Ohayo mina !
Merci à toutes pour vos reviews ! Ça fait super plaisir, je vois que le début de l'histoire vous plaît, je croise les doigts pour que la suite en fasse autant.
J'ai remarqué quelques questions concernant les "Jour x", il ne s'agit pas d'un décompte : c'est tout l'inverse, c'est juste une histoire de temps que j'incrémente pour que vous puissiez savoir où en est l'histoire, et suivre le fil...
Je vous souhaite une très bonne lecture, et à bientôt pour la suite...
Enjoy it !
Chapitre 3 :
Jour 2. Silence.
SFPD, 850 Bryant St, San Francisco, Californie. Six heures.
Mihawk s'adossa au recoin du couloir le plus éloigné de la salle d'interrogatoire et fouilla dans sa poche intérieure pour y trouver son téléphone portable, composant le numéro de la ligne privée de Shanks en espérant qu'il serait déjà réveillé, malgré l'heure matinale – sa montre affichait tout juste six heures du matin, un horaire que son client consacrait au monde des rêves, en règle générale. Il n'eut pas à attendre longtemps, toutefois ; l'interruption de tonalité lui indiqua que son interlocuteur n'allait pas faire l'impasse sur un coup de fil de son avocat.
- … j't'écoute, Dracule, murmura sa voix lasse à l'autre bout de la ligne.
- Ton fils est têtu, Shanks, chuchota-t-il en réprimant un léger sourire.
À en juger par le bruit dans le combiné, il devina l'amusement du gouverneur, contraste hilarant avec le visage cramoisi de rage d'Akainu que Mihawk avait croisé en arrivant au commissariat vers 5 heures 30, dès l'ouverture des portes. Il en avait déduit que Luffy n'avait pas lâché un mot, ou qu'il s'était contenté de répondre aux accusations par la négation. Pour un garçon de cet âge, c'était remarquable, mais les enquêteurs allaient se lasser et passer à l'étape supérieure, soit en engageant des méthodes d'interrogatoires plus sérieuses, soit en le déférant directement devant un juge pour un procès dans la foulée ; pour être bref, en 72 heures, Luffy pouvait se trouver enfermé à vie ou traumatisé par une session de pression psychologique, comme seuls les agents du programme SERE pouvaient les mener.
- Silencieux ?
- Pas près d'avouer, en tout cas. Il n'a pas reconnu sa culpabilité.
- Suite… ?
- Je vais le voir bientôt. Je crois qu'ils ne l'ont pas laissé dormir.
- … oh, ça… ce n'est… pas un problème pour Luffy, éluda la voix basse de Shanks dans le téléphone.
Mihawk ne releva pas.
Shanks avait très, très brièvement abordé un sujet… pour le moins curieux, quand il l'avait appelé la veille, en catastrophe, juste après l'arrestation à son domicile ; un sujet sur lequel Mihawk ne s'était pas attardé, car il sortait totalement de son domaine de compétences, et que son argumentation pour la défense n'incluait pas ce genre d'étude. Il n'avait pas non plus fait la sourde oreille, mais il n'avait pas l'intention d'abonder dans ce sens.
- Prépare-toi au pire, Shanks. J'ai déjà une bonne idée du sale boulot que feront tes détracteurs, et pour ne rien te cacher je vais avoir du mal à jouer sur tous les fronts, à devoir défendre Luffy et tes intérêts en plus du reste. Je compte sur toi et les enfants pour être les plus irréprochables possibles. Aucune déclaration, pas un mot. Patience et mesure.
- On a déjà eu l'occasion de pratiquer, hier soir… Sab' et Nami ont l'habitude.
- L'habitude de passer pour une famille d'assassins psychopathes ? Je ne crois pas, non, rétorqua Mihawk.
Le message était passé : Shanks venait certainement de comprendre que l'affaire faisait les gros titres, et que ce n'était qu'une question de temps avant que quelqu'un n'allume la mèche du baril de poudre. La réaction en chaine ne se ferait pas attendre, et il serait très certainement amené à présenter sa démission si les choses s'envenimaient trop.
Mais pour lui, c'était un maigre prix à payer, s'il pouvait épargner une honte ou des souffrances supplémentaires à chacun de ses enfants, en particulier Luffy, qui se retrouvait coincé dans une cage beaucoup trop étroite pour lui. Il n'avait jamais douté du fait que Luffy était un garçon fort, plein d'esprit et de ressources, mais il était aussi le mieux placé pour savoir qu'il avait ses limites, qu'elles avaient été franchies la nuit où Néfertari Vivi avait été assassinée – massacrée, corrigea une voix inquisitrice dans sa tête – et qu'elles étaient à nouveau susceptibles d'être enfreintes, et au pire moment.
- Tu gagnes cette manche. Va voir Luffy, et rappelle-moi, souffla Shanks, asthénique.
Mihawk raccrocha et rangea son portable, reprenant sa mallette tout en rajustant sa cravate en se dirigeant vers la porte où se trouvait son nouveau client ; il frappa, attendit un instant et resta impassible quand la porte s'ouvrit sur un officier épuisé, les yeux cernés, chemise froissée et manches relevées – lui non plus n'avait pas l'air d'avoir pris de repos.
- Ce que vous faites est illégal, murmura l'avocat en consultant sa montre. Si mon client a révélé quoi que ce soit pendant ce dernier laps de temps – même si je sais que ce n'est pas le cas – ses déclarations seront nulles et non avenues.
L'agent n'émit pas le moindre commentaire, harassé, se contenta de s'écarter pour le laisser rentrer ; Luffy était toujours là, sur sa chaise, mais dans une attitude pour le moins… différente de celle qu'il avait affichée le reste de la journée de la veille. Pour le moment, il avait adopté la position en tailleur, mains croisées, dos droit et port de tête altier malgré les ombres sous ses paupières closes, sourcils froncés, visiblement enfermé dans un mutisme complet, que l'inspecteur désigna d'un geste exaspéré.
- Pas moyen de le faire parler. Une coquille, il bronche pas. J'vous le laisse, moi, je jette l'éponge, quelqu'un va venir prendre le relais.
- Depuis combien de temps est-il comme ça ? chuchota Mihawk en le scrutant attentivement.
