Chapitre 51

- C'est insuffisant, soutint Himéros.
Il ferma le grimoire, posé sur la table centrale de la bibliothèque, et se tourna vers Sam qui, debout près d'un fauteuil, vida son deuxième verre de whisky.
- Je sais, dit-il.
Trois heures qu'ils étaient revenus au bunker. La désillusion de Sam avait été à la hauteur de l'espoir déraisonnable que les propos de Lachésis avaient suscité, lorsqu'il avait réalisé que Dean n'était pas là. Les Érotes avaient compté sur l'expérience du chasseur en matière d'incursion entre les univers, mais il n'avait rien pu leur apprendre de très utile, ni par la quantité de livres disponibles, ni par le verbe. Affecté par tout ce qui s'était passé, le combat contre Chaos, la disparition de Dean et surtout les dires de la Moire, il n'avait pas prononcé plus de quelques phrases, ses pensées prisonnières d'une boucle négative dont il ne parvenait pas à s'extirper. C'était mal, il en avait conscience. Son frère méritait mieux que ça. Mais la foi semblait l'avoir quitté, et à la place, s'était installée l'amertume d'être le seul à être rentré sain et sauf.
- Ce n'est pas en t'imbibant d'alcool que tu t'approcheras de la solution, jugea sévèrement Pothos qui, rôdant à travers la bibliothèque, sirotait lui-même un verre. Comment se fait-il que tu n'aies rien de mieux à offrir ? Comment as-tu fait, par le passé, pour voyager d'une réalité à une autre ?
Pourquoi parlait-il d'une autre réalité ? La Moire avait spécifié que ce n'était pas de cela dont il était question, Sam l'avait bien retenu. Même s'il essayait désespérément de se sortir cette idée de la tête car à l'aune d'une telle vérité, il savait moins encore comment atteindre son frère.
- Le sort pour ouvrir une faille exige des composants ou un savoir que je n'ai pas, livra-t-il d'un air sombre. Sans les anges ou l'expertise d'une sorcière très puissante, je... Je ne sais pas.
Par son état de profonde déstabilisation, il s'attira un court moment l'attention des deux frères qui l'observèrent en doutant de sa capacité à pouvoir faire face à la situation. Ils gardèrent leurs réserves pour eux, puis Himéros répliqua :
- Inutile de compter sur les anges actuellement, considérant l'effort qu'a exigé d'eux la mise en place du piège pour enfermer la Bête. Quant à la sorcière, où peut-on la trouver ?
Sam lui jeta un regard torve.
- Et qu'est-ce que j'en sais ? Vous croyez qu'il suffit de claquer des doigts ? C'est vous, les dieux, à ce que je sache. Vous n'en connaissez aucun capable d'ouvrir un passage ?
- Qui le puisse, peut-être, admit Costume Blanc. Qui le veuille, non.
- On s'est débarrassé de Chaos ! s'écria le chasseur en faisant deux pas hargneux vers lui. Et à cause de ça, vous et moi avons perdu un frère ! Si l'un des vôtres peut nous permettre de les faire revenir, c'est bien la moindre des choses qu'il puisse faire !
- Optimisme louable, souligna Pothos qui, passant dans le champ de vision de Sam au gré de ses déambulations, absorba nonchalamment une gorgée d'alcool. Mais la Bête n'est vaincue que si elle est morte ou enchaînée. Son trépas étant exclu, il nous reste à confirmer qu'elle est retournée dans sa cage, avant de nous déclarer sauvés.
Sa prudence surprit Sam, qui y vit la marque d'un trop rude souvenir. D'une douleur et d'une peur qui avaient été suffisamment terribles pour affecter même un dieu.
- Il faut aller voir Thot, exhorta Sam. Si Dean est bien vivant il devrait savoir où il est, non ?
- Tu n'as manifestement pas compris, déplora placidement Himéros en le regardant droit dans les yeux. Nous savons où il se trouve. Tu l'as entendu de la bouche de Lachésis, tout comme nous.
- Ce que j'ai entendu c'est du délire, contesta-t-il d'une moue furieuse. Comment il pourrait être... chez lui... Son foyer ! Puisqu'il n'est pas là ? Ces... Ces inepties à propos d'une autre version de lui... De lui ! Pas d'un autre Dean ! C'est bien ça que vous avez dit, hein ?!
