Ohayo mina !

Pour ceux qui se languissaient de ce cher Eustass, le voici, dans une version un peu soft qui prépare gentiment le terrain...
Merci aux irréductibles qui suivent toujours cette histoire : courage, petit à petit, nous nous rapprochons de la fin _o/

Je vous souhaite une très bonne lecture, prenez soin de vous, et...

Enjoy it !


Chapitre 35 :

Jour 95. Duel.

Louisiane, près d'Ostrica.
13h20.

Lami souleva la pile de livres soigneusement rangée de son bureau, contourna les bibliothèques chargées d'archives et sortit de la pièce, verrouillant derrière elle à double tour avant de tourner les talons et de dévaler les marches qui menaient à l'aile nord, où se trouvait le bureau de son frère ; elle croisa Tashigi, qui s'effaça sur son passage, n'adressa pas un mot à Franky affairé à réparer les lumières d'un des plafonniers du couloir et passa par la mezzanine sous la verrière, surplombant la salle commune déserte – le beau temps de cette moitié d'août était mis à profit du lever au coucher, pour ce qu'elle en savait, rien qu'à en juger le calme qui régnait entre les murs.

Ses pas l'emmenèrent dans le colimaçon qui desservait la zone où le directeur de l'asile se retranchait à l'apparition de chaque rayon de soleil ; elle traversa le palier, toqua à la porte toujours entrouverte et poussa le battant – Law était installé à son bureau, dans la pénombre, l'éclat de l'extérieur peinant à passer à travers les rideaux occultant qui fermaient chaque fenêtre et baie vitrée, éclairé par sa lampe braquée sur les rapports des infirmiers qui lui restaient à lire.

Il leva la tête de sa lecture et lui offrit un bref sourire, du genre fatigué. Du genre qu'elle avait toujours été habituée à voir sur le visage de son jumeau, du plus loin que remontait sa mémoire. Il avait toujours arboré le même air depuis son enfance, de ses cernes à son teint cireux sous sa peau mate, qui ne s'était pas amélioré sous le ciel anglais et son brouillard permanent.

Elle referma derrière elle, malgré son claquement de langue désapprobateur, et lâcha son butin sur le coin du bureau déjà encombré, manquant renverser tout ce qui s'y tenait déjà en équilibre précaire. Pinçant les lèvres, Law retira ses lunettes et s'adossa à son fauteuil, croisant les jambes tout en la dévisageant avec soin, exprimant sa critique négative d'un simple regard.

- … tu sais que la porte reste ouverte–

- Pour que tout le monde sache que tu restes disponible pour parler, bla, bla, bla…, soupira-t-elle en repoussant ses affaires pour s'asseoir près de lui.

- Et jusque-là c'a très bien marché, alors ne sois pas pénible, murmura-t-il en haussant le sourcil.

- Tais-toi un peu. Je t'ai rapporté tout ce que tu m'as demandé sur les cas de dissociations traités ces 30 dernières années, ça tient là-dedans.

Elle fit cliqueter ses ongles sur les bouquins qu'elle venait de lui apporter après des heures de fouille et de recherches dans ses affaires ; il voulait savoir si quelqu'un s'était déjà trouvé, de près ou de loin, confronté à un cas comme celui de Luffy, et ce qui avait pu être fait, dans quelle limite de temps et avec quels moyens. Elle n'avait pas eu grand-chose d'intéressant à se mettre sous la dent et, après avoir fait le tri, elle avait peu à lui donner.

Le portable de son frère vibra dans le silence, les arrachant à leur joute visuelle quand il détourna le regard pour contempler l'écran ; elle avisa le nom de Monet et fut plus rapide que lui pour s'emparer de l'appareil, l'ouvrant sèchement pour le porter à son oreille sans cesser de fixer Law et son air contrarié.

L'anecdote plairait à Ace.

Elle n'avait jamais pu supporter cette garce, aussi loin qu'elle en avait entendu parler, quand Law était à Londres.

- Bureau de Trafalgar Law. Que puis-je faire pour vous ?

- … Lami. Quel déplaisir.

- Tout l'ennui est pour moi, rétorqua-t-elle en repoussant Law du bout de sa chaussure. Mon frère est beaucoup trop occupé pour perdre du temps avec toi, mais je serais ravie de prendre un message.

- Demande-lui de te prescrire des anti-psychotiques, histoire de limiter ton complexe fraternel, railla la voix moqueuse à l'autre bout du fil.