- Minuit, je dirais. Il était… j'ai cru qu'il était sur le point de craquer, et puis, d'un coup… il s'est fermé comme une huître.
Le plus silencieusement possible, Mihawk tira une chaise à lui et s'installa près de Luffy, attendant que l'agent s'éclipse enfin pour contempler le jeune homme, observer sa posture, sa gestuelle, son apparente absence de vie, trahie par sa respiration lente et profonde.
- Luffy… ? C'est Mihawk, murmura-t-il. Je t'ai ramené à manger et à boire.
Aucune réaction.
Comment savoir s'il était seulement conscient ? Les nerfs avaient peut-être eu raison de lui et il se serait endormi, ce ne serait pas la première fois que Mihawk assistait à ce genre de scène, mise en œuvre par le cerveau pour protéger son porteur.
Il ouvrit sa mallette et posa devant lui les seules choses qu'il avait été autorisé à emmener, à savoir une bouteille d'eau et un paquet de biscuits, mais Luffy les ignora royalement, de toute évidence trop centré sur un monde intérieur seulement connu de lui-même pour prêter attention aux stimuli extérieurs.
- Il faut que tu me racontes. Est-ce que tu leur as parlé, même un peu ? Je sais que tu es fatigué, mais je te demande un dernier effort, et après, je te laisse dormir.
- …
Silence total. Lentement, Mihawk ferma ses doigts sur son poignet, prenant son pouls – lent et régulier, presque sportif, moins de 60 battements à la minute. En état de repos complet, presque semblable à celui d'une méditation, tellement éloigné de ce qu'il savait du petit dernier de la famille.
Il se remémora les mots de Shanks, la veille, et secoua la tête ; il était de ces hommes qui avaient besoin de voir pour croire, et ce à quoi il assistait à présent n'était pas une preuve suffisante pour étayer ce que lui avait confié, dans un murmure tout juste audible entre deux accès de larmes, un homme qu'il connaissait depuis l'adolescence et qu'il considérait pourtant sain d'esprit.
Il n'insista pas et prit le rapport laissé près de lui récapitulant les échanges entre Luffy et le personnel judiciaire, en son absence, édité aux alentours de quatre heures du matin, et il n'y avait rien de constructif à l'intérieur. Comme l'avait expliqué l'agent, Luffy s'était terré dans un silence buté depuis des heures, et impossible de lui faire formuler quoi que ce soit de concret, pas même une monosyllabe. Rien de plus que cette aphasie aussi soudaine que surprenante.
Après un très long moment de silence quasi religieux dans la pièce que ni Mihawk ni Luffy ne brisait, la porte de la salle s'ouvrit sans semonce, tirant Mihawk de sa lecture du procès-verbal, ses yeux dorés se plongeant dans ceux d'Akainu droit comme un i, dans l'encadrement de la porte, considérablement calmé en comparaison de son état de nerfs une heure plus tôt.
- J'en ai marre qu'il se foute de nous. Le procureur a refusé qu'on pousse les investigations plus loin et il veut que le procès débute demain soir.
- … c'est une plaisanterie ?
- Je lui ai dit que les résultats ADN tomberaient vers 18 heures, je viens d'avoir la confirmation du laboratoire. L'ouverture est prévue vingt-quatre heures plus tard, sourit-il en croisant les bras, le toisant de ses yeux noirs.
- Et vous voulez que je prépare une défense correcte dans ce laps de temps… ? Sans même savoir où je mets les pieds ?
Akainu se contenta d'un sourire plus grand, encore, et désigna Luffy d'un geste du menton.
- Qu'il parle ou non, c'est déjà foutu pour lui. J'te trouve une salle privée pour votre entretien obligatoire, et vous vous verrez demain, qu'on rigole.
La porte claqua derrière lui et Mihawk donna un coup de pied dans la table, frustré – la douleur ricocha dans sa cheville mais il l'ignora, trop centré sur ce qu'il allait devoir faire, anticiper, gérer dans ce marathon de 36 heures qui s'ouvrait devant lui.
D'abord, prévenir Shanks, Nami et Sabo.
Demander les dossiers scolaires de Luffy pour mieux le cerner et tenter de contacter ses amis – s'il en avait.
Essayer de rencontrer les témoins ayant découvert la victime et décrit Luffy avant que les caméras de surveillance ne viennent corroborer leurs récits.
Remettre le nez dans ses livres de pénal pour chercher tout ce qui serait susceptible de faire éviter l'injection létale à son client.
Et surtout, surtout, sortir de cette pièce sur écoute et faire parler Luffy. Parce qu'à ce stade de la procédure, Mihawk n'avait toujours pas accès aux pièces à conviction, et il risquait bien de les découvrir en même temps que les jurés. Il n'avait pas envie d'être pris au dépourvu et de devoir improviser toute une défense de A à Z, surtout qu'il n'était pas question d'un vol de smartphone à l'arraché dans un transport urbain par une petite frappe quelconque. C'était du fils du Gouverneur de la Californie dont il était question, et d'un meurtre aussi sauvage qu'inhumain, au mieux – Mihawk ignorait encore la teneur des actes de son client, et Akainu se gardait bien de lui donner quoi que ce soit à ronger.
Il devait d'ailleurs être assez satisfait de l'effet de sa petite bombe, de ses paroles concises et sans appel qui mettaient Mihawk dans l'embarras, sans nul doute possible.
L'attente se fit dans le silence, toujours, Luffy ne bronchant pas quand un officier vint détacher ses menottes pour l'emmener, avec Mihawk, dans l'une des rares pièces laissées sans surveillance audio et vidéo, réservées aux entretiens privés entre l'avocat et son client ; Mihawk étala aussitôt tout ce qu'il savait de Luffy devant lui, sur le carré d'acier qui leur était alloué, et se plaça face au jeune homme pour être certain d'être dans son champ de vision.
- … Luffy. Regarde-moi. C'est important. Il faut qu'on soit sincère l'un envers l'autre.
Le jeune homme ouvrit les paupières, lentement, le regard dur ; Mihawk inspira profondément et posa son menton sur ses mains croisées, plongeant ses yeux dans les siens.