Il les mitrailla du regard l'un après l'autre, mais sa révolte, comme bien souvent, eut l'air de glisser sur le cachemire de leurs costumes comme la pluie sur une cape de plumes.
- La parole des Moires est fiable, attesta Himéros. Si elles affirment qu'ils se trouvent...
- Où ? coupa sèchement Sam. Ici, il n'y a personne ! Ouvrez les yeux !
Sa fureur, son impuissance et son désespoir devinrent à ce point douloureux qu'il jeta soudain son verre avec une force extrême, l'envoyant exploser en mille morceaux contre le mur. Le verre venait de passer devant les yeux de Pothos comme une balle de fusil.
- Tu ferais bien de suivre ton propre conseil, gronda ce dernier, tout à la fois préoccupé et excédé. Nous sommes ici depuis des heures et qu'as-tu fais, sinon te plaindre ? Quand comptes-tu regarder la réalité en face ?
- La réalité, pouffa Sam d'un rire particulièrement amer. Et laquelle ? Où est-ce que vous voulez qu'on les cherche, s'ils sont supposés être déjà là ?
Les traits de son visage s'affaissèrent soudain terriblement, et comme s'il faillit être pris d'un malaise, il tituba, se précipitant vers le fauteuil le plus proche où il s'écroula.
- Les révélations de Lachésis sont inattendues, certes, admit Himéros en faisant quelques pas d'un air songeur. Mais que nos frères se soient perdus dans une réalité bien distincte ou une simple ramification de la nôtre, où est la différence ? Ils se trouvent dans les deux cas dans une autre continuité, et les ramener dans la leur ne sera ni plus aisé, ni plus ardu.
L'impact que cet état de faits eut sur Sam, fut plutôt positif. Il sut se rappeler que l'espoir, même ténu, existait toujours, et qu'il s'était fait la promesse de retrouver Dean.
- Bien, décida Himéros face à l'apathie du jeune homme. Je vais tenter de solliciter les nôtres à nouveau. De votre côté... voyez si d'autres moyens peuvent être mis en œuvre.
Sam releva les yeux et Pothos, d'interroger avec prudence :
- À qui prévois-tu de t'adresser ?
- Kairos, ou Culsans. Si tu souhaites tenter ta chance auprès d'un des deux...
Il ne termina pas sa phrase, connaissant déjà la réponse.
- Dans ce cas il vaut mieux que tu y ailles seul, déclina son frère d'un air ombrageux.
- Je le crois aussi, en effet.
Himéros referma le bouton de sa veste et ajusta une mèche de cheveux devant son oreille. Puis il marqua un temps d'arrêt. Ses yeux passant alternativement de Pothos à Sam.
- Puis-je vous laisser seuls ? prit-il la précaution de demander.
Le dieu aux cheveux roux lorgna vers Sam qui prit soin de les ignorer tous les deux.
- C'est à lui qu'il faut poser la question, rétorqua Pothos d'un air revêche.
Sam inspira lentement puis se leva d'un geste sec.
- Fais ce que tu dois faire pour les ramener, somma ce dernier à l'adresse de Himéros. Le reste n'a aucune importance.

Costume Blanc en convint et s'éclipsa. Le chasseur, lui, éprouva une brusque bouffée de stress sitôt qu'il eut disparu, quand il réalisa qu'une nouvelle fois, il se retrouvait seul avec le dieu du Désir. L'inconfort de la situation le força à réagir, et ce fut heureux. Il retrouva comme un second souffle, conscient qu'il existait de nombreuses personnes qu'il pouvait contacter, chasseurs, sorciers, prophète, et se décida soudain à jouer le tout pour le tout en retournant là où il valait mieux que son frère n'en sût rien. Sous le regard quiet de Pothos, toujours occupé à déambuler lentement en sirotant son verre comme si de rien n'était, il se mobilisa. Farfouillant sur une étagère, parmi les papiers qu'il y avait récemment remisés et dont l'un d'eux dressait une liste précise d'ingrédients, il titilla la curiosité de l'Érote qui attendit de se faire sa propre idée sur quelle mouche avait piqué Sam. Le dieu le vit récupérer un bol en terre cuite, quelques flacons posés non loin, et apporter le tout sur le bord d'une table. En approchant tout en gardant ses distances, Pothos, intrigué, demanda :
- Que fais-tu ?
