de clics lui répondit et son sourire s'accentua. Il chassa une mèche qui était retombée devant ses yeux et continua à regarder Camus en coin lorsque celui-ci se déplaça.
Son colocataire s'éloignait, se rapprochait, tournait autour de lui, s'agenouillait pour varier les angles, lui donnait de temps en temps une directive. Et un sourire se dessinait peu à peu sur ses lèvres.
Le calme inébranlable de Camus cachait une tension nerveuse qui avait toujours été évidente pour Milo. Il ne se rongeait pas les ongles, ne tapotait pas du pied par terre ou de l'index sur sa cuisse, évidemment : c'était tout l'inverse. Comme son visage, ses membres étaient presque trop immobiles, trop concentrés sur la dissimulation du moindre état d'âme. Mais pour quelqu'un comme Milo qui passait ses journées à maltraiter des corps à différents niveaux de stress et de douleur, les signes étaient absolument flagrants. Le droit trop droit, les épaules haussées, une certaine rigidité dans la démarche. Comme si tous ses muscles étaient contractés en permanence. Mais en ce moment… Cette tension paraissait glisser de lui comme s'il enlevait peu à peu un déguisement après un bal masqué. Ses mouvements se faisaient plus fluides, pleins de grâce. Son visage s'animait derrière son gros appareil.
Il ne faisait aucun doute qu'il aimait ce qu'il faisait. Et que prendre des photos le libérait d'un fardeau.
En était-il conscient ? Était-ce ça qui nourrissait sa passion pour son métier ?
Une démangeaison intempestive vint interrompre l'examen de Milo et il se pencha pour se gratter la cheville. En face, Camus baissa son appareil.
— Ça va ? On peut faire une pause, si tu veux.
— T'inquiètes, c'est bon. C'est quand même bien moins fatigant que de passer des heures à se faire piquer.
Milo en profita néanmoins pour s'étirer. Quand il regarda Camus à nouveau, celui-ci avait une lueur presque taquine dans le regard.
— Et moins douloureux aussi, j'espère ?
— Ah ça, y a pas photo. Sans mauvais jeu de mots, hein. Cela dit, est-ce que je peux me lever ?
— Bien sûr. Ne t'approche juste pas trop de la fenêtre, tu serais à contre-jour.
Milo se dirigea donc vers le comptoir, contre lequel il s'appuya pour faire face à Camus, une jambe vaguement pliée et les mains dans les poches. Camus tripota son appareil, puis se remit à photographier.
— Je me demande quand même, demanda-t-il sans s'arrêter. Pourquoi s'infliger ça ? La douleur, je veux dire ?
Milo sortit les mains de ses poches et haussa les épaules.
— Ça fait partie du truc.
— Mais la plupart des gens font tout pour éviter d'avoir mal. C'est un réflexe de survie. L'être humain est programmé pour ça. Alors pourquoi faire une exception ?
— Eh bien, pour pas mal de monde, le jeu en vaut la chandelle, déjà. Tu souffres quelques heures pour un dessin dont tu rêvais peut-être depuis des années et que tu garderas toute ta vie.
Il traça nonchalamment du doigt l'une des lignes qui marbraient son bras gauche.
— Et y en a pour qui la douleur… C'est un but en soi. Ceux qui ont besoin de se prouver qu'ils peuvent le faire, comme dans un rite de passage. D'autres se font encrer dans la peau des trucs liés à des souvenirs, souvent pour tourner la page, et la douleur les aide. Comme une catharsis.
— Tu peux étendre les bras? En croix, comme si tu t'appuyais sur le comptoir?
Milo obtempéra, intrigué. Comme Camus semblait se focaliser sur ses tatouages, il reprit.
— Et aussi, la douleur, ça fluctue. Au bout d'un moment, ton corps génère des endorphines, comme pendant le sport. Ou le sexe. Et tu te sens juste… bien.
— Hm…
— T'as l'air sceptique.
— Le sport n'a jamais eu cet effet sur moi.
Milo pouffa. Rien d'étonnant à ça. Camus était mince comme une brindille. Ça lui allait bien, hein, ça faisait partie de son charme… Mais ce n'était clairement pas un athlète.
— Toi, c'est pas demain que je t'aurai comme client.
— En effet.