Comme si elle allait tomber dans un panneau aussi gros.

Ce n'était pas la première fois qu'elle avait droit à ce genre de réflexions et ce ne serait certainement pas la dernière, mais la pique avait visiblement eu l'effet escompté, à en juger par l'agacement qu'elle sentait poindre aussi fortement que la moutarde lui montait au nez – elle sentit son visage s'embraser, Law l'interrogea d'un regard qu'elle ignora. Elle était totalement capable de gérer ça, surtout à son âge.

Plus besoin de se cacher derrière lui ou leur père.

- Ça sera fait. En attendant, essaye de pas trop t'étouffer dans ta frustration, et trouve-toi un gigolo pour tuer le temps. Reste dans ton cloître et t'avise pas d'en sortir, surtout si c'est pour planter tes griffes dans la blouse de Law.

Elle n'attendit pas de réponse, referma le téléphone d'un claquement sec et le reposa sur le bureau, affrontant le regard moralisateur de son jumeau à qui elle répondit qu'un coup de pied dans le mollet.

- Bravo, très classe, souligna-t-il en croisant les mains derrière sa tête. Très mature.

- Elle pense que je veux coucher avec toi. Vous avez passé trop de temps à écouter des horreurs, dans vos amphis.

Law eut l'air dépité, mais pas surpris – tout comme elle, il en avait beaucoup trop entendu pour se laisser atteindre par ces sous-entendus stupides ; c'était lui qui connaissait le mieux Monet et Lami n'allait certainement pas le contredire pour ce qui était de sa vie sentimentale ou sexuelle, mais elle s'était toujours demandé ce qu'il trouvait à cette harpie pour accepter de la fréquenter de manière si personnelle, lui qui avait toujours fui les démonstrations affectives des autres d'aussi loin qu'elle pouvait s'en souvenir.

- Tss. Ne t'abaisse pas à son niveau.

- J'ai toujours pensé que tu la mettais sur un inatteignable piédestal, argua-t-elle en tendant le bras pour lisser le col de sa chemise, agacée par les faux plis qu'elle y voyait.

- … j'aime bien Monet, mais ça s'arrête là.

- Mmn. Tu couches avec elle, pourtant.

- … je t'avoue ne pas avoir très envie de parler de ma vie intime avec toi, répliqua-t-il en haussant le sourcil. On va clore cette discussion sur le fait que mes besoins diffèrent des tiens, qui eux-mêmes diffèrent de ceux de toutes les personnes travaillant ici. Ça te convient ?

Elle haussa les épaules, rajusta sa pince à cravate qu'elle trouvait un peu trop en biais et grimaça quand Law lui frappa la main, marmonnant qu'il savait parfaitement s'habiller seul et qu'il n'avait pas besoin d'une gouvernante pour le tirer à quatre épingles – elle s'apprêtait à répliquer vertement quand le talkie de Law grésilla, à l'angle du bureau, ouvrant le canal sur la voix de Kaya qui lui demandait de se rendre dans la cour est, proche de l'allée qui menait au portail dérobé à l'arrière de l'asile.

Il tendit le bras et attrapa l'appareil, se levant sans prendre le temps d'emporter sa blouse quand il entendit les mots fatidiques – Kid était là, et visiblement bien campé sur ses positions. Il posa un baiser rapide sur le front de sa jumelle, contourna son bureau et sortit de la pièce sombre, dévalant les marches en sentant les picotements de l'adrénaline hérisser sa peau à chaque pas.

Dire qu'il était surpris était un euphémisme – au vu des récents évènements, il ne s'était pas figuré que l'alter le plus changeant du quatuor pouvait se manifester à ce moment, quand bien même le psychiatre s'était toujours méfié du calme avant la tempête. Il prit les raccourcis les plus proches de lui, traçant vers la direction que sa subordonnée lui indiquait, emmagasinant toutes les informations qu'elle pouvait lui donner ; Luffy était dehors avec Sugar, partie d'échecs habituelle où elle avait toujours l'ascendant sur lui. Presque personne à proximité, elle mise à part, hormis Bartolomeo occupés à commenter le travail de Penguin sur le grillage électrifié du couloir extérieur – à portée d'oreille de Luffy, qui avait semblé très intéressé par la conversation. Kaya l'avait gardé à vue et n'avait pas eu besoin qu'il dise quoi que ce soit : il l'avait longtemps dévisagée avant de lui souffler un baiser et de lui offrir un clin d'œil lourd de sous-entendus, et cette attitude ne pouvait démontrer qu'une seule chose.