Sam versa un peu de poudre noire au fond de la jatte, y incorpora des fragments d'os, et accepta de répondre ensuite d'un ton sombre :
- Je fais ce que tu m'as dit de faire. Je regarde les choses en face. Où que soit Dean, je fais tout ce que je peux pour le ramener. L'Enfer m'y aidera.
Le sourcils de Pothos frémirent brièvement.
- L'Enfer ?
- Rowena saura mieux que personne ouvrir le portail, et si elle ne le fait pas, d'autres le feront. Je les y obligerai.
L'Érote l'observa un moment, notant avec perplexité sa féroce détermination tandis qu'il continuait la préparation du sortilège.
- Et comment comptes-tu réaliser ce prodige ? s'enquit Pothos sans pouvoir s'empêcher de le prendre au sérieux.
- C'est moins compliqué que tu le penses. Les Faucheurs sont capables de traverser toutes les dimensions et les plus corruptibles d'entre eux ont des connexions avec l'Enfer.
- Tu choisis de t'en remettre à ces créatures ? peina-t-il à croire.
Sam plaqua rudement une main sur la table en dressant la tête et ficha dans les yeux de Pothos un regard farouche.
- Je suis prêt à m'en remettre à n'importe qui. C'est ça, ou renoncer. L'Enfer m'aidera. Les démons nous ont appris ce qui se tramait dans le désert, ils peuvent recommencer.
Pothos maintint sur lui un regard circonspect avant de baisser légèrement les yeux.
- C'est donc ainsi que vous êtes arrivés jusqu'à nous, entrevit-t-il avec perplexité. Je doute que ton ami l'ange ait conscience que le royaume d'en bas ait eu vent des plans du Ciel...
- Un problème à la fois, marmonna Sam entre ses dents.
En voulant se saisir d'un des bocaux sur la table, sa main manqua maladroitement sa cible et la renversa. Sam redressa le contenant d'un geste nerveux en poussant un juron.
- Tu es déstabilisé, constata Pothos avec une inhabituelle retenue de ton.
- T'inquiète pas, mordit sèchement le chasseur horripilé par sa proximité. Rien à voir avec toi, si c'est ce que tu penses.
Le dieu du Désir n'en était pas aussi sûr mais évita de se gargariser de son influence. Il remua doucement le verre presque vide dans sa main droite, enfouit la gauche dans sa poche, et livra bientôt en scrutant Sam avec attention, lequel était penché sur la table en appui sur ses deux bras tendus :
- Je pense surtout que les mots de Lachésis ont laissé en toi plus de traces qu'une blessure physique.
En se raidissant subitement plus encore, Sam en donna involontairement confirmation. Son regard se voila, et en secouant imperceptiblement la tête il souffla tout bas :
- Cet endroit où ils sont...
- Qu'importe l'endroit ! le houspilla Pothos. Ton frère est vivant et en sécurité. Tu choisis le moment où tu en as enfin l'assurance pour te mettre à douter ?
Sans bouger d'un iota, Sam fit pivoter ses yeux dans leurs orbites pour le fixer d'un air froid et dur.
- Quelle assurance ? réfuta-t-il. Celle qu'il soit vivant, juste parce qu'elle l'a dit ?
- C'est à désespérer, émit l'Érote dans un interminable soupir tout en se pinçant la racine du nez. Cela ne sert à rien de parler avec toi.
Il lâcha son verre sur la première surface venue et tourna sur lui-même en effectuant quelques pas à la fois las et impatients.
- L'endroit où ils se trouvent est une émanation de l'endroit où nous sommes, se força-t-il à mettre en lumière peu après d'une voix contrôlée. En quoi est-ce important ?
Sam n'avait pas envie de converser avec Pothos, n'avait pas envie d'évoquer cette angoisse qui le tenaillait de ne pas réussir à ramener Dean, mais il avait infiniment besoin de comprendre pour avoir au moins le sentiment de mieux maîtriser ses chances d'y parvenir. D'un pas aussi déterminé que son regard, il passa de l'autre côté de la table pour se rapprocher de l'Érote à qui il jeta intensément :
- Si c'est clair pour toi tu m'en vois ravi. Ce n'est pas mon cas.
- Est-ce si difficile de se figurer cette réalité scindée en deux ?