- Est-ce que c'est toi qui as tué Néfertari Vivi ?
Il secoua la tête de droite à gauche, avec toujours la même lenteur, la même mesure.
- Comment expliques-tu les témoins, les caméras de surveillance ?
Haussement d'épaules. Mihawk soupira et se frotta les yeux, songeant qu'en effet, un interrogatoire de 12 heures face à une tête pareille devait rendre fou n'importe qui. En partant, la veille, il s'était imaginé qu'ils le laisseraient dormir jusqu'au petit matin, mais il s'était bien planté.
Apparemment, Luffy avait pris un peu trop au sérieux son ordre de rester silencieux, hier matin.
- Qu'est-ce que je suis supposé voir, sur ces caméras ? Un flirt, une discussion, une bagarre ?
Nouveau geste d'ignorance mêlé de dédain, même si ses yeux bruns restaient plongés dans les siens, obtus. Son expression était indéchiffrable, d'une impassibilité semblant être à toute épreuve, sans que ça n'ait l'air de le déranger outre mesure d'être interrogé de la sorte.
Mihawk préférait encore que Luffy avoue tout, pour tout de même tenter de limiter les dégâts d'une sentence implacable, plutôt que d'avoir à composer avec des mensonges. Or, Shanks avait beau être son ami, Mihawk n'en demeurait pas moins sceptique quand il lui annonçait « qu'en un sens, Luffy n'était pas coupable de ce dont on l'accusait » ; tout concourait contre lui, et s'il s'obstinait à nier l'évidence, il allait droit dans le mur, et même Mihawk ne pourrait rien pour lui s'il n'avait pas le moindre argument pour le défendre, des circonstances atténuantes, rien qu'à commencer par le remords.
- S'il te plaît, Luffy. Il me faut quelque chose, n'importe quoi. Si je me présente avec un dossier vide sur toi et ton ressenti de l'affaire et des accusations portées contre toi, tu peux être certain que tu auras à choisir entre l'injection ou la chambre à gaz. Est-ce que tu saisis la gravité de la situation… ?
Luffy fronça les sourcils et détourna le regard, fermant les yeux, semblant réfléchir à quelque chose de particulièrement douloureux, une grimace d'inconfort sur le visage.
Marque d'un dédain absolu, aussi, mais Mihawk préférait ne pas relever, ou risquer de s'imaginer quoi que ce soit sur son client ; il attendit, patiemment, que Luffy daigne enfin ne serait-ce que le regarder, ce que le jeune homme sembla se résoudre à faire après de longs instants à, visiblement, batailler avec lui-même.
Ses yeux s'ouvrirent, lentement, reflets de ce qui se jouait en lui, à cet instant : une lutte acharnée ; Mihawk ne sut pas en déterminer la teneur, et s'en abstint, comme du reste – chose qu'il regretterait plus tard, mais à ce point de l'affaire, cette attitude relevait du détail.
Sabo aurait soulevé, à cet instant, que le diable se cachait justement dans ce détail, mais il n'était pas là pour aiguiller l'avocat sur la bonne piste ; il devait se débrouiller seul, sur ce coup.
- … alors, Luffy ?
- … quoi… ? murmura-t-il, confus.
- J'en étais aux caméras. Au fait qu'on t'ait filmé avec la victime. Je ne sais pas encore ce qu'on peut voir sur ces images, mais j'aimerais le savoir maintenant.
Luffy se frotta le visage, sentant poindre une migraine qu'il commençait à bien connaître, désormais : penser était presque douloureux.
Ce qu'il y avait sur les caméras ? Lui-même aurait bien aimé le savoir… Et comment lui expliquer qu'il n'en avait pas la moindre idée sans que son avocat n'ait l'impression d'être pris pour un parfait crétin ? Impossible. De toute façon, il était foutu ; autant laisser tomber et attendre que du chlorure de potassium vienne arrêter son cœur qui semblait se meurtrir un peu plus à chaque année passée à fouler cette terre.
Renversant la tête en arrière, il détailla le faux-plafond d'un regard vitreux ; combien d'heures étaient passées ? C'était une des notions les plus ardues à maîtriser, pour lui : celle du temps qui s'égrenait sans lui, sans rien pour le stopper, ou même le ralentir, pour lui laisser l'occasion de profiter de tous ces moments qu'il ne vivait que par procuration, par l'intermédiaire d'un corps fait de sensations, non de mémoire ou de conscience.
- … Je ne sais pas si ça peut te rassurer, ou soulager ce qui peut te peser…, murmura Mihawk en se frottant les yeux. Mais sache que peu importe ce que tu me diras, je ne te jugerai pas. Je me… contrefous littéralement de ce qu'il s'est passé hier, ça n'est pas à moi d'émettre un avis. Mon boulot, ici, c'est de sauver ta peau. Et je n'y arriverai jamais si tu ne me laisses pas la chance de le faire. Tu comprends, ça… ?
- Je suis… bien conscient de tout ce que vous faites pour moi, souffla le jeune homme dans un chuchotement éraillé. Et je vous en suis extrêmement reconnaissant, mais…
Il baissa la tête pour pouvoir le regarder, s'arrachant à la contemplation des dalles imparfaites de la voûte qui les surplombait. Mihawk avait un air sérieux sur le visage, allant même au-delà de la concentration, vraisemblablement dans l'attente d'un premier aveu, et Luffy sut immédiatement qu'il allait le décevoir à grande échelle.
- … je n'ai rien à vous dire sur ce qui s'est passé.
- Il me faut un début, Luffy. Pour la plaidoirie. Je n'ai pas le choix.
- … dites-leur que tout ce que je veux, c'est qu'on en finisse, murmura-t-il en plongeant ses yeux bruns dans les siens. Quitte à ce que je meurs, que justice soit faite.
Un éclat passa dans ses prunelles, trop fugace pour que Mihawk le saisisse, et tout aussi rapide fut le rictus qui étira sa lèvre, expression d'un mépris mêlé de rage, trop décalé pour être naturel. Il serra les dents et tout son corps se tendit, alors qu'il détournait le regard vers la porte.
- Luffy. Sois sérieux une minu–
- Stop. Ça suffit, coupa-t-il. Désolé, mais débrouillez-vous tout seul. Moi, je peux rien pour vous.
