Note: Et voilà la suite de cette histoire! Avec un chapitre qui justifie son classement en catégorie M. Je n'en dirai pas plus;-) Ah si, un mot tout de même: merci beaucoup pour vos reviews, favoris, abonnements, ici ou sur les réseaux sociaux. Après des années de travail sur cette fic sans trop savoir si elle allait trouver un lectorat, l'accueil que vous lui faites me fait chaud au coeur!
Chapitre 8
Camus poussa avec soulagement la porte de l'appartement. A l'extérieur, la chaleur était suffocante en ce milieu d'après-midi, comme si l'asphalte, les gaz d'échappement et le reflet du soleil dans les vitres des buildings complotaient pour griller littéralement les pauvres New Yorkais. Il avait bien cru que son précieux chargement n'arriverait jamais à bon port, même s'il n'avait eu qu'un bloc à parcourir depuis l'épicerie.
Il ôta ses baskets, les rangea à l'emplacement adéquat, puis s'engouffra dans le salon… où il fut accueilli par un rugissement.
Sur l'écran de l'ordinateur de Milo, un énorme lion agita sa crinière dorée avant de plonger ses crocs dans la dépouille d'une gazelle.
Sur le canapé, Milo, en short et débardeur, fixait la scène d'un air fasciné.
— Après les animaux de la banquise, ceux de la savane ?
— Ne t'inquiète pas, c'est toujours le renard polaire mon préféré, riposta Milo en se tournant vers lui, lui décochant un clin d'œil au passage.
Camus leva les yeux au ciel. Milo n'allait jamais démordre de ce stupide surnom. Enfin… Les photos qu'il avait prises lors de cette session valaient le sacrifice. Paradoxalement, à partir du moment où Milo avait cessé de jouer les mannequins pour s'absorber dans son carnet de croquis, sa présence s'était faite écrasante. Sur les images où il détaillait Camus, son regard par la même occasion planté droit dans l'objectif, le décor autour de lui semblait perdre toute consistance, comme dissous dans une lumière trop vive.
— Tu as de la chance, le renard polaire amène les rafraîchissements.
Les yeux de Milo s'agrandirent alors que Camus sortait des bacs de glace de son sac et les déposait sur le comptoir.
— Oooh ! J'y crois pas ! Est-ce que tu as pris celle à la pâte à cookie ?
Camus agita un carton bleu et blanc sans rien dire.
— Ouiii !
Milo se leva d'un bond, rejoignit Camus en deux enjambées et attrapa son trésor.
— T'es génial, mec. Merci. T'es le meilleur colocataire du monde !
— J'espère pour toi qu'Aphrodite n'est pas à portée d'oreille.
— T'inquiète, je ne suis pas fou, répliqua Milo avec un sourire éloquent. Il est parti assister à une démo de je ne sais quelle nouvelle marque de maquillage avec Misty. Je parie qu'il va encore revenir avec une tonne d'échantillons qu'il voudra ranger dans notre salle de bains parce qu'il n'y a plus un centimètre carré de libre dans la sienne.
Milo retourna s'asseoir sur le canapé pour y engloutir sa crème glacée parsemée de morceaux de pâte à cookie surgelée, tandis que Camus le suivait avec son sorbet citron. Des miaulements de lionceaux envahirent la pièce et Milo baissa le son.
— C'est pour Marine, expliqua-t-il. Elle veut se faire tatouer un lion sur la cuisse en hommage à Aiolia. Elle me laisse carte blanche sur la manière de le représenter, alors, je cherche l'inspiration…
Est-ce que toutes les connaissances de Milo finissaient par se faire tatouer un jour ou l'autre ? Ça devenait limite inquiétant…
— Ok, mais pourquoi un lion ? Elle t'a expliqué ?
Milo savoura une cuillère de glace, les yeux fermés, avant de répondre.
— Imagine-toi qu'ils ont fait un stage de chamanisme tous les deux, ou un autre truc du genre où tu entres en contact avec ton animal totem, tu vois comment ? Eh ben, il semblerait que l'animal totem d'Aiolia soit un lion. Et Marine, c'est un aigle. Et donc, elle veut se faire tatouer un lion sur la cuisse droite et lui un aigle sur la cuisse gauche.
— Dit comme ça, ça paraît logique…
Camus se pencha juste assez vite pour éviter le coussin que Milo venait de projeter dans sa direction.