- Oui, parce que tout ce que je connais dit le contraire, martela le chasseur d'une colère sourde. Ce monde s'est... quoi ? Juste décidé à partir dans deux directions différentes ? D'un côté, Dean est vivant, et de l'autre il est mort ? Ça se résume à ça ?
- Si tu veux réduire le champ des possibles à ta seule personne, je te réponds oui. Quel que soit l'événement qui l'a provoqué, cette réalité est double, maintenant. Comme les deux faces d'une même médaille, chacune porteuse de gravures qui lui sont propres. De l'autre côté du miroir, la mort de ton frère n'est probablement qu'une divergence parmi des billions d'autres qui distinguent désormais les deux temporalités. Ici, subsiste la version de lui qui a survécu, mais avant l'émergence de cette double continuité, le chemin que nous avons suivi ici, et celui qu'ont suivi ceux qui évoluent là-bas, étaient un et un seul.
- Ça veut dire... que tout ce qui s'est passé avant cet événement dont tu parles... Qui sait à quand il remonte... Est pareil ici et là-bas ?
- Cette fois ça y est, les choses commencent à prendre forme, dans ton esprit ? brocarda Pothos sur un ton passif-agressif. Dis-toi que nos frères se trouvent dans une dimension alternative comme une autre, si cela t'est plus supportable.
- Ça ne te pose pas question ? interpella-t-il sèchement. Tu ne te demandes pas... quel bout de cette réalité dédoublée est l'original ?
Pothos déversa sur lui un regard désabusé.
- Ta question est sans fondement, Sam Winchester. Chaque segment revendiquera d'être dans la droite lignée de la chronologie originelle en accusant l'autre de n'en être que la déviance bâtarde, une pâle copie, mais aucun n'a préséance. Notre continuité est aussi réelle et tangible que la leur, chercher à déterminer laquelle serait la plus authentique, la plus légitime, n'a aucun sens. Cela reviendrait à pouvoir dire quel doigt est le prolongement le plus naturel de la main. Comprend que ceux qui se trouvent là-bas, c'est nous-mêmes. Simplement confrontés à des événements différents, qui nous ont conduits sur des chemins différents.
Sam frissonna de tout son être sans réussir à empêcher ses dents de claquer en même temps que ses battements de cœur s'emballèrent encore. Bien que similaires par bien des aspects, les réalités imaginées par Chuck, rédigées comme autant d'essais ratés, lui avaient toujours paru exister en tant qu'univers finis, cloisonnés les uns par rapport aux autres. Tels des livres porteurs de la même couverture, mais dont le contenu distinct leur était propre. Cette fois, la situation était tout autre. Le niveau d'intrication si poussé, que le chasseur avait du mal à faire la part des choses. Il était question d'un seul et même livre, dont les pages, ordonnées d'il ne savait quelle façon, contaient à la fois les événements qu'il connaissait, et ceux qu'il aurait connus si Dean avait péri. Les mêmes acteurs sur la même scène, jouant les mêmes personnages mais dans des partitions différentes.
- Nous sommes... interchangeables, réalisa-t-il avec horreur. Exister ici ou là-bas, ça revient au même...
Et en s'entendant dire cela, il comprit les propos de Lachésis. Bien qu'absent, Dean n'en était pas moins chez lui car à l'échelle cosmique, les deux pans de réalité étaient indistincts. Seuls les souvenirs et l'expérience de ceux qui basculaient de l'autre côté permettaient d'établir qu'il existait à présent deux versions d'une ligne jadis unique. L'aîné des Winchester était ici aujourd'hui, exactement ce qu'il aurait été là-bas, s'il n'y avait pas succombé. Et le monde qui tournait dans l'autre continuité, était exactement celui qu'ils auraient connu ici si le chasseur y avait perdu la vie.
- Peut-être qu'il ne s'est même pas rendu compte qu'il est perdu, paniqua Sam les yeux serrés d'effroi. Si tout est pareil et qu'il n'a réussi à contacter personne dans ce monde où il n'existe plus... Bon dieu... Et s'il m'a trouvé... Il m'a trouvé, c'est sûr. Je le connais, il... C'est la première chose qu'il aura cherché à faire. Bon dieu, il n'a rien dû comprendre...