Camus avait cessé de braquer son appareil sur ses bras, et Milo s'autorisa à secouer ses cheveux d'une main. Comme chaque été, il se demanda pourquoi il ne les coupait pas. En plus d'être pénibles à entretenir, il lui tenaient trop chaud.
— Ça t'embêterait si je les attachais ?
— Pas du tout.
Soulagé, Milo sortit un élastique à spirale de sa poche et rassembla rapidement sa tignasse en queue de cheval haute. Enfin, un peu de fraîcheur. Camus lui demanda d'avancer de quelques pas et il obéit, se plaçant debout au centre de la pièce tandis que Camus se positionnait à côté de lui, apparemment pour profiter de la vue dégagée qu'offrait sa nouvelle coiffure sur son profil.
— Sois naturel, recommanda Camus, comme si Milo s'était raidi inconsciemment.
— C'est vraiment un truc de photographe de dire « sois naturel », hein… Vous savez pas qu'en général dès qu'on leur dit ça les gens perdent le peu de naturel qu'ils avaient ?
Pour souligner ses paroles, Milo passa sa langue sur ses lèvres et ses mains sur son torse en une imitation de pose glamour qui avait eu son petit succès par le passé, y joignant un clin d'œil.
Camus laissa échapper un léger rire. L'appareil cliqueta de plus belle et Milo rit à son tour.
Il avait pensé que poser pour Camus pourrait être au mieux intéressant, et au pire, pas trop difficile. Il n'avait pas imaginé que ça puisse être… drôle.
La manière de travailler de Camus différait radicalement de ce que Milo avait connu par le passé, et ça allait bien au-delà de lui laisser le champ libre pour choisir ses vêtements.
Les photographes pour lesquels Milo avait posé précédemment lui donnaient des ordres d'un ton faussement enthousiaste ou au contraire blasé, le laissaient en plan pour répondre à des appels téléphoniques au cours desquels ils parlaient de lui à leurs correspondants comme s'il n'était pas là, et semblaient oublier son existence dès qu'ils reposaient leur appareil. Ils lui imposaient des postures parfois improbables, voire le manipulaient comme une poupée. En profitant parfois pour le palper un peu.
C'était agréable de ne pas être traité comme une marionnette.
— Ça suffira pour aujourd'hui, je crois.
— Sûr?
Camus recouvrit l'obturateur de son appareil photo et désigna la verrière. Les nuages s'étaient alourdis et obscurcissaient maintenant le ciel.
— Il va bientôt faire trop sombre, de toute façon, et j'ai suffisamment de matériel.
— Ok, alors, c'est toi qui décides, acquiesça Milo.
Camus tourna la tête dans sa direction mais esquiva son regard, les yeux fixés sur un point à la gauche de Milo.
— Alors, heu… Est-ce que… Enfin, est-ce que tu es toujours partant pour continuer?
Milo ouvrit la bouche puis la referma comme un stupide poisson.
— C'est plutôt moi qui devrais poser cette question, il me semble!
Cette fois Camus le regarda, sourcils relevés jusqu'à la naissance des cheveux.
— Pourquoi est-ce que je ne voudrais pas continuer? C'est toi qui me rends service!
Milo leva les yeux au ciel.
— Parce que tu n'aimes pas photographier des modèles et que tu pourrais avoir réalisé que ce n'est pas ce que tu veux faire pour le concours? Ou parce qu'il s'avère que je ne suis pas le modèle adéquat? Et je te rappelle, d'ailleurs, que ce n'est pas gratuit, acheva Milo sur un clin d'oeil. On se rend service mutuellement, sauf si tes belles promesses n'étaient que du vent et…
— Je tiens toujours mes promesses, coupa Camus d'une voix qui aurait pu remplacer la climatisation.
— Bon, alors, problème réglé. Je suis partant pour continuer. Et toi?
Milo retint sa respiration pendant la seconde qu'il fallut à Camus pour répondre.
— Bien sûr que je veux continuer. Je crois…
Il parut buter sur les mots, dut en chercher d'autres comme si les premiers lui avaient échappé dans l'incident.
— … Je crois que c'est exactement ce qu'il me fallait.