Il poussa le battant qui ouvrait sur la cour extérieure, le claqua derrière lui et longea le mur au blanc éclatant sous le soleil brûlant, traçant vers la petite table en bois où Kid et Sugar se trouvaient toujours, attablés devant leur échiquier ; la fillette le regarda arriver avec un grand sourire et Law s'efforça de réfréner le sentiment d'urgence qui le traversait et qui lui hurlait de la mettre à l'abri – ce qui serait une absolue déclaration de guerre envers l'alter, et la preuve ultime que personne n'avait confiance en lui. Ce que le Directeur voulait éviter à tout prix.

- Hé, Law ! s'exclama Sugar en agitant le bras. Regarde, j'ai encore gagné !

- … tu te laisses avoir par un coup du Berger… ? souligna-t-il à l'attention de Kid, qui se contenta d'un sourire en coin.

- Salut, Doc'. On va dire que ça fait un moment que j'ai pas pratiqué, railla-t-il en haussant le sourcil. Mais Sugar est un bon prof…

- T'as pas besoin de prof, Kid, rétorqua-t-elle. Tu veux juste être sympa aujourd'hui et me laisser gagner.

Law aurait aimé, à ce moment, avoir une chaise sur laquelle se laisser tomber de tout son poids mais, faute du matériel ad hoc, prit le parti de se faire violence et de se composer l'air le plus impassible possible alors qu'il digérait l'énorme bombe lâchée, bien malgré elle, par sa plus jeune patiente – elle avait parfaitement saisi qu'il n'était pas question de Luffy et, plus spectaculaire encore, semblait s'être accommodée de cette personnalité-là.

L'intéressé posa son menton sur ses mains croisées, accoudé à la table de jeux, et la dévisagea avec l'air de peser le pour et le contre ; Law ignorait ce qu'il se passait, dans son crâne, ce qu'il pouvait s'imaginer, projeter, considérer en voyant cette fillette face à lui. C'était une facette des personnalités secondaires qu'il n'avait pas pris le temps de décortiquer, ayant à peine eu l'occasion de mettre en avant celle de Luffy avec la présence de Sugar – leur manière de se comporter avec des êtres sensiblement plus faibles et plus jeunes, dont le meilleur exemple restait les enfants. Luffy ne semblait pas dérangé par leur présence, il ignorait ce que Zoro et Nojiko en pensaient et redoutait la réaction du quatrième alter.

- Peut-être que Luffy est assez noble pour te laisser la main, mais je suis pas comme lui. Et si j'ai envie de t'écraser, je vais pas me gêner, microbe, répliqua-t-il en se penchant vers elle, l'air mortellement sérieux.

- … j'aimerais bien voir ça, sourit-elle en le défiant du regard.

- Sugar, vous continuerez votre partie plus tard, murmura Law en s'accroupissant près d'elle, détournant son attention de son vis-à-vis. Va avec Bonney, s'il te plaît.

- Quoi, tu crois que je vais la bouffer toute crue ? ricana Kid en se levant du banc.

Law perçut le mouvement, discret mais rapide, de Gladius et Thatch, à quelques mètres de Kid, la tension dans l'air quasi électrique alors que Kaya demandait à Ace de laisser tomber la paperasse et de venir en urgence vers la zone où ils se trouvaient tous ; il regarda son patient le rejoindre, mains dans les poches, délaissant son occupation du moment pour se confronter à lui, entrant dans son espace vital, sans cesser d'afficher un sourire retors qui ne seyait absolument pas au visage de Luffy et qui était bien plus parlant que le moindre des discours.

- … si j'avais voulu lui étaler les tripes dans l'herbe, je l'aurais fait sans attendre ta permission, susurra-t-il à voix basse, ses yeux rivés dans ceux du psychiatre avec un aplomb qui, Law en était certain, l'aurait mis mal à l'aise s'il n'était pas habitué à côtoyer tous ceux de l'asile depuis longtemps.

- Ouah, j'en tremble, rétorqua Sugar depuis l'échiquier.

- On se passera de tes commentaires, la morveuse ! aboya-t-il à la fillette qui semblait se ficher comme d'une guigne de son changement d'attitude.