S'imaginant accueillir son frère l'arme au poing, il plaqua les deux mains sur son crâne et tira ses cheveux en arrière, yeux exorbités. À moins que dans l'autre réalité, il fût mort, lui aussi. Comment savoir à quel point leurs parcours avaient divergé là-bas, l'un sans l'autre ? La nausée le reprit, et le besoin de ramener son frère le plus vite possible devint réellement intolérable. Il retourna immédiatement devant le bol de terre, reprit la préparation du sort qui le ramènerait en Enfer mais s'arrêta vite, désemparé, en réalisant qu'il était à court d'un ingrédient essentiel. Et il se rappela en avoir épuisé les dernières traces lorsqu'il était allé demander son aide à Rowena, la première fois. Sam serra les poings sur la table et arrondit les épaules. Pothos n'aurait besoin que d'une minute, lui, pour rapporter la plante dont il était question. Il fallait lui demander. Mais avant cela, pouvoir ravaler sa fierté. Ce que le jeune homme s'acharna à essayer de faire, jusqu'au moment où, levant des yeux furieux vers le dieu, il le vit l'observer de son air condescendant.
- Un problème ? lança-t-il faussement. Tu as égaré la recette, peut-être ?
Sam dut se mordre l'intérieur de la joue pour ne pas laisser exploser sa colère.
- J'espère que tu t'amuses bien à me voir me débattre, grommela-t-il. Tu attends que j'implore ton aide ? Que je te sois redevable ? Si c'est ça, ça me va : je veux bien t'en devoir une jusqu'à la fin de mes jours pourvu que je ramène mon frère.
Le rictus hautain pendu aux lèvres de Pothos fondit lentement comme neige au soleil. Et ce fut avec une humilité aussi soudaine qu'inattendue que Sam l'entendit s'incliner :
- Si l'un de nous est redevable envers l'autre, il ne s'agit pas de toi.
Sam se sentit tout à coup très mal à l'aise. Il manqua du carburant essentiel pour répliquer, cette morgue que le dieu du Désir exsudait à loisir, quand en cet instant, celui-ci effectua quelques pas lents en livrant froidement ce jugement :
- Ton obstination invraisemblable à voir en nous rien de mieux que les nuisibles dont vous tranchez inlassablement les têtes est à la fois offensante et tellement pathétique... Quelle pitié pour votre espèce que d'être venue au monde si étroite d'esprit. En dépit du litige qui nous oppose, j'aurais pensé que cette bataille forcée livrée côte à côte t'aurait peut-être permis de réviser quelque peu ton jugement, mais... c'est visiblement trop demander à un vulgaire mortel.
- C'est reparti ? se surprit le chasseur à jeter âprement, presque malgré lui. Tu vas encore seriner à quel point vous êtes nobles et vertueux et nous des lourdauds sans cervelle ?
- Comment qualifier différemment un homme qui a préféré affronter un péril qui le dépasse plutôt qu'accepter le soutien que je lui ai offert ?
Repenser à ce moment, dans la grotte, lorsque Pothos, voulant partager son pouvoir avec lui, avait livré bien autre chose, laissa le jeune homme muet, les yeux fixes.
- J'aurais pu te payer en partie ma dette, avança Pothos d'un regard tout à la fois sévère et désabusé. Mais ton aversion pour moi t'a poussé à renoncer à un avantage tactique que tu n'as pas été capable de voir. Ce n'est pas ce que j'appellerais une preuve d'intelligence.
La récrimination atteignit Sam plus qu'il ne l'aurait cru, comme s'il se retrouva subitement dépouillé d'une couche de l'armure qui lui aurait autrement permis de ne rien sentir du coup porté. Ce ne fut pas le jugement de Pothos, qui le perturba. Ce fut le besoin de le fuir qu'il avait ressenti à ce moment-là, et les raisons qui l'avaient poussé à le faire.
- Pourquoi est-ce que tu reviens là-dessus ? questionna-t-il en sentant une sueur rance lui imprégner les aisselles sous sa chemise. Qu'est-ce qu'un dieu peut bien avoir à faire de ce que pensent ou deviennent de vulgaires mortels ?
La réponse, s'il devait en obtenir une, lui fit peur. Et les mots que prononça alors Pothos lui prouvèrent sans l'ombre d'un doute que l'Érote lui mentit.
