Je raconte à Edelgard la même chose que j'ai racontée à Claude. L'histoire de la brindille et de l'armoire à glace, et la rencontre entre la libellule et le coca cola à laquelle je n'ai pas assisté. Je lui décris aussi et surtout comment mon collègue est venu me chercher en urgence, sans lui dire que je représente l'illustration de la figure de responsabilités aux yeux d'un petit garçon, ou que j'en donne l'illusion au moins. Je suis la première à répéter sans cesse qu'on ne discute pas inutilement et longuement avec la clientèle, et voila que j'enfreins mes propres règles. Les règles de la boite. Je n'ai jamais fait ça. Je discute seulement avec Dorothea. Ou avec Claude. Avec Dorothea et Claude parfois. Mais jamais avec les clients. J'arrive même à couper court aux vieux un peu trop verbeux. Une capacité exceptionnelle qui mérite d'être mise en valeur sur mon CV !
Pour le reste : elle a assisté à la scène.
—J'étais loin de me douter que les journées des commerciaux pouvaient être aussi riches en aventure.
Commerciaux, je me répète. Ca fait mieux que vendeur. Mieux qu'employé polyvalent. Je sais déjà qu'Edelgard est une jeune femme particulièrement polie. Quelle choisit ses mots avec grand soin. Qu'elle préfère le terme de « sandwich » plutôt que de juste dire « burger », mais qu'elle préfère le sucre, les donuts en particulier. Je sais qu'elle a dix-neuf ans, qu'elle aime lire, qu'elle est assez attentionnée pour réfléchir au cadeau d'anniversaire de son petit ami avec plusieurs mois d'avance. Je sais qu'elle a un petit ami. Je sais que c'est dommage.
—Edie ? Qu'est-ce que tu viens faire ici ?
Je sais que Dorothea et elles sont amies. Je sais qu'il y a quelque chose de bizarre dans l'atmosphère soudainement.
Mais je ne sais pas quoi. Pas encore.
La brune approche, elle a du délaisser l'étalon (ou l'âne qui se prenait pour un étalon à la crinière de feu – elle m'apprendra entre deux livres qu'il s'appelle juste Sylvain), avec cette même surprise et peut être aussi fascination de trouver Edelgard à la Fnac. La lumière qui clignote au dessus de nos têtes ajoute un drôle d'atmosphère au tableau. Dans le genre bizarre. Bizarre lunaire ? Ou bizarre du genre à tremper ses frites dans son coca cola ? Pas la seconde option, j'en suis certaine.
—Dorothea, la salue la jeune fille en lui offrant ce sourire que je qualifie de façade tant il prend facilement place sur ce visage laiteux. Je suis venue chercher un livre.
Elle montre le livre, côté couverture, qu'elle tient dans ses deux mains les bras croisés contre sa poitrine. Avec un vrai sourire, je crois. Ca a du lui faire plaisir. Puis elle ajoute :
—Est-ce que tu connais ? Byleth me l'a recommandé.
Mon prénom a une sonorité agréable quand c'est elle qui le prononce. Dorothea indique immédiatement la négative en secouant artistiquement sa tête de droite à gauche. Elle commence à faire de grands gestes avec ses mains, l'air de dire… Ce qu'elle dit :
—Grand Dieu, non ! Les bouquins qu'elle lit son flippants !
—Hé, j'interviens aussitôt avant d'entendre une offense contre mon auteur préféré. Il ne fait pas que du flippant ! Il écrit aussi des polars, de la science fiction…
—Ou de la fantasy, parfois c'est un mélange de tout ça. Oui, oui, je sais ! Tu me l'as répété au moins cent fois !
—J'arrêterai lorsque tu respecteras ses œuvres ! Est-ce que je critique le théâtre ?
—Bien-sûr que oui !
Ha. Oui. C'est vrai. Il est possible que j'ai à plusieurs reprises utilisé les thermes de « chiant », « barbant » et même « soporifique ».
Je ne réponds rien même si le silence apporte les réponses les plus gênantes. Gênantes et vraies. La vérité est rarement agréable à entendre.
La vérité est gênante.
—Tu fais quelque chose dans la soirée, Edie ?
Mais le silence a le don d'inviter les conversations à se poursuivre avec grâce. Sans aucune intervention de ma part. Puis ma collègue ajoute :
—Je termine à dix-sept heures.
Tandis que moi, je fais la fermeture. Mais ce n'est pas ça qui m'interpelle le plus. Je ne suis pas invitée cette fois-ci. La faute à nos horaires décalés. Pas de quoi me sentir offusquée. C'est la faute de mon emploi du temps. Ou bien ont-elles seulement envie de papoter entre elles puisqu'elles n'ont pas pu le faire convenablement la dernière fois. Elles sont amies. C'est donc normal.
—Je crains ne pas pouvoir me rendre disponible hélas, Dorothea. J'ai un devoir à rendre pour l'université. Mais l'on peut faire quelque chose une prochaine fois ?
—Une prochaine fois, alors !
J'ai remarqué que Dorothea a marqué un temps de pause avant de lui répondre. Elle s'attendait surement à autre chose comme réponse. Elle sait pourtant qu'Edelgard est une femme occupée et je sais désormais qu'elle étudie bien à la fac. La Sorbonne ? Rien que ça. Je sais que c'est une fille intelligente (curieuse convient aussi), je le savais déjà puisqu'elle n'a eu aucun mal à trouver en deux temps trois mouvements mon profil sur les réseaux sociaux avec très peu d'informations. Ce que je sais, c'est que je n'ai pas pu – voire voulu – lui demander comment car comment accompagne pourquoi. Et pourquoi ? Je préfère ne pas le savoir. Ou bien me trompé-je sur toute la ligne et elle a seulement demandé à Dorothea afin de me rappeler de commander son livre. Dorothea ne semble pourtant au courant de rien. Ce qui me ramène à la case départ. Sans recevoir deux cents euros.
Je n'arrive pas à mettre le doigt sur cette étrange impression de bizarre lorsqu'on est toutes ensembles. Je passe à côté d'un truc, je pense comme penseraient les protagonistes dans les polars de King. Mais je ne sais pas quoi. Je me fais des idées. Tu te fais des idées, je réponds à mon imagination. Réaction fort peu correcte, j'ai ignoré ce sentiment de soulagement ressenti pendant une demi-seconde. Je devrais les laisser entre elles.
C'est encore ce gros mégaphone.
—Bon, je suis désolée, mais je dois aller bosser. Ma journée à moi est loin de se terminer.
Dorothea me répond une expression emplie de compassion :
—Vingt-et-une heure ?
—Vingt-et-une heure, je soupire en retour.
Je dois faire un petit tour de rayon pour m'assurer que tout est en ordre, et pour m'assurer qu'Ashe est toujours en vie et en un seul morceau au passage. Après, et si l'affluence en magasin me le permets, j'irai m'en griller une. Un lapin bosse à la Fnac et a envie de se fumer des fanes de carottes séchées.
—A la prochaine, peut-être !
J'espère que ce peut-être se changera en simple « à la prochaine » sans vraiment savoir pourquoi, mais davantage sans savoir si c'est une bonne idée de revoir une fille inaccessible qui attise ainsi ma curiosité. Mauvaise idée. Mais les mauvaises sont souvent les plus intéressantes aussi. Très mauvaise idée même.