Aphrodite s'assit sur un banc face à une toile de bonne taille. Un paysage brumeux de formes à peine suggérées dans lequel des couleurs douces se fondaient délicatement, transpercées par un éclat de lumière. Il n'avait pas besoin de s'approcher du carton de présentation pour reconnaître l'une des aquarelles peintes par JMW Turner au cours d'un voyage en Suisse. Après tout, il s'agissait d'un de ses artistes favoris, et il avait étudié ses œuvres en détail aux Beaux-Arts. Raison pour laquelle il n'avait pas hésité à braver les hordes de touristes pour venir voir cette exposition.
Et il ne le regrettait pas, malgré la file d'attente, le groupe de visiteurs mal fagotés accompagnés de leur guide qui paraissaient le suivre à la trace, et le mioche qui poussait des hurlements stridents – non mais quel parent pouvait avoir l'idée d'emmener un gamin qui tenait à peine sur ses jambes au Met ?
Il s'était toujours senti chez lui au Metropolitan Museum of Art. Des colonnades du hall des antiquités grecques aux salles plus modernes dédiées à l'art contemporain, ce lieu entièrement consacré à la Beauté lui faisait l'effet d'une oasis au milieu du chaos de béton, de sirènes, de poubelles encombrant les trottoirs, d'écrans publicitaires clignotants et de souvenirs kitsch qu'était Manhattan. Adolescent déjà, il venait s'y ressourcer. Respirer, loin de ses parents et de l'atmosphère empoisonnée de l'appartement familial. Sans le Met, les choses se seraient probablement bien plus mal terminées… Le Met et, plus tard, Milo.
Milo… Qui devait être en train de poser pour Camus en ce moment même. Le plan que son ami lui avait exposé était surprenant au premier abord, mais s'il fonctionnait, il serait bénéfique pour les deux parties impliquées. Et si c'était bénéfique pour Milo, ça suffisait pour obtenir le soutien d'Aphrodite. Particulièrement en ce moment.
Il n'était pas tombé de la dernière pluie. Il n'avait pas raté les cernes et les traits tirés de son ami, même s'ils n'apparaissaient que sous les lumières les moins flatteuses. Il savait que Kanon avait remarqué aussi. Pas besoin d'en chercher loin la cause ; l'esclandre au Valhalla s'imposait. Non pas qu'il en ait parlé avec Milo, évidemment. Depuis le temps, il savait qu'il y avait des sujets à ne pas aborder.
Le groupe de touristes passa enfin dans une autre salle et Aphrodite se détendit. Il sourit intérieurement. Il aurait aimé être une mouche, tiens. Ça lui aurait permis d'assister discrètement à la séance de photos. Une collaboration entre Camus et Milo, c'était quand même tout sauf évident au premier abord. Les deux hommes n'avaient strictement rien en commun.
Quoique… En fait, Camus ressemblait un peu aux tatouages que faisait Milo, avec sa peau d'une pâleur crémeuse, ses cheveux rouge sang et ses yeux grenat. Sauf que tout ce que dessinait Milo débordait de vie. Camus, lui, avait plus l'air d'un vampire. Classe, séduisant, mais… un peu mort. Bien sûr, c'était dû en partie à ses vêtements, systématiquement noirs ou une nuance à peine plus gaie, genre anthracite. Evidemment, ça lui allait bien, mais il y avait quand même moyen de faire moins tristounet, non? Et son visage inexpressif n'aidait pas. Aphrodite s'était demandé au début si Camus était figé comme ça à cause d'un excès de Botox. Ensuite il avait remarqué que son front se plissait quand il levait ses sourcils fourchus - la seule extravagance qu'il semblait s'autoriser. Ça l'avait détrompé avant qu'il se ridiculise en lui conseillant de changer de chirurgien.
Un mouvement à côté de lui le fit sursauter. Il se tourna brièvement vers l'homme qui venait de le rejoindre sur le banc. Tout en noir, lui aussi. Il avait raté une mode ou quoi ? Bon, là déjà, il y avait plus de recherche : pantalon ample mais structuré, tunique droite… pas impossible qu'il y ait du créateur là-dessous. Oui, à bien y regarder, le mec avait du style. Et ces cheveux… Aussi longs, lisses et brillants que ceux de Camus, mais d'un or froid comme un soleil d'hiver.
