Ohayo mina !

Je commence par vous présenter mes plus plates excuses pour la publication ratée au mois de mars. Je sais, c'est la même chanson à chaque fois, mais j'ai été bien plus débordée que ce que j'avais imaginé.
Je vous remercie encore pour votre patience, et pour ceux qui s'accrochent encore à la lecture de cette histoire ;) pour vos reviews et vos encouragements, aussi, qui n'ont pas de prix !

J'espère que ce chapitre vous plaira, on aborde enfin le dernier aspect des multi personnalités de Luffy, certains verront si leurs théories étaient correctes. Je vous souhaite une bonne lecture, le guest Pinigin est en bas de page, et...

Enjoy it !


Chapitre 28 :

Jour 61. Numéro 4.

Louisiane, près d'Ostrica. Bureau de Trafalgar Law.
09h25.

Law releva la tête de sa pile de dossiers quand des coups discrets résonnèrent devant lui, à la porte entrouverte qui laissait entrevoir la silhouette de Luffy ; il lui fit signe d'entrer, ce que fit le jeune homme en se glissant dans l'entrebâillement, refermant derrière lui en s'efforçant de ne pas faire claquer le pêne, s'avançant de quelques pas, les mains dans les poches de son pantalon. Il avisa le pancake à peine entamé toujours dans son assiette, les trois mugs de café vides, les cernes du psychiatre et l'esquisse de ses rides, dans la lumière de la lampe de banquier qui éclairait sa zone de travail encombrée.

- Bonjour, marmonna-t-il en se grattant l'arrière de la tête.

- Bonjour, Luffy. Bien dormi ?

- Mmn. Comment va Bonney ?

- Mieux, ce matin, chuchota-t-il en poursuivant sa prise de note sur son cahier. Elle reprendra son service la semaine prochaine. Tu pourras la voir à ce moment-là.

Luffy acquiesça, indécis sur ce qu'il devait dire à cet instant ; exprimer son soulagement, sa désapprobation, le malaise que le ton détaché du psychiatre réveillait chez lui ? Balayant le bureau du regard, il s'arrêta sur le grand fauteuil vide qui n'attendait plus que lui, hésita un instant de plus et finit par s'y rendre, arrêtant son regard sur le tourne-disque où siégeait encore les Pink Floyd. Le groupe favori de Sugar, dont elle semblait connaître chaque titre, sans exception. Il se déchaussa et s'installa en tailleur dans l'assise au tissu tiède, moelleux à souhait, qui lui donna envie de s'y couler sous un plaid et de s'endormir.

Le griffonnage du stylo plume sur le papier s'interrompit, signe que Law avait terminé son laïus, et ses yeux le suivirent quand il contourna son bureau, pochette sous le bras, étiquetée à son nom et son matricule ; tout écrit à la main, typographie clichée de médecin, mais encore lisible. Il songea aux études de Law, à ce que Kid avait inscrit sur les cahiers, à tous les renseignements qu'il avait pu se procurer ou se rappeler pour le groupe – lui n'avait jamais entendu parler du psy avant d'être enfermé ici, et il s'étonnait encore de la capacité de ses alters à emmagasiner autant d'infos.

Le fils de Doflamingo avait suivi un cursus précis, qui ne laissait jamais place au hasard ; quelle en était la raison, ça, il était bien en peine de le savoir. Les infirmiers semblaient au courant mais ils ne lâcheraient pas le morceau si facilement. Dans un léger soupir, Law se laissa choir dans son propre fauteuil, croisa les jambes et installa son nécessaire pour ses notes sur sa cuisse, jouant déjà de son stylo, ses yeux clairs rivés sur Luffy dans une expression indéchiffrable mais semblant ouverte à la discussion. Directif, l'air sûr de lui, comme d'ordinaire. Luffy ignorait par quoi commencer, aussi décida-t-il d'engager la conversation sur le sujet qui lui semblait le plus évident à aborder, à cet instant.

- … merci, pour Bonney.

- De ?

- Ne pas avoir cru que c'était moi.

- D'une, je connais assez bien mon personnel pour savoir ce qu'ils sont capables de faire. Peut-être… pas au meilleur timing, je te l'accorde, toussota-t-il. Et de deux… je me plais à m'imaginer qu'ici, tu as un semblant de contrôle sur Kid, et que tu ne ficherais pas tous tes efforts en l'air en cinq minutes.

L'adolescent acquiesça, rajusta sa posture, contempla le dessin du tapis sous la table basse en bois sculpté et en fer forgé. Non content d'être agencé avec une précision longuement pensée, l'asile semblait avoir été calibré sous tous les angles, sous toutes les coutures par son maître d'œuvre, que Luffy était certain d'avoir en la personne de Law.
Cette approche lui semblait convenable, pour une première amorce de conversation, lui permettant de retarder l'instant où son interlocuteur voudrait, immanquablement, mettre les pieds dans le plat ; il pensait y être préparé, s'y être préparé pendant de longues heures, mais la volonté ferme n'y était pas.

Pas encore.

- ... combien de temps c'a pris pour bâtir tout ça ?

- Excellente question. Tu t'intéresses à la partie génie civil ou à la partie ressources humaines ? sourit Law en lissant son bouc.

- Les deux, tant qu'à faire.

- Un peu moins de 18 mois, murmura-t-il après un temps de réflexion. Le temps pour moi de recruter l'équipe, de les faire arriver ici et de les former. Ils ont vu la clinique se construire depuis les fondations jusqu'à l'inauguration, et ce sont eux qui sont chargés de la faire vivre en mon absence.

- Qui est là depuis le début ?

- Ace, comme tu t'en doutes. Lami, bien sûr, Shachi et Pen, Bonney, Magellan. J'ai ensuite ramené Franky, Tashigi, Kaya, Zeff. Gladius et Thatch sont arrivés il y a cinq ou six ans et Teach est le dernier arrivé, il y a moins de vingt-quatre mois.

- ... et ils sortent jamais ?

- Une fois par mois au maximum pour les besoins de l'asile si je leur en donne l'ordre. Sauf exception. La dernière en date, c'est Lami qui l'a ordonnée pour venir me voir à la Nouvelle-Orléans. C'est elle la plus haute gradée en mon absence, et Ace est juste derrière.

La ligne était tendue, et il ne lui restait plus qu'à remonter sans effaroucher le psychiatre. Il avait parfaitement conscience que, dans leurs échanges, Law restait le meneur, mais il comptait profiter de tout ce qu'il serait susceptible de lui apprendre.

- C'est lui que vous avez recruté en premier ?

- Lami mise à part, c'est exact.

