Note: Merci de votre patience! Ce chapitre n'est pas spécialement animé, mais j'ai pris beaucoup de plaisir à l'écrire et j'espère qu'il vous plaira aussi.
Info pratique: Depuis un certain temps, je ne reçois plus aucune notification de ffnet. J'essaie de passer régulièrement, mais si je n'ai pas répondu à un message ou une review, c'est probablement que ceux-ci m'ont échappé... Désolée! Au cas où, sachez que cette fic est aussi publiée sur ao3 ( Lily_Aoraki) et que je vous réponds volontiers sur les réseaux sociaux (Tumblr: lilyaoraki, Twitter: LilyAoraki).
Yin Yang, merci pour ta lecture et ta review! J'espère que la suite de cette histoire continuera à te satisfaire!
Chapitre 9
— Seulement les ongles, alors.
— Pfff. Petit joueur.
Aphrodite leva les yeux au ciel et fit signe à Camus de poser sa main sur la table. Celui-ci obéit et laissa son colocataire débuter la manucure qu'il avait acceptée après d'âpres négociations. Négociations peut-être pas si bien menées que ça, à en juger d'après le petit sourire satisfait que le maquilleur tentait de dissimuler sans grand succès. A croire que le rituel de beauté complet, y compris « eye-liner pour mettre en valeur tes beaux yeux, un peu de blush parce que tu es vraiment trop pâle, et un chouïa de gloss » qu'Aphrodite avait essayé de lui imposer en vue du vernissage de ce soir n'était qu'un subterfuge destiné à l'amener à dire oui au moindre mal : le vernis à ongles.
— Tu vas voir, je suis sûr que ça va te plaire.
— Hm. Et pourquoi tu n'obliges pas aussi Milo à se faire les ongles, les yeux ou que sais-je ?
— Parce qu'il sera occupé à tatouer jusqu'au dernier moment.
Au moins, l'air soudain ronchon d'Aphrodite ne laissait pas planer de doutes. Il avait aussi eu des plans pour Milo… qui, l'ayant sans doute deviné, avait trouvé le moyen d'y couper court.
Sans prévenir Camus.
Et ça se prétendait un ami.
— Mais, reprit Aphrodite, si ça peut te rassurer, j'ai déjà fait les ongles de Milo plus d'une fois. Pendant un moment, je lui vernissais celui de l'index en rouge. D'ailleurs, je vais utiliser la même nuance pour toi, elle est parfaitement assortie à tes cheveux.
Il extirpa un flacon d'une trousse obèse.
— Ta-da ! Le rouge Antarès, une valeur sûre !
Alors ça, c'était la meilleure.
Camus essaya de visualiser Milo, l'ongle de l'index peint de la même couleur écarlate que celle qui était devenue sa marque de fabrique. Ça faisait sens… Et ça avait un côté terriblement sexy, aussi. Comme une réponse à l'encre noire qui coulait sur ses bras. Une promesse de douleur, ou de plaisir, ou les deux à la fois, au bout du doigt.
Une vision d'un ongle rouge sang griffant sa peau le fit frissonner et il secoua vigoureusement la tête pour s'en débarrasser.
Il fallait vraiment qu'il se reprenne. Ce qui s'était passé sous la douche l'autre jour était… excusable. Milo était très séduisant, Camus avait eu tout le loisir de se concentrer sur son physique avantageux en le photographiant, et cela faisait un peu trop longtemps qu'il pratiquait le "On n'est jamais mieux servi que par soi-même" dans ce domaine. Ce n'était pas la première fois qu'un mannequin était à l'origine d'une poussée d'hormones, non plus. Il suffirait qu'il réactive une application de rencontre lorsque le vernissage serait passé et le problème serait réglé. Mais en attendant, il devait se contrôler et arrêter de fantasmer sur son colocataire, bon sang!
— Quoi ? Ça ne te plaît pas ?
Camus s'efforça d'avaler sa salive.
— Ça n'est pas vraiment mon style mais… je te fais confiance.
— A raison.
Aphrodite se mit à enduire les ongles de Camus d'une base transparente.
— Et alors, ton elfe ? Pas de nouvelles ? questionna Camus dans l'espoir de se changer les idées.
Aphrodite se renfrogna. Pendant quelques secondes, l'application du vernis sembla mobiliser toute sa concentration, puis il répondit enfin.
— J'ai demandé à Queen, mais il ne sait pas grand-chose sur lui à part son nom. Il n'a pas ses coordonnées non plus. Il a proposé de lui faire passer un message la prochaine fois qu'il viendra à la boutique.