Mihawk resta silencieux, atterré – jamais encore il n'avait eu affaire à un client aussi… aussi borné, aussi résigné ; en général, tous parlaient. Des vérités, des mensonges, il en avait de toutes les couleurs ; il était habitué à ce genre de personnes, des hommes ou des femmes depuis longtemps coincés dans la boucle du pouvoir et qui en avaient oublié qu'ils étaient de simples mortels, destinés à subir la justice des hommes. Ils tentaient le tout pour le tout, s'enlisant parfois dans des histoires dignes des plus grands polars pour déformer la réalité comme ils pouvaient se la figurer.
Quand venait leur heure, aussi, ils se montraient… prolixes. Et Luffy était en train de défier toutes ses statistiques, à accepter la sentence toute proche, malgré sa jeunesse… Résigné, en somme.
Et c'est avec la certitude que ce procès était perdu d'avance que Mihawk quitta la salle, las de faire face au visage fermé de son client.
. . . . . . . . . .
Jour 3, après-midi.
Cour Suprême de Californie, quartier Tenderloin, San Francisco
- Nous allons… silence, s'il vous plaît, soupira le juge, Kuzan Aokiji, en frappant légèrement du maillet sur son socle, tentant de faire taire le murmure incessant qui parcourait la salle. Nous allons procéder à l'exposition des faits. J'appelle Maître Sadi à la barre, pour les chefs d'accusation.
Luffy suivit des yeux, comme chaque personne présente entre ces quatre murs, la démarche chaloupée de la jeune femme vêtue d'un tailleur rose bonbon, qu'il estimait coupé un peu trop court pour l'occasion. Mihawk ne broncha pas, jambes croisées dans une attitude… presque décontractée – cet endroit était son élément, peu importe ce qu'il pouvait s'y passer.
Il sentit, sur sa nuque, un regard insistant, et se permit un coup d'œil par-dessus son épaule ; Nami lui souffla un baiser discret et il ne put réprimer un sourire, captant l'air serein de Sabo et le regard chargé d'affection de Shanks. Tout ce dont il allait avoir besoin pour affronter ce qui allait suivre, et auquel il ne pourrait jamais échapper ; eux, au moins, étaient persuadés de son innocence, et rien de ce qui pourrait être dit ici-bas n'y changerait quoi que ce soit.
La dénommée Sadi avait une voix sensuelle, où perçait un ton légèrement plus grave, en totale opposition avec la nature de ce qu'elle déclamait à cet instant, dossier en main ; il était question, comme l'avait déjà souligné Akainu, de tortures ayant entraîné la mort, et d'autres atrocités qui lui semblaient… si lointaines.
Bien trop loin de la vie qu'il menait quelques jours auparavant ; si quelqu'un lui avait dit qu'il se serait retrouvé à cet endroit avec une lame au-dessus de la nuque, il en aurait été quitte pour un des éclats de rire qu'on lui connaissait si bien, avant de tourner les talons sans un regard en arrière.
Les faits étaient succincts, peut-être un peu trop ; il était à des années-lumière de cet endroit, de toute cette foule – contrairement à ce qu'avait espéré Mihawk, ce n'était pas un huis-clos, et le gratin de la ville se trouvait dans chaque recoin de la pièce, à observer, scruter chaque mouvement, décortiquer chaque parole.
Les photographes n'étaient pas autorisés pendant le procès, seuls deux portraitistes avaient été engagés pour crayonner et brosser quelques images du traitement de l'affaire.
Il y avait de tout, dans cette salle, mais Luffy avait la sensation que tous avaient un revolver braqué sur lui, leurs pointeurs rivés sur lui, courant sur sa peau comme des milliers de fourmis n'attendant qu'un signe pour le dévorer.
Les premiers signes de la honte.
Le juge s'éclaircit la gorge et fouilla un instant dans ses notes, préoccupé, alors que les murmures reprenaient de plus belle, Luffy gardant la tête obstinément baissée ; il aurait pu jouer la bravade, rester « dans le personnage » jusqu'au bout, histoire de ne laisser aucune ambiguïté sur les intentions qu'on pouvait lui prêter. Mais… non.
- Merci, Maître Sadi, murmura Aokiji en lorgnant du côté où se trouvait la défense. Que l'accusé se lève et vienne se placer à la barre, merci…
Mihawk se leva également, accompagnant Luffy jusqu'à l'officier de police judiciaire qui l'emmena jusqu'au pupitre à gauche du gauche, obligeant Luffy à faire face au public, dont il évita soigneusement la vue. Les jurés se tenaient à quelques mètres de là, silencieux, presque neutres dans ce capharnaüm meurtrier.
Il s'attendait à devoir jurer sur la Bible, lever la main droite en serinant qu'il ne dirait que la vérité, rien que la vérité, mais il n'en fut rien ; il fut simplement contraint de s'asseoir là, devant les regards inquisiteurs, avec l'impression d'être horriblement minuscule entre les parois lambrissées.
Il savait à peu près à quoi cette partie allait correspondre : un interrogatoire de personnalité, lui avait résumé Mihawk. Il serait interrogé par le juge et l'avocat de la partie civile sur des questions générales le concernant, afin que tout le monde puisse avoir un aperçu de l'homme qu'il était avant d'arriver ici. Il était nerveux, car si quelqu'un était mal placé pour parler de lui… hé bien, c'était lui-même. Mais encore une fois, comme l'expliquer à une foule assoiffée de justice et de rationalité, quand tout ce qu'on voulait, c'était le voir mort le plus vite possible ?
- Peux-tu te présenter, s'il te plaît… ?
Le tutoiement le surprit, de même que la déférence dans la voix. Confus, il osa enfin relever la tête et balaya la salle du regard, repérant le visage apaisant de sa sœur et son chignon parfait, près de la blondeur de blés de son aîné. Rivant ses yeux dans les leurs, il se racla la gorge à son tour et se mordilla la lèvre, hésitant.
- Je… hum, je… m'appelle Monkey D. Luffy.
Sa voix ne semblait même pas lui appartenir.