- ... il m'a dit qu'il étudiait à Moscou. Et vous, vous étiez à Londres avant de revenir ici pour ériger tout ça... qu'est-ce qui vous a décidé, pour Ace ?

Au-delà de sa compréhension, il voulait surtout en avoir le cœur net – la sensation que les infirmiers présents dans les murs avaient tout à fait leur place dans les cellules ne l'avait jamais quittée et avait été confirmée, et ne faisait que se renforcer chaque jour un peu plus ; il ignorait si ce sentiment était partagé : Sugar était trop jeune, malgré sa maturité, pour saisir les subtilités des échanges du personnel soignant, mais Luffy avait trop longtemps partagé la vie de Shanks, Sabo et Nami, tous trois rompus à l'exercice délicat des relations humaines, pour se laisser berner aussi facilement.
Les rares autres internes avec lesquels il avait l'habitude d'interagir semblaient très bien s'accommoder de cette situation, peut-être enfermés ici depuis trop longtemps pour y prêter une quelconque attention.

Law prit son temps pour répondre, ses yeux clairs rivés dans les siens, l'expression de son visage ne laissant aucune place au doute : il savait où Luffy voulait l'emmener, et il était contraint de se balancer entre retenue professionnelle et confidences nécessaires à leur échange de bons procédés, comme ils l'avaient ainsi convenu.

- Je cherchais quelqu'un possédant des aptitudes particulières, et mes contacts se sont chargés du reste.

- Il a aussi laissé entendre qu'il voulait être militaire.

- Ace était bien plus que ça quand je l'ai recruté, soupira Law en repliant ses lunettes pour les glisser dans sa blouse. Il était déjà pleinement membre des Spetsnaz et il suivait des cours de psy et de biologie quand on s'est rencontrés. C'était une volonté de sa part, appuyée par sa hiérarchie ; il est loin, le temps où on demandait à ce genre de soldats de tuer sur commande... ils cherchaient des types qui en avaient dans le crâne et Ace en était un.

- Quel est l'intérêt de suivre des cours de psy ou de bio quand on est dans son cas...? J'ai bien saisi le principe d'avoir besoin de ses neurones malgré son poste, mais... le reste m'échappe.

Encore une fois, il ne put ignorer le regard circonspect du psychiatre et son attitude qu'il qualifiait de méfiante, mais Luffy ne parvenait pas à lui en vouloir pour ça, de la même façon que lui-même ne pouvait s'empêcher d'observer une distance avec cet homme qu'il savait prêt à tout pour atteindre son but, à la manière de Kid.

- ... tu te rappelles de quelque chose, pendant la semaine de ton évaluation psychiatrique ?

- Quel rapport ?

- Réponds-moi simplement.

- Le vide complet, confessa-t-il. Tout ce que j'ai en tête, c'est la vidéosurveillance du bar, moi qui dégueule sur Mihawk, et la salle qui se vide après le verdict d'Aokiji. Entre ces deux jours-là... rien.

- ... mais tu sais ce que t'ont fait Monet et Caesar.

Ce n'était pas une question, mais une affirmation – Ace et Law n'étaient pas entrés dans les détails, mais Luffy avait eu droit à un retour édulcoré de ce qu'il s'était passé pendant cette semaine d'expertise ; de toute manière, son corps en avait porté les marques pendant un certain temps, à l'image de son interpellation par l'unité envoyée par Kizaru, au Texas. Il n'était pas dupe, quand bien même personne n'avait mis de mot sur ce que Kid avait subi.

- Globalement, ouais, on peut dire ça.

- Bien. Quant à ta question première, les Spetsnaz sont affectés à toutes sortes de missions, plus ou moins officieuses selon la discrétion dont ils ont la responsabilité. Pour parler plus vulgairement, beaucoup de ses membres agissent dans le feutré. Ace était de ces hommes, et il agissait en conséquence ; il ne discutait pas les ordres qu'on lui donnait et se contentait de les exécuter, peu importe leur nature. Si on lui demandait d'entrer dans un bâtiment et de ne laisser aucun survivant derrière lui, il n'y avait pas la place à la discussion.

- Vous l'avez recruté parce qu'il était obéissant ? Si c'est ça, j'ai l'impression que vous vous êtes plantés parce qu'il a tendance à en faire qu'à sa tête.

- Ça, c'est parce que je l'ai déformaté, sourit Law en s'installant plus confortablement dans son fauteuil. Et non, ce n'est pas la raison qui m'a poussé à le prendre dans mon équipe. Je le voulais pour ses compétences en psychologie humaine et pour ses connaissances en anatomie... et aussi pour son caractère. Il est mauvais de se laisser marcher sur les pieds, ici, tu le sais mieux que personne.

Luffy ouvrit la bouche pour répliquer qu'il ne voyait toujours pas où il voulait en venir, mais la réflexion mourut sur sa langue avant même qu'il ne la formule.

Il avait saisi la subtilité, cette fois-ci : Ace savait faire parler les gens, soit par la persuasion du dialogue, soit par d'autres moyens moins avouables. Garder les gens en vie assez longtemps pour qu'ils crachent leur pastille, avant de nettoyer la zone. Exactement ce qu'il fallait à Law pour être certain de ne pas voir de débordement au sein de son établissement ; idéal pour maîtriser des personnes comme Kid ou Zoro, ridiculement facile quand il était question de quelqu'un comme lui.

À l'image de Monet et Caesar, qui avaient poussé Kid dans ses retranchements, jusqu'à ce que le seul salut possible pour le groupe soit un aveu, que son alter-ego s'était résolu à lâcher après des jours de mutisme.

- C'est une partie de sa vie sur laquelle Ace n'aime pas s'étendre, et j'apprécierais que tu aies la délicatesse de ne pas l'évoquer. ... il a toujours été réglo avec toi, ajouta Law après un silence, il y a des aspects de ta vie que tu abordes avec lui et qu'il ne me confie pas, par respect pour ton intimité, alors je compte sur toi pour lui rendre la pareille.

- ... j'avais pas l'intention de le crier sous tous les toits.

- Et je t'en remercie. D'autres questions sur Ace ?

Oui, potentiellement des milliers, même, mais Luffy avait appris à en garder sous la pédale quand c'était nécessaire – comme en cet instant, où il valait mieux faire profil bas.

- Pas vraiment, non.

- Mon tour, alors. Tu veux bien me parler de ce qu'il s'est passé pendant mon absence, avec Ace ?

- ... j'ai rien fait de mal.

