Ohayo mina !
J'espère que vous vous portez bien ! Merci pour vos reviews, vos messages et votre patience, comme promis le chapitre arrive en février (le 25, mais février quand même - nooon, je ne joue absolument pas sur les mots... qu'est-ce que vous racontez...).
Ça va parler de pâtisserie. Un peu. Si vous voulez la recette en question, je vous la donne x)
La publication du jour est un peu plus légère que les autres, j'espère que vous apprécierez. Sur ce, je ne vous retiens pas davantage, je vous souhaite une bonne lecture et...
Enjoy it !
Chapitre 33 :
Jour 78. Partage.
Louisiane, près d'Ostrica. Salle au miroir.
14h30.
Law ôta sa blouse pour la suspendre à la patère présente dans l'entrée de la salle au miroir, dont les reflets renvoyaient la lumière intense qui filtrait à travers les fenêtres barrées – ouvertes, pour laisser passer l'air tiède de l'extérieur. Il percevait les voix de Bartolomeo et Lucci, certainement assis sous le banc le plus proche, en plein débat avec Kaya sur le sujet de la chair humaine ; l'échange avait le mérite d'être construit, quand bien même il semblait incongru sorti du contexte de l'asile.
De toute évidence, Kaya travaillait dans la subtilité avec sa distinction des notions d'anthropophagie et de cannibalisme, et ses arguments semblaient faire mouche, de toute manière alimentés par Bartolomeo, farouchement attaché à la cause.
- … c'est un peu dégueu, là, non… ? marmonna Pudding en enfilant son tablier, les yeux levés vers le carré de ciel bleu qui se découpait au-dessus d'elle.
- Tu trouves ? poursuivit-il en dépliant le sien, qu'il passa par-dessus sa chemise immaculée – qui ne le resterait pas longtemps, il le savait pertinemment. Je ne te savais pas sensible aux descriptions morbides.
- On sort de table.
- … tu marques le point.
Il s'accroupit devant la bouteille de gaz, déverrouilla le cadenas qui scellait sa poignée et ouvrit la vanne, se redressant pour rajuster les plaques chauffantes sur la table montée par Thatch le matin même ; Pudding sortit la vaisselle de la desserte et l'étala sur le plan de travail, méthodiquement, les alignant dans un ordre précis qu'il ne chercha pas à questionner.
Il ne s'était pas prêté à cet exercice depuis longtemps, celui-ci étant son seuil moyen d'évaluer les progrès ou les rechutes de sa patiente de manière fiable ; la caméra était braquée sur eux, sous le regard attentif de Teach, mais il n'y avait rien dans cette pièce qu'il ne soit capable de gérer en cas de débordement ; il en avait vu d'autre et, malgré le fait que Pudding fasse partie des cas les plus sensibles de l'asile, il n'éprouvait pas le besoin d'être assisté par qui que ce soit, notamment quand les exercices tenaient plus de l'entretien individuel que de l'activité brute.
- Quelle recette pour aujourd'hui ? s'enquit-il en remarquant qu'encore une fois, Pudding n'avait pas pris le moindre livre de cuisine.
- Macarons pistache.
- Je n'ai jamais fait de macarons, admit-il en délaissant leur zone un instant pour rapatrier les jerricanes d'eau restés sous la fenêtre.
- Je m'en doutais, ricana-t-elle en retroussant ses manches sur ses coudes. Heureusement que Zeff est là pour cuisiner–
Elle s'interrompit quand des coups résonnèrent à la porte, qui s'entrouvrit sur Luffy et son air hésitant – aussitôt, le sourire de Pudding s'élargit d'une oreille à l'autre, et Law réprima l'envie d'exprimer sa satisfaction supplémentaire ; encore un autre pari, similaire à celui qu'il avait pris quand il avait envoyé Sugar vers son nouveau patient à son arrivée.
Ace avait, de manière moins formelle, résumé la situation en concluant que Luffy était un aimant à bonne humeur, malgré sa régulière humeur ombrageuse, et que les filles de l'asile l'adoraient ; restait à voir à quel point il avait la cote.
- On a un invité surprise. Ça te convient ?
- S'il sert de cobaye, je prends, susurra-t-elle en suivant du regard Luffy qui s'était faufilé à l'intérieur, ôtant les écouteurs de ses oreilles.
- … vous allez cuisiner… ? sourit-il à l'attention du psychiatre.
- Je vais essayer, corrigea-t-il en ouvrant la glacière pour sortir les ingrédients sur le plan de travail. Et ce qui se passe ici reste ici.
- Vous êtes si nul que ça ?
- Sans commentaire, rétorqua Law en agitant la cuillère en bois vers lui.
Pudding avait délaissé leur semblant de conversation et cassait ses œufs, séparant le jaune et le blanc avec une dextérité qui lui rappela les moments de solitude de Shanks quand il était question de se prêter à l'exercice avec son bras unique ; des instants où Sabo et Nami s'en donnaient à cœur joie quand il était question de se foutre de leur père à grand renfort de blagues ultra-limites sur les manchots et autres remarques sans subtilité, qui l'avaient mortifié quand il avait eu assez de vocabulaire pour comprendre l'anglais mais auxquelles il avait fini par céder, par la force de l'habitude.
- … 75 grammes de blancs d'œufs, pas 80, marmonna-t-elle au psychiatre en lorgnant sur sa balance.
- … grammes ? souligna Luffy en haussant les sourcils.
- Pudding a fait une partie de ses études de cuisine en France, murmura-t-il en corrigeant sa pesée.
- Ça vous perturbe pas ?
- Question d'habitude.
Pudding brancha le batteur électrique et commença à monter ses blancs en neige, fredonnant pour elle-même, pendant que Law servait toujours de commis sous l'observation de Luffy, qui se rappelait un passage de sa dernière longue conversation avec le psychiatre. Les mots exacts ne lui revenaient pas, mais il était question de Pudding et de sa capacité à cuisiner uniquement quand les voix dans sa tête le lui permettaient. Il savait qu'il était question de schizophrénie, en ayant beaucoup lu sur le sujet à une époque où il avait cherché seul ses réponses, sans y trouver une quelconque satisfaction.