- Je te l'ai dit, décocha ce dernier sur un ton lapidaire en lui faisant bien face, j'ai une dette à payer. Qu'un être tel que moi soit redevable envers un être tel que toi m'irrite au plus haut point. Ne surestime pas ta valeur, Winchester, sur l'instant tu étais utile, voilà tout. Plus tu étais protégé de la furie de Chaos, plus grandes étaient nos chances que tu aies le temps de faire usage de l'artefact de Thot qui, je dois l'admettre, nous a servi.
Il crut avoir cloué le bec de Sam, mais n'aurait pu interpréter plus mal l'air lugubre et la pâleur affichés sur le visage du chasseur.
- Quant à la supposée distraction que m'offrent tes gesticulations, tu te trompes, se crut-il pertinent d'ajouter sans réaliser l'erreur de jugement qu'il venait de commettre. Ma belle humeur n'est due qu'au fait que nos frères ayant été envoyés là où ils sont, j'y vois une excellente nouvelle.
- Qu... Qu'est-ce que tu dis ? marmonna Sam, effaré, au bout d'un temps indéfini.
- Une excellente nouvelle ! répéta Pothos haut et fort, le menton fièrement dressé. Car dans cette réplique de la réalité pareille à la nôtre, les constantes sont connues. Mes frères et moi-même y existons, identiques à ce que nous sommes ici. Éros n'aura aucune difficulté à nous retrouver et, quatre Érotes unissant leur pouvoir pourront peut-être même à eux seuls rouvrir un passage.
Sam tordit la bouche en une moue sidérée pendant que ses yeux s'écarquillèrent face à cette hypothèse à laquelle il fut un instant tenté de croire. Mais là où Pothos entrevoyait l'espoir, lui ne vit que plus de danger et d'incertitude encore.
- Si les deux côtés sont les mêmes Chaos y est libre, lui aussi ! s'emporta le cadet des Winchester en frappant rudement du plat de la main sur la table.
- Et alors, que m'importe cette monstruosité ! contre-attaqua le dieu aux cheveux rouges. Nous lui avons échappé ici, nous lui avons nécessairement échappé là-bas !
- N.. Nécessairement ? répéta Sam qui eut le réel sentiment que le dieu, grisé par leur apparente victoire sur l'entité, tordait les faits à son avantage en ayant déjà oublié sa prudence de tout à l'heure. Ce qui s'est passé là-bas est différent de ce qui s'est passé ici, tu l'as dit toi-même ! Si on ne vous a pas rencontrés, si les anges ne sont pas...
- Tu as sauvé ma vie, Sam Winchester, mais si tu te figures que sans toi, j'ai fatalement été dévoré par cette abomination, c'est que tu n'as définitivement pas compris qui je suis.
Sam en fut au contraire persuadé. Pour de tout autres raisons. Il se tut un instant, réfléchissant aux mots qu'il voulait prononcer, puis mit en exergue un détail qui lui fit penser que malgré son ardent désir d'avoir tort, l'erreur se trouvait dans l'autre camp.
- Alors où sont-ils ? Hein ? Si tu as raison, ton frère a déjà eu plus que le temps de rejoindre vos doubles. Pourquoi ils ne sont toujours pas là ? Pourquoi Dean est retourné au bunker ? C'est ce qu'a dit la Moire, il est chez lui. Dans son foyer, c'est à dire ici. Pourquoi Éros aurait besoin d'y venir ?
Sam ne put qu'espérer que cela n'induisait pas que son frère fût livré à lui-même. Il n'était pas certain de ce qui s'était exactement passé dans la confusion et le tumulte de la grotte à demi effondrée, mais il soupçonnait que si Éros avait été aspiré lui aussi, c'était en ayant tenté de retenir Dean. Dans ces circonstances, pourquoi se seraient-ils séparés une fois parvenus de l'autre côté du portail ? S'étaient-ils querellés ? Ou bien...
- Qu'essaies-tu d'insinuer ? mordit sèchement Pothos d'un regard acide. Que ton frère en a réchappé sain et sauf, mais pas le mien ? Le mortel est en vie, l'immortel a péri ?