- Ce n'est pas une question de ce que tu aurais pu faire de mal ou non, soupira Law en croisant les mains derrière la tête, dévisageant son patient avec la prudence que tout le monde s'efforçait de suivre quand il était question de lui. Ace m'a juste fait son rapport et j'estime, au regard de ce que j'ai pu en lire, que nous avons besoin d'échanger à ce propos. Alors, première question : tu n'avais jamais mis les pieds dans la salle où Ace t'a trouvé ; comment tu as fait ?

- Ben, j'ai marché jusque là-bas. Avec mes pieds, railla le jeune homme sans réprimer son sourire narquois.

- Très pertinent, Luffy, merci. Et quant au verrou...?

- Quoi, le verrou ?

- Au cas où cette subtilité t'aurait échappé, ma clinique n'est pas un moulin. Chaque accès est contrôlé, et cette pièce en fait partie. Je conçois qu'elle ne soit pas cruciale et qu'un tour de clé suffise, mais il n'empêche qu'elle avait été fermée par Teach la veille au soir. Je renouvelle ma question : quid du verrou ?

- Il a dû zapper de la verrouiller, rétorqua-t-il en haussa les épaules.

- Teach ne zappe pas de fermer les portes derrière lui, comme tous les autres infirmiers. Une dernière fois : comment tu es entré ?

Luffy pinça les lèvres et croisa les bras, s'enfonçant dans son fauteuil pour marquer un retrait supplémentaire sur la conversation – oh, le but n'était que de gagner du temps, juste assez pour préparer la bonne réponse ; et l'agacement allait de pair avec celui qui le gagnait quand il était question de réagir dans l'instant, d'inventer une histoire crédible, de semer le doute et de biaiser l'adversaire, où il était terriblement mauvais ; Kid et Zoro excellaient dans cette discipline, mais ils ne pouvaient rien pour lui à cet instant. Il était seul face à Law et sa détermination, que rien ne semblait pouvoir arrêter, quitte à casser quelques pots de plus, comme la dernière fois.

- Tu ne peux pas me répondre parce que tu n'en sais rien, pas vrai ? compléta le psychiatre en haussant un sourcil. Et tu es incapable de m'affirmer qu'elle était ouverte, parce que tu n'y étais pas et que tu es le plus mauvais menteur qui soit dans le monde entier.

- J'ai réussi à cacher Kid et Zoro pendant des décennies, répliqua-t-il en secouant la tête. Des menteurs, il y en a des moins bons.

- Tu as péché par omission, nuance. Alors... qui était avec Ace, l'autre jour ?

- Zoro ou Kid, pour ce que j'en sais.

- ... je ne pense pas, non.

Law, à ce moment, prit note du panel de réactions qu'offrit Luffy ; le mouvement de sa pomme d'Adam quand il déglutit bruyamment dans le silence du bureau, ses doigts serrés sur ses bras, sa brusque inspiration et la légère contraction de ses pupilles. Luffy était buté quand il s'agissait de garder ses secrets, mais il suffisait de poser la bonne question pour que tout son corps le trahisse.
Il devait continuer sur sa lancée, coûte que coûte ; il avait trop de doutes, trop de zones grises qui demeuraient après sa visite chez Shanks, pour laisser passer l'occasion d'étayer ce qu'il soupçonnait déjà.
La sensation d'une pièce manquante, quelque part, l'avait obsédé des jours et des nuits et il refusait de la voir filer une fois de plus.

- ... j'ai cru que j'avais toutes les cartes en main, quand j'ai forcé Zoro à se montrer, murmura Law en faisant tourner son crayon entre ses doigts. Avec l'incident à San Francisco, je pensais compléter ton profil en amassant d'autres infos, plus personnelles, par ta famille, mais ça ne m'a fait que me questionner davantage. Il y a... autre chose. J'ai trouvé tout ce qui était relatif à Zoro, tout ce qui pouvait se rapporter à Kid... et il y avait le reste. Ce que je pense être toi, et quelqu'un d'autre. Quelqu'un que je n'arrive pas à dissocier de toi. Quelqu'un... qui ne s'est pas encore affirmé, et dont tu ne te détaches pas. Pas comme tu l'as fait avec tes deux autres faces, en tout cas.

Luffy baissa la tête et fixa le tapis, muet comme une tombe. Law voyait la pulsation de ses veines dans son cou, sous l'oreille, ce battement lourd et frénétique témoin de sa tension et de ses pensées allant à mille à l'heure.

- Il y a une quatrième personnalité... n'est-ce pas, Luffy ? chuchota Law en se penchant vers lui.

Le jeune homme porta une main à son visage, qu'il sentit en feu sous sa paume ; l'horrible sensation que tout lui échappait, semblable à celle ressentie lors de son dernier réveil dans sa chambre à la villa, le prenait aux tripes et l'étouffait. L'impression d'être mis à nu, toujours un peu plus, qui n'avait cessé de le hanter et qui refaisait surface, encore.
Oh, il pouvait nier, c'était certain ; mais dans quel intérêt ? Le sien, ou celui des autres ? Le trio avait fait de son mieux, mais Law était aussi bon, voire même meilleur qu'eux à ce petit jeu ; taire la vérité le mènerait sur un chemin qu'il connaissait déjà, là où se confesser l'emmènerait vers un autre endroit plus inconnu, mais pas forcément plus effrayant. C'était à lui de peser le pour et le contre, et jamais jusqu'à présent la balance n'avait autant oscillé d'un côté à l'autre.

- ... et qu'est-ce que vous voulez que je vous dise...? chuchota-t-il à travers le masque protecteur de ses mains, qui le coupait de Law et de la réalité – illusoire, mais c'était bien la dernière défense qu'il avait à sa portée, en cet instant.

- Commence déjà par me dire si j'ai raison ou tort.

- Vous avez vu juste, marmonna Luffy en fermant les yeux, sentant une bouffée d'angoisse lui étreindre la poitrine.

- ... est-ce qu'il y en a d'autres, ou est-ce que le compte s'arrête là...?

- Quatre dans le même corps, c'est déjà pas mal, hein...

Sa voix lui semblait détestablement faible ; le détachement dont il faisait preuve, dans cette défaite, le révoltait, mais il était bien trop pris de court pour pouvoir improviser autre chose que cette réaction anesthésiée qui lui permettait, au fond, d'échapper un tant soit peu à ce qui le torturait.

Il osa un regard vers le psychiatre, et son expression le surprit ; il n'y avait rien de la lueur de victoire qu'il s'attendait à voir dans ses yeux – juste une pointe de tristesse et de compassion, sous la barrière professionnelle qu'il affichait en tout temps.