— Menteur. Tu trouves ça complètement tordu.
Camus rendit les armes devant l'air hilare de son colocataire.
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Je ne pensais pas que Marine et Aiolia étaient du style à croire aux animaux totems et autres spécialités ésotériques… Mais le placement des tatouages, là en effet, je comprends la réflexion.
Milo haussa les épaules.
— Ouais, moi non plus je ne savais pas qu'ils étaient dans ce genre de trip… Comme quoi, on peut toujours avoir des surprises !
La phrase flotta un instant entre eux.
Camus fit semblant de se concentrer sur la voix off du documentaire qui analysait la technique de chasse des lionnes.
Des surprises… Oui. Comme ses colocataires et leurs amis n'avaient cessé de le surprendre depuis qu'il avait fait leur connaissance. Comme lui-même se surprenait de plus en plus, ces derniers temps. A faire, dire et ressentir des choses qui ne lui ressemblaient pas.
— J'ai commencé à poster les photos que tu as prises au Scarlet Needle sur Instagram, reprit Milo. Elles ont pas mal de succès!
Camus remercia intérieurement Milo pour la distraction.
— Tant mieux. On pourra en refaire, bien sûr. Qu'est-ce que tu penserais de documenter le processus de création des tatouages de Marine et Aiolia, s'ils sont d'accord? Je pourrais photographier les dessins, les séances, et le résultat final?
Le visage de Milo s'illumina.
— Ça serait top! Je suis sûr qu'ils seront partants!
Il reposa son carton de glace vide sur la malle qui servait de table basse.
— Et toi? Ta préparation au concours? L'échéance se rapproche, non?
— Oui. Il faut que je sélectionne les photos que je vais exposer… Je m'y mettrai à fond après le vernissage de Mu.
— Et… tu as assez de photos? Je veux dire, d'assez bonnes à proposer?
Camus attendit un regard, un sourire interrogateur, mais les yeux de Milo s'étaient reposés sur son écran et n'en déviaient pas.
Avait-il ce qu'il lui fallait? Probablement. Il n'avait pas réussi à capter ce qu'il recherchait vraiment, un Milo complètement dépouillé de tous ses artifices, mais en combinant les images de leurs deux sessions, il en avait une bonne approximation. Surtout… Milo lui avait fait réaliser à quel point il s'exposait, lui aussi, pendant ces séances. Leur dernière conversation, quand il avait parlé de sa mère, avait enfoncé le clou.
Les images qu'il avait sur son ordinateur étaient déjà incomparablement meilleures que ses premières tentatives à Brooklyn. Ça suffirait. Ça devait suffire, parce qu'il était trop risqué de chercher à faire mieux.
— Oui. Il y en a qui sont très intéressantes. Ne t'en fais pas, je pense que tu as assez payé de ta personne.
— Super! Enfin, je veux dire, je t'aide autant que tu veux. Mais c'est mieux d'avoir le temps de faire les choses tranquillement plutôt que dans le rush juste avant le délai, non?
— En effet. Même si… c'est un peu stressant quand même. Il y a un gros enjeu.
Milo redressa la tête, sourire aux lèvres.
— Je suis sûr que tu vas gérer, Camus. Tu as du talent. Ils seront bien obligés de s'en rendre compte!
Camus acquiesça d'un signe de tête. Il aurait voulu partager l'optimisme de Milo. Mais quelque chose dans son enthousiasme sonnait faux, et la glace dans son estomac pesait soudain très lourd. Milo mentait-il quand il disait avoir confiance dans ses capacités? Ou est-ce que c'était la perspective de bientôt voir le choix de photos de Camus qui l'effrayait? Et s'il s'était rendu compte qu'il n'avait aucune envie d'être exposé sur les murs de la Fondation Graad?
Toutes ces questions tournaient encore dans la tête de Camus lorsqu'il pénétra dans la cabine de douche des heures plus tard. Aphrodite était au théâtre, Milo sorti avec Aiolia et Marine, et ils avaient prévu de tous se retrouver au Golden Triangle ensuite pour une mise au point générale sur le vernissage.
Il alluma le jet et laissa l'eau plaquer ses cheveux à son crâne. Tiède, l'eau. Les douches glacées, c'était une fausse bonne idée en cas de canicule. Le froid externe poussait le corps à produire de la chaleur pour compenser.