Aphrodite tira sur une boucle turquoise rebelle et grimaça au contact de sa texture rêche. Décidément, il y avait trop de chanceux sur cette terre.
Bon, les lunettes noires, par contre, c'était un peu trop. Au Met, sérieux ? A quoi ça servait de regarder un Turner si c'était pour voir les couleurs faussées par les verres ? En plus, il faisait gris dehors. Encore un qui se prenait pour une star…
Il reporta son attention sur la toile devant lui et s'absorba un instant dans ce paysage lumineux et évanescent. Il pouvait presque sentir l'atmosphère cotonneuse autour de lui, la chaleur du soleil qui caressait sa peau à travers la brume matinale…
Il émergea de sa plongée dans la peinture avec un soupir de frustration. Quelque chose l'empêchait de se concentrer.
C'était le mec d'à côté. Aphrodite l'examina du coin de l'oeil. Il ne bougeait pas. Pas du tout. Comme une statue. C'était flippant. Même ses cils ne devaient pas papillonner derrière ses Ray-Ban.
Pour autant qu'il puisse en juger, l'inconnu était d'une beauté exceptionnelle même en excluant les cheveux. Des traits fins, un teint sans défaut… Il espérait que c'était son meilleur profil, sinon, ça aurait été vraiment trop injuste.
— Vous avez une raison particulière de me dévisager ?
Il fallut une seconde à Aphrodite pour réaliser que la statue lui parlait. Une de plus pour se rendre compte qu'il matait le blond sans la moindre discrétion depuis un certain temps.
Pris en flagrant délit. Oups.
Le culot. En cas de doute, toujours choisir le culot.
— Je suis un esthète, c'est tout, répliqua-t-il en infusant sa voix d'autant de miel qu'il en était capable.
Le blond se tourna vers lui. Il devait avoir deux meilleurs profils, parce qu'il était aussi beau de face que de côté malgré un air un peu pincé. Il tenait le menton très haut, comme quelqu'un qui s'imagine léviter deux mètres au-dessus des pauvres mortels.
— Moi aussi. Ce n'est pas pour autant que je vous fixe.
— Dites, soyez poli, hein ! Je n'ai peut-être pas des cheveux de pub pour L'Oréal, mais il y a des gens qui ne me trouvent pas si désagréable à fixer, imaginez-vous.
Non mais l'audace ! Pub pour L'Oréal, il avait été gentil, encore. Parce que bon, la comparaison avec une célèbre poupée en plastique, il ne fallait pas aller la chercher loin, non plus, et…
— Je n'ai pas besoin de me l'imaginer…
Le blond plissa son joli nez avec dédain.
— … Mais ces gens ne doivent pas être d'une éducation remarquable, s'ils vous dévisagent ouvertement.
Hallucinant.
Ce mec arrivait à se montrer désagréable en faisant un compliment. C'était un pur exploit. Finalement, il n'avait rien d'une statue, ni d'une pub L'Oréal, ni d'une poupée Barbie. C'était un elfe. Un putain d'elfe tout droit sorti de la Terre du Milieu, blond, beau à tomber raide et prétentieux à crever.
Aphrodite sentit ses ongles s'enfoncer dans ses paumes et relâcha ses mains. Pas question de trahir son irritation.
— Vous devez faire partie de ces gens qui achèteraient des œuvres d'art pour les mettre dans un coffre-fort, j'imagine.
— Je ne vois pas le rapport, répliqua l'elfe sans se départir de son petit ton supérieur.
— Le rapport, c'est que vous avez l'air de considérer que la beauté doit rester cachée, ou au moins, réservée aux yeux d'une heureuse élite. Et que si par malheur elle se montre aux pauvres mortels, ceux-ci feraient mieux de l'ignorer et d'en détourner leurs regards indignes.
L'elfe inclina la tête, et Aphrodite eut l'impression d'être un misérable vermisseau sous la loupe d'un naturaliste. Ou d'un entomologiste. Ou d'un zoologue. Ou de n'importe quel putain de spécialiste qui étudiait les vermisseaux.
— Vous êtes en train de vous comparer à une œuvre d'art ?