- Je… je suis étudiant à l'Université de Californie, en deuxième année d'un AS, dans un collège communautaire. J'étudie... les maths... la chimie... la biologie...
Il avait la bouche sèche ; impossible de maîtriser le tremblement dans sa voix – il n'avait jamais été effrayé de prendre la parole en public, mais là, c'était carrément le grand bain sans brassard, pour lui. Comment garder le plein contrôle, quand tout lui donnait l'impression que n'importe lequel de ses mots était un piège de plus vers la peine capitale ?
Il déglutit, difficilement ; c'est un silence de mort, intimidant au possible, qui lui répondit. Nami l'enjoignit de continuer d'un signe de tête et d'un sourire, Sabo passa son bras sur ses épaules et lui sourit à son tour.
- J'ai… vingt ans, et… plus tard… j'aimerais pouvoir travailler a-avec mon frère, Sabo, bredouilla-t-il. Il est concepteur industriel et j'aime beaucoup ce qu'il fait, alors…
Il se sentait stupide, à parler d'un avenir qu'il ne verrait, de toute façon, jamais se concrétiser.
Ses études étaient foutues, sa vie entière était fichue, de A à Z, et de manière irrémédiable ; terminés, les matins où Nami venait le réveiller en le chatouillant. Finis, ceux où il allait prendre le petit déjeuner au lit, avec son père, devant les dessins animés de la télé installée dans la chambre paternelle. Plus de pancakes dans la cuisine, plus de courses de motocross avec Sabo dans le vieux terrain au fond de la propriété, plus d'odeur de monoï et de mandarine quand Nami oubliait de fermer la porte de la salle de bain quand elle se pomponnait.
Sa gorge se ferma et il détourna la tête du micro, tremblant, inspirant profondément pour se calmer – fondre en sanglots maintenant n'apporteraient rien de positif, beaucoup de gens pouvaient prendre ça pour une tentative de s'attirer la clémence des jurés et des juges.
C'était être faible, encore une fois, et il se refusait cette éventualité.
- Continue, parle-nous de ta famille, l'incita Aokiji en hochant la tête.
- Sa–… Sabo m'emmène beaucoup avec lui, sur ses chantiers, il me montre les architectures qu'il a dessinées. C'est lui qui a conçu les plans de la nouvelle extension de mon université et… il est très doué, il m'a appris beaucoup de choses sur le dessin et les bâtiments. Nami c'est… c'est ma grande sœur, et elle est étudiante en navigation maritime.
Est-ce que c'était trop en dire ? Pas assez ? Il était incapable de répondre à tout ce questionnement interne.
Il avait peur d'être… trop intime, de dévoiler plus qu'il ne le devait, et a contrario de tout ça, il craignait de faire preuve de trop de mesure, et de passer pour un sociopathe glacial et altier.
Shanks sourit et hocha la tête, lui aussi, et Luffy prit ce signe pour un assentiment.
- Elle travaille beaucoup, le soir surtout, et comme c'est sa période d'examens je l'embête pas tellement. Alors, je passe du temps avec Papa, en général.
Son cœur se serra à cette pensée.
Ce jour-là, Shanks aurait mieux fait de lui tirer une balle dans la tête et d'épargner beaucoup de souffrances à beaucoup de monde, faisant ainsi d'une pierre deux coups. Au lieu de ça… il l'avait aimé dès le premier regard, et Luffy, trop heureux de sortir enfin du monde confiné dans lequel il évoluait, n'avait fait que lui sauter dans les bras.
- … Papa… Papa m'a adopté quand j'ai eu 7 ans, marmonna-t-il, embarrassé. J'étais dans un orphelinat brésilien depuis… quelques années, enfin… je crois, hésita-t-il en se mordant la lèvre, encore.
Sujet sensible.
Presque tabou, pour lui ; Shanks, Sabo et Nami n'avaient aucun problème avec le fait d'en parler, son père n'avait jamais fait de différence et l'avait aimé autant que ses enfants biologiques, mais Luffy n'aimait pas qu'on lui rappelle, d'une quelconque manière, qu'il n'avait aucune goutte de sang en commun avec sa famille actuelle, tous très clairs de peau et de cheveux, là où lui péchait avec ses longues mèches noires et sa peau tannée.
Et ensuite, avait débuté un long travail, acharné et douloureux, pour étouffer la particularité qui l'avait privé de famille d'accueil pendant de longues années.
« Tout ça pour en arriver là », songea-t-il, amer, la gorge nouée. « Treize ans de bonheur, c'est… plutôt pas mal, non… ? Tout le monde ne peut pas se targuer d'avoir eu ça. J'ai eu ma chance. C'est mieux que rien. »
- J'ai beaucoup aimé la maison quand je suis arrivé, c'était… c'était super grand, et j'avais une chambre juste pour moi, avec des jouets, et… et…
Son discours était décousu. Mélange de présent, d'avenir, de passé, sans ligne chronologique, sans fil conducteur, jeté dans le vide sans filet avec pour seule ligne de vie les visages de sa famille, assise bien trop loin de lui pour qu'il ressente pleinement leur présence.
C'était trop dur.
Trop compliqué.
Trop douloureux de plonger dans ce qui allait devenir les uniques bons moments de sa vie, de les exposer au grand jour, de déballer son intimité aux regards des autres.
Il se tut, secouant la tête, fixant ses pieds.
- Luffy, continue.
Dénégation, encore.
L'avocat de la partie civile se rapprocha et chercha son regard, mais Luffy l'ignora, luttant contre l'émotion qui le submergeait.
Tout ce qu'il voulait, c'était rentrer chez lui, être loin de tout ça, mais une partie de lui savait que ça n'arriverait plus jamais.
« Putain, pleure pas… ! » se blâma-t-il en serrant les poings. « C'est pas le moment ! »
Autant s'acharner à faire tomber les murs de sa cellule, il était certain d'obtenir un meilleur succès qu'à réfréner sa peine ; il s'essuya le visage d'un revers de poignet, perçut un marmonnement sur sa gauche venant d'un des jurés, mais ne put entendre ce qui se disait dans son dos.
- On… on peut arrêter là… ? réclama-t-il, la voix cassée.