Il n'entendait jamais Kid, Zoro ou Nojiko, le diagnostic avait été aussitôt exclu.
Il se demanda si, à cet instant, Pudding connaissait sa recette sur le bout des doigts, ou si un chuchotis discret qu'elle seule pouvait entendre la guidait dans ce qu'elle faisait ; il aurait pu lui demander de but en blanc, mais la présence de Law lui laissait penser que l'exercice auquel ils se prêtaient n'avait rien à voir avec une quelconque distraction – c'était son moment de thérapie à elle, malgré sa propre présence. Il n'avait pas reçu de consigne particulière, quand le médecin lui avait demandé la veille au soir s'il acceptait de passer un peu de temps avec eux le lendemain, mais il ne se sentait pas non plus le cran de mettre les pieds dans le plat deux minutes après son arrivée.
- … je vais gérer le sirop, OK… ? soupira-t-elle en voyant Law lutter pour tamiser la poudre d'amandes. Vous avez… vraiment pas l'air doué pour ça.
- Chacun sa spécialité.
- Sans vouloir la ramener, je suis pas cuisinier mais je sais tamiser un truc sans en mettre la moitié à côté, toussota Luffy en croisant les bras.
- Tu passes beaucoup trop de temps avec Ace, répliqua le psychiatre en lui envoyant une pincée de sucre glace au visage. Tout doux sur l'insolence, mmn ?
Il sourit en s'essuyant la figure, se rappelant leur premier échange glacial dans son bureau qui avait poussé Kid à se manifester, au second qui lui avait valu de se faire massacrer pour faire sortir Zoro. Ils avaient fait un chemin considérable, en quelques semaines, peut-être accéléré par ce huis-clos favorable à des entrevues régulières.
Le dernier en date, où Law avait tenté l'hypnose, s'était terminé dans le noir et un Zoro maussade, qui s'était contenté de lui demander de ne pas poser de questions, de son écriture saccadée et agacée dans leur carnet. Luffy n'avait pas argumenté, préférant mettre de côté sa curiosité pour faire confiance à son alter – malgré ses efforts, il n'était pas parvenu à raccrocher les wagons, à faire le lien entre l'agacement de sa personnalité la plus protectrice et leurs souvenirs d'enfance brésiliens.
Lui-même n'était pas toujours ravi d'évoquer ces réminiscences dont il se serait souvent passé, mais pas au point de devoir laisser la main à un autre, qu'il soit Kid ou Zoro. Les questions viendraient ultérieurement, lors de sa prochaine entrevue prévue avec le psychiatre, deux jours plus tard – force était d'admettre qu'il en ressentait une certaine hâte, même infime, de la même manière qu'il appréciait passer du temps avec Ace ou Shakky.
- … tu connais la recette par cœur ? lança-t-il à Pudding en la voyant doser l'eau et le sucre dans sa casserole.
- On va dire ça, esquiva-t-elle en faisant la moue.
Typiquement ce que faisait Nami quand elle péchait par omission.
Law affichait une attitude nonchalante mais Luffy pouvait jurer, par la précision de ses regards et de ses attentions, qu'il était parfaitement alerte et attentif au moindre geste, au moindre de leurs échanges. Professionnel en toute circonstance, sans faux pas ou manquement.
Il se demanda si, parfois, le directeur de l'asile s'accordait des moments d'humanité, ou s'il pensait, mangeait, rêvait travail à longueur de temps ; Ace avait laissé sous-entendre que Law ne prenait pas de pause dans sa quête personnelle, quand bien même il en avait sévèrement besoin, et qu'il n'avait pas envie d'être dans les parages le jour où le psychiatre ferait claquer sa chaudière interne.
Il avisa les manches de Law soigneusement boutonnées, là où Pudding avait retroussé les siennes jusqu'aux coudes, remarqua sa cravate parfaitement nouée, sa chemise fermée jusqu'au col.
- Vous risquez pas de vous en mettre partout ?
- Il faut savoir vivre dangereusement, murmura-t-il en esquissant un sourire en coin.
- Il n'a juste pas envie qu'on le voit, s'esclaffa Pudding en remuant son sirop avec son thermomètre qu'elle ne lâchait pas du regard.
- Pourquoi ? s'étonna Luffy.
- Une prochaine fois, rétorqua Law sans cesser de mélanger le contenu de son saladier.
- … pourquoi ? insista le jeune homme.
Les yeux clairs qui se posèrent sur lui affichaient une expression limpide – il lui cassait les pieds, ni plus ni moins.
Luffy se sentait d'humeur joueuse et, à en juger l'air hilare de Pudding, il avait droit à un bon public ; pourtant, il décida de ne pas persévérer, pour cette fois, et de garder cette carte sous le coude pour leur prochaine séance. Les questions n'étaient pas à sens unique et il comptait bien exploiter cette microscopique faille dans l'armure impénétrable de son psy.
- Vous êtes pas drôle.
- On est d'accord avec lui, sourit la cuisinière en versant son sirop dans ses blancs en neige.
- Comme si ça me surprenait, répliqua Law en lui tendant le colorant. Pas besoin de vous liguer contre moi, j'ai déjà assez à faire comme ça…
Luffy ne releva pas le « on » mentionné mais garda son regard braqué sur Pudding, qui semblait marmonner pour elle-même en montant sa meringue, sous le regard attentif de Law.
Il se demanda ce que le psychiatre cherchait à voir, en la faisant cuisiner dans cette pièce, loin des autres, du monde, des infirmiers ; s'il cherchait la preuve d'une quelconque amélioration, s'il l'avait déjà trouvée, s'il cherchait à confirmer son diagnostic ou à mesurer les progrès ou les échecs de sa patiente. Comme lui, Pudding devait être enfermée à vie, cloîtrée entre ces murs sans possibilité de sortie ; est-ce qu'elle avait quelqu'un qui l'attendait, dehors, ou est-ce qu'elle était seule avec ses propres démons ? Avait-elle le moindre espoir de dépasser ce qui la hantait, ou devrait-elle se contenter de rester à flot sans jamais pouvoir s'éloigner, comme lui ?