- En fait t'as raison, tu m'as pas laissé gagner, je t'ai écrabouillé parce que t'es nul aux échecs, railla-t-elle.

- Sugar ! s'exclama Law en la foudroyant du regard.

Son haussement de ton sembla la surprendre, à en juger le regard perplexe qu'elle lui lança avec, il l'aurait juré, une brève expression de frayeur dans ses yeux clairs – il ne perdait jamais sa composition, peu importait la situation, et ils étaient rares à pouvoir prétendre l'avoir vu un jour sortir de ses gonds, comme à cet instant.

Elle pinça les lèvres, baissa les yeux vers ses chaussures et se recroquevilla sur elle-même, alors que Kid adressait un sourire goguenard insupportablement satisfait au psychiatre, bras croisés.

Instantanément, Law comprit ce qu'avaient voulu exprimer Shanks quand il avait été question d'aborder le sujet de Kid et de ses frasques, de son pouvoir anxiogène dans leur famille et de sa capacité à foutre la merde, comme l'avait si franchement résumé Sabo depuis son lit d'hôpital ; à peine une poignée de secondes d'échange et il avait déjà plié le monde à son rythme, annoncé la couleur et prit le dessus sur la situation, au grand déplaisir du directeur qui sentait la mainmise lui échapper.

Il devait renverser la vapeur avant que la situation ne s'envenime davantage, tant pis pour les dommages déjà à déplorer ; il fit signe à Thatch de récupérer Sugar, ce qu'il s'empressa de faire en la soulevant dans ses bras et en s'éloignant de la zone, sans que l'un ou l'autre ne brise leur jeu de regard, Law glacial et impérieux, Kid détendu et narquois au possible.

- … t'apprécies pas de me voir, on dirait, sourit Kid en franchissant un espace supplémentaire, presque à le frôler – Law détestait se l'admettre, mais l'alter était beaucoup plus doué pour mettre les pieds dans le plat que ce qu'il s'était figuré. Luffy nous a rabâché que t'avais besoin de tous nous voir pour nous passer au microscope… j'pensais que tu serais un peu plus content que ça.

- Si tu es disposé à parler, ça me va parfaitement. Mais il est hors de question que tu nous fasses une des crises de diva dont tu as l'habitude.

- Une crise de diva ? répéta-t-il sans se départir de sa bonne humeur de façade. Doc', tu m'fais mal, là. Tu te fais construire un petit trois étoiles perso au fond des marais pour jouer à la chasse aux monstres dans ton coin, et c'est moi la primadonna… ? Ah, voilà l'argument esthétique du script, s'esclaffa-t-il, railleur, en regardant par-dessus l'épaule de Law, qui devina l'arrivée d'Ace à travers la cour. T'es presque en r'tard, Casanova… !

Exaspéré.

Voilà ce qu'il était après moins de cinq minutes de conversation.

Et dire que la patience d'Ace était dix fois plus limitée que la sienne était loin d'être rassurant.

L'infirmier se contenta d'un sourire à l'image de celui qu'affichait leur patient et se posta à côté de son supérieur, lui aussi dans son périmètre immédiat, loin de se laisser démonter – en apparence – par les invectives qui lui étaient destinées. L'image même d'un flegme désabusé, qui ne fit qu'agrandir le rictus qu'arborait Kid alors qu'il les dévisageait tous deux.

Law n'était pas dupe sur ce qui pouvait traverser l'esprit de son adjoint, sur sa capacité à gérer une éventuelle crise de rébellion, sur sa tranquillité apparente qui cachait le qui-vive sur lequel il se tenait. Le jeu en valait peut-être la chandelle, risque à prendre malgré la présence non négligeable des internés à portée de vue.

- Vous deux, rien que pour moi ? J'suis flatté, ricana Kid en ouvrant les bras. Lequel me tient les bras pendant que l'autre me botte le cul ?

- On est pas chez Monet, ici, soupira Ace. Et quand bien même, on sait que t'as été obligé de laisser Zoro gérer parce que toi, t'en étais pas capable.

- Tout doux, Ace, murmura le psychiatre en levant une main, voyant l'expression de son interlocuteur virer du tout au tout. Ménage son égo, veux-tu… ?

- Je vais pas me laisser emmerder par un petit con dans son genre, sourit l'infirmier en avançant d'un pas, heurtant volontairement l'adolescent au passage.