Cette fois, il y avait dans sa voix une pointe d'incrédulité qu'Aphrodite reconnaissait parfaitement. On ne mélange pas les torchons et les serviettes, ni le maquillage et la peinture à l'huile. Celle-là, il l'avait entendue sur tous les tons, mais toujours avec la même condescendance. Et il n'avait jamais, jamais laissé passer l'offense.
Il répondit lentement, enrobant chaque mot de venin au passage.
— Regardez-moi, vous pensez vraiment que tout est naturel? Que mon apparence n'est pas le fruit d'un effort réfléchi et d'une utilisation précise des artifices les plus adéquats pour obtenir le résultat désiré ?
Sans laisser le temps à son interlocuteur de parler, il esquissa son plus beau sourire prédateur.
— Mais évidemment, s'en rendre compte impliquerait d'avoir une définition de l'art quelque peu visionnaire. Et la vision, ça n'a pas l'air d'être votre point fort.
Il se leva sans attendre la réaction de l'elfe et quitta la salle, plus énervé qu'il ne l'aurait voulu.
La référence aux lunettes, c'était un coup bas. Peut-être que le mec avait un vrai problème de vue… Et ça n'était même pas très efficace, comme punchline. C'était juste qu'Aphrodite n'avait pas trouvé d'autre défaut à utiliser, sur le moment.
Il alla se planter devant une magnifique marine. Inspira et expira profondément, imaginant que le va et vient monotone des vagues accompagnait sa respiration. Il n'allait pas laisser cet abruti d'elfe à lunettes lui gâcher le reste de l'exposition.
La foule habituelle du samedi soir se pressait au Golden Triangle. Il y faisait encore plus chaud que d'habitude, et Camus plongea avec délices les lèvres dans son cocktail généreusement agrémenté de glace pilée.
Il n'avait pas hésité quand Milo lui avait proposé cette sortie avec la petite bande. A croire que la sociabilité de son colocataire avait déteint sur lui pendant la séance photo de l'après-midi.
Celle-ci s'était déroulée à merveille. Milo avait fait preuve d'une attitude très professionnelle tout en restant parfaitement spontané. Camus n'avait eu à intervenir que très peu et avait ainsi pu se concentrer totalement sur ses prises de vue. Il aurait certainement moins détesté les photos de mode s'il travaillait plus souvent avec des mannequins comme Milo…
De plus, il était évident que l'effort en avait valu la peine.
Il avait l'habitude des hommes au physique irréprochable. Mais Milo, c'était autre chose. Camus s'en était déjà rendu compte : même en vieux sweat et jogging, Milo avait tendance à éclipser son environnement. Ce n'était pas étonnant qu'il s'entende bien avec Aphrodite ; son colocataire était probablement le seul homme qui ne risquait pas de disparaître dans l'ombre à ses côtés.
Dans le viseur de son objectif, le magnétisme de Milo était encore plus évident. Même quand il restait immobile, sa présence presque animale dominait l'espace.
Ça aurait suffi pour faire de belles photos. Mais la vraie force de celles que Camus avait prises résidait ailleurs.
C'était quelque chose de flou, d'indéfinissable, qui apparaissait fugitivement sur certains clichés. Une ombre, un reflet, qui apportait tout à coup une nouvelle dimension au bronzage et au corps sculpté de beau gosse méditerranéen. Une ride qui ne collait pas avec le sourire à dix mille watts. Un éclat de métal dans les yeux pétillants. Une pause dans le bavardage et l'offensive de charme facile. Quelque chose de féroce et de brûlant comme le cœur bleu d'une flamme, d'incompréhensible et de douloureux comme des rubans de nuit sur des bras capables de frapper. Quelque chose qui séparait Milo des milliers de mecs magnifiques qui sillonnaient les rues de New York en se battant pour les places sur les mêmes scènes et les mêmes podiums. Quelque chose qui le rendait fascinant.
Camus n'avait pas encore montré les images à Milo, et il se demandait si celui-ci percevrait la même chose en les regardant. S'il ne les trouverait pas… indiscrètes, d'une certaine manière. Il avait la nette impression que son colocataire n'avait pas choisi de dévoiler ce qu'il avait surpris dans son viseur.
Il fallait espérer que Milo ne change pas d'avis pour les prochaines séances. Ou alors, Camus devrait dégainer ses meilleurs arguments pour le convaincre.
Une plainte le tira de sa rêverie.