Il shampouina délicatement la masse rousse. Il ne comprenait vraiment pas comment Aphrodite pouvait être jaloux de sa chevelure. C'est parce qu'ils sont tellement brillants et doux et faciles à coiffer, lui avait expliqué son colocataire avant de se lamenter sur la "botte de paille" qu'il portait sur la tête. Comme si qui que ce soit pouvait voir les mèches raides et plates de Camus et les trouver préférables à la splendide tignasse turquoise. Ou aux lourdes boucles indigo de Milo.
Milo… Que pensait-il vraiment de son projet?
Les doutes de Camus étaient toujours présents, mais il les sentait s'émousser au rythme de ses doigts sur son scalp et du crépitement des gouttes contre l'émail. Il n'aurait pas vraiment su expliquer pourquoi mais… Au fond, il ne pensait pas que Milo lui mentirait au sujet de son travail. Milo ne cachait réellement que lui-même; s'il avait changé d'avis sur sa participation au concours, il l'aurait dit à Camus pour que celui-ci ait le temps de se retourner. S'il avait des doutes sur la qualité de ses clichés, il lui en parlerait franchement pour qu'il puisse s'améliorer. Parce qu'il tenait vraiment à l'aider. Oui, ça, Camus en était certain.
Les yeux clos, il savoura la sensation de tous ses muscles qui se ramollissaient sous la pression de l'eau.
Même s'il ne lui disait pas tout, il avait confiance en Milo.
Il respira profondément et rouvrit les yeux, puis tendit la main vers son gel douche. Ce ne fut qu'au moment de s'en saisir qu'il se rappela qu'il l'avait terminé la veille. Et avait oublié d'en racheter lorsqu'il était sorti chercher les glaces, l'esprit embrumé par la chaleur.
Quel imbécile.
C'était là que partager la salle de bain avait du bon, au moins, songea-t-il en tournant la tête vers l'étagère où Milo rangeait ses affaires. Au milieu des moult bouteilles dédiées à sa routine capillaire - bon, là, d'accord: Camus voyait l'avantage de ne pas avoir besoin de plus qu'un shampoing et une brosse pour donner figure humaine à sa chevelure - trônait un gel douche à peine entamé.
Il l'attrapa sans trop de scrupules - il se montrait toujours économe en savon, et au besoin il en achèterait un neuf à Milo -, versa une noisette de gel dans sa main et commença à s'en enduire les bras.
Il ne s'était pas vraiment attendu à cette texture, plus douce et onctueuse que celle du savon bio qu'il utilisait. Le gel moussait, drapait sa peau de bulles blanches. Et l'odeur… C'était bien le mélange de cèdre et de vanille qu'il en était venu à associer à Milo. Sauf qu'elle était bien plus forte, concentrée à l'intérieur de la cabine de douche.
Il ferma les yeux, inspira plus profondément sans faire exprès.
Une odeur à la fois virile et chaleureuse, comme Milo. Comme son sourire lumineux, son corps fort et solide.
Il prit un peu plus de gel et commença à dessiner des cercles sur son torse. L'odeur s'accrut encore. Comme si Milo était là, avec lui, sous la douche. Le lavait. Délicatement d'abord… Puis moins.
Sa respiration se fit plus courte.
Les mains de Milo seraient douces, comme le savon qui l'enveloppait. Mais elles appuieraient fermement sur ses côtes, ses flancs. Et il serait joueur, aussi. S'amuserait avec un téton pendant qu'il lui mordillerait le cou, et Camus devrait s'appuyer contre le mur parce que ses genoux trembleraient. Milo rirait contre sa peau, et Camus respirerait son odeur comme s'il voulait l'enfermer dans ses poumons pour toujours.
Puis c'est à son tour de toucher Milo, de caresser sa peau, de sentir ses muscles frémir sous ses doigts, enfin. Entendre la respiration de Milo se faire hachée alors qu'il lèche les gouttes d'eau qui roulent entre ses pectoraux, rebondissent sur ses épaules. Un goût de vanille. L'excitation lui brûle le ventre, et il soupire quand leurs entrejambes s'effleurent.