Sam prit garde à ne pas répondre trop vite et finit par ne rien dire. Le sujet était des plus sensibles, et il était bien placé pour le comprendre. Mais il ne faisait pas qu'évoquer la possibilité qu'Éros ait pu connaître un sort plus funeste que celui de Dean. Il émettait l'hypothèse qu'un dieu avait subi l'infortune qu'un simple humain avait su éviter, et l'outrage était déjà suffisamment grand sans instiller l'idée que, contrairement à lui, Pothos n'avait plus de frère à ramener. Le regard immobile que le chasseur persistait à tourner vers lui finit vite par l'agacer. Sam vit l'os de ses mâchoires saillir légèrement sous la peau lisse et ferme de son visage glabre, et se demanda soudain de façon impromptue quel âge il pourrait lui donner. La divinité paraissait avoir la fougue des vingt ans et la force des quarante, l'ardeur d'une jeunesse couverte par la patine de l'expérience, et sa voix qui monta alors, tel le roulement du tonnerre lointain, fit vrombir l'air en semblant même faire fluctuer l'intensité de la lumière des lampes.
- Si tu caresses l'espoir qu'Éros ait succombé pour ainsi assouvir à travers lui ta vengeance envers moi, je puis te promettre que tu vas au devant d'une amère désillusion, semonça Pothos l'air mauvais en faisant un pas en avant. Il n'est pas moins vivant que ce butor qui te sert de frère, n'en déplaise à tes envies de le voir mort malgré ce qu'il aura fait pour vous.
Son regard assassin ralluma les feux de la colère chez Sam qui ne se reconnut en rien dans la description qui venait d'être faite. Il ancra violemment ses deux mains au milieu de la table, bras tendus, et contesta avec véhémence :
- Je n'ai pas oublié ce que je dois à Éros ! Il m'a sauvé la vie quand rien ne l'y obligeait, tu crois que ça ne veut rien dire ?! Et s'il peut aider Dean d'une façon ou d'une autre là où ils sont, c'est moi qui lui serais redevable ! Je ne souhaite pas sa mort, je souhaite que toi et Himéros puissiez le retrouver, au contraire, parce que je sais que vous l'aimez ! Parce que ce sentiment-là, je le comprends autant que vous !
- Bien sûr que je l'aime, attaqua-t-il sans se laisser atteindre par les paroles apaisantes de Sam qui eurent l'air d'avoir l'effet de l'eau sur l'huile brûlante. S'il ne peut revenir seul, je ferai ce qu'il faut pour le ramener, et tous les moyens seront bons. Tous, tu m'entends ? Et si pour cela je dois trancher moi-même le boulet qu'il s'est attaché au pied, ce poids mort qu'est Dean Winchester, alors je le ferai sans l'ombre d'une hésitation !
À cette rage aveugle, Sam répondit par la défiance la plus ferme et la plus ostensible, rejetant sans réserve l'injustice de tels propos. Si ses yeux avaient pu projeter des éclairs, Pothos, tout dieu qu'il était, aurait probablement été foudroyé.
- Ce n'est pas mon frère qui l'empêche de revenir ! s'éleva-t-il violemment. Tu es dingue ?!
- Ton frère nous abhorre, grogna le dieu du Désir. Prie qui tu veux pour qu'il n'ait pas trouvé le moyen de nuire au mien, car dans le cas contraire, je puis te jurer que je n'empêcherai plus ma propre haine de répondre à la sienne.
- De quelle haine est-ce que tu parles ? décocha froidement Sam, le cœur battant à tout rompre, en prenant Pothos au dépourvu. Tu aboies, tu n'arrêtes pas de le faire. Comme Dean ! Mais tu n'as aucune haine en toi. Ni pour moi, ni pour lui.
- Que dis-tu ? jeta Pothos au bout d'un instant, interloqué.
Il eut un rire sec, très bref, et persifla aussitôt après avec mépris, deux tons plus haut :
- Et que saurais-tu des sentiments que je vous porte, Sam ? Après avoir enduré votre harcèlement, après vos sempiternelles offenses, après avoir dû subir les conséquences de vos actes inconsidérés ! Vas-y, éclaire-moi donc !
Il ouvrit grand les bras, mettant le chasseur au défi de poursuivre. Sam ne se démonta pas. Sans lâcher le dieu du regard, il refit le tour de la table pour supprimer entre eux tout obstacle, et en dépit de sa crainte à le faire, il l'opposa à ses contradictions.
- Tu sais très bien que j'ai raison. Ose dire que tu éprouves de la haine pour nous. Vas-y.