Cette image d'impasse que revêtait souvent l'asile le terrifiait, la nuit, quand il ne parvenait pas à dormir et que les derniers mois de sa vie se décidaient à tourner en boucle à l'arrière de sa tête.
- … vous êtes tous cuisiniers… ? hésita l'adolescent en se levant pour s'approcher du plan de travail.
Pudding leva la tête de sa casserole et lui offrit un regard surpris, avant d'esquisser un sourire et de reporter son attention sur son mélange, acquiesçant d'un timide hochement de tête. Sa voix était à peine audible par-dessus le bruit du batteur électrique, mais il l'entendit murmurer qu'elle n'aurait jamais pu réussir ses examens sans l'aide des chuchotements. Que, seule, elle pouvait exécuter, mais que sans eux, elle ne pouvait pas créer.
Il savait où elle voulait en venir, n'avait pas besoin qu'elle développe davantage ; lui non plus ne se serait jamais frayé un chemin à l'université sans Zoro et Kid, sans toutes leurs mémoires combinées et leurs capacités individuelles.
Law les observait, bras croisés, attentif à leur échange ; silencieux, spectateur muet dont la présence ne pouvait être occultée.
Au fil de ses lectures, Luffy savait que les schizophrènes pouvaient être soignés mais pas guéris ; que les doses quotidiennes qu'ils devaient ingérer suffiraient à assommer un cheval, mais que la chimie ne pouvait pas garder indéfiniment au loin ce qui grouillait et ne demandait qu'à sortir ; que cette maladie présentait une forme d'hérédité, similaire à celle dont souffrait Shakky.
Son arrivée à l'asile était-elle consécutive à un crime, comme les siens, ou était-elle le résultat d'un internement volontaire ? Son état était-il sous contrôle, ou Law se laissait-il porter par le courant pour pouvoir s'ajuster à ses besoins et ses impératifs ?
- Kid se débrouille pas trop mal pour faire à manger, mais faut pas lui parler de ganache ou de truc trop compliqués, confessa-t-il en s'accoudant au plan de travail.
- On pourrait lui apprendre.
- … c'est pas une bonne idée, sourit Luffy en tendant le bras pour tremper son doigt dans la meringue.
Il tressaillit quand elle lui gifla la main d'un revers de spatule, attendit qu'elle lui donne une cuillère qu'il engloutit dans la seconde, levant le pouce à son attention.
- Pourquoi ? Parce qu'il a un problème avec les filles ?
- C'est bien formulé.
- Il a pas encore vu Shakky péter un plomb, ricana-t-elle en prenant le saladier de pâte à l'amande que Law lui tendait. Ça va le calmer fissa– merci. La dernière fois que Lucci a fait suer son monde, elle a failli lui arracher l'oreille et elle l'a fichu au coin.
- Mmn. Il a peut-être besoin de se faire remettre à sa place, qui sait… ? Mais je prendrais pas le risque si j'étais toi.
Elle ouvrit la bouche, sembla sur le point de lâcher une autre information mais se ravisa et se tut, lèvres pincées, jetant un coup d'œil par-dessus son épaule pour regarder dans le vide.
Luffy se demanda ce qu'elle voyait ou entendait, à cet instant ; des voix, des sons, des images qui lui étaient propres, dont elle seule pouvait être le témoin ? Qu'est-ce qu'elle percevait, là, dans la lumière qui se reflétait dans les miroirs ?
Il s'était longtemps demandé s'il enviait cet état, cette infime possibilité dans une minuscule fenêtre de tir qui lui permettait d'être lucide et de reprendre le dessus, là où lui n'avait aucun contrôle sur ce qui se passait une fois ses yeux fermés. La réponse était un « non » catégorique, bien entendu : pour sûr qu'il n'aurait jamais supporté la moindre conversation en temps réel avec Kid.
- Tu veux pocher les coques ? s'enquit-elle en lui tendant la poche à douille remplie de l'appareil vert flamboyant, qui lui laissa penser que le parfum choisi était à la pistache – un parfum que Zoro affectionnait particulièrement, avec la menthe.
- Jamais vraiment fait.
- Les doigts dans le nez, tu verras.
Elle contourna le plan de travail, sous le regard perçant du psychiatre qui empilait la vaisselle sale, sans un mot, se plaça derrière lui et referma les mains sur les siennes, autour de la poche ; Luffy sentait l'attention du psychiatre rivée sur eux, alerte et prêt à intervenir. Il sentait son propre cœur battre à tout rompre, sa gorge nouée alors que le parfum de Pudding se mélangeait à celui de la pâtisserie, la moiteur soudaine de ses paumes ; l'action avait été beaucoup trop rapide pour qu'il puisse l'anticiper, s'y préparer, voire même l'esquiver en déclinant poliment l'invitation ou en se dérobant purement et simplement.
À travers le rugissement du sang dans ses oreilles, il entendit la voix de Pudding lui dire que c'était un jeu d'enfant ; qu'il devait garder la poche droite et remplir un disque par le centre, avant de passer à la coque suivante ; qu'il fallait les laisser sécher avant de les enfourner, au risque de les voir se fendre à la cuisson et d'être imprésentables.
Sa nervosité l'empêcha de formuler la moindre réponse verbale, il se contenta de hocher la tête et de se laisser faire, s'efforçant de se concentrer sur sa tâche.
Le secret étant de se persuader que tout se passerait bien.
Il se rappela d'Ishilly, sentit monter la nausée familière qui accompagnait ses souvenirs, renonça à déglutir sous peine de se mettre à vomir une bonne fois pour toutes.
Le contexte n'était pas comparable, pas plus que ne l'était la situation, et pourtant demeurait toujours cet épineux problème dont il était – et serait peut-être toujours – incapable de se débarrasser, un souvenir cuisant, amer et tenace qui se rappelait à lui à chaque fois qu'une fille lui adressait la moindre politesse.
Ace l'avait dit lui-même le lendemain de son arrivée à l'asile : fixer le carrelage au lieu de regarder les femmes dans les yeux ne l'aiderait jamais à régler son problème. Pour ça, il devait faire face, mais l'épreuve lui paraissait toujours aussi insurmontable.