— Milo…
Ça suffit pour que Milo le plaque contre le mur à nouveau. La fraîcheur du carrelage contre son dos contraste avec la chaleur des mains de Milo sur ses hanches et lui arrache un gémissement. Sa tête tourne, il se noie dans une odeur de cèdre et de vanille tandis que Milo embrasse son torse, descend peu à peu vers son ventre, lape l'eau qui s'est accumulée dans son nombril. Camus glisse ses mains dans ses cheveux trempés, ça le stabilise. Il s'efforce de ne pas bouger, de ne pas appuyer sur la tête de Milo, se contente d'attendre en tremblant d'anticipation alors que Milo attrape ses fesses pour le maintenir pendant qu'il mordille l'intérieur de ses cuisses. Chaque contact est électrique, transmet des décharges de plaisir à travers sa colonne vertébrale, ses orteils se crispent, cherchent une prise sur l'émail, il resserre ses doigts rythmiquement sur les cheveux de Milo, sent sa respiration saccadée tout contre lui et…
Il jouit au moment même où Milo le prend enfin dans sa bouche, avec un cri qui résonne entre les murs de la salle de bains.
Le clapotis des gouttes continuait, imperturbable, tandis que Camus reprenait son souffle. Il attendit que les derniers restes de plaisir se soient dissous pour ouvrir les yeux, lentement, sur le carrelage blanc et la vitre embuée de la cabine de douche. Il tenait encore son sexe dans sa main savonneuse.
Mais qu'est-ce qui lui avait pris?
Aphrodite referma avec un claquement sec le dernier tiroir de la commode dans laquelle il rangeait son matériel. Les fards, blushs, poudres et pinceaux y passeraient la nuit. Puis demain, il les en ressortirait pour recommencer son œuvre, comme à chaque fois. Sous ses mains habiles, les chanteurs et danseurs se transformeraient en courtisans et révolutionnaires pour que la magie de la scène emporte le public dans la France du 17e siècle.
— Salut, Aphro ! Bonne soirée !
La comédienne qui incarnait Marie-Antoinette lui déposa une grosse bise sur la joue. Son visage complètement démaquillé révélait les marques d'acné qu'Aphrodite dissimulait patiemment avant chaque représentation. Elle aussi avait renvoyé son personnage de reine au destin tragique au vestiaire, au profit d'un look d'étudiante branchée : cheveux blonds réunis en deux petits chignons sur chaque côté de sa tête comme une héroïne de manga, jeans savamment déchirés et grosses baskets à plate-forme.
— Bonne soirée, Ellie ! Et encore bravo, tu as été géniale.
Ellie mima une révérence accompagnée d'un clin d'œil avant de quitter la pièce. C'était la dernière. Aphrodite fit un dernier tour des lieux, rebouchant un pot de crème abandonné par un artiste ici, notant qu'il faudrait remplacer une ampoule autour d'un miroir là. La loge principale du Douzième Temple était son petit royaume et il aimait ces moments où il s'y retrouvait seul, sans la frénésie qui précédait toujours les spectacles. Quelques minutes comme un sas, pour remettre de l'ordre dans ses affaires mais aussi dans ses émotions.
La fin de La Rose de Versailles le plongeait toujours dans la mélancolie.
Il respira profondément et laissa la tristesse se diluer comme de l'encre dans l'eau. Puis il s'approcha d'une glace pour vérifier son allure et rectifia quelques mèches. Il était prêt à affronter le monde extérieur à nouveau. Et il fallait qu'il se dépêche s'il voulait arriver au Golden Triangle à temps.
Il referma la porte de la loge à clé, puis longea les couloirs qui menaient à l'entrée des artistes. Dans cette zone à l'abri des regards du public, il n'y avait ni tapis rouge, ni lustres, ni affiches encadrées. Juste des plafonniers sales qui émettaient une lumière terne, une moquette usée par les pas des anonymes qui faisaient tourner la machinerie du théâtre, et quelques photos sans prétention des différentes troupes qui s'étaient relayées entre ces murs. Il ne croisa que quelques techniciens. Le dimanche, personne ne traînait. Tout le monde était bien trop pressé de profiter d'une soirée de congé.
Il descendit quatre à quatre l'escalier qui le séparait de la porte.
Et s'arrêta sur la dernière marche, interdit.
— Bonsoir, Monsieur Nielssen.
L'elfe était là.
En robe.
Enfin, pas vraiment une robe, plutôt un genre de tunique inspirée des saris indiens, mais clairement issue des ateliers d'un styliste avant-gardiste. Il n'aurait jamais choisi cette couleur safran pour l'elfe, ça manquait de contraste avec ses cheveux blonds et sa peau bronzée, mais…
Ça, c'était avant que l'elfe ne retire ses éternelles lunettes de soleil.
