Ohayo mina !

J'avais promis le chapitre en mars, je me suis rétamée sur la date : ce vendredi est un 1er avril et non pas le 31 comme je le pensais... et NON, ce n'est pas un poisson d'Avril, même si la corrélation est tentante.

Merci à Akabane pour avoir signalé une belle incohérence dans une date du chapitre 31, c'est corrigé ;)

Je sais que l'histoire doit vous paraître longue, je vais tenter de tenir le rythme de publication mensuel... merci pour votre patience et votre motivation ! Encore une fois, tout ce qui est écrit est à prendre avec des pincettes et reste une fiction, une interprétation qui ne reflète certainement pas la réalité des troubles dont souffrent les malades...

On laisse entrer en scène le dernier membre du quatuor, qui se présentera mieux au cours du chapitre que je ne saurais le faire...

Je vous souhaite une excellente lecture et...

Enjoy it !


Chapitre 34 :

Jour 84. Nojiko.

Louisiane, près d'Ostrica. Aile des dortoirs.
07h10.

Ace tira sur le trousseau de clés sur sa hanche et commença, patiemment, à déverrouiller la porte blindée de la chambre de son patient attitré, fredonnant pour lui-même alors que les autres infirmiers se relayaient pour ouvrir tous les battants encore fermés ; c'était l'heure du petit-déjeuner et, connaissant Luffy, il devait déjà être suffisamment réveillé pour engloutir son plateau en moins d'une minute – le faire poireauter reviendrait à une déclaration de guerre franche.

- Salut, Luffy, lança-t-il en ouvrant la porte, balayant l'intérieur de la pièce d'un coup d'œil avisé. P'tit dèj… ?

Sa proposition mourut dans sa gorge quand ses yeux se posèrent sur le jeune homme assis à son bureau, face à son miroir, rouge à lèvres à la main, penché sur son reflet aux yeux déjà maquillés d'une pointe de fard à paupières.
Il reconnut du premier coup d'œil le vêtement qu'il portait à l'instant, à savoir la robe bleue à pois blanc de Pudding et un bandana écarlate dans les cheveux ; il s'était attendu à beaucoup de choses, comme à chaque fois qu'il ouvrait la porte, mais pas à ce revirement complet de situation.
Luffy s'empourpra jusqu'aux oreilles et rassembla à la hâte ses effets personnels, fébrile, sous le regard encore surpris de l'infirmier qui, il le reconnaissait, était complètement sidéré et à court d'arguments pour les dix prochaines secondes. Il le dévisagea alors que l'adolescent s'affairait à ranger ce qui traînait autour de lui, fermant soigneusement ses carnets pour les glisser dans le tiroir et laisser les crayons bien en évidence, les mains légèrement tremblantes.

- Hum… tu… Nojiko, c'est ça ? hésita-t-il en refermant lentement derrière lui, loin du léger brouhaha dans le couloir. On s'est déjà vus mais jamais formellement présentés…

- Oui, vous êtes Ace, balbutia-t-elle en tendant la main. Désolée de vous avoir snobé la dernière fois, dans la salle, j'étais… je pensais être tranquille mais je devais jouer le jeu et je–

- Non, pas de problème, sourit l'infirmier en acceptant sa poignée de main, qu'il sentit ferme mais étrangement douce sous ses doigts – rien à voir avec la poigne habituelle de Luffy, ou même celle de Zoro.

Ace en avait vu, dans sa vie, des bizarreries ; des gens de toutes sortes, de tous rangs sociaux, de style et de genre différents. Il avait côtoyé les pires saloperies qui foulaient encore la Terre et se prétendaient humains quand ils n'étaient rien d'autres que de parfaites enflures, lui le premier. Il fréquentait le personnel et les internés de l'asile depuis près d'une décade, Law et Lami eux-mêmes étant les premières étrangetés de ce lieu, et lui aussi pouvait se targuer d'être plutôt blindé dans son genre.
Mais la vision de Luffy en robe et maquillé lui était totalement inconnue et il était bien trop surpris pour pouvoir prétendre feindre la nonchalance complète, d'autant qu'il n'était pas exclu que Kid joue des siennes et se fasse passer pour ce qu'il n'était pas, en fin de compte.

- … c'est l'heure du petit-déjeuner, tu veux te joindre aux autres dans la salle commune ?

- Pourquoi ? Je dois rester ici… ? s'inquiéta-t-elle en écarquillant les yeux.

- Mmn, non, tu fais comme tu le sens. C'était une simple proposition, ne t'en fais pas.

- … c'est parce que j'ai une robe, c'est ça ? soupira-t-elle en croisant les bras.

- En partie, confessa l'infirmier en décidant de jouer cartes sur table. Je ne pense pas que les autres internés soient coutumiers de ta personnalité et tu risques d'être un peu le centre de l'attention. Ça ne te dérange pas… ?

- J'ai l'habitude des vieux dégueu en boîte, je vais pas me vexer si on me regarde de travers pendant que je mange, sourit-elle en haussant le sourcil.

Présenté de la sorte…

Il rouvrit la porte et l'invita à sortir dans le couloir désert, portant la main à son bipeur pour demander à Law de venir au réfectoire, avant de lui emboîter le pas ; force était de reconnaître que ce n'était pas sa première fois dans l'asile, car Nojiko semblait parfaitement connaître le chemin, comme si elle l'avait arpenté des dizaines de fois – il avait fallu au moins une semaine à Luffy pour se repérer, après son arrivée, et Ace se demanda depuis combien de temps la 4ème personnalité du quatuor arpentait les couloirs incognito ; beaucoup trop longtemps, de toute évidence.

Ils longèrent les baies vitrées qui ouvraient sur le temps ensoleillé mais humide de l'extérieur et arrivèrent dans la salle déjà bondée, où la plupart des regards convergèrent dans leur direction – Thatch manqua en renverser son plateau et Bartolomeo s'enfonça sa fourchette dans la joue sous le regard consterné de Lucci alors que le volume des conversations s'amenuisait peu à peu, tous les yeux braqués sur eux en moins de quinze secondes. À la cantonade, Ace leur intima de s'occuper du contenu de leurs bols et installa Nojiko à la table centrale sur la gauche, de là où il pouvait voir arriver le directeur de l'asile à tout moment, avant de s'accroupir à côté d'elle et de lui demander ce qu'elle préférerait manger. Il connaissait les habitudes des trois autres – chocolat chaud pour Luffy, café pour Kid et thé noir pour Zoro – mais ignorait tout de celle qu'il avait face à lui, à cet instant.