— Aïe, putain. C'est tout juste si je peux soulever mon verre…
Malgré ses gémissements, Kanon souleva son verre avec énergie pour déguster une rasade du breuvage turquoise qu'il contenait.
— Franchement, t'exagères non ? On croirait que t'as plus de mal à te remettre d'un match de boxe que d'une séance de pique !
Le propriétaire des lieux jeta un regard noir à Milo.
— J'aimerais t'y voir, toi, tiens. Qui refuse mordicus de faire du sparring, hein ?
— Je préfère les corps à corps dans un autre cadre, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? D'ailleurs, j'ai jamais de courbatures, moi.
— Eh ben c'est peut-être que tu ne te donnes pas à fond, qui sait…
— Non mais ho ! Tu veux te plaindre d'un manque d'investissement, peut-être?
— Moi, non, et encore heureux! Mais tout le monde n'est peut-être pas aussi chanceux…
Quoi?
Camus enregistra le sourire lubrique de Kanon, la moue faussement choquée de Milo. La façon dont leurs genoux se touchaient presque sous la table.
C'était donc avec Kanon que Milo passait ses nuits lorsqu'il ne rentrait pas? Ils n'avaient pourtant jamais évoqué ce type de relation et ne faisaient pas preuve d'une affection particulière l'un envers l'autre. Mais après tout, il n'y avait peut-être rien de romantique entre eux… Ils étaient célibataires et très proches… Et Kanon était très séduisant, lui aussi. Mais il ne venait jamais à l'appartement.
Interdit aux coups d'un soir. Qu'en était-il de ceux de plusieurs soirs entre amis?
Une image traversa l'esprit de Camus à la vitesse de l'éclair. Cela suffit pourtant à faire chauffer la pointe de ses oreilles.
— Bonsoir, tout le monde.
Camus remercia mentalement Mu, qui venait d'arriver, pour l'interruption. Il n'avait pas passé la nuit avec un homme depuis trop longtemps pour pouvoir se permettre d'imaginer le couple spectaculaire que devaient former Milo et Kanon sous la douche, leurs cheveux trempés entremêlés dans un camaïeu de bleu.
Après quelques accolades, Mu prit place à côté d'Aphrodite. Celui-ci, qui avait l'air ailleurs depuis qu'il était rentré du Met, parut revenir sur Terre en observant son ami. Il fronça les sourcils.
— Tu as une petite mine, toi. Ne me dis pas que vous vous êtes disputés, avec Aldé?
Mu émit un rire forcé. Aphrodite avait raison; il avait les traits tirés et le regard éteint.
— Non, non. Tout va bien avec Aldé, ne t'en fais pas.
Le pli sur le front d'Aphrodite se creusa davantage. Il se pencha en avant, le menton appuyé sur ses doigts entrelacés.
— Tout va bien avec Aldé. Pas tout court. Alors qu'est-ce qui ne va pas?
— Dite, s'il n'a pas envie d'en parler… intervint Milo.
— Oh, ça va, toi. C'est pas parce que tu aimes faire des cachotteries que c'est bon pour Mu.
La mâchoire de Milo se décrocha avant de se contracter, comme cette nuit-là au Valhalla.
Oups.
Camus aurait juré que Milo et Aphrodite partageaient tout. Visiblement, il s'était trompé.
De quelle cachotterie parlait Aphrodite? Est-ce qu'il faisait allusion à … ce dont il venait de prendre conscience, entre Milo et Kanon?
Il n'eut pas le temps de s'interroger davantage, Mu ayant apparemment décidé de se sacrifier pour apaiser la tension.
— On se calme.
Il prit une grande inspiration.
— C'est à cause du vernissage de Zodiaque… La galerie où il devait avoir lieu a brûlé. Elle va rester fermée pour des mois, le temps qu'ils réparent les dégâts.
Il n'y avait aucune trace d'amertume sur les traits fins de Mû, juste une profonde tristesse qui remua le cœur de Camus.
— Quoi ? Quand ça s'est passé?
Aphrodite avait posé sa main sur celle de Mu en un geste de réconfort que l'autre accepta, la serrant avant de répondre.
— Mercredi.
— Tu peux l'organiser ailleurs, non ?
La question émanait d'un Milo qui faisait de son mieux pour avoir l'air moins inquiet qu'il ne l'était.