Ses yeux étaient immenses. Frangés de longs cils noirs qui ne devaient rien au mascara. Et turquoise. Merde, même Milo n'avait pas des yeux pareils.
Ils ressortaient comme des pierres précieuses serties dans une statue dorée.
Aphrodite força la respiration qui s'était bloquée dans sa gorge. Ok, l'elfe avait un putain de sens du style. Et une sacrée audace vestimentaire. Peu d'hommes étaient assez sûrs d'eux pour sortir en presque-robe, de créateur ou pas. Lui-même ne s'y était jamais essayé, d'ailleurs…
Mais ça n'en restait pas moins un enfoiré prétentieux et condescendant qui n'avait rien à faire là.
Aphrodite s'apprêtait à le lui signaler sans équivoque, mais l'elfe le prit de court.
— J'espère que vous me pardonnerez mon intrusion.
Pour une fois, le ton était dépourvu de cette hauteur qu'Aphrodite en était venu à associer à l'elfe. Il n'était pas le moins du monde désolé, fallait pas rêver… mais au moins poli. Et il y avait une trace de quelque chose d'autre dans sa voix, quelque chose de si déplacé qu'Aphrodite avait du mal à l'identifier.
De quoi le surprendre juste assez pour qu'il baisse ses défenses une seconde, le temps de répondre automatiquement.
— Bonsoir.
Il se reprit rapidement, heureusement.
— Comment vous êtes entré ?
— Je vous attendais à l'extérieur. Marie-Antoinette est passée il y a quelques minutes, elle a eu pitié de moi, je crois.
Ellie allait l'entendre, le lendemain. Non, dès ce soir. Il allait l'appeler pour lui coller l'engueulade de sa vie. Laisser un inconnu pénétrer dans le théâtre quasi désert, sans prévenir personne ni s'assurer de ses intentions, ça allait pas ou quoi ? Et si ça avait été un fan à l'esprit dérangé ? Un harceleur ? Un ex vindicatif ? Non pas qu'il serait sorti avec quelqu'un comme l'elfe, évidemment. Il ne suffisait pas d'être beau comme un dieu, stylé, et de partager ses intérêts pour l'art et les huiles essentielles pour le séduire.
— Et vous m'attendiez pour quoi ? demanda-t-il aussi froidement que possible.
Cette fois, l'elfe n'arriverait pas à lui faire perdre ses moyens.
— Pour vous féliciter, répondit-il d'une voix douce.
Aphrodite s'était attendu à tout, sauf à ça.
Pour ce qui était de ne pas perdre ses moyens, c'était raté, songea-t-il alors qu'il refermait sa bouche qui s'était ouverte sous l'effet de la surprise.
Et maintenant, voilà qu'il avait l'air d'un poisson dans son aquarium. A cause de ce foutu elfe.
Celui-ci continua sa phrase avant qu'Aphrodite n'ait eu le temps de rassembler assez de mots pour former une réplique bien sentie.
— Après nos précédentes rencontres, j'étais curieux de voir votre travail. Comme Queen a mentionné ce spectacle… Je suis venu.
L'elfe était venu voir La Rose de Versailles. Pour lui. Parce qu'il s'intéressait à ce qu'il faisait.
Et cette note bizarre dans sa voix… C'était du respect. Tellement inattendue de la part de cet enfoiré prétentieux et condescendant qu'Aphrodite ne l'avait pas reconnue immédiatement.
L'espace d'une seconde, il eut l'impression que sa tête tournait.
— J'ai compris ce que vous vouliez dire, je crois. En voyant les comédiens sur scène, la façon dont ils étaient tous à la fois rayonnants et parfaitement… crédibles. Dont leur maquillage contribuait à l'illusion d'observer la cour du Roi Soleil. Et les sublimait tout en restant au service de leur rôle et des émotions qu'ils exprimaient.
Ellie, songea Aphrodite. Il avait croisé Ellie au naturel, avec tous ses petits défauts qu'il avait gommés pour en faire la jeune reine radieuse qui avait attisé tant de haine. Puis qu'il avait remplacés par d'autres, à la fin de la pièce. Les cernes sous ses beaux yeux, le teint gris, le pli d'inquiétude devant la sombre destinée en marche. Transformant son visage pour en faire un instrument de plus dont elle pouvait jouer, avec sa voix cristalline et son corps de danseuse. Pour qu'elle devienne, toute entière, la rose qui briserait le cœur des spectateurs.
