Je m'autorise une pause finalement. Davantage parce que Claude m'en a donné l'autorisation après notre mésaventure, et parce qu'il n'y a pas trop de monde requérant mes services. J'entends des clients à conseiller mais qui n'écoutent parfois pas un traitre mot sortant de ma bouche entre autres clients plus ou moins réceptifs. J'ai ôté ma veste que j'ai posée sur le dossier d'une chaise dans la salle de pause avant de prendre une cigarette et mon briquet. Je suis sûre de n'en fumer qu'une seule comme ça. Et de ne pas me faire emmerder sur mon trottoir à cause de ma veste Fnac. J'ai aussi hésité à me poser dans le pouf super confortable mais j'ai préféré la cigarette à la sieste expresse improvisée.

J'observe trois pigeons se disputer un crouton de pain dans le caniveau devant l'enseigne en savourant ma première taffe – c'est toujours la meilleure. C'est mieux que de fumer à côté du local qui accueille les poubelles du Passage du Havre. Je mise sur celui qui est presque tout blanc car il n'a vraiment pas une tête de vainqueur. On sous estime toujours les plus faiblards. Le morceau de pain virevolte à plusieurs reprises entre leurs becs désireux avant de se briser en quelques grosses miettes. Tout le monde aura sa part. Dehors, les voitures circulent – tentent de le faire – et les bus de Paris klaxonnent au moindre péquenaud traversant un passage piéton si tant est qu'il soit sur un passage piéton quand le feu de route est au vert. Qui a envie de conduire ici ? Puis je sors mon téléphone de la poche arrière de mon jean.

C'est un message de Mercie77.

A l'hôpital Lariboisière. Je travaille au service de gériatrie.

Dans mon précédent message, je lui avais demandé ce qu'elle faisait dans la vie. Parce que c'est souvent quelque chose qu'on demande quand on ne sait pas quoi demander d'autre. Elle avait répondu dans son précédent à elle qu'elle travaillait à l'hospital. J'avais donc demandé lequel par pure curiosité car je savais seulement que c'était sur Paris. Mercie77 est infirmière. Un beau métier. Encore plus quand on passe ses journées avec des vieux qui ne font que radoter quand ils ont encore toute leur tête : ce sont les pires !

Parfois j'entends des choses très surprenantes ! Alors crois-moi, rien de ce que tu pourras me dire ne pourra me surprendre à côté de toutes les anecdotes rocambolesques que j'entends tous les jours !

Lui dis-je maintenant que je ne fais rien de surprenant ? Que je suis juste une personne lambda ? Ou je garde le suspens ? Je ne suis même pas certaine que cette fille puisse me plaire. Elle est jolie (d'après sa photo de profil si tant est qu'elle soit vraie) mais pas mon style de fille de prime abord. Mais elle est intelligente, et sait rédiger des messages grammaticalement corrects. Je tente une boutade sans conviction aucune :

Je passe plus de temps à bouquiner qu'à sortir m'amuser en boite, car j'aime le calme autant que mon canapé, j'ai l'âge requis pour être admise au service de gériatrie ?

Puis, je range mon téléphone dans ma poche arrière. J'écrase ma clope que je fourre dans une poubelle, elle a atterri dans la verte ou bien la jaune ? puis je reprends le chemin de ma longue journée de travaille. Un lapin bosse à la Fnac, puis il rencontre Trouffion de Gloucester, et finit en soin intensif ou il croise par hasard Mercie77 qui termine son service.

A la fin de la journée, tout semble rentré dans l'ordre : Ashe est de nouveau aussi jovial et naïf que d'habitude la pile de livre qui s'était écroulée est correctement mise en avant sur sa table, chaque bouquin parfaitement aligné avec ses congénères l'atmosphère troublée par la singularité du duo infernal fait peau neuve dans le calme. Seule la place vide, laissée vacante par le Dragonfly G4, un terra de mémoire ! sur le présentoir du service informatique, témoigne du drame qui est survenu. Il faudra du temps à Claude pour oublier.

Les clients ont quittés les lieux – nous les avons chassés – à vingt-heure, suite à quoi nous avons fait un peu de rangement. Claude fait du rab aujourd'hui, ça occupe certainement ses pensées. Ca signifie aussi qu'il n'a pas trouvé de plan cul sur Grinder pour ce soir. Je lui tiens compagnie, je ne suis pas trop pressée, mais j'ai quand même troqué ma veste logotée pour mon blouson. J'aime beaucoup le calme du magasin et l'atmosphère après la fermeture, on se croirait dans une dimension parallèle. Le genre de dimension vide de gens cons, calme, et silencieuse. Un peu comme dans les films post-apocalyptiques, les zombies ou infectés en moins.

Mon téléphone vibre dans la poche de mon jean. J'ai ignoré le premier message, mais le second ressemble à la réprimande qui pousse à le tirer de là pour en lire le contenu.

Ton profil indique que tu as vingt-deux ans. Je pense que tu as encore du temps pour ça, notre plus jeune sénior à tout de même cinquante-cinq ans !