Cette expression le renvoya aux multiples interrogations qui se bousculaient dans son crâne, depuis son arrivée : les infirmiers étaient aussi atteints que les patients, et Law ne faisait pas exception. Quelque chose clochait, chez lui, au même titre que le reste, mais Luffy était certain qu'il n'était pas question de personnalité envahissante ou d'une pathologie qui l'empêchait de vivre parmi les autres – pour preuve, ses 12 ans passés à Londres sans que personne ne soupçonne quoi que ce soit, même parmi l'élite de la psychiatrie.

Alors, d'où venait cette brèche, discrète mais si présente qu'elle en devenait presque palpable...?

- J'ai encore deux autres remarques, poursuivit Law en se rajustant dans son fauteuil, toujours penché vers lui, ses yeux gris rivés dans les siens – pour saisir toute la subtilité des expressions que son visage avait à offrir...?

- ...

- La quatrième personnalité est une fille.

- ... qu'est-ce qui nous a grillés...? soupira Luffy en reportant son attention sur ses chaussures.

- Certains de tes mots. Quelques échanges, ta-... sa manière d'agir. Ses effets personnels. Le tatouage… Il y avait tellement de choses... et en même temps, tellement de subtilités, qui m'ont d'abord fait penser à un petit tour de tes deux autres partenaires, avoua Law. C'est Ace qui m'a mis sur la voie, et une fois que j'ai su où regarder, c'est devenu si évident...

- Deuxième remarque ? marmonna l'adolescent.

- Elle est merveilleusement douée avec les serrures. Et ça, ça va me poser problème.

- Chacun son talent.

- Le tien, c'est de cacher tout ce que tu renfermes dans ta tête, pas vrai...?

Et encore.

Il était si mauvais à ce jeu, ces derniers temps, qu'il doutait être capable de faire quoi que ce soit de ses dix doigts sans causer de catastrophe.

- ... personne ne sait, pour elle, murmura-t-il en se triturant les doigts. À part Zoro, Kid... et moi, bien sûr. J'ai... c'est...

- ... trop pour toi ? compléta Law.

Il acquiesça, ravala difficilement la boule dans sa gorge et s'efforça d'inspirer profondément, tentant d'ignorer la nausée qui lui serrait le ventre.

Avoir passé tant d'années à la dissimuler et en arriver là, dans cet étalage sans fin de ce qu'il avait de plus intime, c'était beaucoup trop pour lui : tout ce qu'il désirait, là, à cet instant, c'était disparaître. Se soustraire au regard perçant de son psychiatre, partir de cette pièce qui lui semblait de plus en plus étroite, étouffante, rejoindre ce qui allait être son seul espace de vie jusqu'à la fin de ses jours et s'y enfermer jusqu'à ce qu'il soit débarrassé de cet écœurement qui le collait comme une seconde peau.

Il était loin ce jour où ils n'étaient que trois, avant qu'elle ne vienne briser cette dynamique pour en instaurer une autre, diamétralement opposée à la courbe que leur vie avait prise. Une entrée fracassante, qui les avait tous pris de court, et qui pourtant était passée inaperçue dans sa famille – il avait si longtemps lutté qu'il n'était plus à ça près, d'autant que cette partie de lui était peut-être ce qui le laissait le plus perplexe, le plus hésitant quant à leur condition et leur vie commune. Comment concilier le concept qu'était Kid et le sien, deux pôles qui n'avaient de cesse de s'éloigner, sur le long terme ? À l'heure qu'il était, enfermé entre les murs de cette clinique, Luffy n'avait toujours pas trouvé de réponse, malgré les années passées.

- Tu ne crois pas qu'il serait temps qu'on débute vraiment cette thérapie...? murmura le psychiatre après un long silence. Ça fait des semaines qu'on tourne autour du pot, toi et moi, et il serait bon que tu t'ouvres un peu. Qu'est-ce que tu as à perdre, de toute manière...?

- ... j'ai passé toute ma vie à échapper à ce genre de confessions. Ce genre d'habitudes est difficile à perdre.

- Mais ce n'est pas impossible. Et tu ne le sauras qu'en le faisant.

- Et alors, quoi ? Je vais vous parler pendant des heures, et ils finiront par partir...? soupira-t-il en désignant sa tempe.

- C'est plus complexe que ça, mais pour commencer, j'ai en effet besoin que tu me parles.

- ... et qu'est-ce que vous voulez savoir, exactement ?

- Oh, je n'ai pas vraiment de questions, pour le moment. J'ai surtout besoin que tu me dises ce qui te passe par la tête. Ce que tu ressens. Et ce que tu as envie de me raconter en premier.

- ... vous voulez que je m'allonge sur le divan et que je vous parle de mon enfance...?

- Si c'est ce que tu veux, alors pourquoi pas, sourit Law en ramenant son cahier sur ses genoux, faisant tourner son crayon entre ses doigts, prêt à prendre des notes.

Luffy leva les yeux au ciel et laissa sa tête basculer en arrière, contre l'appui-tête, contemplant la peinture du plafond – quasiment aucune irrégularité, des coups de rouleaux imperceptibles. Il se demanda si Law avait fait son bureau lui-même, ou si un employé du BTP avait eu l'horrible malchance de l'avoir sur le dos pour chaque opération. OK, il se perdait dans les détails, une fois de plus.

Se redressant dans le fauteuil, il croisa les bras et inspira profondément, fermant les yeux, laissant ses pensées filer à leur guise, sans chercher à s'arrêter sur quoi que ce soit de précis – histoire de voir où elles étaient susceptibles de l'emmener.
C'était… déconcertant, et surtout totalement contraire à ce qu'il désirait faire, à cet instant, mais il allait bien devoir commencer par quelque chose, quitte à ce que ce soit déplaisant.

- Est-ce que tu veux me parler de cette quatrième personnalité ? hasarda Law en cherchant son regard.

- … oui et non. C'est… difficile à exprimer. J'ai envie d'en parler, et en même temps j'ai passé tellement d'années à la cacher loin du monde que… j'ai… envie de la garder pour moi. Vous comprenez ?

- Bien sûr. Mais peu importe ce que tu me diras, je ne suis pas là pour te juger. Jamais.

- … elle s'appelle Nojiko, marmonna l'adolescent en triturant la couture de l'accoudoir, percevant le discret crissement du stylo sur la feuille. Je suis pas certain de la date où elle est apparue, c'est… compliqué de se rendre compte de ça. Je me rappelle juste le jour où je l'ai vue.

- … vue ?

- Dans le cahier. Son écriture. Sa question.

- Laquelle ?

- … « Vous êtes qui ? », sourit-il en contemplant le tapis, happé par ce souvenir.