La tristesse de sa voix fit regretter à Camus son choix de diversion.
Aphrodite leur avait raconté son entrevue avec celui qu'il persistait à appeler "l'elfe" au théâtre. Même s'il avait essayé de le dissimuler, il était évident qu'il s'en voulait d'avoir repoussé agressivement ce qui était probablement à la fois une manifestation d'un intérêt sincère à son égard et une tentative de faire la paix.
— J'aimerais juste qu'il sache que je suis désolé de la manière dont je me suis comporté, tu sais ?
— Je suis sûr qu'il aura le message. Et qu'il y sera sensible. A ta décharge, il a été assez maladroit, aussi. Il n'est peut-être pas très à l'aise socialement.
Et c'était Camus qui faisait ce genre de remarque. C'était quand même un comble. Il se demandait sincèrement s'il n'était pas tombé de l'autre côté du miroir le jour où il avait franchi la porte de cet appartement.
— Moui…
Aphrodite commença à recouvrir la base de vernis écarlate.
— Quand même, pourquoi est-ce qu'il ne pouvait pas tout simplement se mêler de ses affaires! Il est vraiment agaçant!
Camus dissimula un sourire derrière la main dont Aphrodite n'était pas en train de s'occuper.
— Quoi?
Pas assez bien dissimulé, le sourire, apparemment.
— Non, rien. Je me disais juste qu'il faudrait vraiment que tu puisses lui faire part de ton… agacement… en personne.
— Donne-moi ça.
Aphrodite s'empara sèchement de sa main libre et l'aplatit à côté de l'autre sur la table.
— Au lieu de faire des sous-entendus oiseux, dis-moi plutôt: personne ne t'a tapé dans l'oeil, à toi? Tu habites ici depuis des mois et tu n'as même jamais découché…
— Tout le monde n'est pas comme Milo.
Camus pinça les lèvres. Mais pourquoi avait-il dit ça? Et sur ce ton… accusateur, en plus?
Le regard soudain soupçonneux d'Aphrodite indiquait qu'il n'avait pas raté la nuance. Maudit soit son sens de l'observation.
— Je te connais assez maintenant pour savoir que tu n'es pas en train de juger bêtement, alors, c'est quoi…
Aphrodite mima l'indécision, yeux levés au ciel.
— De l'envie? Mais ce n'est pas logique. Tu pourrais avoir n'importe qui si tu voulais bien juste sourire un peu.
Il enduisit le dernier ongle de vernis en chantonnant.
— Alors… de la jalousie? Vous êtes devenus proches, avec Milo…
Camus se sentit rougir jusqu'à la pointe des oreilles.
— N'importe quoi.
Aphrodite avait trop d'imagination. Il n'était absolument pas jaloux. Il s'était laissé aller à certaines pensées concernant Milo pour des raisons parfaitement logiques. Ça aurait pu être n'importe qui d'autre. Ça ne voulait en aucun cas dire qu'il était attiré par Milo spécifiquement. Ou qu'il voulait que quelque chose se passe réellement. Et en plus, Aphrodite n'était au courant de rien de tout ça!
— Hm-hm… Si tu le dis.
Aphrodite le fixait d'un air peu convaincu. Camus détourna le regard en direction de la verrière dans l'espoir de mettre un terme à cette conversation déplaisante. Des nuages de plomb s'amoncelaient au-dessus des immeubles. D'après la météo, une tempête allait s'abattre sur New York dans les trente-six prochaines heures. Pas de quoi perturber le vernissage de Mu, a priori. Heureusement.
Une minute s'écoula ainsi avant que la voix d'Aphrodite ne résonne à nouveau.
— Voilà… tu es prêt !
Aphrodite contemplait son oeuvre d'un air satisfait, ses ridicules hypothèses apparemment oubliées. Au moins, se plier à son caprice aurait servi à quelque chose, songea Camus en examinant ses mains parées de rouge. Il avait l'étrange impression qu'elles ne lui appartenaient pas.
— Maintenant, interdit de toucher quoi que ce soit pendant le prochain quart d'heure!
Camus soupira. Comme s'il n'avait rien d'autre à faire. C'était bien la dernière fois qu'on le reprenait à mettre du vernis.
Le Star Hill portait bien son nom.