Elle demanda un bol de céréales, du lait et une armée de clémentines, qu'il commanda à Zeff tout en gardant un œil sur elle, de biais ; Sugar semblait hautement intriguée, deux tables plus loin, le sourire qu'elle arborait en disait long sur son envie de vouloir en faire son amie au même titre que Luffy. Bonney, égale à elle-même, ne semblait pas plus étonnée que ça, et les lunettes vissées sur les yeux de Gladius ne permettaient pas à Ace de lire sa pleine expression.

Il entendit des pas dans les escaliers qui croisaient ceux de la cuisine et ne fut pas surpris de reconnaître la démarche de Law, qui n'avait pas tardé à descendre de son perchoir, surtout de bon matin ; il bifurqua dans sa direction, décidant d'aller au-devant des problèmes, affichant la couleur de leur échange en gardant l'air le plus neutre possible, histoire de se prouver qu'il n'était pas déstabilisé plus que ça par le changement de cap de leur patient.

- Un problème… ? soupira Law en rajustant sa cravate dans le reflet de la vitre.

- 'dépend de ce que t'appelles un problème, marmonna l'infirmier en haussant le sourcil.

- Crache le morceau, Portgas.

- Nojiko est là. Dans le réfectoire.

La lueur d'intérêt qu'il vit briller dans son regard aurait presque pu l'amuser, s'il ne sentait pas la confrontation venir à plein nez ; Law avait ses subtilités, comme tout le monde, leur hôte semblait de très bonne humeur mais Ace n'était pas persuadé que le binôme fonctionnerait à merveille, surtout si tôt. La seule fois où lui-même avait – à sa connaissance – eut droit à un tête-à-tête avec Nojiko, il s'était heurté à un mur d'indifférence et d'amertume.

Étrangement, le psychiatre sembla de son avis, puisqu'il se détourna de la tentation que représentait le bout du couloir pour lui plaquer une main sur l'épaule, une manière directe de lui signifier d'enregistrer ce qu'il comptait lui dire.

- Tu ne la lâches pas. Après le déjeuner, tu la fais monter à mon bureau, si elle refuse c'est moi qui descends, je ne veux pas laisser passer l'occasion.

- … ça sonne vachement Weinstein, tes ordres, mais je vais t'accorder le bénéfice du doute, railla Ace d'un sourire en coin, qui ne trouva pas miroir dans l'expression de son directeur.

- Comment il était, hier soir ? Fatigué, excité… ?

- Plutôt remuant, se souvint l'infirmier en récupérant le plateau que lui tendait Zeff par le passe-plat, en silence. Il a fait presque quatre heures d'escalade avec Pen et ça l'a pas vraiment calmé. Il a dormi toute la nuit, mais personne n'a signalé quoi que ce soit aux caméras après 6h ce matin, parce qu'on arrête la relève à l'aurore le temps de préparer le premier service.

- Qui était de garde ? Bonney et Shachi ?

- C'était eux, ouais. T'auras leur rapport dans une heure, après le dèj.

- Oublie pas, lança Law en s'éloignant en sens inverse, en direction du laboratoire de Magellan. Tu me l'envoies dès qu'elle est prête.

« Chef, oui chef », songea Ace en retournant dans la salle commune où le train des internés avait repris son cours, déposant le plateau devant Nojiko qui le remercia, repoussant une mèche de son visage avant de plonger sa cuillère dans ses céréales et de l'enfourner sans cérémonie dans sa bouche, un peu à la manière de Luffy et de ses tartines généreusement beurrées. Il résista à l'envie de lui tapoter l'épaule, comme il le faisait habituellement avec son patient avant de partir vers un autre, et se contenta de porter son attention sur Shakky, assise dans la véranda avec pour seul déjeuner sa cigarette et son fond de tasse de café noir.

Près d'elle trônait toujours son pilulier, vide, signe que son traitement était ingéré – il savait, par expérience, qu'il n'avait pas besoin de vérifier que les médicaments n'avaient pas terminé sous sa langue ; elle tenait trop à ses quelques heures de lucidité. Il tira une chaise près d'elle et s'installa, s'assurant d'avoir Nojiko dans le viseur tout en gardant également un œil sur Bartolomeo, un peu plus loin ; une attention de chaque instant, qui lui assurait de longues et douloureuses migraines le soir venu, quand il était temps de laisser sa journée derrière lui.

Shakky le regarda chercher et trouver sa place avec son habituel sourire mystérieux, lui tendit son paquet de cigarettes qu'il refusa d'un hochement négatif de la tête, main levée ; leur rituel à eux, depuis des années : elle savait qu'Ace fumait, mais jamais sans Law. Ce détail avait le don de l'amuser et elle le taquinait souvent à ce propos, sans pourtant chercher à aller plus loin que la réserve que leur infirmier érigeait soigneusement comme barrière entre lui et le monde.

- Une petite nouvelle… ? sourit-elle en portant son mégot à ses lèvres.

- De toute évidence, approuva-t-il en croisant les mains derrière sa tête. Tu l'as déjà vue ?

- Tous les trois jours, entre seize et dix-sept heures, parfois moins… c'est elle qui prend les madeleines fourrées à la Marmelade.

- … tu rigoles… ?

Si Law entendait ça, il allait se faire arracher la tête.

Pas capable de voir ce qui, apparemment, avait sauté aux yeux de sa première patiente.

Il avait déjà vu Luffy assis dans les marches de la mezzanine, silencieux, ses madeleines soigneusement posées sur ses genoux recouverts d'une serviette en papier, visiblement en train de les savourer tout en regardant le soleil décliner peu à peu dans le bayou ; il n'était jamais allé le déranger, le gardant sous son radar tout en lui laissant ce qu'il appelait un moment d'intimité.

- Pas du tout, rétorqua-t-elle en lui donnant un léger coup de pied dans le mollet, offensée. Est-ce que c'est mon genre de te raconter des salades ?

- Quand tu veux obtenir quelque chose, oui, répliqua-t-il en se penchant vers elle. Ne fais pas l'innocente, ça ne te va pas, Shakky.

Elle leva les yeux au ciel et secoua la tête, reportant son attention sur Nojiko qui prenait son temps, inspectant ses ongles avec soin – vernis avec application dans un bleu électrique, qui semblait la satisfaire, à en juger le sourire qui étirait ses lèvres.