— Théoriquement, oui… mais ça va être très compliqué de tenir les délais. D'autant plus que notre accord prévoyait qu'ils paient pour le traiteur et le photographe. Ça ne sera pas facile de mettre en place quelque chose d'équivalent au même prix.
— Et si tu repoussais ?
— Ça serait envisageable, bien sûr. Mais…
La voix de Mu se perdit. De toute façon, pas besoin qu'il en dise plus : il était évident que tous avaient compris. Il attendait ce moment depuis des mois, des années même. Repousser lui briserait le cœur.
— Et tu comptais nous en parler, si on ne t'avait rien demandé ?
Kanon avait littéralement grondé, d'une voix où ne transparaissaient ni inquiétude, ni compassion.
Mû leva sur lui des yeux d'émeraude un peu trop brillants.
— Bien sûr, répondit-il doucement. Mais plus tard. Là… c'est un peu difficile. Je préférais me changer les idées…
— Et plus tard, ça aurait pu être irrécupérable. Alors que maintenant, on va te régler tout ça en un claquement de doigts ! Pas vrai ?
Il parcourut la petite assemblée d'un regard impérieux.
Intéressant. Camus n'avait jusque-là vu de Kanon que le fêtard qui disposait probablement d'un capital assez confortable pour se permettre de laisser à son équipe le soin de faire tourner son bar. Et même s'il se doutait que quelque chose d'autre se cachait derrière cette façade, il n'aurait pas forcément soupçonné qu'il s'agissait d'un leader né. Pourtant, l'attitude du gérant en ce moment ne laissait pas planer le doute à ce sujet. Dos droit, épaules rejetées en arrière, un petit sourire de défi au coin des lèvres, il semblait avoir rejeté d'un coup de tête sa cape de nonchalance pour endosser l'habit du meneur décidé à relever un challenge.
— Et comment tu penses faire ça ?
Comme par magie, Milo ne paraissait plus inquiet non plus. Un regard permit à Camus de constater que l'état d'esprit général autour de la table était passé de l'abattement à la curiosité. Ce nouveau Kanon inspirait confiance, et ceux qui le connaissaient bien semblaient avoir déjà eu l'occasion de tester ses capacités.
— Je ne sais pas comment était cette fameuse galerie, Mu, mais j'ai une solution pour la remplacer. J'ai même un plan A, et un plan B. Avec un peu de chance, le plan A marchera, et tu pourras en plus te passer de traiteur. Quant au reste…
— Je ne connais pas les plans de Kanon, embraya Aphrodite. Mais tes bijoux, oui, et crois-moi, j'ai quelques petites idées pour en faire les stars de la soirée.
Un sourire carnassier accompagnait cette déclaration.
— Si tu es prêt à me faire confiance, je te promets qu'on va envoyer ta marque direct au firmament. Qu'est-ce que tu en penses ?
Mû ouvrit et referma la bouche avant de réussir à émettre une réponse.
— Sérieusement ? Vous m'aideriez ? Mais vous êtes déjà très occupés et…
— Et on est tes amis. Bien sûr qu'on va t'aider. Même si je n'ai pas de talents super utiles en l'occurrence, à part s'il faut aller cribler d'épingles quelqu'un qui te mettrait des bâtons dans les roues.
La tranquille certitude de Milo acheva de convaincre Camus d'une idée dont il n'avait même pas réalisé qu'elle était en train de prendre corps.
— Et, Mu ? Tu as un photographe, aussi.
Merci de m'avoir lue!
Et oui, si vous ne l'aviez pas deviné: j'ai poussé l'hérésie jusqu'à mélanger les couleurs de l'anime et du manga! Camus est donc roux ici. Pourquoi? Parce que c'est comme ça que je me le suis représenté dès le début en pensant à cette histoire. Et qu'en tant qu'autrice toute-puissante, je fais ce que je veux avec ses cheveux (pardon, je promets que cette fic n'est pas sponsorisée par L'Oréal). Tous les autres personnages ont l'apparence de la version animée - Crinières Multicolores Power. J'espère ne traumatiser personne.
Comme d'hab, si vous voulez papoter retrouvez-moi sur Twitter LilyAoraki ou Tumblr lilyaoraki.