J'aurais le même âge un jour, je songe. On finit tous par en passer par là. Et il faut s'avouer chanceux si passé les soixante, les soixante-dix, puis les redoutés quatre-vingt, on ne finit pas en maison de repos sur une chaise à roulette avec de la bave séchée au coin de la bouche. Qui viendrait me rendre visite ? Dorothea. Dorothea roulerait dans son propre fauteuil jusqu'à ma chambre pour me raconter des potins. J'ouvre ma seconde notification avant de répondre à ce message.

Les premières pages ont donné le ton. Mais je ne m'attendais pas à être autant fascinée par l'histoire d'un garçon de douze ans.

Ce qui est drôle, c'est que les récits mettant en scène des enfants, ou des adolescents, sont de ceux qui me captivent le plus, pour ma part. Je souris donc à cette remarque de avec une expression digne de Ashe le Bleu : avec naïveté et douceur. Et avec beaucoup de naturel : une chose qui me caractérise rarement quand il s'agit de relations sociales. Ce qui est drôle aussi – surprenant conviendrait mieux – c'est qu'Edelgard a du lire une cinquantaine de page déjà pour voir entrer Luke sur la scène (ou à l'Institut si on veut utiliser le terme correct). Elle doit avoir fini de travailler si tant est qu'elle ait vraiment bosser. Ou bien elle lit très vite. Je réponds rapidement :

Tu n'étais pas censé travailler ? A ce rythme, tu vas finir par me spoiler !

Et je souris encore. De manière idiote maintenant. Ca n'échappe pas à Claude.

—Serais-tu en train de parler à une belle inconnue, Byleth ?

Mon téléphone manque maladroitement d'échapper à mes mains. D'où il sort ça ? Mon expression outrée doit être flagrante puisqu'il ajoute :

—Dorothea m'a dit que tu avais craqué.

Qu'elle m'a obligée à craquer serait plus juste.

—Tu t'es inscrit sur ce fameux site de rencontre ?

—Ca se pourrait bien.

Dans l'immédiat, je me fous bien de ce site de rencontre. Il est bourré d'idiot. De désespérées. De filles qui semblent rencontrer l'amour de leur vie chaque semaine, avec à chaque semaine un amour différent. D'idiotes désespérées changeant de gonzesses comme de chemises, en somme. En quête de quelque chose qu'elles ne trouveront jamais ainsi et dans ces conditions : la stabilité. Dorothea dirait que je ne connais rien à l'amour. Et elle aurait raison. Mais je m'y connais en stabilité : je suis une éternelle célibataire. Célibataire et endurcie !

J'ai travaillé. Puis la curiosité l'a emportée. Tu en es où ?

Au moment où l'une des jumelle Wilcox termine les yeux vitreux et la tête posée de travers sur son cou. Mais je ne peux pas lui répondre ça.

Partie 5. Chapitre 5. Ma liseuse indique 38% du contenu lu.

J'enchaine immédiatement avec un second message.

Curieuse ou fasciné ? Décide-toi !

Je jette un œil à Claude qui est occupé à quelque chose dont je me fiche pas mal du moment qu'il ne m'observe pas sourire comme une idiote et répondre plus rapidement qu'on quitterait une maison prenant feu (sauf si on y a oublié quelques affaires précieuses). Instagram porte une réponse inattendue jusqu'à la Fnac.

Ai-je au moins l'option de pouvoir répondre qu'il s'agit des deux ?

Le don qu'Edelgard possède de répondre à une question par une autre question me fascine.

C'est une réponse acceptable. Pour l'instant !

Je range mon téléphone. Trop tard. Claude me sourit et ses sourcils semblent pris d'étranges spasmes pour le moins désagréables : ils se soulèvent régulièrement. Il a ce genre d'expression réservée à ses lendemains de soirée, lorsque je lui demande s'il s'est couché très tard ou pas couché du tout pour avoir la même tronche qu'un trépassé de la veille. Grands frissons garantis ! Il dirait qu'il a bien ressenti le grand frisson, mais pas pour les mêmes raisons.

J'ai un nouveau message, et je trésaille sur les vibrations qui se diffusent de la poche arrière de mon jean pour embrasser l'entièreté de mes fesses. Ma réaction n'échappe pas à l'œil aiguisé (surtout à la curiosité) de mon chef dont les sourcils s'envolent presque désormais. Il a cette fois cette expression qui invite à donner des détails, alors je prends la mienne qui explique que ça n'arrivera pas. Je le salue simplement. Je suis de repos demain.

Je sors du magasin, emprunte les escaliers à ma droite pour descendre dans les tunnels du métro, ignore un alcoolique notoire qui a pour habitude de squatter l'avant dernière marche en réclamant du fric pour se murger un peu plus, et sort finalement mon téléphone de nouveau. La patience, ça n'a jamais été mon truc.

J'ai une semaine de vacances. Une chance pour moi alors.

Pas quand un truc me botte.