Il savait que la culpabilité qu'il ressentait, à cet instant, n'était pas totalement fondée ; après tout, Shanks et les autres avaient vécu des années sous le même toit qu'elle sans jamais s'apercevoir de sa présence, sans même l'avoir soupçonnée à en croire leurs dires exclusivement centrés sur Kid et Zoro. Et pourtant, il ne pouvait pas s'empêcher de penser qu'il avait été à côté de ses pompes. Oh, il pouvait faire croire à Law que son escapade du jour n'était que la deuxième connue sur la liste, mais il savait que cette hypothèse se ferait démonter à la première occasion – autant avouer à son responsable ce qui lui avait glissé sous le nez avant qu'il ne s'en rende compte par lui-même, et beaucoup trop tard par-dessus le marché.

- À quelle heure Rayleigh arrive, ce matin ?

- … il est venu hier, murmura-t-il en lui désignant sa montre. Il reviendra dans dix jours.

Ses yeux bruns se posèrent sur les aiguilles, la date figée en bas du mécanisme, et Ace aurait pu jurer y voir une amorce de larmes, avant que ses pupilles ne s'embrument et que son regard se perde dans la contemplation de l'extérieur, sa cigarette se consumant lentement entre ses doigts agités de soubresauts ; délicatement, il lui retira le mégot de la main et l'écrasa dans le cendrier qu'il écarta sur la table basse, se levant pour empoigner les manches de son fauteuil roulant et le pousser dans l'angle de la baie vitrée. Il tira une couverture sur ses épaules et glissa un coussin derrière sa nuque, caressant ses cheveux noirs avant de se détourner et de refermer sans bruit la vitre derrière lui, faisant signe à Bonney au passage en lui désignant sa patiente – dans cette phase de mélancolie apathique, il était mieux placé que les autres pour savoir qu'il n'y avait pas grand-chose à faire, hormis la garder sous surveillance.

Il slaloma entre les tables, rejoignant Nojiko qui ne semblait pas avoir remarqué quoi que ce soit, plongée cette fois dans l'épluchage minutieux de ses agrumes ; il s'installa en face d'elle et elle lui tendit un quartier, tout sourire, qu'il accepta de bonne grâce. Non pas qu'ils soient ses fruits préférés, loin de là, mais si c'était le premier pas vers quelque chose, il ne pouvait pas se permettre de dédaigner cette perche tendue.

- C'est quoi, le programme de la journée ? s'enquit-elle après avoir dégluti, ses yeux rivés dans les siens.

- Aller voir Law, je pense qu'il apprécierait faire ta connaissance. Si tu n'y vois pas d'inconvénient, souligna-t-il en jaugeant sa réaction, sourcil haussé.

- No problemo, concéda-t-elle en croisant les jambes – un geste qu'il n'avait jamais vu chez Luffy, ou même Zoro.

L'idée que Kid soit le ventriloque derrière le visage avenant qui lui souriait le dérangeait, mais il n'avait pas d'autre choix que d'évoluer à découvert, dans le collimateur de l'ennemi ; il en avait assez entendu et lu à propos de cet alter et de son goût immodéré pour l'imitation, doué pour semer le doute quand il était d'humeur joueuse et se dévoiler au pire moment.

Sabo avait été loquace sur le sujet, cloîtré dans son lit de la clinique Zuckerberg lors de la visite de Law : les semaines, les mois passés à imiter Luffy à la perfection hors de la villa, pour ensuite mettre un chaos sans nom entre les murs de leur maison. Il se rappelait précisément des lignes retranscrites par le psychiatre, qui mentionnaient ce passage où l'aîné se souvenait du jour où Shanks avait opté pour la manière forte en enfermant l'adolescent dans le garage, à double-tour, pendant une journée entière où il s'était creusé la tête pour trouver le moyen de ramener leur benjamin – Kid avait ragé, tempêté, menacé et hurlé tout son saoul en fracassant tout ce qu'il avait à sa portée, avant de changer radicalement de stratégie pour un coup bien plus risqué mais totalement payant : Sabo avait été le premier à entendre les sanglots déchirants de Luffy, ses appels à l'aide à travers ses larmes. Nami s'était enfermée dans sa chambre pour ne plus les entendre et Shanks s'était contenté de s'asseoir contre la porte, sachant indubitablement que ce n'était rien d'autre qu'un leurre – un leurre horriblement convaincant.

La nuit avait été longue, pour eux comme pour Kid, qui ne s'était pas lassé de ses pleurs factices mais ô combien expressifs, le jour d'après n'offrant à la longue qu'un silence profond, qui s'était soldé par l'arrivée de Zoro et son habituel ton maussade.

Pour toutes ces raisons, il garderait Luffy – Nojiko – sous surveillance renforcée pendant le reste de la journée, ou du temps qu'elle avait décidé d'occuper par sa présence.

- … en vrai je sais pas si j'ai très envie de le voir, avoua-t-elle en triturant les pelures de clémentines après un long silence.

- Luffy n'était pas non plus très motivé, quand il est arrivé, mais j'ai l'impression que ça s'est pas mal arrangé entre eux. Essaye, et si ça te plaît pas, tu as toujours l'avantage de pouvoir partir et laisser quelqu'un d'autre gérer.

- Ils en parlent pas beaucoup dans les cahiers. Quand il a fait sortir Zoro y'avait que lui dans les lignes, pourtant… je sais pas trop à quoi m'attendre.

- Il veut surtout en apprendre plus sur toi. Sur tes interactions avec les autres. Il va y aller progressivement.

- Les autres… Luffy ? Kid, Zoro ?

- En quelque sorte, concéda Ace avant de désigner le reste de la salle. Le reste des pensionnaires, ta famille…

- … ils savent pas que j'existe.

- Tu voudrais que ça change ?

Elle se mordit la lèvre, marquant un temps d'hésitation avant de conclure leur échange d'un haussement d'épaule, qui voulait tout et rien dire. Repoussant son plateau, elle lissa sa robe et se leva, replaçant soigneusement sa chaise sous la table, signe qu'elle en avait terminé – il savait que Law devait être à cran dans son bureau, à faire les cent pas en attendant que débarque enfin son sujet d'étude, et plus il écourtait cette attente, plus il s'assurait de la potentielle bonne humeur de son directeur ; Nojiko sembla, comme un peu plus tôt, familière du chemin qu'elle contemplait sans la moindre once de curiosité. La porte de l'office était déjà grande ouverte et l'adolescente la regarda comme si elle s'apprêtait à être avalée toute entière, son expression arborant un subtil mélange de crainte et de défiance.