Les baies vitrées du bar situé au 47e et dernier étage du Sanctuary on Fifth offraient une vue à 360 degrés sur les lumières de Manhattan. Fenêtres éclairées des bureaux dans lesquels on travaillait à toute heure, enseignes clignotantes à la gloire des spectacles de Broadway, phares des voitures et des fameux taxis jaunes ; chaque scintillement témoignait d'une vie bouillonnante. C'était une fois la nuit tombée que l'on se rendait compte à quel point New York méritait son surnom de « ville qui ne dort jamais ».
Camus se rappelait encore du flot d'énergie qui l'avait envahi lorsque, jeune étudiant à peine débarqué de sa France natale, il avait admiré ce spectacle pour la première fois du haut du Rockefeller Center – un cadeau de bienvenue à lui-même qu'il avait économisé pour s'offrir. Il avait senti le flux lumineux qui s'écoulait le long des avenues pulser dans ses propres veines comme si tout son être se mettait au diapason de la ville, puisant en elle une nouvelle vitalité et la conviction qu'il pouvait réussir. Qu'ici, dans cette Amérique où tout était soi-disant possible, il parviendrait à se libérer du carcan qu'on lui avait imposé pour devenir l'artiste qu'il rêvait d'être.
Huit ans plus tard, il n'avait toujours pas atteint son but. Mais celui-ci n'était plus très loin. Le concours de la Fondation Graad… c'était l'ultime étape. Et il était confiant, grâce aux photos qu'il avait prises de Milo.
— Camus ? Tout est prêt de ton côté ?
Mu venait de le tirer de ses rêveries. Il n'avait pas l'air trop nerveux, ou alors, il le cachait bien.
— Oui, ne t'inquiète pas. Je pourrai commencer dès que les invités arriveront.
— N'oublie pas de prendre des plans éloignés aussi, d'accord ? Pour que l'on voie bien le cadre.
Ah, si, un peu nerveux quand même, pour lui répéter des instructions déjà émises une dizaine de fois.
— C'est gentil de vouloir veiller à faire la pub du Star Hill, Mu, mais tu sais que tu n'es pas obligé ? J'ai un responsable marketing, pour ça.
A en croire le ton amusé de Saga, ce n'était pas la première fois que le sujet arrivait sur le tapis.
— Oui, et je crois qu'il n'était pas ravi que tu accueilles le lancement de la collection d'un illustre inconnu alors que tu as décliné des offres similaires pour des événements beaucoup plus porteurs en termes d'image, répondit l'orfèvre du tac au tac, confirmant l'impression de Camus.
— Tout à fait. Et je lui ai bien fait comprendre qu'il ne s'agissait pas de relations publiques mais de solidarité entre amis. Il n'avait pas tout à fait saisi où le Sanctuary met les priorités.
— C'est un endroit magnifique, Saga, intervint Camus pour dévier la conversation d'un sujet apparemment délicat. L'écrin idéal pour les bijoux de Mu.
Camus ne mentait pas. Avec son épaisse moquette bleu nuit, les îlots de fauteuils club en cuir noir qui permettaient aux clients de voir et d'être vus tout en préservant l'intimité des conversations, et les multiples ampoules à filament qui pendaient au plafond comme autant d'étoiles, le décor mariait avec brio raffinement, confort et modernité.
— Merci. Pour être honnête, je pense que les créations de Mu le mettent en valeur au moins autant que l'inverse.
Saga avait raison. Les bijoux présentés dans douze vitrines disposées en cercle autour de la pièce semblaient avoir été imaginés pour cet endroit. Leur or réfractait la lumière des lampes et la projetait en éclats contre les parois de verre, renforçant encore l'impression de se trouver au coeur d'un planétarium. Chaque signe du zodiaque tissait un trait d'union entre la galaxie urbaine qui s'étendait derrière les vitres de l'hôtel et sa reproduction à échelle réduite au sein du Star Hill.
Kanon avait eu l'idée du siècle en proposant d'organiser le lancement de la collection de Mu ici.
Deux heures plus tard, la soirée battait son plein. Camus avait déjà pris des dizaines de photos. Il avait commencé par les modèles-serveurs qui proposaient des boissons aux visiteurs, leur pendentif bien en évidence sur des torses dégagés par des chemises largement ouvertes. Aphrodite avait eu une excellente idée. Ces éphèbes vêtus de noir attiraient tous les regards, et ce n'était pas seulement grâce à leur plastique irréprochable. Les maquillages patiemment mis au point dans la salle de bain du Suédois remplissaient parfaitement leur office. Les pommettes sculptées à coups de pinceau, les fards à paupière aux reflets métallisés, les paillettes appliquées en pluie sur le visage et les pectoraux saisissaient l'œil des visiteurs et le conduisaient en douceur au bijou qui luisait comme l'astre le plus brillant d'une constellation.