Kid serra les mâchoires, une fraction de secondes, avant d'afficher une nouvelle fois son sourire moqueur, détaillant son adversaire de bas en haut.

Luffy lui avait fait promettre, la nuit passée, de ne pas leur attirer d'ennui et de se tenir à carreaux ; de ne pas contrarier qui que ce soit, de faire profil bas et de coopérer, même pour quelques minutes, et d'abonder dans le sens du psychiatre. Il avait fini par céder après une heure d'écriture houleuse entre tous les alters, tous usant d'arguments plus ou moins farfelus pour le rallier à leur cause qu'il considérait perdue et dans laquelle il refusait de s'engouffrer, son propre chemin et ses projets déjà clairs dans sa tête depuis belle lurette.

Et Dieu seul savait à quel point il avait envie d'effacer l'arrogance trop assurée du visage d'Ace, de leur prouver qu'il était le seul en haut de la chaîne alimentaire de cet asile, bien loin devant tous les autres – leur prouver qu'il n'avait pas besoin d'eux, de leurs avis, de leur aide en quoi que ce soit. C'était lui qui avait toujours fait en sorte de sortir Luffy de la merde, de lui donner ce dont il avait besoin, sans concession, et c'était tout ce qu'il récoltait après des années passées à se salir les mains pour les autres.

Ravaler sa fierté et tout ce qui faisait de lui ce qu'il était lui restait en travers de la gorge, mais il ne leur offrirait pas le loisir de voir que cette situation le bouffait de l'intérieur.

Jamais.

- T'as gagné cette manche, l'allumette, chuchota-t-il sans ciller, affrontant les abysses noires des prunelles de l'infirmier dans lesquelles il reconnaissait son propre regard, parfois, dans le miroir. T'as droit à trois questions, lança-t-il au psychiatre, les autres seront payantes.

Il se détourna de ses cibles et retourna s'assoir à la table sur laquelle trônaient encore l'échiquier et les pièces figées dans leur dernier mouvement, celui que Sugar avait mis un soin particulier à préparer en un nombre minimum de coups – il l'avait vue venir, sans aucun doute, mais il avait préféré lui laisser croire à sa victoire, même en demi-teinte.

Ça le tuait de l'admettre, et Nojiko en avait fait tout un foin en exprimant sa satisfaction à l'idée de le savoir altruiste d'une quelconque manière, mais il appréciait cette gamine ; presque l'exact reflet de ce qu'il était quand il avait son âge, et avec qui il n'était pas difficile de se familiariser.

Law s'installa face à lui et le dévisagea longuement, silencieux comme à son habitude, alors que l'activité reprenait peu à peu son cours normal autour d'eux, à l'exception d'Ace et sa position défensive, à quelques mètres de là, garde-fou discret mais efficace ; ne pas sous-estimer l'adversaire, première leçon retenue de la plus dure des manières, à l'instar de Zoro.

- Trois questions ?

- Pas une de plus.

- Je suis surpris par cet élan de générosité.

- Luffy veut qu'on collabore.

- … tu vas me faire croire que son bien-être passe avant ce que tu décides de faire ?

Kid esquissa un sourire, se pencha vers lui et récupéra une pièce de l'échiquier, qu'il fit tourner entre ses doigts.

Le fou, mais le choix n'étonnait pas le psychiatre outre mesure.

- Qu'est-ce que ça change, au fond ?

- Monet a dressé un portrait assez exhaustif de toi. Elle t'a décrit très justement comme une personnalité sociopathe, mais je pense que c'est surtout ton meilleur alibi.

- … tu penses que j'suis Sœur Theresa derrière tout ça ? ricana-t-il. T'iras dire ça aux parents Nefertari, Doc'. Ils vont adorer.

- Première question… ?

- J'suis prêt.

Il s'appuya à la table avec assurance, image de la décontraction incarnée.

Law était certain, avec cet alter, de ne pas avoir besoin de prendre des pincettes – pas comme avec Luffy, Zoro, et peut-être même Nojiko. C'était sûrement même la seule manière de communiquer avec lui, d'en tirer quelque chose, en évitant les sous-entendus et en étant le plus franc possible. Une méthode similaire à celle de Monet, la menace physique en moins.

- Es-tu capable d'avoir des relations sexuelles autrement que par la contrainte physique ?

- … d'accord, tu prends le point, sourit Kid en haussant le sourcil. Je m'attendais pas à cette sortie. Pourquoi ça t'intéresse ?