- Vous restez pas… ? s'enquit-elle en le voyant faire demi-tour dans les escaliers.

- Ce qui se passe ici ne me regarde pas. Libre à toi de m'en parler plus tard, si c'est ce que tu veux.

Confuse, elle gravit les dernières marches qui menaient à l'ultime palier et s'arrêta à l'encadrement du battant, toquant légèrement à la porte ébène, tête penchée dans la pièce silencieuse.

Law, assis au coin de son bureau, l'attendait déjà, bras croisés, ses yeux gris rivés sur elle ; il détailla sa coiffure et sa tenue, qui ne lui était pas inconnue, et avisa le maquillage léger qu'elle portait et qui donnait un air étrangement féminin à son patient.
Le silence s'étira pendant de longues secondes, visiblement inconfortables pour sa patiente qui semblait hésiter, son attention ne cessant d'aller et venir entre la décoration et le psychiatre ; c'était peut-être légèrement cruel de sa part, mais c'était par ces petites touches qu'il procédait et qu'il pouvait prétendre analyser son comportement sur des obstacles anodins.

- Nojiko. Ravi de te rencontrer, sourit-il en désignant le fauteuil et le divan, tous deux libres. Installe-toi.

- Où est-ce que je m'assois ?

- Où tu veux.

Elle traversa la pièce et alla s'asseoir sur le divan, en opposition à Luffy qui s'installait systématiquement dans le fauteuil ; cette fois, c'est ici que Law s'installa, déposant son carnet sur l'accoudoir, alors que la jeune fille se positionnait moins naturellement que le faisait celui qui occupait habituellement ce corps.

- Je ne vais pas tourner autour du pot, confessa-t-il en se tendant vers elle, coudes sur les genoux, à l'écoute. Tu m'intrigues, peut-être plus que les autres.

- C'est parce que je suis une fille, c'est ça… ?

- Sûrement, oui. Je me pose beaucoup de questions et j'aimerais que toi et moi on puisse y répondre, si tu me le permets.

Elle hocha la tête, s'appuya au dossier du divan et le dévisagea sans un mot, semblant attendre qu'il ouvre les hostilités.
Monet crèverait d'envie d'être à sa place, il en était certain ; pouvoir observer de près un tel phénomène, l'étudier sans restriction, loin de toutes les théories dont ils s'étaient faits farcir le crâne pendant des années. Tout ça entre les murs de l'asile, rien qu'à lui.

- Vous voulez savoir quoi ?

- Comment est-ce que tu te perçois, là, tout de suite. Qu'est-ce que tu vois ?

- Moi. Nojiko. Je… comprends pas très bien la question.

Law ne savait pas comment interpréter cette réponse, incapable de lire l'absence d'expression marquée sur le visage de sa patiente, qui était déjà une information en soi.
Il ignorait si elle avait parfaitement compris où il voulait en venir et si elle gagnait du temps, ou si elle était juste déstabilisée par sa demande ; difficile à juger, surtout en l'état, sans repères préalables qui lui permettaient de mieux cerner l'être qu'il avait en face de lui.

- Chaque personnalité a sa propre perception. Sa propre image. Une projection de ce qu'elle se représente.

- C'est le schéma corporel interne ?

- … je vois que tu as bien appris tes leçons, remarqua-t-il en haussant le sourcil.

- Ils avaient déjà les réponses à leurs questions. Moi, je suis la pièce rapportée, rétorqua-t-elle. J'ai dû chercher toute seule.

- Ils ne t'ont pas aiguillée ?

- … ils savaient pas que j'étais là. Pas au début, soupira-t-elle en reportant son attention sur les plis de sa robe, visiblement pensive.

Son premier souvenir était d'une incroyable netteté, bien plus récent que ne pouvait l'être celui de Kid ou même de Zoro, à en croire leurs écrits ; le bar d'une discothèque, le goût bizarre de la boisson qu'elle tenait à la main – du rhum, ce qu'elle apprendrait plus tard – et le bruit assourdissant de la musique, tout autour d'elle. Des dizaines et des dizaines de personnes amassées à une portée de bras, dans une fosse sombre balayée par les lasers et les flashs aveuglants des spots alentours. La main d'un parfait étranger posée sur sa jambe, son visage trop proche du sien.

Désorientée, elle avait dévisagé chaque individu, abandonné son verre sur le comptoir pour s'échapper de cet enfer de lumières et de sons, cherchant son chemin à travers les corps dansants qui l'empêchaient d'avancer, ignorant la voix qui semblait l'appeler – elle s'appelait Nojiko, pas Luffy, ce type était complètement frappé. Et qu'est-ce qu'elle fichait ici ?

Elle était incapable d'expliquer les centaines de pensées confuses qui lui avaient traversé l'esprit, ses pas la menant jusqu'aux toilettes où elle s'était réfugiée un bref instant avant de se faire mettre dehors par les filles agglutinées devant le lavabo à grands renforts de cris et de gestes furieux.

Elle avait reculé jusqu'à sortir de cette pièce où elle n'était pas la bienvenue, plus déconcertée encore, avant de trouver ce qu'elle pensait être le chemin de la sortie et réclamer ses affaires dans un réflexe qui lui échappait encore. Le videur lui avait refilé une veste en cuir, elle l'avait regardé avec des yeux ronds en lui disant ce qu'était à un garçon, pas à elle – il lui avait rétorqué que l'alcool lui avait grillé les circuits et qu'il pouvait lui appeler un taxi s'il n'était pas en état de rentrer. Décontenancée par sa réponse, elle avait fouillé son jean pour en sortir ce qu'elle devinait être son portefeuille, même si sa vision lui était totalement inconnue, et en extraire sa carte d'identité – interloquée, elle avait constaté que le visage qui lui souriait, derrière le plastique, n'était pas celui qu'elle aurait imaginé ; elle s'était détournée du type qui la regardait avec l'air blasé de celui qui ne s'émeut plus du comportement alcoolisé des clients qu'il voit inlassablement défiler et s'était retrouvée dans la rue, à enfiler ce cuir pour ne pas grelotter de froid, scrutant la route à la recherche d'un chauffeur libre. Elle avait vérifié, fébrile, qu'elle possédait assez d'argent pour s'offrir une course décente et s'était engouffrée dans la voiture la plus proche, demandant au chauffeur de la conduire sur la Marina District, l'adresse indiquée sur la carte ; le reflet que la vitre lui avait renvoyé, pendant l'heure qu'avait duré le trajet, était celui d'une fille paumée aux yeux écarquillés qui n'avait pas l'air de savoir où elle allait, bizarrement accoutrée dans ses vêtements pas taillés pour elle.