Camus avait eu peur qu'Aphrodite en fasse trop. Mais celui-ci savait exactement où s'arrêter, il fallait le reconnaître. Entre les mains d'un homme moins talentueux, les mannequins auraient pu avoir l'air d'aller à un bal masqué. Au contraire, les doigts de fée d'Aphrodite avaient fait d'eux des statues grecques, des héros mythologiques au corps poudré de poussière d'étoile descendus de la Voie lactée en emmenant leur totem avec eux. Il avait transformé de jeunes hommes à la plastique irréprochable en créatures d'une beauté intemporelle et hors du monde, qui imposaient plus de respect que de convoitise.
Le maquilleur était définitivement un artiste.
Camus avait ensuite multiplié les clichés des invités. Il avait passé beaucoup de temps près des vitrines où étaient exposés les bijoux, prêt à immortaliser les regards admiratifs et à mémoriser les commentaires élogieux. Il appréciait cet aspect de son travail. Dans la foule, il savait se faire discret, dissimulé derrière son objectif, de sorte que les gens oublient la présence du photographe. Alors ils se relâchaient, retrouvaient le naturel qui se fige toujours à proximité d'un appareil photo, et Camus parvenait à saisir des images vivantes et souvent révélatrices. C'était une des raisons pour lesquelles on l'engageait régulièrement pour des événements. Un type de contrat qu'il préférait largement aux photos de mode - il lui était beaucoup plus naturel de jouer les observateurs détachés que de collaborer avec des mannequins. Enfin, sauf avec Milo.
C'était maintenant le tour de l'entourage de Mu. Celui-ci tenait à avoir des photos de tout le monde, et Camus usait de ruses de Sioux pour ne pas se faire repérer pendant qu'il leur tirait le portrait. Il avait déjà obtenu de belles images d'Aldébaran qui jetait un regard empli d'amour et de fierté sur un Mu en grande conversation avec des clients potentiels, et volé un cliché de Marine en train de pincer subrepticement les fesses d'Aiolia.
Il tourna le dos à la foule pour se glisser dans la pièce qui servait de coulisses. Il y trouva Aphrodite, comme il l'avait espéré. Son colocataire ne remarqua pas son arrivée, trop occupé à retoucher son eye-liner avec la concentration d'un neurochirurgien en pleine opération. Camus se déplaça sur le côté à pas de loup, son appareil déjà vissé à l'œil.
Aphrodite se tenait face à un miroir entouré d'ampoules qu'il avait apporté là pour compenser la relative pénombre de cet espace qui servait habituellement de vestiaire au personnel. La lumière crue aiguisait ses traits et augmentait le contraste entre son teint pâle et un maquillage qui en paraissait presque criard. Camus étudia un moment cet Aphrodite aux pommettes saillantes, aux yeux soulignés par une ombre qui ne devait rien au fard. Il avait l'air plus âgé, plus usé, plus dur.
Il avait retroussé les manches de sa chemise, sans doute pour ne pas risquer de les salir, et les roses qui enlaçaient ses bras ressortaient avec la même violence que le blush qui rosissait ses joues.
Enfin, le vrai Aphrodite, débarrassé des derniers oripeaux de l'excentrique inoffensif. Loin du regard des autres, il révélait la vraie nature que Camus n'avait fait qu'entrapercevoir. Celle d'un combattant couvert de ses peintures de guerre, qui avait fait de la Beauté sa déesse, sa cause, son arme et son bouclier.
Camus avait trouvé l'angle parfait. Il appuya sur le déclencheur plusieurs fois très vite, sachant qu'il ne tarderait pas à être découvert.
Aphrodite tira la langue dans un dernier effort de précision. Puis il se tourna vers Camus dans un sursaut.
— Qu'est-ce que… Camus !
Camus leva les bras en un geste d'apaisement, alors que la surprise cédait la place à l'indignation sur le beau visage suédois.
— Tu me prenais en photo ? Sans me prévenir ?
— Du calme, d'accord ? Tu étais très bien.
— Tu plaisantes ? J'étais en plein ravalement de façade !
— Nullement indispensable, j'en suis sûr. C'est pour Mu, d'accord ? Il voulait avoir des photos de ses amis naturelles et spontanées.
Aphrodite lui lança un regard méfiant – à raison. Mu n'avait jamais rien spécifié de tel.