- Hé, t'es tout rouge, s'esclaffa Pudding en lui donnant un coup d'épaule. Me dis pas que c'est moi qui te fais cet effet-là… ?
- Tu me réponds quoi si je te dis oui… ? marmonna-t-il sans lâcher la douille du regard.
- Ça va aller, sourit-elle en dégageant une de ses mains pour passer ses doigts dans ses cheveux dans un geste affectueux, qui le déstabilisa. Tu peux gérer, tu vois ? Chaque chose en son temps. Moi, on me conseille de te sortir les intestins sur le plan de travail par simple principe de précaution, et je le fais pas. Tout va bien, OK… ?
Cet instant d'honnêteté radicale sapa toutes les répliques qu'il avait en stock, le laissant pantois, penché sur ses macarons en devenir – tiraillé entre l'envie d'éclater de rire et de se confondre en excuses pour toutes les pensées qui lui traversaient la tête et qui le terrifiaient, parce qu'il aurait mille fois préféré ne jamais les avoir et les laisser à Kid et ses fantasmes tordus et débridés. Il lorgna vers le psychiatre qui n'avait pas bronché, assis un peu plus loin en bout de table, bras croisé et l'air nonchalant.
Attentif, toutefois, mais ne semblant pas plus froissé que ça d'entendre leurs confessions mutuelles ; Luffy se demanda qui détenait la palme du récit le plus horrifique que Trafalgar Law ait entendu de sa vie. Certainement pas Kid, mais il n'était pas certain que quiconque dans l'asile puisse tenir le menton à ce qui l'avait motivé pour entrer dans cette vie.
Ce n'était pas de l'altruisme, ça, il en avait la certitude – la compassion et l'empathie chez Law offraient toutes deux des limites assez étroites, dont il n'avait pas encore éprouvé les contours. C'était plus profond, plus ancien que ça, comme pour lui, et il ignorait par où creuser, par où commencer ; Kid avait déjà formulé ses idées, validées par Zoro, mais lui comme Nojiko gardaient le silence à ce propos.
- On va leur ficher la paix et on va s'occuper de la ganache, annonça Pudding en poussant les plaques sur le côté. Doc, on peut avoir la pâte de pistache ?
Law releva la tête du pot dans lequel il était plongé, cuillère dans la bouche et loin d'avoir l'air coupable ; cette facette-là, bizarrement humaine, réveillait toujours des pensées ambivalentes chez Luffy, qui ignorait ce qu'il préférait voir chez cet homme : excès de professionnalisme ou d'humanité ? Au fond, était-ce l'une ou l'autre de ces deux caractéristiques qui le rendait apte à mieux les comprendre, bien plus que n'importe qui d'autre, ou était-ce cette indéfinissable sensation qui lui laissait sous-entendre que quelque chose clochait mais qui demeurait toujours hors de portée ?
Il tenta de se figurer Law enfant, ses réactions, sa vie passée, sa manière d'être et d'aborder le monde ; ce qu'il avait pu voir et entendre, ce qui l'avait façonné pour en arriver là ; à croire que ce type avait débarqué sur Terre dans la peau d'un adulte, sans être jamais passé par la case de l'enfance. Ou trop peu pour en avoir gardé la moindre once au fond de lui.
- Pourquoi vous êtes revenu en Louisiane pour construire l'asile ? demanda-t-il à brûle-pourpoint sans le lâcher de l'œil.
- Pour être proche de ma famille, répondit le psychiatre sans sembler affecté le moins du monde par cette question hors contexte. Mon père, a fortiori.
- Je vous imagine pas attaché à votre famille.
- Je m'en doute, s'esclaffa Law en croisant les bras sans cesser de soutenir son regard. Il n'aurait pas aimé me savoir trop longtemps loin de lui. Toi non plus, tu n'aurais pas pu quitter la Californie sans que Shanks s'en rende malade, je me trompe ?
- Il l'est déjà à l'idée de me savoir ici, alors vous pensez bien que non, sourit l'adolescent.
- Ma mère se fiche pas mal de moi, marmonna Pudding en fouettant le contenu de sa casserole. Ça doit être quelque chose, de savoir que quelqu'un se préoccupe de votre existence, non… ?
Oui, sans le moindre doute – Luffy n'était pas sûr d'être toujours là s'il n'était pas question de Shanks, Sabo et Nami, quand bien même le processus était difficile à mettre en œuvre, comme il l'avait déjà évoqué avec Law.
Il songea à Sugar, abandonnée par tous ceux dont elle aurait pourtant certainement besoin, malgré sa pathologie ; à Shakky, à qui Rayleigh rendait visite chaque semaine, inlassablement, qu'elle soit dans un bon ou dans un mauvais jour ; à Bartolomeo, qui passait tous ses mercredi après-midi au téléphone avec son meilleur ami ; à Lucci, éternellement seul à nourrir les oiseaux sur la terrasse quand les autres recevaient leurs visites.
Luffy savait qu'il était loin d'être à plaindre, que ses proches se fichaient de ses raisons d'être entre ces murs, qu'il avait une minuscule once de chance de se savoir partiellement coupable de ce dont il était accusé.
- T'as pas ton père ?
- Aucune idée de qui il est. Un peu comme toi, soupira-t-elle en jetant une pincée de sucre dans sa préparation.
- Je suis quand même logé à meilleure enseigne, argua-t-il en enfournant les plaques en essayant de ne rien renverser.
- Question de point de vue. Moi, au moins… j'ai pas à craindre de laisser quoi que ce soit derrière.
La réponse était au bord de ses lèvres, mais la porte qui s'ouvrit sur Ace ne lui laissa pas le temps de la formuler ; papiers sous le bras, allumette au coin de la bouche, il avait l'air chargé à bloc mais son regard laissait penser qu'il n'était pas venu se plaindre de la montagne de paperasse que Law leur faisait remplir quotidiennement.