L'avenue où la voiture s'était arrêtée était bourgeoise, voire même le standing au-dessus, pleine de villas, de hautes maisons, de haies démesurées et de portails imposants ; elle voyait le numéro de l'habitation fixé sur le muret en pierres taillées, mais l'endroit ne lui disait absolument rien – d'ailleurs, à bien y réfléchir, rien de ce qui l'entourait ne lui était familier en quoi que ce soit. Elle avait lâché un billet sur le siège avant et était sortie du taxi, fouillant le cuir pour y trouver un trousseau de clés et un badge, qui avait actionné l'ouverture de la porte dérobée à droite du portail en fer forgé impossible à escalader.

- Ça me faisait une drôle d'impression… comme si je m'introduisais chez quelqu'un. Que je fouillais ses affaires, que… je mettais le nez dans des trucs qui me concernaient pas. Genre, une télé-réalité, mais en… bien, bien pire, conclut-elle sans lâcher le tapis des yeux.

Elle avait remonté l'allée, regardant tout autour d'elle en tentant d'apercevoir quelque chose dans l'obscurité de la cour à la pelouse visiblement impeccablement tondue, si elle pouvait encore en déduire quelque chose à la lueur des petits plots lumineux qui bordaient le chemin bitumé qui menait à la porte d'entrée quelques mètres plus haut.

Une autre clé lui autorisait l'accès à cette maison plongée dans le noir, plus proche de la villa qu'autre chose à en juger la taille des pièces et l'équipement qu'elle supposait dernier cri ; elle avait abandonné ses baskets dans l'entrée, accroché son manteau à la patère après avoir récupéré tout ce qu'elle avait pu trouver dans les poches – la sensation d'être une parfaite intruse dans la vie de ces gens qu'elle ne connaissait pas la rendait nerveuse au point d'en avoir la nausée ; que faisait-elle avec les fringues et les affaires persos de cette personne qu'elle ne connaissait pas ?

Pourquoi était-elle incapable de se rappeler quoi que ce soit, hormis son prénom et son âge ?

L'habitation lui semblait immense, rien qu'à en juger le rez-de-chaussée ; elle avait fini par rallier l'étage, ses pas ne faisant pas un bruit dans l'escalier ultra-graphique de verre et de béton, et hésité devant la multitude de portes qui s'offrait à elle – dans la pénombre, elle s'était engagée sur la première à droite mais n'avait rencontré qu'une poignée verrouillée. Le second choix était peut-être pire, le battant s'ouvrant sur un lit occupé d'où n'émergeait qu'une longue chevelure rousse ; ne pas claquer la porte et s'enfuir en courant lui avait demandé un self-control qu'elle ignorait posséder.

La troisième option semblait être la bonne, à en juger le silence profond qui régnait dans la pièce. Elle avait pris une profonde inspiration avant de se risquer à allumer la lumière, qui avait inondé les appliques murales tout autour de la chambre, éclairant les bibliothèques, les armoires, les étagères et les murs chargés de photographies, de posters et d'objets qui ne lui disaient absolument rien.
Fermant le battant derrière elle, elle s'était approchée des cadres suspendus et avait reconnu le visage qui lui souriait sur la carte d'identité, affiché avec d'autres personnes qu'elle devinait être ses amis.

Une partie d'elle, qu'elle avait du mal à cerner, se sentait bizarrement à l'aise, dans cet endroit. Elle s'était assise au bureau et avait observé tous les livres de cours qui s'y entassaient, la plupart totalement hétéroclites ; littérature japonaise et mécanique quantique se chevauchaient, ces deux enseignements lui semblant diamétralement opposés – par réflexe, elle avait ouvert les tiroirs de droite pour y trouver des piles de petits cahiers, tous cornés et usés d'avoir été trop souvent manipulés ; ses doigts tremblants avaient feuilleté les pages, couvertes de différentes écritures dans une langue qu'elle avait reconnue comme étant du portugais mais qu'elle était incapable de traduire.

Elle avait reporté son attention sur tout ce qui l'entourait et qui dénotait une cohabitation plus forte que celle d'une famille – si tant est qu'elle en ait la moindre notion, étant incapable de se figurer le visage de ses parents ou d'une fratrie – et s'était perdue dans ses interrogations : à qui appartenait cette vie ? À elle ? À cet autre dont elle ne savait rien ?

La carte lui indiquait que celui dont elle possédait les papiers était un adolescent, comme elle ; qu'est-ce qu'il fichait dans un endroit qui était réservé à des adultes ? Où était-il, maintenant ?

Elle avait entendu des pas, dans le couloir le plus proche, avait senti un frisson lui hérisser la nuque ; elle avait avisé la lumière qui éclairait la chambre, preuve que quiconque se trouvait là était réveillé, s'était figée quand des coups avaient résonné à la porte, qui n'avait pas tardé à s'ouvrir – mortifiée, elle avait alors avisé l'homme échevelé aux cernes marquées qui la fixait avec un air contrit, loin de la surprise qu'il aurait dû manifester.

- C'était pas moi, poursuivit-elle en soutenant le regard perçant du psychiatre. C'était pas ma vie, c'était... un inconnu et moi j'avais aucune idée de ce que je fichais ici. De pourquoi je me souvenais de rien, de qui j'étais vraiment.

« - … Luffy ? Tu ne dors pas… ?

Hébétée, elle se tourna vers le miroir, contemplant son reflet, de ses cheveux bleus à sa tenue qui ne lui seyait pas ; le type la dévisageait avec attention, semblait concerné par son état.

La coïncidence était trop grosse. Impossible qu'il la confonde avec celui qui occupait d'ordinaire cette chambre, ils n'avaient aucun trait commun, pas le même sexe, pas la même taille, et il ne faisait pas assez sombre pour qu'il puisse y avoir le moindre malentendu.