- Nous allons faire venir les témoins de moralité, acquiesça le juge. Ramenez ce jeune homme à sa place, j'appelle à la barre son frère aîné, Sabo.
Le policier l'entraîna vers Mihawk, son chemin croisa celui de Sabo qui lui offrit le sourire le plus rassurant dont il disposait en réserve, mais même ça ne suffit pas à dérider l'adolescent, trop tendu, le cœur au bord des lèvres. Il aurait voulu le toucher, le serrer contre lui, trouver refuge dans ses bras, là où il s'était tellement lové, enfant, mais ça non plus, ça n'arriverait plus jamais. Au mieux, ils se verraient à travers les parois de verre d'un parloir avant son exécution.
Au pire… ce serait la dernière fois qu'il verrait son visage.
Le jeune homme s'installa là où Luffy se tenait quelques instants plus tôt, ajusta sa veste et croisa les jambes, parfaitement à l'aise. Une aisance que Luffy lui avait tant enviée, ces dernières années, là où lui échouait à prouver au monde qu'il n'était plus la pièce rapportée d'Amérique du Sud dans la villa de Shanks.
Il était bien mieux rompu que lui à l'exercice ; il répondait avec fluidité aux questions de l'instruction, comme s'il s'était préparé toute sa vie pour cet instant. Il n'y avait pas une seule fausse note, dans ses déclarations, vague quand il était inutile d'en dire plus ; précis quand c'était nécessaire. Sabo dégageait une prestance, une assurance qui sonnaient… si naturelles, que Luffy songea, brièvement, que cette famille n'avait vraiment pas besoin d'un crétin comme lui, à traîner ses boulets jusqu'à la fin de ses jours.
Nami ne fut pas moins douée, quand vint son tour de témoigner en faveur de son petit frère. La nature des questions différait, l'avocat et le juge tentant visiblement de vérifier si Luffy avait déjà eu des accès de violence, mais rien ne filtra, pas même un cillement incontrôlé.
Elle savait parfaitement quoi dire, et Luffy se sentait d'autant plus écœuré qu'il savait pertinemment que c'était un mensonge éhonté ; Shanks non plus ne laissa rien paraître, parfaitement maître de lui-même. De la même manière qu'il n'avait pas montré le moindre signe de panique la première fois qu'il avait été obligé de les séparer, et qu'il avait dû enfermer dans sa chambre une Nami couverte de bleus, que Luffy était incapable d'expliquer, quand bien même Shanks avait la preuve par A plus B qu'il s'agissait bien de lui, et personne d'autre.
Ce calme olympien, dont il ne s'était jamais défait, aurait peut-être une fin, et Luffy priait pour ne pas être là à ce moment fatidique.
- … Et vous dites qu'il n'a jamais eu de comportement brutal avec les jeunes femmes ? marmonna Sadi, sceptique.
- Luffy n'a jamais fait de mal à qui que ce soit, répéta Shanks.
La nuance était subtile ; indécelable pour tous ceux qui évoluaient hors du quatuor soudé qu'ils formaient.
Une voix dans le public fusa, réfutant ce dernier argument – le père de Vivi, Cobra, au visage dévoré de fatigue et de lassitude.
Shanks ne broncha pas, attendant que le calme revienne pour se tourner vers le juge et attendre une nouvelle question, à première vue imperméable aux accusations portées contre son fils.
- … tous vos témoins de moralité ont été auditionnés, Maître Dracule… ?
- En effet, votre Honneur, murmura l'intéressé en refermant le dossier qu'il avait sous les yeux.
- … nous allons donc entendre, si vous le voulez bien, les témoignages à charge, qui ont permis au commissaire chargé de l'enquête de dérouler une chronologie dans les faits, l'accusé ayant usé de son droit au silence lors de l'interrogatoire. Maître Sadi, s'il vous plaît...?
La jeune femme s'avança vers les jurés et rajusta ses lunettes sur son nez, toussotant pour s'éclaircir la voix avant de dévisager son public, ses traits se figeant dans un air sévère et implacable, loin de l'attitude presque joueuse qu'elle avait arboré une bonne heure plus tôt. Elle allait se montrer redoutable, Luffy le pressentait déjà, et elle n'aurait même pas besoin de forcer le trait : ce qu'il avait fait était odieux, et le plus gros du travail ne lui avait pas été attribué à elle, mais à Mihawk, qui n'avait aucun argument solide pour le sortir de là.
- J'aimerais, si vous le permettez, votre Honneur, susurra-t-elle, faire venir comme premier témoin à charge Nico Robin.
Le nom n'évoqua rien dans l'esprit de Luffy, encore une fois, pas plus que le visage de la jeune femme élancée à la frange brune qui se leva pour rejoindre le pupitre qui lui était désigné, l'air fermé.
Elle était un peu plus vieille que lui, à première vue, peut-être l'âge de la victime également, sur laquelle Mihawk lui avait déjà dit tout ce qu'il avait besoin de savoir.
- Commencez, mademoiselle, débuta Aokiji une fois le calme revenu. Quand Maître Sadi en aura terminé, ce sera au tour de Maître Dracule de vous interroger. Avez-vous compris...?
Elle acquiesça et lissa sa jupe crayon, plus par nervosité que par coquetterie, jaugea Luffy à en voir l'expression terne de son visage.
- Robin, pouvez-vous me dire qui vous êtes ? débuta Sadi en débutant une succession de cent pas au cœur de la salle, face aux jurés.
- La meilleure amie de Vivi. J'étais avec elle au bar quand... juste avant qu'elle...
Elle déglutit, Luffy retint son souffle.
Témoin direct.
Etait-ce elle qui avait donné l'alerte ? Retrouvé le corps de la jeune fille ? Décris l'agresseur ?
- Parlez-nous de votre soirée, s'il vous plaît. Situez-nous l'action dans une timeline.
- Vivi et moi, on était de sortie pour fêter la fin de ses examens, débuta-t-elle en triturant l'ourlet de sa jupe. C'étaient ses derniers partiels d'archéologie et on avait prévu de commencer les préparatifs de notre voyage d'été le lendemain. On... à cette heure-là, on devrait déjà être dans l'avion, vous voyez...? Elle était pressée, on... réfléchissait aux derniers détails à régler. Il était... à peu près vingt-et-une heures quand on s'est installées au bar.