- Désolé de déranger mais j'ai d'autres projets pour toi, lança-t-il à l'attention du jeune homme, qui ne put s'empêcher de regarder en direction du psychiatre et de remarquer, dans la foulée, son air amusé.
- Quoi ? Maintenant… ?
- Schnell, insista l'infirmier en désignant son monticule de dossier d'un geste du menton. C'a l'air léger, d'après toi ?
Luffy se contenta de lever les yeux au ciel, descendit de son tabouret et remercia Pudding pour la leçon de pâtisserie – elle lui plaqua un baiser sur la tempe en lui promettant qu'il aurait droit à la moitié de la récolte si Law ne faisait pas tout brûler et il suivit son gardien, légèrement confus et le rose aux joues, il le sentait à la chaleur qui lui embrasait le visage. Ace ne releva pas, malgré son sourire goguenard, et l'emmena à travers la salle commune et le grand hall d'entrée, activant l'ascenseur d'un tour de clé ; l'adolescent se demanda si, en corvée, il aurait droit à un rangement en règle d'une quelconque salle d'archives obscure, mais l'arrêt à l'étage de la salle des visites lui indiqua le contraire, puisqu'il n'y avait absolument rien d'autre que cette pièce et la mezzanine à ce niveau-là. Intrigué, il pressa le pas quand Ace traversa le couloir pour se diriger vers la seule porte disponible, son regard croisant le sien une fois arrivés à hauteur du battant clos.
- Je viens te chercher à 17 heures, quand j'aurai fini de me débattre avec cette daube. En attendant, tu sais où me joindre. Profite bien, sourit-il en lui tapant l'épaule, avant de tourner la poignée et d'ouvrir la porte.
Luffy pencha la tête dans l'encadrement, le cœur battant à tout rompre, avant que le battant ne s'ouvre finalement en grand pour laisser voir une silhouette familière, que Luffy ne pensait jamais revoir de toute sa vie.
- Sanji ?!
- Ça va, mec ? sourit-il en se levant du canapé où il était assis, tous deux ignorant la porte qui se referma sans un bruit derrière eux.
Il était incapable de répondre – la gorge beaucoup trop serrée par les larmes qui menaçaient de couler – et se contenta de contourner la table pour l'attraper par le col de sa chemise et l'attirer à lui pour le serrer dans ses bras ; il sentit les siens se refermer sur lui et ils restèrent longtemps immobiles, profitant de l'instant qui s'étira dans le silence de la pièce déserte.
Le temps passé avec Pudding n'était qu'un prétexte comme un autre pour le garder loin de l'entrée et de l'arrivée de son invité surprise – depuis quand est-ce que Law et Ace préparaient leur petit coup, il n'en avait aucune idée ; rien n'avait fuité de leur part, pas à un seul instant. Doués pour garder les secrets, définitivement.
- ... tu m'as manqué, tu le sais, ça...? murmura Luffy, le visage enfoui dans sa chemise.
- Toi aussi, crétin.
- Tu flippes pas ?
- Pourquoi je flipperais ? T'as toujours été bizarre, de toute façon, ça fait longtemps qu'on a accepté cette idée, avec Usopp, sourit Sanji en lui ébouriffant les cheveux, le repoussant pour affronter son regard perplexe.
Luffy s'éloigna de quelques pas, hésitant, ses yeux scrutant la moindre once d'angoisse ou de dégoût sur le visage de son meilleur ami – tout autant d'expressions auxquelles il s'était habitué pendant le procès, qu'il devait reconnaître ne jamais avoir vu à l'asile, mais qu'il redoutait quand il était question d'affronter ceux qui lui étaient proches.
- Qui t'a appelé ?
- Ton infirmier, Ace. Y'a une semaine, à peu près.
- Et t'as signé tout de suite ? sourit Luffy en s'installant dans le canapé.
- Dans la seconde. Usopp est chez son vieux en ce moment, mais Ace lui a garanti une visio en fin d'aprèm. Il viendra la prochaine fois, promis.
Sanji s'installa à côté de lui, pile dans son espace vital, comme toujours – Luffy se fichait bien de ce détail, se rendait compte qu'il en avait peut-être cruellement besoin, de manière presque aussi viscérale ; il aimait sa famille plus que tout, mais ils étaient les seuls à être enterrés jusqu'au cou avec lui, embarqués malgré eux dans son histoire. Les rares amis avec lesquels il avait réussi à construire quelque chose tout en gardant à distance ses alters, il les comptait sur les doigts d'une seule main. Sanji et Usopp en étaient les meilleures représentations.
- … tu t'es jamais douté de rien ?
Il avait l'opportunité de mentir, d'esquiver, ou même d'avouer ce qui lui passait par la tête ; Luffy lui tendait la perche, mais il ignorait si Sanji accepterait de la saisir ou non. La relation avec lui avait toujours été facile, mais dans ce contexte-là, l'adolescent avait l'impression de devoir tout recommencer, le projetant des années auparavant en plein lycée, à devoir se plier à l'exercice difficile qu'était garder le contrôle, se fondre dans la masse, ne pas se mettre tout le monde à dos dès la première semaine.
Sanji se gratta la nuque, sembla chercher ses mots ; sans être forcément mal à l'aise, mais plus à peser le pour et le contre, fouiller dans ses souvenirs.
- Si. Parfois, confessa le jeune homme en esquissant un sourire en coin. J'avais… des impressions. Usopp, surtout, mais… on s'est toujours dit que si t'en parlais pas, c'était pour une bonne raison.
- Vous étiez trop sympa.
- Mmn. Peut-être. Ou pas. On respectait juste ton silence. Et puis, ça nous a jamais causé de problèmes.
- Comment ça s'est passé, à la fac ?
Sanji pinça les lèvres, affronta son regard à travers sa longue mèche dorée.
- Tu vas pas apprécier.
- Je suis plus à ça près.
- … bah, c'était plutôt un désastre. Et ça l'est toujours un peu. Les partiels sont terminés et c'est pas plus mal, je supportais plus trop l'ambiance.
- … vous en avez pas… trop pris plein la poire… ?
Le sourire devint amer et Luffy sentit revenir la boule dans sa gorge.