Du plus loin qu'il se rappelait, il avait toujours vécu avec Zoro et Kid ; arrivés avant son entrée à l'orphelinat, présents à ses côtés dans la rue, il n'avait jamais connu l'avant et l'après de ses personnalités. Ils s'étaient apprivoisés, avaient appris à communiquer à leur manière, sans vraiment savoir lire et écrire au début de leurs échanges, et leur dynamique s'était progressivement instaurée au fil du temps. Devoir intégrer une autre personnalité l'avait déstabilisé, d'autant plus quand elle avait fini par confesser être une fille. Il se rappelait encore l'effet boulet de démolition qui lui avait parasité le cerveau, alors que tout ce qu'il s'était efforcé de bâtir s'effritait comme un château de sable trop sec, tempête enfonçant une par une toutes les portes qu'il avait fermées au fur et à mesure de son avancée dans l'existence. Il n'avait pas eu besoin d'un psy ou de quiconque pour savoir d'où elle venait, pour connaître sa raison d'être, son but. Ils n'en avaient jamais vraiment parlé, mais il supposait qu'elle n'était pas dupe sur le sujet, et la différence avec Kid s'imposait là : Nojiko n'avait jamais utilisé ses capacités à mauvais escient. Elle était diamétralement opposée à lui, son exact contraire, et cette pensée s'assembla avec les mots de Law qui l'avaient terrifiés, peu après son arrivée à l'asile : réunir toutes les personnalités secondaires dans la primaire, et n'en faire plus qu'une. Rassembler le puzzle, pièce par pièce, jusqu'à redevenir ce qu'il était à sa naissance – une seule et même entité.

L'idée d'être, au fond, similaire à Kid le révulsait, mais le piédestal sur lequel il plaçait Nojiko lui semblait, par miroir, inatteignable.

- Qu'est-ce qui te perturbe ? s'enquit Law en cessant de prendre des notes, notant sa tension.

- Si on arrive à faire ce que vous avez prévu… alors je les perds tous, pas vrai…? chuchota Luffy.

- Pas au sens où tu sembles l'entendre. Comme je te l'ai dit… ce ne sont que des ersatz de toi, de ton caractère, exacerbés à l'extrême. Tu ne deviendras ni un tueur en série, ni un passionné d'arts martiaux… ni une femme. On a tous d'énormes dissemblances, à l'intérieur de nous… le secret, c'est de vivre avec. Toi, à une échelle différente des autres, ajouta-t-il après un silence. Pourquoi est-ce que ça t'inquiète…?

- … Nojiko, c'est ce qu'il y a de meilleur en moi. Et si je la perds… je perds tout.

- Avant que tu ne la connaisses sous la forme qu'elle a actuellement, elle était déjà là, Luffy, murmura Law en s'accoudant à son fauteuil. Juste… plus discrète. Fondue avec ta propre personnalité. Elle s'en est détachée pour te libérer de ce que tu n'as pas pu assimiler, mais elle n'est rien d'autre qu'une partie de toi-même avec qui tu as toujours vécu. Tu ne la perdras pas vraiment.

Luffy ne trouva rien à répondre, trop focalisé sur sa lutte intérieure pour ne pas pleurer ; une partie de lui avait parfaitement conscience que Law avait raison, une autre était terrifiée à l'idée de ce qui les attendait, à la fin de ce long chemin de croix.

- Est-ce que tu me permets quelques questions cash ? soupira le psychiatre.

Il acquiesça, combattant la méfiance crasse qui pointait dans un coin de son cerveau, aura menaçante prête à mettre toutes les barrières possibles et inimaginables entre lui et le reste du monde. Il surprit une vague hésitation, chez Law, qui le laissa penser que le médecin n'allait pas au combat sans un minimum de tact et de formulation, au moins polie. Rien à voir avec la notion de « cash » que Kid ou Zoro pouvaient avoir.

- Est-ce que tu aimes les hommes ?

Le couperet était tombé et c'était pire que ce qu'il s'était imaginé, en fin de compte. Il sentit le feu de ses joues s'étendre à ses oreilles, descendre dans son cou et embraser son torse, vague brûlante rendant son cœur fou d'embarras. Il ouvrit la bouche, se sentit sur le point de bafouiller et changea d'avis, prenant le temps d'inspirer profondément pour calmer l'affolement qui le gagnait peu à peu ; le moment était mal choisi pour une crise de panique, qui passerait pour un aveu complet là où il n'en était rien. La gorge nouée, il tendit le bras pour saisir le verre d'eau posé sur la table basse et en avala une rasade en croisant les doigts pour ne pas s'étouffer : cet instant de normalité lui donna les secondes de répit nécessaires pour se composer une posture et un aplomb simulés de toute pièce qu'il ne possédait pas vraiment, et il se décida à affronter le regard de Law après un long instant de silence.

- … avant… oui.

- Avant Nojiko ?

Il hocha la tête, évalua sa réaction ; Law n'avait pas l'air plus surpris que ça et Luffy se demanda si sa brève confession ne faisait que confirmer ce qu'il s'était déjà figuré à son propos.

Après tout, Law avait réussi à débusquer sa dernière personnalité après quelques jours à se creuser la tête ; peut-être avait-il réussi à rassembler les pièces quand l'évidence lui était venue, à la villa. Pour ce qu'il en savait…
Le regard qu'ils échangeaient ne le trompait pas – Law avait compris.

- Vers quel âge t'est venue cette attirance ?

- J'en sais trop rien. Treize ou quatorze ans. Et c'est parti aussi vite que c'est arrivé.

- Avec la manifestation de Nojiko ?

- Mmn.

- Alors, tu sais ce que ça signifie ? souligna Law en haussant un sourcil.

Il n'y avait rien, dans son intonation ou son expression, de ce que Luffy s'était tant attendu à trouver, et qu'il avait pu voir chez d'autres – du dégoût, du mépris. De la crainte mêlée d'ignorance. Juste une curiosité sans bornes, teintée d'une forme de bienveillance et de sagesse qu'il ne lui avait jamais pleinement prêtée, trop occupé à faire une fixation sur son arrogance, cible toute trouvée pour sa colère d'être enfermé ici.

Encore une fois, il se demanda ce qui avait conduit cet homme à s'enfermer au fin fond des marais, entouré par des pairs déséquilibrés, pour étudier les curieux spécimens offerts par la nature. Qu'est-ce qui l'avait décidé à s'infliger ça, à se priver d'une vie normale et toute tracée, pour en arriver là, à l'écouter déblatérer les inepties de son existence ? Une partie de lui ressentait toujours cette hargne, cette brutale envie d'opposition à toute forme d'autorité, tandis qu'une autre se surprenait à éprouver une forme de tristesse, de regrets pour le psychiatre, là où il savait pertinemment que l'homme avait fait ses choix en son âme et conscience, mille fois plus libre que lui le serait jamais.