Aphrodite serra les poings.
La partie de lui qui aurait toujours besoin de reconnaissance et d'admiration pour compenser les années d'incompréhension et de mépris s'épanouissait sous le compliment.
Celle qui avait appris à déchirer la première pour éviter les blessures sortait ses griffes.
— Je m'étonne que vous vous abaissiez à admirer de simples maquillages, siffla-t-il. Il me semblait pourtant bien avoir cru comprendre que devant les œuvres de grands maîtres, de telles futilités ne sauraient pas faire le poids.
L'elfe ne parut pas se vexer. Il continua à le fixer de ses yeux à la beauté inhumaine.
Et s'il avait hypnotisé Ellie pour la forcer à lui ouvrir la porte ? Il en serait sûrement capable, avec un regard pareil.
Calme. Serein. Un regard qui exsudait une confiance absolue en lui et en ses convictions.
La même confiance qu'Aphrodite avait un jour décidé d'avoir en lui-même, et qu'il affirmait avec chaque trait de khôl, chaque coup de blush sur son visage.
La confiance qui n'avait vacillé que devant cet homme à l'ego encore plus solide que le sien.
— Contrairement à ce que vous semblez croire, rien de ce qui est beau n'est futile à mes yeux, répondit celui-ci, toujours de cette voix insupportablement dépourvue d'arrogance. Je ne fais de différence qu'entre ceux qui savent créer la beauté et les autres. Vous, vous savez, M. Nielssen.
Aphrodite était encore en colère contre lui.
Mais l'elfe était sincère. Ses yeux le lui disaient sans le moindre doute.
Et Aphrodite ne savait pas pourquoi c'était aussi important. Ni pourquoi ça redoublait son envie de griffer ce beau visage.
— Et donc, j'appartiens à votre petit club de privilégiés ? Alors, dites-moi, M. Sanghar… est-ce que cela me donne des droits particuliers ?
Il avança d'un pas vers l'elfe, avec une légère ondulation des hanches. Injectant dans sa voix toute la séduction dont il était capable, étirant ses lèvres en un sourire charmeur qu'il avait appris de Milo.
L'elfe ne parut absolument pas impressionné.
— Non, répondit-il d'un ton où l'ennui pointait. Comme s'il avait vu clair dans le petit jeu d'Aphrodite et commençait à s'en lasser. Mais je suppose que ça vous rend… particulièrement intéressant. Du moins, quand vous ne surjouez pas votre propre rôle. Si ça vous arrive.
Il poussa la porte derrière lui, puis se glissa dans l'ouverture avec une agilité de gazelle.
Aphrodite resta figé une seconde sous le choc du dernier regard qu'il lui avait lancé. Bleu, tellement bleu. Et terni par un voile de quelque chose qui ressemblait cruellement à de la déception.
Il se précipita vers la porte et se jeta dans la ruelle sur laquelle donnait l'arrière du théâtre. Parcourut des yeux sa longueur, la carcasse de vélo appuyée contre un mur, les cartons abandonnés après un déménagement, le chat errant qui humait les containers dans lesquels un restaurant voisin déposait ses ordures.
Personne.
M. Sanghar s'était comme volatilisé.
Et pour la première fois depuis des années, Aphrodite eut envie de lacérer sa propre peau. De colère contre lui-même.
Milo avait du mal à se concentrer, ce soir. Son implication limitée dans l'organisation de l'inauguration de la collection Zodiaque ne l'exigeait pas, heureusement. Son rôle se limiterait à aider au transport du matériel et à charmer les éventuels acheteurs le soir même. Mu avait suggéré qu'il fasse partie des mannequins, mais il y avait coupé grâce à Dite qui avait mis son veto immédiatement: trop de tatouages qui risquaient d'éclipser le bijou. Tant mieux. Milo n'avait pas vraiment envie d'incarner le signe du Scorpion.
Il laissa son regard errer sur la salle bien remplie, puis sur leur petit groupe.
Mu était à la fois nerveux et excité. Aldébaran le couvait du regard avec ce regard à la fois fier et protecteur qu'il arborait si souvent en présence de l'homme de sa vie. Kanon faisait de petits signes aux clients qu'il reconnaissait et Saga pianotait sur son téléphone portable, mais Milo les connaissait assez pour savoir qu'ils suivaient parfaitement toute la conversation qui se déroulait à leur table.