- … tu étais où ? soupira-t-il en se frottant le visage de sa main, qu'elle constata unique.

- Dehors, balbutia-t-elle avant de se racler la gorge, songeant que son timbre était peut-être un peu trop aigu. J'arrivais pas à dormir.

- Tel père tel fils, hein… ? sourit-il en lui faisant signe de venir.

Soit le monde était devenu complètement crétin, soit elle hallucinait sévèrement.
Soit quelque chose ne tournait vraiment pas rond, et elle était incapable de savoir et de comprendre quoi.

Elle se leva de sa chaise, éteignit la lumière et le suivit dans les escaliers, le cœur battant à tout rompre, alors que celui qui semblait être son père activait les interrupteurs au fur et à mesure ; elle distingua les diplômes accrochés aux murs, les photographies de famille, les souvenirs qui s'étalaient partout et qui étaient supposés être les siens, mais qui ne réveillaient absolument rien en elle.

L'homme alluma la télévision aux dimensions titanesques, le son au minimum baignant le grand salon par tous les haut-parleurs situés un peu partout dans la pièce, et s'activa à remplir une bouilloire d'eau ; certainement pour faire du thé. Les images défilaient à l'écran, sur la chaîne d'infos en continu, des graphiques alambiqués sur les intentions gouvernementales et le cours de l'économie. Barbant et incompréhensible.

- Qu'est-ce qui te tient réveillé ? s'enquit-il en fouillant les placards jusqu'à trouver la boîte qui l'intéressait.

- Beaucoup trop de choses, éluda-t-elle en tirant un des tabourets du mange-debout le plus proche avant de s'y installer.

Elle se faisait l'effet d'être propulsée sur le devant de la scène, face à des milliers de spectateurs, sans avoir appris la moindre ligne de son texte et sans avoir la plus petite idée du sujet à maîtriser. Elle se sentait comme un imposteur, forcée de jouer un rôle qui ne lui convenait absolument pas.

La télévision changea de sujet, les speakers commentant les images d'un meeting politique entre deux protagonistes ; elle dût se retenir de toutes ses forces de ne pas laisser sa mâchoire se décrocher en reconnaissant, à la caméra, l'homme qui était en train de lui préparer un thé dans sa cuisine tout confort.

- Tu veux m'en parler… ? Je sais que je n'ai pas été très disponible ces derniers temps, mon grand, mais tu sais que j'ai toujours du temps pour toi.

Ses yeux glissèrent sur le bandeau qui défilait sous les images – Shanks, le gouverneur de la Californie.
La goutte de sueur qui naquit sur sa tempe roula sur sa joue, goutta sur son menton et ses paumes devinrent moites, sa gorge nouée l'empêchant de formuler toute réponse cohérente. »

- J'étais… moi, et personne me voyait. J'étais là, mais y'avait un filtre entre le monde et qui j'étais. Je pensais que j'étais complètement cinglée, que j'étais bonne à enfermer et que personne me croirait jamais. J'étais… j'étais une fille, et en même temps le fils du gouverneur de l'état, j'avais aucun souvenir de mes quinze premières années de vie et j'étais dans la peau d'un ado que j'avais jamais vu de ma vie. On dirait un mauvais film de SF, pas vrai… ?

Un rire neveux lui échappa – elle avait passé tant de temps à refouler cet instant, s'étendant peu sur le sujet, gardant ces détails pour elle malgré les questions pressantes des trois personnalités, qu'en parler maintenant après toutes ces années lui semblait stupide ; d'ailleurs, plus elle se confiait à ce propos, plus elle avait l'impression de mériter sa place ici, avec les autres.

Law avait pris des notes, à en juger les pages noircies qu'elle remarquait seulement à l'instant, et l'expression de curiosité qu'il arborait aurait presque pu l'amuser, mais ce n'était pas le cas ; pas vraiment.

Beaucoup trop tôt pour ça, pour elle qui avait appris à œuvrer dans l'ombre, loin de la lumière.

- … quoi ? le pressa-t-elle en haussant le sourcil.

- Je me pose des questions. Beaucoup de questions.

- Comme ?

- Hé bien… tu savais compter. Lire l'anglais. Te servir d'un badge, comprendre le concept d'un taxi, énuméra-t-il en levant un doigt à chaque étape. Tu es apparue avec un très grand nombre de connaissances. Le fait qu'un mineur n'a rien à faire dans une discothèque, le réflexe de chercher tes papiers d'identité et de l'argent…. Ce sont des notions très élaborées et elles étaient limpides. Je t'avoue être… complètement fasciné.

Nojiko ne sentait pas de mensonge à proprement parler dans ce qu'il disait, là où Zoro martelait au fil des lignes qu'il fallait toujours se méfier de lui, garder la distance ; elle croyait en lui, de par son âge et son expérience, mais elle ne pouvait pas s'empêcher, comme Luffy, d'accorder une généreuse part de confiance à ceux qu'elle côtoyait. Jouer le jeu était difficile, parfois, et suivre les consignes de ses trois aînés lui en coûtait souvent bien plus qu'il n'y paraissait au premier coup d'œil.

C'était Kid, le meilleur imitateur, mais elle savait qu'elle lui tenait largement le menton quand il était question de prendre la place de Luffy et de berner les autres.

- Je vois pas ce qu'il y a de fascinant, confessa-t-elle en inspectant les bibelots sur la commode qui faisait dos au divan.

- Peut-être parce que tu baignes là-dedans depuis bien plus longtemps que moi. Peut-être parce que c'a des impacts négatifs sur vos vies et que tu ne peux pas y voir l'intérêt que ça représente.

- … présenté comme ça, concéda l'adolescente avec un sourire en coin.

- Tu permets que je te pose d'autres questions ?

Elle acquiesça, se rassit plus confortablement, plus à l'aise qu'à son arrivée dans le bureau ; pas totalement confiante, mais moins sur la défensive – Kid et Zoro lui diraient qu'elle était beaucoup trop naïve, mais elle n'était pas obligée de tout leur avouer.

- Parle-moi des garçons.

- … duquel en particulier ?

- Pas de ceux avec qui tu cohabites. Des autres, précisa Law en tournant une page à son cahier.

- J'ai pas grand-chose à dire sur eux. J'ai pas… j'ai jamais eu de petit-copain, s'empourpra-t-elle en baissant les yeux vers le tapis.