- Quel bar ?
- Le Party's Bar.
Shanks réprima l'envie de serrer les dents ; il jeta un regard à Luffy, dont l'air dévasté ne cessait d'empirer.
La femme qui tenait le bar, Makino, était comme une mère pour lui, une mère que Shanks n'avait jamais eu à lui offrir et n'avait jamais pu remplacer non plus. C'était chez elle qu'il trouvait ce substitut, et savoir qu'il avait osé commettre un tel crime à cet endroit devait l'anéantir. Sans compter la honte, qui rendait son teint cireux et son regard vide.
Makino, qu'il n'avait pas encore pu joindre, mais qui était déjà certainement au courant de tout ce qui s'était tramé dans la journée qui avait suivi le meurtre.
- On a commandé deux tournées de shooters, et une bière chacune. Tout ce qu'on voulait, c'était... être tranquilles, mais... un type est arrivé, inspira-t-elle, la voix enrouée.
- Qu'entendez-vous par là ?
- Un garçon. Lui, souffla-t-elle en désignant Luffy, évitant soigneusement son regard.
Des murmures s'élevèrent, et Luffy se perdit dans des pensées qu'il avait tant de fois arpentées, retournées en tout sens, déroulées pour tenter de mieux les comprendre, sans jamais trouver la faille, quelle qu'elle soit.
Il était né ainsi, et personne ne saurait rien y changer, à présent ; et encore une fois, il se trouvait victime de sa malédiction, spectateur sourd, aveugle et muet, coincé dans un état qu'il exécrait mais contre lequel il ne pouvait rien.
Il observa la salle, jaugeant les réactions des autres ; scrutant celle de Mihawk, qui écoutait religieusement Nico Robin expliquer comment Luffy avait abordé Vivi, sûr de lui, arrogant au possible. Charmeur mais beaucoup trop abrupt, semblant certain d'obtenir ce qu'il convoitait, peu importe la réponse qui lui serait faite.
Il lui semblait entendre parler de quelqu'un d'autre, quelqu'un qu'il ne connaissait que beaucoup trop bien, et dont la pensée s'accompagnait d'une nausée et d'un mal-être tenaces. C'était... lui sans être lui, un autre sans être un inconnu, un portrait sans visage, qui lui gâchait la vie comme ce n'était pas permis, le forçant à payer les pots cassés.
- Il était trop direct, c'a énervé Vivi. Elle lui a dit de dégager et il lui a dit... il...
Elle se tut, pinça les lèvres ; la salle entière buvait ses mots, et sembla retenir son souffle en même temps qu'elle.
Elle ne théâtralisait pas, ça, Luffy en était certain – elle n'arrivait simplement pas à formuler ce qu'il avait dû leur murmurer avant de partir, menace réelle, presque une promesse de ce qui allait venir.
- ... il l'a traitée de salope frigide, et il lui a dit qu'elle allait bientôt savoir ce que ça ferait de se faire... vous voyez... par un vrai mec, marmonna-t-elle en fixant ses chaussures. Il est parti, et... Et c'était pas la première fois qu'on se faisait ennuyer par des types, des comme lui... y'en a... toujours au moins un pour faire ça, alors... on a pas fait attention plus que ça...! s'exclama-t-elle après un long silence.
Elle n'avait pas à se justifier. Luffy le premier savait qu'elles étaient libres de faire ce qu'elles voulaient, quand elles le voulaient, où elles le voulaient. Ce n'était pas à lui, ni à quiconque de leur dire ce qu'elles devaient faire, ce qui était le mieux pour elles. Vivi avait dit non à ses avances, et c'était, en plus d'être son droit, ce qu'il y avait de mieux à faire.
Nico Robin ne voulait pas être jugée, pas plus qu'elle ne voulait que Vivi soit considérée comme une écervelée imprudente, mais Luffy savait que c'était le cadet des soucis des juges et des jurés qui, de toute manière, ne verraient que deux jeunes femmes importunées par la pire personne qui soit aux alentours.
- Bien sûr, bien sûr, soupira Sadi en lui caressant le bras. Que s'est-il passé ensuite, Robin ?
- On a payé nos consommations, et on est sorties par la porte de devant, chuchota-t-elle dans le micro, la gorge trop serrée pour articuler davantage. Il y avait du monde, dans la rue, il devait être... vingt-trois heures, je dirais... On s'est embrassées, elle m'a dit qu'on se voyait le lendemain à 7 heures à l'aéroport, et moi je suis partie de mon côté. Je pensais même plus... à ce taré, je–
- Objection, lança Mihawk en se passant une main sur la nuque. Pouvez-vous rappeler à mademoiselle Nico Robin que les jugements moraux d'un homme dont on a pas encore établi la pleine culpabilité ne sont pas autorisés dans cette salle ?
- Reformulez, acquiesça le juge en se tournant vers Robin.
- ... je ne pensais même plus à l'intervention de cet homme, siffla-t-elle entre ses dents. Ça m'était... complètement sorti de la tête. Je suis allée jusqu'à l'arrêt de bus et j'ai attendu le prochain passage sans... sans penser un seul instant que...
Sa voix s'éteignit dans le silence pesant de la salle.
Sadi marqua une pause pour être certaine que sa cliente avait terminé son monologue, avant de reprendre dans la foulée.
- Combien de temps ?
- Le dernier venait de partir. Hors des heures de pointe, sur cette ligne, c'est... une rame toutes les 20 minutes...
- À quelle distance était située la rame par rapport au bar ?
- ... je dirais... un kilomètre, à peu près...? Je... ne suis pas certaine, précisément...
- Ça ne fait rien. Continuez, Robin.
Les jurés demeuraient silencieux, leurs yeux fixés sur elle ; de temps à autre, leur regard glissait à lui, Luffy, ou au père de la victime, prostré sur son banc, dans le box des attaquants. La famille de Vivi était nombreuse, au moins une trentaine de personnes, là où celle de Luffy était... dérisoirement réduite. Il lui semblait reconnaître Sanji et Usopp, dans le public, mais rien n'était moins sûr. De toute manière, ils devaient sûrement le détester, comme les autres avant eux l'avaient fait, à la longue. Lassés de lui et de tout ce qui le définissait.