— Je peux tout à fait être naturel et spontané quand on me le demande.
— La spontanéité sur commande, ça n'existe pas, par définition.
Aphrodite leva les yeux au ciel.
— Ça y est, Prof est de sortie.
— Je me contente de souligner un manque de logique dans tes arguments.
— Mais qui a dit que j'essayais d'être logique ?
Les deux hommes se toisèrent un instant. Puis Aphrodite éclata de rire, bientôt rejoint plus discrètement par Camus.
— Tu effaceras ces horribles photos, d'accord ?
— Elles n'ont rien d'horrible, loin de là.
— Peu importe. Prends-en de meilleures.
Les dix minutes suivantes furent consacrées à immortaliser Aphrodite qui prenait toutes les poses imaginables. C'était incroyable à quel point il parvenait à transformer un simple rouge à lèvres en accessoire d'une extrême lascivité. Il s'amusait beaucoup, et aurait sans doute volontiers prolongé cette séance impromptue si le mannequin de la Balance ne les avait pas interrompus avec un urgent besoin d'aide à cause d'une poussière dans l'œil.
— C'est malin, franchement… Ne frotte pas! Tu vas ruiner ton maquillage!
Aphrodite entraîna le blessé près du miroir pour l'examiner à la lumière. Il s'appelait Dhoko, se rappela Camus. Plutôt petit pour un mannequin, mais il compensait par un sourire contagieux et une énergie débordante.
— J'y peux rien, franchement… Je suis sûr que c'est une de tes paillettes, en plus!
— Impossible. Elles sont hypo-allergéniques.
Les deux hommes continuèrent à se chamailler tandis qu'Aphrodite cherchait de quoi venir au secours de Dhoko. Camus décida de les laisser à leurs affaires et s'éloigna, satisfait de lui-même. Quoi qu'en dise son colocataire, il savait parfaitement quelles étaient les meilleures photos de la soirée.
Camus quitta les coulisses et s'arrêta un moment dans le coin du bar où se dressait une petite estrade. Un duo s'y produisait depuis le début de la soirée: un violoniste aux cheveux bleus accompagnant une jeune femme blonde qui chantait des ballades languides. C'étaient des habitués du Star Hill, engagés par June qui ne tarissait pas d'éloges à leur sujet. A raison, devait-il reconnaître. La musique formait un délicat contrepoint au brouhaha des conversations sans jamais prendre le dessus, mais quand on l'écoutait plus attentivement, elle s'avérait tout simplement enchanteuse. Il faudrait qu'il redemande le nom des artistes - Oliver et Eugenie? Quelque chose comme ça. Il prit quelques clichés, capturant au passage des regards qui ne laissaient aucun doute sur la véritable nature de leur relation.
Il passa ensuite sur la terrasse où des invités fumaient à la lueur de flambeaux stratégiquement placés. La vue y était spectaculaire et l'intérieur du bar aurait sans doute été déserté au profit de l'extérieur sans la climatisation qui y faisait régner une fraîcheur paradisiaque. En sortant, l'air lourd et moite gifla Camus comme un torchon humide. La chaleur était étouffante, sans aucun souffle de vent pour la tempérer malgré la tempête en approche. Celle-ci allait peut-être s'avérer bienvenue, finalement. Au moins elle mettrait un terme à cette insupportable canicule.
Camus s'immobilisa dans un coin lounge inutilisé pour régler son appareil photo sur les nouvelles conditions de luminosité, puis se mit à parcourir les petits groupes du regard à la recherche de ses prochaines cibles. Il avisa alors Kanon et Milo en grande discussion près d'un cendrier, un peu à l'écart des autres invités.
Camus se posta non loin des deux amis, en prenant soin de rester hors de leur champ de vision.
Comme tous les invités, Kanon et Milo s'étaient mis sur leur trente-et-un. Pour Kanon, cela se traduisait par un costume gris perle parfaitement coupé, porté avec une chemise blanche mais sans cravate – il ne fallait tout de même pas exagérer. Milo portait un jean neuf et une veste cintrée qui mettait en valeur ses épaules larges et ses hanches étroites par-dessus un t-shirt blanc.
Les deux hommes auraient pu sans effort éclipser les mannequins professionnels. La stature seule de Kanon lui conférait une présence physique impressionnante. L'indomptable crinière azurée qui balayait ses reins et son regard où le bleu le disputait au vert contribuaient aussi à la sensation de se trouver face à une véritable force de la nature. Un tourbillon qui engloutirait ses proies comme des fétus de paille, sans pitié ni remords.