- … elle représente tout ce que je ne veux pas, chuchota-t-il en jouant avec un fil décousu de son tee-shirt. Parce que… j'accepte pas… ça.

- Être homosexuel ?

- … on va dire ça, marmonna Luffy sans oser lever les yeux vers son interlocuteur. J'ai retourné la question dans tous les sens. Je sais pas… pourquoi c'est une fille. Pourquoi est-ce que c'est cette image qui s'est faite dans ma tête.

- C'était le chemin le plus court, pour ton inconscient. Après tout… quoi de mieux qu'une femme pour aimer un homme, c'est dans l'ordre des choses, vu par la société, n'est-ce pas… ? sourit Law en prenant des notes.

- Je suppose que oui.

- Shanks et Sabo… ils aiment exclusivement les femmes, de ce que j'en sais ?

- Mmn.

C'était d'ailleurs à se demander pourquoi Shanks ne s'était pas remarié ou, à défaut, ne s'était pas trouvé quelqu'un ; à bien considérer les choses, Luffy était certain que son père avait toujours trouvé de la compagnie quand il s'était agi de briser la solitude de ses soirées de célibataire, mais jamais il n'avait rencontré la moindre de ses conquêtes éphémères. Par pudeur, ou parce qu'il était incapable d'être amoureux d'une autre femme que la mère de ses enfants ? La petite voix de sa conscience lui susurrait, beaucoup trop bruyante, qu'il était totalement responsable du désert sentimental de Shanks – comment annoncer que son fils souffrait d'une dissociation de la personnalité ? Impossible.

- Et Nami n'est attirée que par les hommes ?

- De ce que j'en sais, paraphrasa l'adolescent en laissant un sourire en coin s'installer.

- Ne cherche pas plus loin. Ce sont autant de références pour toi… que pour ton autre personnalité. Ton cerveau a créé une fille pour coller à ce critère parce que c'était ce qui lui paraissait le plus logique.

- C'est complètement stupide.

- C'est surtout… basique, tempéra Law. C'est indépendant de ce que toi tu veux, Luffy… c'est une réponse à un besoin que tu ne peux pas saisir, à ton niveau de conscience. Tu n'as même pas eu à y réfléchir, quand c'est arrivé : ta tête a travaillé toute seule.

- D'où ça vient, tout ça… ?

- Tu veux un peu de psycho de base ?

Il acquiesça, s'installa plus confortablement dans son fauteuil ; l'idée d'arrêter de parler, de cesser de se livrer à cœur ouvert lui plaisait, pause nécessaire dans ce déballage d'intimité qu'il ne maîtrisait pas vraiment, face au psychiatre capable de décortiquer le moindre de ses non-dits.

Luffy se demanda, brièvement, si Law avait le loisir de développer autant de notions avec ses autres patients ; s'ils étaient autant pétris que lui d'interrogations, de questionnements existentiels sans fin. Si le psychiatre était contraint de leur détailler ce qui se passait dans leur crâne, ce qui les avait conduits là, ici, avec lui, sous sa coupe. Si l'exercice lui plaisait ou s'il était rebuté à l'idée de devoir perdre son temps à exposer son savoir à des profanes, comme Monet avait pu l'être pendant le procès, à en juger les dires de Kid.

Il songea à ce que son alter avait suggéré, dans leurs cahiers.

À la relation entre Law et Monet. À leurs intérêts respectifs, peut-être communs, dans cette affaire. Tout ça né d'une pure intuition, sans aucun fondement, une simple déduction de la plus vieille de ses personnalités.

- Partons du principe même qui voit naître les personnalités multiples, chez quelqu'un comme toi, murmura le psychiatre en déposant son crayon et son calepin sur la table basse, croisant les doigts sur son ventre dans une attitude qui rappela, à Luffy, un de ses vieux enseignants d'histoire. La réalité qui heurte ton « Moi », qui n'arrive pas à la gérer.

- … Moi… ? répéta l'adolescent en haussant un sourcil.

- Moi, Surmoi et Ça, ajouta Law en s'adossant à son propre fauteuil, plus profondément installé dans l'assise. Ça te parle ?

- C'est Freud, non ?

- Bien vu. Il nous décompose en trois entités. Le Surmoi n'est fait que d'interdits, de lois du silence et de retenue. C'est… une sorte de morale revêche et sourde à toute négociation. La voix intérieure qui te dit que tu ne dois pas faire ça, sous aucune prétexte. Tu ne sais pas ce qu'il va se passer, tu sais juste que tu dois t'abstenir. Coûte que coûte.

Luffy eut l'image, brève mais nette, de la personnalité psychorigide et intraitable qu'était Zoro. De sa discipline de fer, de son absence de compromis, parfois, de son refus de négocier, de sa radicalité. De tout ce qui le plaçait en défense perpétuelle, en mur infranchissable entre eux et le monde.

Il visualisait parfaitement ce à quoi Law faisait référence.

- Le Ça en est l'exact opposé. Chaos, émotions brutes, plaisir... une boule de pur instinct, qui ne souffre d'aucune autorité, d'aucune loi. Il n'émet pas de jugement de valeur, il n'a pas de notion de bien, de mal. Il est à la fois neutre et versé à 100% dans son propre camp, poursuivit Law.

Kid, dans toute sa splendeur.

Tout ce qui le définissait, et qui le rendait si différent de Zoro et de lui. Peut-être pas tant que ça, au fond, puisqu'ils étaient une seule et même personne, à l'origine, mais les mots du psychiatre trouvaient écho en lui.

- Et coincé entre les deux, à cheval d'une rive sur l'autre, il y a le Moi. Toi, en l'occurrence. C'est ce que tu as de plus conscient, de plus mature, toujours déchiré entre deux courants, deux aspects de ta vie. Tu as la lourde tâche d'écouter ton Ça tout en le bridant avec ton Surmoi, de t'autoriser un peu de plaisir sans basculer dans l'austérité, tout en conciliant ton dialogue intérieur et la réalité qui te largue dans une situation donnée et qui t'oblige à choisir. Le monde extérieur te bombarde d'informations, te met face à tes craintes, tes insécurités… tu accumules ces infos, beaucoup trop de perceptions s'empilent les unes sur les autres, débordent hors de ta perception consciente. Celle qui te permet de naviguer d'un bord à l'autre.

- … il y aurait une perception inconsciente ? marmonna Luffy en l'interrogeant du regard, perplexe.