Le poids de la solitude sembla s'écraser un peu plus sur lui, pesant sur ses épaules, menaçant de le clouer à la table ; peut-être que ce poids le broierait, définitivement, l'annihilerait, jusqu'à ce qu'il ne reste rien de lui et de ce qu'il avait été, et ne serait jamais ?
Tss. Comme s'il allait avoir cette chance...
- J'allais monter dans le bus quand j'ai trouvé sa carte d'abonnement dans mon sac, en voulant sortir la mienne. Elle l'avait rangée là dans l'après-midi et... enfin, elle en avait besoin pour rentrer, alors j'ai fait demi-tour et j'ai essayé de l'appeler, pour lui dire de pas la chercher. Elle... Vivi ne décrochait pas, mais je savais où était son arrêt de bus alors j'y suis allée, mais...
- ... il n'y avait personne ?
- Pas Vivi, en tout cas. Et j'arrivais toujours pas à la joindre, alors j'ai appelé son père pour savoir si elle était rentrée, et toujours rien. Alors j'ai fait le chemin inverse vers le bar...
Sa voix montait dans les aigus, laissant apparaître une légère pointe d'hystérie, alors que l'émotion prenait le dessus. Il était tard, l'enquête avait duré moins de quarante-huit heures, avec interrogatoire sans relâche pour les deux parties, l'une pour blinder son attaque, l'autre pour anticiper la défense. Tous étaient éprouvés, les témoins en première ligne.
- ... et elle ne décrochait pas...! s'exclama-t-elle en serrant les poings sur sa jupe. Je ne sais pas, j'avais un sale pressentiment, je... je suis arrivée dans la rue du bar, c'était... j'ai rappelé son numéro, et j'ai... j'ai...
Elle hoqueta, Sadi poussa un verre d'eau dans sa direction et posa une main réconfortante sur son épaule ; Aokiji resta silencieux, ses yeux bruns rivés sur le témoin, impassible – il en avait tellement vu passer qu'il ne risquait pas de fondre en larmes avec les plaidants à la première sensibilité exprimée.
Robin but une longue gorgée, s'essuya la bouche d'un revers de poignet tremblant et leva les yeux vers la salle, blême.
- ... j'ai entendu s-son téléphone sonner, dans la ruelle à droite du bar. J'ai... j'ai couru et... et j'ai vu... j'ai vu...
Elle inspira profondément, ses mains agrippèrent la barre derrière laquelle elle se trouvait, ses jointures blanchirent.
Luffy se tendit et recula sur sa chaise, plaqué contre le dossier, prenant inconsciemment ses distances avec ce qui se déroulait devant ses yeux.
- ... je l'ai vu, lui, murmura-t-elle, le regard vitreux. Partir vers sa voiture et laisser Vivi derrière lui. Elle était... et lui, il...
- On va s'arrêter là pour aujourd'hui, lança la voix d'Aokiji par-dessus les commentaires qui fusaient de toutes parts dans la salle surchauffée. Maître Sadi, pouvez-vous renvoyer cette jeune femme à sa place...?
Il jeta un regard à sa montre, saisit son maillet et frappa brièvement sur le socle, ramenant un semblant de silence dans l'assemblée.
- Je suspends la séance. Elle reprendra demain à 9 heures 30. Merci de vous rendre disponibles pour les–
- Demain ? s'exclama Akainu. Kuzan, il y a toutes les preu–
- Dans "Demain, 9 heures 30", il y aurait-il une subtilité qui vous aurait échappée, Akainu...? rétorqua-t-il en abattant de nouveau son maillet. Merci à tous pour votre patience. Que tout le monde se repose.
La grande majorité présente se leva, provoquant un mouvement de masse ; Sabo fendit la foule le plus vite possible, tendit les bras, ignorant les regards méprisants de l'accusation et la mise en garde du policier pour attraper Luffy par la veste de son costume et l'attirer contre lui, dans une éteinte trop brève, mais ferme, dans laquelle il tenta de faire passer toutes les émotions qui le traversaient à cet instant. Deux bras les séparèrent, sa main caressa la joue humide de larmes de son petit frère, et Shanks le tira en arrière pour le dégager de là – un des magistrats le rappela à l'ordre d'un geste de la main, dans sa direction, et Sabo refréna l'envie de lui adresser son plus beau doigt d'honneur.
La famille de Vivi semblait aussi lasse que la sienne, et pourtant tous savaient qu'ils n'étaient pas près de voir le bout de l'affaire avant plusieurs jours, peut-être même des semaines. Luffy, lui, aurait préféré en finir tout de suite, mais il n'allait visiblement pas avoir cette chance.
Il allait devoir prendre son mal en patience.
La mort viendrait bien assez vite, de toute manière.
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Réponses aux guests :
Yuh :
Ah, des théories, j'ai hâte de les lire, et plus hâte encore de voir la fiction y répondre ! Merci beaucoup :)
Nina :
Hello ! Je suis ravie de voir que le début te botte ! COmme expliqué dans l'introduction, ce n'est pas vraiment un décompte, sur les chapitres ^^ Pour Law, va falloir prendre ton mal en patience, fufu. Et oui, monsieur Portgas est prévu au programme... Merci, à bientôt !
Ayako :
Cette expression n'est pas si vieille, ou alors c'est parce que je suis d'une autre époque, haha. Je suis contente que tu apprécies le début de l'histoire ... Law va mettre quelques semaines à se pointer, je me centre d'abord sur Luffy pour l'instant :p Bravo pour avoir eu ton bac si question santé c'était pas la panacée, c'est bien mérité ! _o/ félicitations ! Et merci pour la review !
Crow :
Yop ! Certes, le côté capillotracté est bien soulevé, même si ça pourrait être une théorie intéressante...! Faire attention au résumé, ça, c'est bien vu. Ah, et à ce que je lis t'es pas non plus dans le fan club d'Akainu ? ;) Merci pour ta review, j'espère que le prochain chapitre te plaira et apportera un début de réponse à tes interrogations. A bientôt !
À la prochaine !