Il dit quelque chose et Milo rit à gorge déployée, les vagues indigo de sa chevelure ondulant autour de lui, poudrées d'or par les lumières de la ville derrière son dos.
Ils étaient vraiment bien assortis, à tout point de vue. Camus se rappela la façon dont Milo avait regardé Kanon lors de leur dernière soirée au Golden Triangle, le désir nu dans ses yeux. Peut-être que ce qui n'avait été jusqu'à présent qu'une amitié augmentée était sur le point de franchir un cap ?
Il ne savait pas pourquoi il avait tout à coup l'impression que son cœur pesait des tonnes.
— Tiens, voilà le photographe ! Alors, bien travaillé ?
Tiré violemment de ses pensées par l'apostrophe de Kanon qui venait de se rendre compte de sa présence, Camus en lâcha son appareil. Heureusement qu'il le portait toujours attaché autour de son cou…
Il rejoignit ses amis, attrapant au passage un verre sur un plateau pour se donner une contenance.
— Je l'espère.
— Je suis sûr que ce sera top, commenta Milo. On était en train de se dire que tout a l'air de bien se passer pour Mu, non ?
— Je le pense aussi. J'ai surpris beaucoup de commentaires élogieux et les gens se l'arrachent.
— Plusieurs clients présents ce soir m'ont fait part de leur intérêt pour ses créations, compléta Saga en se joignant à leur petit groupe. A mon avis, il va vite se retrouver avec plus de commandes qu'il ne pourra en honorer.
— Il le mérite… Il a travaillé dur pendant des années pour en arriver là.
Le sourire de Milo ne laissait aucun doute quant à la sincérité de son bonheur pour son ami.
— J'en suis certain, approuva Saga. Et maintenant, si vous permettez ? Kanon, il y a quelqu'un que je voulais te présenter.
Son frère grimaça.
— Ne me dis pas que c'est encore un des investisseurs du Sanctuary qui aimerait se diversifier et pourrait s'intéresser au Golden Triangle. Tu sais ce que j'en pense.
— Oh, j'ai bien compris à quel point tu tenais à ta précieuse indépendance. Mais j'ai repensé au problème de fournisseur dont tu m'as parlé récemment, et il se trouve que j'ai une connaissance qui pourrait peut-être t'aider.
— Tiens tiens.
Kanon sourit d'un air narquois en finissant son champagne.
— Un ancien de l'école qui occupe une position idéale chez un producteur de boissons, c'est ça?
— Exactement. Qu'est-ce que tu veux, il faut bien que le réseau serve à quelque chose.
Kanon soupira.
— Si au moins il n'est pas complètement incompétent en matière de logistique… Allons-y. Je vous abandonne, ajouta-t-il à l'attention de Camus et Milo. Soyez sages, d'accord?
Sans attendre de réponse, Kanon s'éloigna avec Saga.
— Les affaires avant tout, on dirait, commenta Camus.
— Le Golden Triangle, c'est son bébé, qu'est-ce que tu veux…
— Il n'avait pas l'air à 100% ravi d'accepter l'aide de son frère.
Milo reposa sa flûte vide sur le plateau d'un serveur qui passait et Camus l'imita.
— Saga a étudié dans une école hôtelière très réputée en Suisse. C'est ce qui lui a permis d'obtenir ce poste au Sanctuary, et il en a tiré pas mal d'autres atouts. Kanon, lui… il n'a pas vraiment fait d'études, ce qui ne l'a pas empêché de réussir, comme tu vois. Il en est très fier.
Camus hocha la tête pensivement.
— Hm, je comprends… Mais Kanon a quand même un petit complexe d'infériorité et il le vit mal quand son frère essaie de le faire bénéficier de ses relations, c'est ça? Même si Saga le fait pour son bien.
— Exactement. En plus, ça titille sa fibre compétitive. Tu peux être sûr qu'il est déjà en train de chercher un moyen de rendre à Saga la monnaie de sa pièce, en lui faisant découvrir le prochain alcool que tout Manhattan s'arrachera ou que sais-je.
Camus sourit. Il ne s'était pas trompé quand il avait cru déceler une certaine dose de rivalité fraternelle entre les jumeaux.
Milo écrasa son mégot dans le cendrier.
— Allez, viens. Il faut qu'on profite de la vue!
Il s'approcha de la rambarde vitrée qui séparait la terrasse de l'abîme et Camus le suivit. Plus rien ne faisait obstacle entre eux et la ville, maintenant.