- Tout ce qui est subliminal. Pour ton cerveau, tout du moins. Des stimuli trop subtils, ou trop rapides pour ta conscience, qui n'a pas le temps de les interpréter. Et alors, quand toutes ces perceptions s'amoncellent… ton Moi se divise.

- … c'est-à-dire ?

- Toutes ces images, tous ces souvenirs qui sont trop horribles pour toi vont se loger ailleurs.

- Où ça ?

- Dans ton subconscient. Hors de ta portée. C'est une zone qui ne t'est pas accessible, peu importe tous tes efforts. Il est plus simple pour ton Moi de se fragmenter pour pouvoir répondre à tes exigences intérieures que de tout assimiler et garder uni en une seule entité. C'est… comme si quelqu'un allait ressentir à ta place. Et le cumul de ces perceptions parasites, à la longue, va créer une autre personne, capable d'absorber ses propres souvenirs, d'avoir sa propre vie. Loin de la tienne.

Luffy se frotta les yeux, sentant poindre un solide mal de crâne sur sa tempe, l'esprit bouillonnant d'informations ; si Kid était le représentant direct du Ça, en balance du Surmoi qu'était Zoro, où se situait Nojiko ? Et lui, dans quelle équipe jouait-il, au final ? Tantôt l'un, tantôt l'autre, ou n'était-il qu'une personnalité dépourvue de caractère, de traits, d'affinités ?

Avec les années, Luffy avait perdu le compte du nombre de fois où il s'était retrouvé à garder les yeux ouverts des nuits entières, étendu dans son lit, les yeux perdus dans les constellations assemblées par son père sur son plafond, à méditer sur ce qu'il était vraiment. À douter de son existence, de sa raison d'être dans ce corps où il se sentait de plus en plus à l'étroit, à la fois si proche et si éloigné de ses alters qu'il s'était souvent demandé qui était venu au monde en premier.

Zoro et Kid l'avaient persuadé qu'il s'agissait bien de lui, mais leur omniprésence, leur capacité à occuper la scène l'avait toujours laissé songeur. Proie de milliers de contradictions qui ne cessaient de croître au quotidien. Entendre Law lui énoncer des éléments cliniques aussi... simples le déstabilisait ; il avait passé assez de temps à parcourir les études qui pullulaient à ce sujet pour savoir que son son cas était rarissime, et que personne n'aurait les réponses à ses interrogations avant des décennies. Il comprenait le principe, mais était toujours assoiffé de questions sur ses origines, sur ce qui l'avait conduit là, à se déchirer entre toutes ses personnalités.

- ... pourquoi... pourquoi ça, pourquoi moi, et pas autre chose ou quelqu'un d'autre...?

- Et pourquoi Bonney voit une femme obèse dans son miroir ? Pourquoi Bartolomeo préfère manger de la chair humaine plutôt qu'un tartare de bœuf ? soupira le psychiatre en jouant avec la frange du tapis du bout de sa botte. Pourquoi Pudding n'est-elle capable de cuisiner que lorsque les voix dans sa tête lui dictent la recette...? Les choses vont ainsi. C'est injuste, je te l'accorde... Tes personnalités, c'est ce que ton cerveau a trouvé de mieux en mécanisme de défense. Ça fait partie intégrante de toi. Tu peux le rejeter, ou tu peux l'accepter. En faire une force.

- ... quelle force vous voulez que je tire de ça...?

- Kid est intelligent. Largement au-dessus de la moyenne. Il a une force phénoménale, comme Zoro, qui vous permet d'accomplir ce que peu de gens savent faire même avec une vie d'astreinte. Vous avez une capacité d'apprentissage incroyable, à vous trois. Je suis certain que Nojiko est sensible, ouverte d'esprit. Et toi, tu es drôle, imprévisible, obstiné... plutôt attachant, à en croire Ace.

Luffy sentit le rouge lui monter aux joues, leva les yeux au ciel et détourna le regard pour échapper à celui de Law, qu'il trouvait trop amusé à son goût – la légèreté de la conversation était salutaire, néanmoins, déviant de ce ton presque fataliste qu'ils pouvaient tous deux arborer un peu plus tôt. Une partie de lui refusait en bloc ces compliments, incapable d'entendre que sa vie avait une quelconque valeur dans ce monde qui n'était pas fait pour lui ; peut-être une forme autodestructrice, qui trouvait refuge dans toute cette colère mêlée de résignation, plus facile à exploiter que l'espoir. L'espoir porté par cette autre partie de lui-même, qui voguait toujours vers l'avant sans jamais regarder en arrière.

- Tu imagines un peu, les possibilités...? Tout ça réuni en une seule personne. Tu peux être... qui tu veux. Tu peux t'affranchir de toutes les contraintes qui te barrent la route. Il y en a qui tueraient, pour être à ta place.

- ... ils seraient complètement cons, ces mecs-là.

- Je n'ai jamais dit que ta place était enviable, sourit le psychiatre en levant le doigt. Mais j'aimerais que tu envisages ces scénarii, pendant quelques instants. Toutes ces capacités rassemblées en toi. Encore une fois... toutes ces personnalités sont un peu de toi-même, même si je sais à quel point tu détestes entendre ça.

- J'ai pas le contrôle. Je... voudrais l'avoir... je crois, ajouta-t-il après un silence, la gorge serrée. Mais... j'ai pas le courage d'aller jusque-là.

- Et tu l'as, pourtant. Tu en as forcément eu, pour arriver jusqu'ici dans ton état. Pour avoir poussé aussi loin le niveau d'interactions entre tes personnalités et toi.

- ... pourquoi j'ai... toujours l'impression de subir ? D'être... spectateur de ma vie, de pas être celui qui décide...? geint-il en se frottant le visage.

Geste dérisoire qui ne pouvait pourtant pas chasser la sensation de peaux multiples qui le couvraient, qui ne pouvait pas lui faire échapper à cette conversation, à ce lieu, à cette vie qui lui donnait l'impression de porter masque sur masque.

C'était son rêve le plus récurrent – seul, face au miroir de la salle de bain de la villa qu'il partageait avec Nami. À se griffer le visage à sang, jusqu'à faire partir son image en lambeaux et laisser apparaître les traits d'un autre. Il reconnaissait le visage de Kid, celui de Zoro, même l'esquisse de Nojiko – fidèles représentations réelles des portraits crayonnés par chacun d'entre eux au fil des années – une succession de secondes peaux, dont il se débarrassait au fur et à mesure mais qui n'avaient jamais de fin, visage après visage, qu'il s'arrachait à un rythme frénétique sans jamais trouver le moindre instant de répit.