L'Érote sembla troublé par la détermination de Sam. Presque bousculé. Il fit tout pour le dissimuler mais eut conscience d'y parvenir imparfaitement. Alors, pensant que le jeune homme faisait une allusion au lien étrange qui les unissait, il répliqua à l'avenant.
- Quelle vanité... T'avoir manifesté un piètre intérêt aura suffi à surdimensionner ton ego de manière incommensurable.
- Essaie de noyer le poisson tant que tu veux, s'obstina Sam qui décida d'aller jusqu'au bout. Tu ne me feras pas croire que c'est la haine, qui t'a fait sauver mon frère de la tonne de pierre qui était en train de dégringoler sur lui.
Son regard s'endurcit quand celui de Pothos vacilla comme une flammèche dans un courant d'air. Une expression éberluée lui déformant subtilement les traits, le dieu du Désir eut un infime geste de recul alors que Sam le vit pâlir.
- Tu délires, essaya-t-il de convaincre, mais la force manqua à sa voix. Je n'ai jamais fait ce dont tu parles.
- Les rochers se sont évaporés au-dessus de sa tête, décrivit Sam en faisant un pas de plus. Tu l'as protégé volontairement, je t'ai vu faire. Pourquoi tu ne veux pas l'admettre ?
Pothos, sa stupeur déjà évacuée, se rengorgea tout à coup. Et l'expression de son visage retrouvant tout son venin, il cracha impitoyablement :
- Peut-être que ma faiblesse à t'accorder une once de sympathie t'a réellement brouillé les sens, mortel. Mais dis-toi bien qu'elle ne vaut pas davantage que celle que je pourrais vouer à un animal de compagnie avant de m'en lasser et de l'abandonner sans scrupules. Et tu crois qu'en dépit de ce peu d'estime que je te porte, toi à qui je dois malheureusement la vie, j'ai délibérément chercher à sauver ton frère qui n'a eu de cesse de me honnir ?
- Non, réfuta Sam en secouant légèrement la tête. Je le crois pas. J'en suis sûr. Comme je suis sûr que tu as vraiment voulu m'aider, là-bas, et comme je le suis que tu ne t'es pas rendu compte de ce que tu as dévoilé à ce moment-là.
- Tes paroles sont celles d'un fou, lâcha Pothos d'une voix sèche et les yeux dardés.
- Tu t'es offert de me blinder contre Chaos mais ce n'est pas ce que tu as fait, certifia-t-il encore. Tu ne t'es pas aperçu que c'est tes pensées, ton ressenti, que tu m'as transmis, et si tu as voulu me protéger c'est peut-être parce que tu te sens redevable, mais c'est surtout parce que tu te soucies de nous. Nous. Pas que de moi, à cause de ce pseudo-lien avec toi. De Dean, aussi. Tu nous as Touchés, et depuis ce jour-là, malgré tout ce que tu essaies de faire croire, notre sort t'importe. Elle est là, la vérité.

Sam avait finalement fait état des pensées qui lui engluaient l'esprit, nées du trouble qui, dans la grotte, l'avait amené à fuir cet être dont le fait de découvrir les sentiments insoupçonnés l'avait si profondément perturbé. Et, maintenant que les choses étaient dites, il sentit presque comme pas magie la colère qu'il éprouvait en permanence envers Pothos, telle une eau maintenue au point d'ébullition, décroître lentement. Le chasseur n'eut même plus la crainte de la réponse de l'Érote qu'il s'attendit à entendre tempêter, menaçant comme l'orage, mais celui-ci resta stoïque, son regard glacé figé dans sa direction. Pothos ne nia rien. Accueillit le verdict du jeune homme en affichant une indifférence qui aurait tout aussi bien pu masquer une immense stupeur. Et puis, semblant se perdre dans ses réflexions, il se détourna tout doucement, amorçant quelques pas qu'il effectua lentement, avant de prononcer au terme d'un interminable temps de silence, le regard ailleurs, d'une voix lointaine et atone :
- Nous attendrons le retour de Himéros, et si sa tentative est un échec je t'accompagnerai moi-même en Enfer, pour solliciter qui tu voudras.
Ils n'échangèrent pas d'autres mots après ceux-là. Pothos se contenta de se tourner vers l'issue la plus proche, le port de tête fier et altier, et quitta la pièce d'un pas régulier.