Un Himalaya de verre et d'acier se dressait tout autour de lui. Son regard s'élançait à l'assaut des gratte-ciels, plongeait dans des canyons au fond desquels les phares des voitures ruisselaient paresseusement, s'accrochait ici ou là à une fenêtre derrière laquelle des employés vaquaient à des occupations qui ne connaissaient pas d'horaires. A la vision du grand corps palpitant de New York s'ajoutait la rumeur étouffée des sirènes et des klaxons, des dizaines de mètres plus bas.
La nuit de Manhattan, sans filtre.
Un vertige lui fit tourner la tête, et l'espace d'une seconde, le vide menaça de l'aspirer.
Le bras de Milo vint entourer ses épaules et le stabiliser.
— Hé, tout va bien ?
— Oui. C'est juste… Je ne suis pas très à l'aise avec les hauteurs, et là…
Allait-il un jour cesser de se ridiculiser ?
Mais Milo rit doucement.
— Je te comprends. Je suis déjà venu plusieurs fois, mais elle m'impressionne toujours, cette vue… Tu veux qu'on s'éloigne du bord ?
Camus respira profondément.
Le poids du bras de Milo sur lui, la chaleur de son corps contre le sien auraient dû être désagréables… mais ce n'était pas le cas. Au contraire, il se sentait bien maintenant. En sécurité.
— Non. Ça va maintenant, alors autant en profiter un peu…
S'il te plaît, ne bouge pas.
Milo ne bougea pas, et ils contemplèrent le paysage en silence un moment.
Chacune des lumières qui clignotaient devant Camus était un peu comme une étoile, au fond. Avec des vies qui gravitaient autour d'elle. Des gens qui travaillaient, qui rentraient chez eux, qui s'amusaient, qui s'aimaient… Et habituellement, lui était l'extra-terrestre qui observait ces mondes de l'extérieur sans se rattacher à aucun.
Mais ce soir… C'était différent. Une petite bulle s'était créée là, sur le toit du Sanctuary on Fifth. La même qui les enveloppait Milo et lui pendant les shootings, quand ils se concentraient uniquement l'un sur l'autre même sans parler. Le vertige de Camus était passé. Pour la première fois, il regardait les lumières de la mégapole sans sentir le sol se dérober sous ses pieds. Il ne flottait plus dans le vide sidéral; la présence de Milo l'ancrait fermement sur une petite planète semblable à ces millions d'autres devant lui.
Il sentit une émotion indéfinissable menacer de l'envahir et dit la première chose qui lui passait par la tête pour lui claquer la porte au nez.
— Je n'aurai pas trop l'air d'un éternel touriste si je te dis que je ne me lasserai jamais des lumières de Manhattan ?
— Certainement pas. En fait, je penserais que tu deviens presque un vrai New Yorkais !
Camus posa une main sur la rambarde et la lumière d'un flambeau fit scintiller un ongle écarlate. Contre toute attente, il s'était très vite habitué à voir ses doigts couronnés de rouge. Il devait même admettre que maintenant qu'il s'y était fait… ça lui plaisait plutôt.
— J'aime bien tes ongles.
Le reflet devait aussi avoir attiré l'attention de Milo, qui fixait maintenant sa main.
— Merci. C'est Aphrodite qui a insisté… Il a dit que tu portais le même vernis, à une époque.
— C'est le fameux Antarès ? Il me semblait bien que je l'avais déjà vu quelque part ! Il te va mieux qu'à moi, cela dit. On dirait qu'il a été fait pour être assorti à tes cheveux et tes yeux.
Il émit un petit rire et son souffle frôla la gorge de Camus, déclenchant un frisson qui dévala sa colonne vertébrale pour aller se tapir délicieusement entre ses reins.
Ce temps orageux devait vraiment mettre toutes ses terminaisons nerveuses aux abois. Peut-être qu'il aurait déjà dû réinstaller ses applications de rencontre…
Milo desserra vaguement son étreinte autour de ses épaules le temps de pêcher son téléphone dans sa poche, et Camus en profita pour maîtriser la sensation indésirable.
— Hé, on essaie un truc ?
Sans attendre sa réponse, Milo le fit pivoter de sorte qu'ils se retrouvent dos au vide. Il l'attira plus fermement contre lui.
— Ça va comme ça ?
— Oui. Qu'est-ce que tu fabriques ?
Milo l'inonda d'un sourire, puis brandit son téléphone portable face à eux.
— Say cheese !