- Tu sais... dans le cas des personnalités multiples, comme toi... quelques certitudes sont établies, énonça Law en levant les yeux au plafond, cherchant les meilleurs mots pour son patient. Il y a une personnalité primaire... c'est l'original. Toi.

- Vous êtes sûr de ça ?

- À 99,9%. J'ai besoin de faire quelques tests supplémentaires pour m'en assurer, mais je ne pense pas me tromper. Et à côté de toi, il y a la ou les personnalités secondaires. Les alters, créés pour des raisons qui te sont propres. Et il existe une autre certitude : la personnalité originelle n'est pas systématiquement la plus forte.

- Je ne suis pas aux commandes, en clair ?

- C'est tout à fait ça. Il y en a une autre, qui attribue le contrôle aux autres. Ace en est autant persuadé que moi. Et ce rôle-là peut changer au fil du temps. Je pense qu'au tout début, c'est toi qui as mené la danse. À la manière de l'enfant que tu étais... à ton âge, c'était difficile de concilier tous les aspects de ta vie et de tes personnalités. Tu as fais ce que tu pouvais.

- ... et maintenant... ?

- Tu n'as pas besoin que je te le dise. Tu le sais déjà, murmura Law en s'accoudant à son fauteuil, désinvolte, un léger sourire en coin sur les lèvres.

- ... Nojiko ? Non. Impossible.

- Et pourquoi pas ?

- Elle a pas... elle a pas la main, bafouilla le jeune homme en secouant la tête. Pas comme ça.

Il sentit le pincement dans son ventre, l'afflux de frustration dans ses reins, l'impatience dans sa jambe droite qui se raidit et l'obligea à se lever, arpentant la zone restreinte de leur échange en faisant les cent pas sur le tapis, le cœur battant à tout rompre.

Comme toujours quand il était question d'elle, il se sentait... désemparé. Submergé par une montagne d'émotions, qui faisait trembler ses mains et palpiter les artères de sa gorge. Law le regarda s'agiter dans son petit enfer personnel, sans un mot, attendant qu'il parle le premier et exprime ce qui se pressait au portillon de ses lèvres, mais qu'il ne parvenait pas à verbaliser.

- C'est... non. Non, non... non. Nojiko... elle est trop discrète, elle... s'efface, ça peut pas être elle.

- Parce que c'est une fille ?

- Elle est... trop récente, elle s'est pas encore affirmée, elle peut pas avoir ce rôle-là.

- Et pourtant, je parie tout ce que j'ai dans cet asile que c'est elle, le maillon principal du groupe, insista Law, la voix plus dure, plus ferme.

- Pourquoi elle ?! s'écria Luffy, sentant l'impatience le gagner de plus en plus.

- Pour les raisons que tu as citées à l'instant, murmura le psychiatre en se levant à son tour, reculant de quelques pas pour rejoindre la fenêtre, ouvrant le battant qui laissa entrer le son et l'odeur de la pluie, fraîche, en contraste avec la tiédeur qui régnait dans le bureau, bouffée d'air pour l'adolescent qui se sentait proche de la combustion. Je sais parfaitement que tu vas détester tout ce que je vais te dire... mais Nojiko sera toujours la personnalité dominante. Elle représente... tout ce que tu as toujours tu, étouffé, remisé en espérant que ça disparaisse. Ta sexualité que tu n'assumes pas, tout ce qu'il y a de bon et qui s'est toujours confronté à Kid, à la vie que tu as eue jusqu'ici... Tes peurs, tes insécurités... tout ça s'est dissocié pour en faire une entité que tu ne pourras jamais faire taire–

Il suspendit sa phrase, le dévisagea longuement, semblant soigneusement étudier l'effet que ses discours avaient sur lui avant de poursuivre ; Luffy se demanda ce qu'il cherchait à voir à ce moment-là : les signes qu'il dépassait les bornes, une fois de plus ? La preuve d'une manifestation d'un de ses alters ? Ou juste un intérêt purement professionnel, à savoir l'étudier jusqu'à ce qu'il n'ait plus rien à livrer, jusqu'à ce que la moindre de ses expressions lui devienne familière ?

Impossible de savoir, avec le psychiatre ; d'entre tous, il était celui qui était le meilleur à cacher son trouble. La seule fois où il l'avait vu perdre sa posture était si fugace qu'il pensait l'avoir rêvé – quand ses mains l'avaient agrippé pour le secouer, quand il s'était retrouvé couvert du sang de Bonney. Il avait perçu, pendant une fraction de secondes, son inquiétude à travers toute son armure de professionnalisme et de détachement. De toute évidence, Law tenait beaucoup plus à son personnel qu'il ne le laissait penser, et cette idée fut un maigre réconfort dans ses pensées tumultueuses : savoir qu'il avait affaire à un être humain fait de chair et de sentiments était bien plus rassurant que l'idée de s'ouvrir à une machine au fonctionnement émotionnel basique.

- Chacune de tes personnalités a quelque chose qui la distingue des autres. Nojiko arrive à entrer partout où elle le veut, sans restriction ; c'est une... complète métaphore de ce que représente l'amour. Rien ne l'arrête. Elle surpasse tout le reste, surclasse n'importe quelle autre émotion. Colère, joie, mépris... ce sont des notions dont elle s'est totalement affranchie. Alors, pour toutes ces raisons... c'est elle qui gère.

- ... alors pourquoi est-ce qu'elle a laissé tout ça arriver...? souffla Luffy en basculant la tête en arrière, les yeux brûlants.

- L'altercation avec Néfertari Vivi ?

- ... ça, et tout le reste, chuchota l'adolescent en laissant les larmes accrochées à ses cils couler sur ses tempes.

Law songea à tout ce que Shanks lui avait confessé, à ce que Lami avait trouvé dans les archives des comtés aux alentours de San Francisco, à ce que Luffy lui avait suggéré à demi-mots.

Et il se surprit à penser qu'il avait, peut-être, sous-estimé le quatuor qui lui faisait face, à cet instant précis.

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Réponse aux guests :

Pinigin : Hello ! Ravie de te retrouver parmi nous :) Ouais, je connais le clic sur l'histoire à 21h et on se retrouve à 3h du mat en train de se dire "Ah. La situation nous a échappé."... Tu sais, les théories sont pas obligatoires, alors ne t'inquiète pas si tu te laisses simplement porter par l'histoire, comme tu dis ! Merci d'être fidèle au RDV et de laisser une trace de temps en temps, ça me fait super plaisir ! A bientôt, j'espère :)


Je vous dis à bientôt pour la suite, que j'espère rapide ! N'hésitez pas à me laisser vos impressions et retours :) Prenez soin de vous !