Pour le moment, June, la responsable de l'événementiel du Sanctuary, exposait quelque chose en lien avec l'éclairage. Marine l'écoutait d'un air concentré. Toutes les deux s'étaient déjà vues plusieurs fois pour préparer la soirée et étaient apparemment devenues de grandes amies. Dite interrompait June de temps en temps avec des questions probablement destinées à vérifier que ses maquillages seraient suffisamment mis en valeur. Il avait l'air tendu, pour dire qu'il en était déjà à son deuxième Scylla. Il prenait vraiment tout cela très à coeur… Milo ressentit une bouffée d'affection pour son ami.
Camus aussi était très investi. Assis à côté de Dite, il prenait des notes sur un petit carnet. C'était trop mignon.
Une lampe dirigée droit sur lui embrasait ses cheveux, qu'il avait relevés en chignon un peu décoiffé comme la dernière fois qu'il avait photographié Milo. Milo pinça les lèvres. Est-ce que Camus avait perçu sa déception quand il avait dit qu'il n'aurait plus besoin d'autres photos? Ça n'avait pas duré, c'était ridicule mais… l'espace d'une seconde, Milo avait regretté de ne plus partager un tel moment avec son ami. Heureusement, il s'était repris assez vite pour encourager Camus. Celui-ci avait bien trop tendance à douter de lui-même.
Camus bougea sur sa chaise et sa chevelure flamboya sous la lumière. Sa coiffure dégageait une nuque délicate sur laquelle ondulaient de petites mèches fines qui échappaient à l'élastique. Si Milo pouvait tatouer un endroit sur le corps de Camus, ce serait celui-là. Un emplacement intime et discret, caressé et réchauffé par sa chevelure de soie rouge, imprégné de son odeur.
Une onde de chaleur s'insinua dans son bas-ventre. Merde. C'était la faute de Kanon et de ses suggestions débiles, ça.
Eh bien Kanon allait devoir prendre ses responsabilités. Ça tombait bien qu'il soit assis à côté de lui, tiens.
Avant d'avoir fini son premier verre, Milo avait crocheté la cheville de Kanon avec la sienne. Au second, il lui caressait le genou. Au troisième, la cuisse, et Dite, qui malgré son stress n'avait pas les yeux dans sa poche, annonça d'un ton dramatique qu'il valait mieux conclure la réunion parce que certaines personnes avaient des besoins urgents à assouvir.
Milo et Kanon s'esquivèrent quelques minutes plus tard sans même faire semblant d'avoir honte. C'était une des choses qui plaisaient à Milo avec Kanon: il avait fait tellement de conneries plus graves dans sa vie qu'il n'avait pas honte pour des trucs débiles de ce genre. Et aussi, il n'habitait pas loin.
Malgré leur empressement, le trajet prit plus de temps que nécessaire à cause des baisers lascifs qu'ils s'arrêtaient pour échanger dans des recoins sombres, des mains qui se glissaient sous un t-shirt ou dans une poche arrière, de l'érection qui tendait douloureusement le jean de Milo.
Arrivés chez Kanon, ils n'atteignirent même pas la chambre à coucher.
A peine la porte refermée, ils se jetèrent l'un sur l'autre, lèvres contre lèvres, langue contre langue, hanches contre hanches. Milo plaqua sa main sur l'entrejambe de Kanon, suscitant un grondement.
— Enfin, putain…
Déjà, le t-shirt de Milo tombait à ses pieds sur le sol de l'entrée, les mains de Kanon glissaient partout sur son torse nu, et il n'essaya même pas de retenir un gémissement.