Le sujet l'embarrassait, parce qu'il la renvoyait toujours dans l'impasse de sa condition ; Luffy était le premier à s'en excuser, alors qu'il n'y était strictement pour rien, là où Zoro n'avait aucune opinion sur le sujet et où Kid en avait un peu trop, a contrario des deux autres. Elle savait qu'elle avait carte blanche mais ne pouvait jamais vraiment l'utiliser, « vouloir mais ne pas pouvoir », peut-être la pire condition possible ; elle serait toujours incapable de trouver quelqu'un qui puisse l'aimer pour ce qu'elle était : une fille coincée dans le corps d'un garçon, sans aucune possibilité de changement, qui ne pouvait pas occuper le bateau indéfiniment sans que ce ne soit juste pour personne.

- Ils ne t'attirent pas ?

- Si. Carrément. Mais je peux pas, et… et je me suis fait une raison depuis longtemps, mais c'est… ça me frustre. Des fois. Y'a des trucs qui collent pas et ça me… déstabilise trop. Vous voyez… ?

- Pas vraiment, avoua-t-il avec sincérité.

- J'ai… c'est super gênant, OK… ? marmonna-t-elle en croisant les bras, détournant le regard vers les rangs des bibliothèques surchargées.

- Je suis psychiatre. Peu importe ce que tu vas me dire, je n'ai pas à porter de jugement. Sens-toi libre de me dire ce que tu veux, ou de ne rien me dire si tu n'en as pas envie.

Elle pouvait adopter le même comportement que deux du quatuor, offrir un silence de plomb et des remarques sarcastiques, mais elle n'en avait pas vraiment envie à cet instant ; elle savait qu'elle marchait sur des œufs, qu'elle avait d'autres secrets à préserver et qu'elle n'avait pas le droit à l'erreur, mais 80% de ce qui faisait d'elle ce qu'elle était n'avait aucune incidence sur leur dynamique. Tout autant d'os qu'elle pouvait lancer au personnel de l'asile pour qu'ils se fassent les dents, loin du reste. Loin d'eux.

Ce qu'elle s'apprêtait à lui dire n'avait jamais vraiment fait son apparition dans les carnets, pas de manière littérale, mais elle jugeait que c'était le bon moment pour aborder ce sujet.

- J'ai mis du temps à l'assimiler mais j'ai bien compris que ce que je voyais moi, dans le miroir, c'était pas du tout ce que les autres voyaient. Je… je sais que je ressemble à un garçon, que j'ai… pas ce qu'il faut où il faut, mais c'est pas ce que je ressens. Si je vois un gars qui me plaît, je peux pas aller l'aborder et le… le draguer comme ça de but en blanc.

- Et pourquoi pas ?

- Mais les gars qui me plaisent, ce sont ceux qui aiment les filles, s'impatienta Nojiko en levant les yeux au ciel. Je vais pas lui dire « Au fait, j'ai un pénis mais fais pas attention, en vrai je suis une nana »… !

- … dans beaucoup d'endroit du monde il y a des couples hétéro ou homosexuels qui se forment, mais l'un peut changer de sexe et l'autre peut très bien l'accepter et l'aimer tel qu'il ou elle est, argumenta le directeur.

- Et dans le tas, y'en a beaucoup qui souffrent de dissociation d'identité… ?

- Hé bien… il n'y a pas de statistiques là-dessus mais je dirais que non, ajouta-t-il après un temps de réflexion.

La remarque eut le mérite de lui arracher un sourire, malgré l'amertume qui arrivait à grand galop et qui prenait le pas sur sa bonne humeur et son envie de coopérer.

- Kid m'a dit d'aller dans un bar gay, de trouver un mec et de pas les faire chier avec mes questions à la con, soupira-t-elle. C'est bourrin, on pourrait penser que ça pourrait marcher, mais… c'est pas… c'est pas moi. Je suis pas un homme et je veux pas qu'on m'aime pour ce que je ne suis pas. Zoro a aucune attirance pour personne, Luffy et Kid aiment les filles et moi… moi je suis coincée là.

Law semblait songeur et elle ignorait ce qui l'avait poussé dans cette réflexion aussi profonde, quand bien même il semblait parfaitement l'écouter et prendre note de ce qu'elle disait ; elle avait la sensation qu'une partie de lui passait chacune de ses paroles à la moulinette, décortiquant chaque mot, chaque phrase, là où l'autre engrangeait toutes les informations qu'elle était disposée à lui fournir.

- C'est moi qui décide, si j'en ai envie. Ca fait longtemps que je le sais, même si ça déplaît à Kid. Je pourrais… décider pour eux… et rester là indéfiniment si je le veux et… et je le fais pas. Luffy… il fait de son mieux pour que je me sente bien, vous voyez ? Que j'ai mes moments toute seule. Il m'a laissée utiliser ses sous pour m'acheter des fringues à moi, des trucs qui me plaisent. J'ai des jupes, des shorts, des barrettes à mettre dans mes cheveux, du maquillage, c'est… je sais que c'est rien, que c'est futile mais c'est tellement... il s'est fait des nœuds à la tête pour convaincre toute sa famille de le laisser partager la salle de bain de Nami, parce qu'il voulait que j'ai tout ce qui me faisait envie sans que ça se voie. Il me laissait le champ libre dès qu'il était tout seul à la maison pendant la journée pour que je puisse m'habiller comme je voulais, il a… tellement… d'abnégation, je peux pas juste prendre sa place pour le restant de sa vie et lui prendre son corps, vous comprenez… ?

Elle avait la gorge serrée, presque les larmes aux yeux, à en juger l'humidité sur ses cils.
Repenser à tout ça, à ses débuts parmi le trio lui retournait le ventre ; elle avait tant de fois exprimé sa gratitude envers Luffy et même Zoro, sans jamais pouvoir les verbaliser à qui que ce soit, sans jamais pouvoir extérioriser, qu'elle avait l'impression d'avoir des litres et des litres de remerciements à déverser sur qui voudrait bien les entendre. Et Law était le seul réceptacle qu'elle avait sous la main.

- Tu m'autorises à être direct ?

- … ouais, allez-y, renifla-t-elle en s'essuyant le bout du nez d'un revers de poignet.

- Sabo te plaît, pas vrai ? murmura-t-il en évaluant soigneusement sa réaction par-dessus ses lunettes.