Sabo, Nami, Shanks… tous minimisaient constamment les conséquences de ses actes et de ceux de Kid, quand bien même son aîné s'était retrouvé pris sous le feu des tris ennemis lui aussi ; ils s'étaient démenés, ces dernières semaines, pour le tenir loin de toutes les retombées de l'audience. L'asile était hors d'atteinte, lui aussi, le gardant à l'écart du reste du monde, cocon dans lequel il avait fini par se complaire ; Sanji n'avait pas l'intention de le ménager, pas par cruauté, mais par simple principe d'honnêteté.
- Plutôt, si. C'était un peu comme la soirée d'intégration, en pire. Mais on en est pas mort.
- … j'ai pas les mots pour dire à quel point j'm'en veux.
- Je le sais déjà, et on t'en veut pas, Lu', soupira-t-il en lui étreignant l'épaule. Mais ça doit être le cadet de tes soucis, OK ? Tout ce que tu dois faire, c'est te concentrer sur ce que t'as à faire. Aller mieux.
- Je suis condamné à perpette, argua-t-il en ramenant ses genoux contre lui. C'est pas comme si ça allait changer quelque chose.
- On connaît tous le verdict de la cour, ta condamnation a pas de peine de sûreté. Si tu progresses, t'auras tout ce qu'il te faut pour demander ta libération. Fais pas ton défaitiste, ça te va vraiment pas.
Luffy songea qu'ils avaient tous beaucoup trop confiance en lui, en ses capacités, dans son envie même de se sortir de tout ça.
Deux choix s'offraient à lui, en ce moment : s'enfermer dans ses regrets et couler, laisser Kid gérer leur vie, prendre sa place, même, s'il le voulait ; dormir, sans jamais se réveiller, rester en retrait, sans conscience propre, lâcher la bride et demeurer dans le noir. Une manière de fuir définitivement et qui, souvent, lui semblait être la meilleure option possible.
Il pouvait aussi résister, reprendre le dessus, laisser derrière lui tout ce qu'il avait laissé grandir jusqu'à devenir hors de contrôle, mettre un terme à tout ce qui l'avait bouffé et écrasé et redevenir celui qu'il avait un jour été, mais dont il ne gardait pas le moindre souvenir : juste lui, et personne d'autre.
Peut-être dans cinq ans, dix, même vingt, mais un jour certain, où il serait dehors, libéré de toutes ces casseroles qu'il traînait derrière lui comme des boulets depuis son enfance.
- … tu sais, Luffy… les gens te voient peut-être comme un monstre, mais t'es beaucoup plus que ça. J'aurais jamais tenu le rythme de la fac si t'avais pas été là pour me sortir les doigts du cul quand je déprimais sur mes bouquins.
- Tss. T'es un grand garçon, t'as pas besoin de moi pour–
- Tu te vois comme ça, toi aussi, souligna Sanji en haussant un sourcil sans cesser de le fixer droit dans les yeux. Et pourtant tu m'as pas lâché quand mon père m'a foutu dehors ou quand mes frères sont venus foutre la merde à la soirée de Brook.
- … tes frangins sont de sacrés trous du cul, marmonna Luffy en roulant des yeux. Sérieux.
Le souvenir était encore vif, dans son esprit – ou, tout du moins, une partie de cette fête à la finalité désastreuse.
Sanji avait passé une semaine complète chez Shanks quand son paternel avait décidé d'amputer la famille Vinsmoke d'un de ses membres, pour des raisons qui lui semblaient évidentes mais qui échappaient complètement au fils du Gouverneur ; si lui avait toujours le droit de vivre sous le même toit que le reste de sa famille alors qu'il était un véritable danger public, il avait un mal fou à comprendre pourquoi Sanji ne pouvait pas prétendre fouler la même terre que son père.
Luffy savait qu'il était question d'un business familial loin d'être réglo mais n'avait jamais cherché à en savoir plus, pour les mêmes raisons invoquées par son meilleur ami : ce n'était pas ses affaires. Shanks lui-même était loin d'être irréprochable, Luffy en avait toujours eu parfaitement conscience.
Business dont Sanji n'avait jamais voulu et qu'il avait fui, à sa façon, avant de se faire définitivement mettre à la porte de sa propre maison.
Il avait noyé sa rancœur dans le travail, la cigarette et les filles, jusqu'à retrouver un semblant de sociabilité quand Luffy l'avait forcé à venir avec lui à une soirée organisée par Brook. Un répit de courte durée, puisque ses trois frères avaient débarqué au milieu de la nuit pour rappeler à leur cadet qu'ils étaient toujours là et qu'il ne pourrait pas tourner la page aussi facilement.
Luffy se rappelait de cet instant de panique parmi les invités, des cris, des vociférations ; des empoignades quand certains avaient tenté de s'interposer, de l'altercation avec Sanji qui commençait à tourner au vinaigre.
Usopp se faisait violence pour ne pas appeler les flics, mais Luffy savait qu'il ne lui en faudrait pas beaucoup plus pour céder et les prévenir – ce qui n'arrangerait rien aux affaires des étudiants présents dans la maison, tous plus ou moins éméchés et loin d'avoir les idées claires.
Tous, sauf lui.
Il se rappelait précisément cet instant où il avait tourné les talons, s'éloignant de la foule pour rejoindre la salle de bain du premier étage, loin de la cohue et des éclats de voix ; cet instant où il avait fixé son reflet dans le miroir, les doigts crispés sur le lavabo pour calmer le tremblement de ses mains ; cet instant où il avait affronté son propre regard alors qu'un merdier sans nom régnait au rez-de-chaussée, pesant le pour et le contre, évaluant les risques et les bénéfices à toute vitesse, faisant et refaisant ses calculs, inlassablement.
Il avait ouvert les robinets à sa portée, laissant l'eau chaude remplir la vasque et la vapeur ternir son image jusqu'à la faire disparaître ; il avait tracé, dans la buée, les mots qui suffiraient à Kid pour comprendre la situation – pas besoin de Zoro à ce moment-là, il lui fallait quelqu'un de beaucoup plus agressif et capable de jouer la comédie, d'occuper sa place dans la lumière tout en donnant le change ; un jeu auquel son alter le plus résistant était mauvais, là où Kid excellait dans l'exercice.