— Vite. Vite…
Puis il ne resta qu'un brouillard de désir et d'alcool. Kanon qui disparaissait puis revenait, la chemise ouverte (par Milo ? Il ne se rappelait pas) sur des tatouages que Milo connaissait par cœur, une boîte de préservatifs et un tube de lubrifiant à la main. D'autres baisers féroces, des doigts qui s'attaquaient à sa braguette sans le toucher suffisamment, il avait tellement envie, et puis enfin ils étaient libres de leurs carcans d'étoffe tous les deux, et Kanon le poussait contre le sofa, et Milo s'agenouillait sur le sol, les pantalons encore autour de ses chevilles, les coudes appuyés sur l'accoudoir. Et le poids de Kanon derrière lui, sa grande carcasse qui l'enveloppait, son haleine légèrement sucrée dans son cou, une main autour de son sexe tandis que ses doigts l'étiraient, oh mon dieu, il avait tellement envie qu'il voyait rouge, vite, vite, vite, enfin Kanon le pénétrait, putain, c'était bon, il était massif et il le baisait brutalement, sans aucune tendresse, en lui mordant l'épaule, oui, comme ça, Milo s'entendait crier, là, encore et Kanon plongeait plus profond en lui, plus fort, et Milo sentait tout à la puissance mille, le moindre brin de laine du tapis sous ses genoux, l'odeur du cuir du canapé, les paumes larges sur son ventre et son torse, ses cheveux qui lui chatouillaient le cou et les épaules, la peau de Kanon mouillée de sueur contre son dos, il avait chaud, tellement chaud, un enfer brûlait au bas de sa colonne, tout était rouge, un fer chauffé à blanc s'enfonçait entre ses reins, putain, il allait crever tellement c'était bon, plus fort putain oh oui, Kanon jurait à chaque poussée, chaque fois qu'il percutait sa prostate c'était comme une éruption qui naissait au plus profond de son ventre et inondait son corps de lave rougeoyante, il était tellement dur que ça faisait mal mais s'il se touchait il allait finir et il ne voulait pas c'était trop bon, le cœur de Kanon battait à mille à l'heure contre ses côtes, il avait du mal à respirer, devait chercher son air pour crier, oui, encore, plus de force pour d'autres mots, il était trempé quelle idée de faire ça sur du cuir, tellement chaud, partout, sa queue brûlante dans sa main, oh mon dieu, tellement bon, tellement rouge, partout, son ventre son cul ses cuisses ses cheveux oh ses cheveux relevés oh putain encore encore encore oh oh oh –
- du rouge partout –
Lorsqu'ils eurent repris leurs esprits, Kanon alla leur chercher des bières glacées qu'ils burent assis par terre à poil contre le sofa. Avec une clope pour compléter le tableau.
Milo soupira. Il se sentait bien, là. Détendu. Si seulement Kanon ne le regardait pas en coin comme ça...
— T'étais chaud comme la braise, ce soir, commenta son ami comme s'il avait capté les pensées de Milo.
Milo ricana.
— Tu crois pas si bien dire.
Kanon tira une taffe avant de continuer.
— Pas que ce soir, d'ailleurs. Tu m'allumes comme un malade depuis deux semaines.
— Et t'es particulièrement inflammable, alors si t'as l'intention de t'en plaindre…
— Oh, loin de moi cette idée.
Il eut un petit rire.
— Crois-moi, j'adore que tu me débauches. C'est juste que d'habitude, c'est pas aussi…
Il regarda dans le vide un moment, comme s'il cherchait le mot.
— Souvent.
Ses yeux turquoise étaient braqués sur Milo, qui eut la distincte impression que ce n'était pas le premier mot qui lui était venu à l'esprit. Mais il aurait été bien en peine de deviner ce à quoi pensait vraiment Kanon. Quand il voulait, il pouvait être aussi difficile à déchiffrer que Camus.
— Ben quoi ? C'est l'été, c'est normal d'avoir les hormones en folie, non ? D'ailleurs, peut-être que c'est pas moi. Peut-être que c'est toi qui t'es mis à diffuser des phéromones absolument irrésistibles.
En un mouvement, il se retrouva à chevaucher les jambes de Kanon, son plus beau sourire de prédateur collé au visage.
Kanon n'eut pas l'air impressionné, il fallait lui accorder ça.
— Les hormones, c'est au printemps.
Merde, il commençait à parler comme Camus en plus ! C'était la faute de ce groupe de travail pour le vernissage de Mu, ils se côtoyaient trop, il ne manquerait plus qu'ils déteignent l'un sur l'autre.
— Tsk tsk. Le printemps n'est pas si loin, alors, on dirait, rétorqua Milo en regardant sans la moindre discrétion le sexe de Kanon, qui semblait nettement plus intéressé que son propriétaire.
Celui-ci leva les yeux au ciel et mit une grande claque sur la fesse de Milo.
— Et il est insatiable, en plus. Allez, viens sous la douche. On est crades et on pue.
La douche. Excellente idée. On pouvait en faire des choses, sous la douche.
Merci de m'avoir lue! Les opinions de Camus sur le chamanisme et autres pratiques spirituelles n'engagent que lui.
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