Pas de détour, pas de gants, pas de pincettes ; elle savait comment Law avait réussi à faire sortir Kid et Zoro de sa cachette, quels risques il avait pris, et elle n'aurait pas dû être surprise de le voir lâcher une bombe pareille – et pourtant, la question était beaucoup trop franche, trop tranchée et bien trop précise pour qu'elle puisse avoir la moindre chance d'afficher une expression de parfaite neutralité à temps.

Elle sentit son visage s'enflammer, se rappela de cet instant où elle s'était, de toute façon, déjà doublement trahie pendant l'heure où elle avait pris la place de Luffy pour danser avec Sugar : une activité qu'elle aimait par-dessus tout et que Luffy lui avait cédée, ayant parfaitement confiance en elle pour jouer le jeu des personnalités, et un moment où elle avait baissé la garde quand Ace lui avait annoncé que Sabo voulait lui parler – parler à Luffy, pas à elle, en aucun cas, puisque son existence était encore moins tangible que celle d'un fantôme pour les membres de sa famille d'adoption, mais juste le temps nécessaire pour qu'elle trépigne à l'idée d'entendre sa voix.

Elle osa affronter le regard du psychiatre, ne vit rien de ce à quoi elle s'attendait ; cette information était un fait, pour lui, pas une opinion. Ni négative, ni positive, seulement un état qu'il ne cherchait pas à cataloguer ou à juger, un élément de sa personnalité à part entière.

- J'ai… on a passé du temps à lire des trucs sur nous, sur les troubles de l'identité, plein de bouquins dont on comprenait pas toujours grand-chose, confessa-t-elle en se triturant les doigts. Je sais que… que tous les trois, on est une partie de lui mais je veux pas que… vous pensiez que Luffy aime Sabo ou je sais pas quoi et–

- Rien à voir, l'interrompit Law en levant la main, coupant court à ses balbutiements embarrassés. Quand bien même tu as une part commune avec Luffy, tu as des intentions et des comportements qui te sont propres. Et j'en conclus que je ne me suis pas trompé, c'est ça ?

- … il paraît que vous avez souvent raison, je devrais pas être surprise, mais je pensais pas que ça serait aussi visible.

- C'est mon travail… et je n'ai pas toujours raison. Même si j'apprécierais.

- Est-ce qu'on… peut arrêter là ?

Il sembla évaluer sa demande avec soin, ses yeux clairs la fixant sans ciller, pesant peut-être le pour et le contre ; elle en avait encore à dire, mais elle ne se sentait pas de pousser plus loin l'exercice pour aujourd'hui. Pas sans en dire trop, pas sans être capable de prendre du recul et de penser à toutes les conséquences de ce qu'elle avait pu dévoiler sur elle ou sur les autres. Parler de manière si libérée était grisant – d'ailleurs, à bien y réfléchir, c'était peut-être la première fois qu'elle parlait à quelqu'un en étant elle-même, sans jouer le jeu en portant le masque de Luffy.

- Bien sûr. Tu peux y aller, murmura-t-il en refermant son stylo, qu'il déposa avec son calepin sur la table basse. Merci d'avoir accepté de me parler.

- … merci de m'avoir écoutée, sourit-elle en rajustant sa robe sur ses jambes avant de se lever, tendant la main avec un formalisme quelque peu maladroit.

Zoro lui avait expliqué que c'était de cette manière que procédaient les occidentaux pour se saluer, même si lui n'en était pas un grand fan et ne s'y pliait que pour manifester sa bonne volonté – Kid préférait largement faire des doigts, pour ce qu'elle en avait compris, et Luffy s'adaptait à celui ou celle qu'il avait en face de lui. Ce qu'elle avait décidé de faire avec Law, comme elle l'avait fait avec Ace ; il lui serra la main, elle s'efforça de ne pas lorgner sur les tatouages aux lettrines noires qui ornaient ses doigts et lui sourit une dernière fois, avant de traverser le bureau et de disparaître dans les escaliers dans une envolée de tissu : il n'était pas inquiet pour elle, sachant qu'il était certain qu'elle avait déjà exploré une bonne partie des bâtiments à la place de Luffy et qu'elle ne risquait pas de se perdre.

Sortant son biper de sa blouse, il demanda à Ace de monter au plus vite et s'enfonça plus profondément dans son fauteuil, fermant les yeux, sentant déjà poindre la migraine routinière à laquelle il était habitué – pas si tôt dans la journée, mais c'était le prix à payer pour quelques minutes en tête-à-tête avec la dernière personnalité de son patient.

L'infirmier se présenta moins d'une minute plus tard, preuve qu'il était certainement resté en bas des marches pour servir de garde-fou au cas où Kid se manifesterait, ferma la porte derrière lui et rejoignit le divan demeuré libre où il prit place, scrutant le psychiatre avec prudence.

- … j'ai entendu personne crier, je suppose que ça s'est bien passé… ? argua-t-il après une longue minute de silence.

- Très bien, même. Elle est encore plus abordable que Luffy, c'est dire.

- Et… tu en penses quoi ?

- J'en pense qu'elle ignore sa raison d'être, et que Luffy ne s'est pas senti le courage de le lui dire.

- ... Si c'est la dernière arrivée, c'est elle la première à partir ?

Excellente question, à laquelle Law ne savait pas quoi répondre.

Ce n'était pas si facile à dire, encore plus difficile à faire – regrouper les personnalités s'avérerait être le travail le plus délicat qu'il aurait à faire dans sa carrière et il ignorait s'il en aurait les capacités. Il savait que son travail avait ses limites ; que, peu importe tous ses efforts, il aurait toujours à faire face aux mêmes doutes, aux mêmes échecs.

Une partie de lui souhaitait guérir Luffy, pour se prouver qu'il pouvait le faire, là où l'autre partie préférait le garder à jamais enfermé dans les murs de l'asile, objet de collection à sa disposition qu'il pourrait contempler à loisir, jusqu'à ce qu'il ne présente plus le moindre intérêt.

Il savait que le quatuor était bourré de questions sans retours, d'interrogations sans fin, et ce désir d'en savoir toujours plus, de comprendre était le point commun qu'il partageait avec eux – il ne pouvait nier avoir envie de les aider à trouver leurs réponses, étant lui-même toujours en quête des siennes, mais son propre but ne le quittait jamais vraiment, comme à cet instant.

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Rendez-vous fin avril pour la suite, où nous retrouverons ce cher Eustass... Portez-vous bien et (ne) soyez (pas trop) sages ;)