S'il n'avait aucune envie de se montrer, son plan tomberait à l'eau ; il n'avait pas le don de le faire apparaître et disparaître à volonté, aucun acide à portée de main pour se défoncer dans les trois minutes et faire ressortir de qu'il avait de pire ; tout ce qu'il pouvait faire, c'était penser au Brésil, à la faim, à la frustration, à toutes ces fois où il s'était fait casser la gueule sans rien pouvoir faire, trop terrifié à l'idée de perdre le contrôle ; penser aux filles de la soirée, à celles qui lui avaient adressé leurs sourires et leurs regards les moins subtils, à leurs courbes, à tout ce qui pouvait affoler son alter et qui faisait palpiter son cœur plus fort dans sa poitrine.
La suite lui avait totalement échappé, d ; quand il était revenu à lui, c'était le silence complet dans le jardin où deux des trois frères gisaient dans la pelouse, face contre terre – le troisième avait encore les mains levées, son seul œil encore valide injecté de sang rivé dans le sien alors que Luffy le tenait par le col, bras levé et poing fermé.
Sa mâchoire le lançait, signe que Kid avait serré les dents et peut-être même encaissé quelques coups dans la débâcle – pas étonnant, à un contre trois.
Il lui avait rendu sa place, peut-être une poignée de secondes trop tôt, mais juste ce qu'il fallait pour que le message soit clair ; l'évènement tenait du petit miracle, sans qu'il ne se doute un seul instant du prix que cet accord allait lui coûter – ce serait son problème plus tard, l'essentiel étant que Sanji soit débarrassé de cette vermine.
Ce souvenir n'était qu'un exemple parmi tant d'autres, un de plus sur la longue liste qui alimentait son sentiment de culpabilité – parce qu'il savait pertinemment qu'au fond, il n'était pas si innocent que ce qu'il semblait l'être de prime abord. Parce qu'au fond, pouvoir lâcher du leste et laisser Kid ou Zoro gérer la situation était beaucoup plus confortable que l'affronter lui-même.
Il se rappelait les mots de Law, lors d'un de leurs derniers rendez-vous : des tas de gens étaient susceptibles de l'envier pour les maigres avantages que procurait sa position.
Avoir des alters avait ses revers, toutefois, rien qu'à en juger sa présence en Louisiane.
- … on peut dire que je sais ce que ça fait d'avoir des cons autour de soi. T'as pas à avoir honte de quoi que ce soit, traîner des poids c'est pas quelque chose qui m'est étranger, sourit Sanji en passant une main dans ses cheveux blonds. Usopp aussi comprend pourquoi t'en as pas parlé. On juge pas tes… tes personnalités mais j'ai l'impression qu'elles t'en ont fait baver. Comme mes frères.
- On peut voir ça comme ça.
- Tu veux m'en parler ?
Non.
C'était beaucoup trop tôt pour ça.
Une partie de lui, tristement naïve, préférait taire encore un peu ce qu'il cachait derrière son sourire de façade
Préserver les apparences, juste encore un peu, pendant qu'il le pouvait toujours.
- Fini de parler de moi, soupira l'adolescent en lui donnant un coup de poing joueur dans l'épaule. Parle-moi de toi, d'Usopp. J'ai envie d'entendre des trucs sympas.
- Mmn, on a… laborieusement fini nos examens, avoua Sanji en s'étirant. Sur l'échelle de la galère on était plutôt bien situés, tu vois… ? Mais c'est passé, alors on va pouvoir embrayer sur la suite.
- Et ça donne quoi ?
- Tu sais, le job qu'on devait prendre tous les deux dans le café en bas de la rue Taylor ? Ils ont accepté d'embaucher Usopp à ta place. C'était prévu pour la saison mais vu comment ça se profile, on va plutôt y rester à plein temps, le patron veut s'établir en brasserie et il cherche un cuistot et un serveur, alors on va pas se gêner pour postuler.
- Ça se passe bien ?
- Plutôt, ouais. J'aurais aimé que tu sois avec nous.
Luffy se demanda si, au fond, lui aussi aurait tant aimé être plongé dans le monde du travail, avec sa condition ; sans être spécialement soucieux d'avoir un job et de s'établir dans la vie, il avait surtout eu l'envie de prouver à sa famille – et a fortiori à Shanks – qu'il était capable de le faire et d'avoir une place au milieu des autres. Capable de passer outre ses personnalités, de se fondre dans la masse et d'évoluer pour se construire une vie à lui.
Il en avait la volonté, mais pas ce qu'il fallait pour réussir ; Sanji avait peut-être raison, si Luffy comptait sur le peu de chance qu'il avait encore sous le pied : guérir n'était pas impossible, et l'espoir de franchir les portes de l'asile libéré de ce qu'il traînait depuis si longtemps était peut-être fragile mais présent. Pour ça, il lui faudrait bien plus que de la patience et de la persévérance : sans Law, pas d'avancée possible.
Il n'avait jamais eu la moindre prétention de réussite sociale, bien loin du modèle dans lequel beaucoup de ses camarades de classe étaient pétris, et il se fichait pas mal de se tuer à la tâche derrière un comptoir de café ou sur les chantiers de son frère, dans la poussière ou sous la pluie : tant qu'il conservait toujours cette part de liberté, cette capacité à s'émanciper de ses alters avec qui il était forcé de cohabiter. Sa notion de liberté différait peut-être de celle de Sanji, mais elle n'en était pas moins importante
- Et toi, ta vie ici… ? Comment ça se passe ? embraya Sanji en lui donnant un léger coup de pied dans le mollet. T'es à l'isolement ?
- À mon arrivée mais c'est plus d'actualité.
- Pourquoi ?
- Le psy savait pas trop à quelle sauce j'allais bouffer les autres alors j'étais pas spécialement autorisé à traîner avec d'autres personnes, sourit Luffy en croisant les mains derrière sa tête. Maintenant je peux m'incruster dans des travaux de groupe, passer des journées avec d'autres internés. Avoir du temps pour moi.