— Milo !
— Pas de réclamations. Mu m'a spécifiquement demandé de veiller à ce que tu sois au moins sur une photo de ce soir, figure-toi.
Camus resta abasourdi tandis que Milo regardait les selfies qu'il venait de prendre.
— Tu t'imagines que personne n'a remarqué ton petit manège ? Tu te caches derrière ton appareil et tu espères qu'on va t'oublier, mais ça ne se passera pas comme ça avec nous ! En plus, ça serait dommage… tiens regarde, on est beaux sur celle-là !
Camus se pencha sur l'écran que Milo lui tendait.
Les deux hommes se découpaient nettement au premier plan. Derrière eux, les lumières de la ville se confondaient en une aura scintillante qui nimbait leurs silhouettes. Ils étaient si proches que leurs cheveux se mêlaient. Des fils de soie écarlate coulaient sur l'épaule de Milo, des boucles bleues frôlaient la joue de Camus. Le Grec le tenait fermement, comme s'il craignait qu'il ne s'échappe, et arborait un sourire victorieux. Camus, un peu raide, avait l'air de ne pas savoir quoi faire de ses bras.
— Tu es beau. Je ne souris même pas.
— Tu n'en as pas besoin. Et en plus, c'est pas vrai, tu souris. Intérieurement.
Le pire, c'est que c'était vrai. Camus avait l'air mal à l'aise au premier coup d'œil, mais si on s'y attardait, on devinait une étincelle dans son regard, timide mais bien présente.
— Voilà, regarde…
Milo envoya la photo dans leur conversation de groupe accompagnée de la légende "Mission accomplie!".
Camus avait à peine senti la vibration qui indiquait qu'il avait reçu le message qu'elle était déjà suivie d'une seconde :
Emoji rose : Vous êtes beaux !
— Là, tu vois ?
— J'abandonne. C'est un complot, de toute façon.
— Exact ! Et t'as aucune chance contre nous, alors résigne-toi à être beau. Et à faire partie de la bande.
Camus sourit franchement cette fois. Impossible de continuer à argumenter avec Milo quand il avait cet air de gamin fier de lui et du bon tour qu'il vient de jouer.
Faire partie de la bande.
Son sourire se transforma en rire, qu'il essaya d'étouffer dans sa manche. Sans succès – il faillit plutôt s'étouffer lui-même, ce qui ne mit absolument pas un terme à son hilarité.
— Camus, ça va ? Qu'est-ce qui t'arrive ?
Milo le regardait comme s'il lui avait poussé une deuxième tête.
Ce qu'il lui arrivait ?
Il portait du vernis à ongles rouge sang.
Il délaissait son travail, qui était de prendre des photos et non pas d'admirer une vue spectaculaire sur Manhattan en compagnie de son meilleur ami.
Il avait un meilleur ami.
Qu'il avait laissé le prendre en photo, lui. Au bord d'un gouffre de 47 étages.
Il faisait partie d'une bande.
Et il aimait ça. Il aimait chaque minute, chaque sourire, chaque message inepte et chaque ongle voyant. Il était même presque prêt à se trouver beau, lui qui avait toujours méprisé son reflet dans la glace.
Les mots de Milo et les images des derniers mois pétillaient comme des bulles de champagne dans sa poitrine. Il avait envie de faire quelque chose d'improbable et stupide, comme aller vers Milo, enlacer sa taille et poser le menton sur son épaule et…
Pile en face de lui, un éclair déchira les nuages. Immédiatement après, le tonnerre se mit à gronder comme un fauve en colère.
— Oh oh. On dirait que la tempête a de l'avance, commenta Milo. On ferait mieux de rentrer avant qu'il se mette à pleuvoir…
A peine avait-il fini sa phrase que de grosses gouttes commençaient à s'abattre sur la terrasse.
Milo attrapa le poignet de Camus et l'entraîna sur les traces de la foule qui s'empressait de retourner à l'intérieur avec force gloussements. Camus le suivit sans protester.
Comme prévu, songea-t-il. L'orage était arrivé pile à temps pour lui rafraîchir les idées.
Et si une douce chaleur persistait là où Milo serrait son poignet et se propageait jusque dans sa poitrine, il ne tenait qu'à Camus de l'ignorer.
Merci de m'avoir lue! Je vous retrouverai probablement début 2024 avec la suite de cette histoire, car là on approche de la dernière ligne droite et j'ai quelques ajustements à faire. Je vous souhaite donc une très belle fin d'année un peu en avance!