- Je sais que je devrais pas remuer le couteau dans la plaie comme ça, mais je sais pas comment tu tolères d'être enfermé.
S'il devait être honnête, Luffy lui-même ignorait d'où lui venait cette résilience, cette capacité à attendre, à rester entre ces murs, à compter le temps ; ce fragile équilibre tenait peut-être sur cette même notion de liberté que ses pensées avaient porté, lors de sa discussion avec Sanji : quand il était dehors, à la vue des autres, il ne pouvait jamais être pleinement lui-même, avec ses personnalités et leurs flots de différences ; le monde, dans l'asile, était borné par des murs infranchissables mais il lui permettait surtout de ne pas avoir à cacher quoi que ce soit. Oh, il était loin d'être dupe – et Law ne l'était certainement pas plus que lui – mais ce statu quo lui permettait de faire tomber les masques et de le tenir en cage.
Pourtant, cette parenthèse dans le temps n'était pas amenée à durer, il en était parfaitement conscient ; un jour ou l'autre, Kid se lasserait de l'ombre et se glisserait sous les projecteurs, pour la seule scène qu'il était capable d'interpréter.
- J'en sais pas plus que toi. Je… supporte, je crois. C'est pas comme si j'avais le choix.
- Tu peux vraiment pas sortir ? Même… une heure, une journée ?
- Nope. Et c'est assorti d'une décision du juge, ils peuvent pas me lâcher dans la nature.
- Mmn. Raide, quand même.
- Si t'as assisté au procès alors tu sais qu'il y'a rien d'excessif à me tenir loin des autres, rétorqua l'adolescent en haussant le sourcil d'un air entendu.
Cette histoire, dont il n'avait absolument aucun souvenir, n'avait jamais vraiment quitté ses moments de doute, au même titre que ces heures de noir complet dans le désert texan où Kid s'était, une fois de plus, savamment illustré ; le résumé expédié à la va-vite auquel il avait eu droit n'avait jamais vraiment comblé les blancs qui manquaient. Il avait bien tenté de tirer les vers du nez à Ace, quelques semaines auparavant, mais sans résultat : l'infirmier lui avait, sans détour, indiqué qu'il avait reçu l'ordre de la fermer à ce propos, que Law s'était montré inflexible et indubitablement sérieux. Luffy avait bien tenté de négocier lui-même en plaidant sa cause auprès de Doc La Mort, sans succès – le psy ne voulait pas entendre parler de la moindre concession à ce sujet.
Sujet qui, il en mettait sa main à couper, ne s'était jamais frayé un chemin jusqu'au public.
- Je suis au courant, mais c'était pas toi le fautif.
Luffy s'arracha du canapé et rejoignit la baie vitrée qui ouvrait sur le domaine, ses yeux s'attardant sur l'immensité de la forêt qui s'étendait tout autour des murs ; il admirait l'insistance que tous mettaient à vouloir le disculper, amoindrir le fardeau sur ses épaules, lui ôter cette culpabilité qui le rongeait et qui demeurait toujours dans ses pensées.
Et pourtant, Dieu qu'il les détestait aussi pour ça.
Pour être aussi aveugles.
- Tu sais…, murmura-t-il en croisant les bras, cherchant ses mots. … ici, j'ai aucune médication. Pas encore. Mon psy me traite à coups de thérapies, de discussions à la con et d'interactions avec les autres internés. J'te laisse imaginer à quel point ça tient à un fil, alors même si le chien est sympa, ils prendront pas le risque de le sortir sans muselière.
- Ah ouais, carrément, la métaphore animale, sourit Sanji en affichant un rictus railleur. Je pensais pas que t'avais le potentiel cognitif pour avoir des réflexions aussi profondes, je suis impressionné.
- Je t'emmerde, railla l'adolescent sans pouvoir réprimer le sourire qui lui donnait mal aux joues.
Les aiguilles défilaient, à l'horloge, lui rappelant à chaque instant que cette parenthèse dans son monde en huis-clos allait avoir une fin ; il refusait de la passer à parler de lui, de sa situation, de ses impasses. Il embraya sur leurs souvenirs de soirée, celles où il était conscient du soir au matin, leurs anecdotes du bordel fichu en centre-ville un soir de beuverie incontrôlée, leurs fou-rires inappropriés en plein cours magistral à la fac – Sanji était bon public et se laissait entraîner dans son sillage, nourrissant leur conversation autant que lui, fuyant lui aussi l'instant présent après un jeu de regards appuyés et entendus.
Toutes ces réminiscences étaient les siennes, sans qu'il n'ait à les partager avec ses personnalités ; ses moments de vie, à lui, pas ceux d'un ou d'une autre, rien qu'il ne vive par procuration ou comme spectateur sourd, muet, aveugle et impuissant.
Pudding s'incrusta à l'heure du goûter pour leur porter le plateau de macarons fraîchement assemblés, malgré la voix de Law au fond du couloir lui ordonnant de rappliquer dans l'instant, mais Luffy mettait sa main à couper qu'elle avait été trop curieuse de voir qui l'avait arraché à leur petit cour de cuisine improvisé pour s'abstenir de passer par là : l'interruption eut le mérite d'être mémorable, entre les balbutiements énamourés de Sanji, les rougissements faussement embarrassés de Pudding et l'intervention éclair de Kaya qui entraîna la jeune femme hors de la pièce – il passa un temps fou à lui expliquer que la seule manière de plaire à cette fille serait de lui offrir littéralement son cœur encore battant sous un couvre-plat en argent, mais son meilleur ami n'avait pas l'air rebuté plus que ça par l'idée. Cet instant le projeta dans un faux-semblant de normalité, celui qui était encore le sien quelques temps auparavant, quand Usopp et lui passaient leur temps à empêcher Sanji de passer pour un harceleur compulsif auprès de toutes les filles de San Francisco ; il s'efforça d'ignorer le tressautement désagréable de son cœur, mais il savait pertinemment qu'il ne pourrait pas lui échapper indéfiniment.
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On se voit fin mars pour la suite ! Portez-vous bien !