- La question est gratuite. Les tiennes viendront plus tard.

Ils évoluaient sur le même terrain de jeu, à en juger la teneur de leur échange.

Kid gardait toujours à l'esprit que Law était un compétiteur aussi sérieux qu'Ace, et de loin.

- On va dire que c'est dans mes cordes, concéda-t-il en lorgnant sur les pièces qui s'étalaient devant lui. Mais c'est pas c'que j'préfère.

- J'imagine. C'est ce qui s'est passé, avec Ishilly ?

- Ah, celle-là…, s'esclaffa-t-il en affrontant son regard rivé sur lui. Luffy faisait traîner au nom de je sais pas quel principe, mais si t'avais vu à quoi elle ressemblait, t'aurais fait la même, Doc'.

Le Directeur ne broncha pas, se contentant de garder ses yeux dans les siens, ses prunelles indéchiffrables – Kid s'était souvent targué de pouvoir appréhender les pensées de ses contemporains, rompu depuis longtemps à cet exercice dans les rues de Rio, mais force était d'admettre qu'il n'avait pas de tapis rouge déplié pour l'entrée dans le crâne de celui chargé de les décortiquer sous tous les angles.

Aveu qui confirmait ce que Shanks avait suggéré dans son bureau, à demi-mots, sans en avoir la preuve formelle, et qui était toujours resté comme pensée latente au fond de son esprit pendant des semaines. Il songea à Luffy, à ce qu'il avait tu des mois durant, à son sentiment de culpabilité et sa honte. À tout ce que ce gosse avait enterré tout au fond de lui, loin du monde, loin des autres, bien à l'abri derrière des couches et des couches d'indifférence forcée.

- T'as encore un tour à jouer. Rentabilise-le, susurra-t-il en affichant son sourire railleur.

- Pourquoi ce tatouage spécifiquement ?

Changement de sujet, virage à 180.

Kid ignorait comment interpréter ce revirement. S'il y avait seulement quelque chose à comprendre, ou si Law cherchait à balayer le maximum d'informations à son propos ; s'il cherchait une donnée précise, ou s'il voulait brouiller les pistes.

Typiquement le genre d'attitude qui déstabilisait Luffy et qui faisait sortir Zoro de ses gonds, pour peu qu'on exerce les bons points de pression aux bons endroits. Lui s'en fichait, puisqu'il savait que rien ne pourrait jamais le détourner de son but, mais il savait qu'il allait avoir besoin de garder le cap et tout le monde à bord avec lui, en étant certain de ne perdre personne au passage.

- C'est nous. Nous quatre. M'obligez pas à être sentimental, soupira-t-il en levant les yeux au ciel.

- Ça t'ennuierait ?

- Non. C'est quelque chose que j'assume pleinement. On est très bien comme on est… pas besoin de changer quoi que ce soit à ça.

- C'est ce que tu as voulu représenter avec ce dessin ? La fille aux cheveux bleus… je suppose que c'est Nojiko. Le katana est pour Zoro, le kimono rouge est pour toi. Le dégradé de gris va de pair, je pense. Reste les fleurs de tournesol. Luffy… ?

- Me dîtes pas que ça vous surprend, grogna Kid en lui lançant un regard lourd. C'est… exactement ce qu'il est.

Law contempla le visage de son patient, capturant, l'espace d'une fraction de seconde, l'expression d'une profonde nostalgie qu'il était certain de ne pas avoir rêvée ; un éclat fugace, qui disparut aussitôt derrière son masque maussade qu'il semblait perpétuellement offrir au reste du monde. Il décida de garder cette remarque pour lui, préférant ne pas brusquer l'alter en lui soumettant tout ce qu'il avait en tête à son propos – et pour avoir de quoi ronger son frein une fois qu'il serait seul, dans son bureau, à ressasser tout ce qui se serait passé.

Luffy, représenté par des fleurs de tournesol. Une fleur immense, lumineuse, solaire, trait pour trait le ressenti de sa famille à son propos, pour avoir passé de longues heures à les entendre parler de lui.

Lami lui avait suggéré que Kid détestait peut-être Luffy, à vouloir prendre sa place dans la lumière à la moindre occasion ; Ace en avait une autre idée et Law balançait toujours entre les deux, hésitant sur la conclusion à en tirer – peut-être qu'au fond, il n'était pas question d'une tendance plus qu'une autre, mais d'un équilibre entre ces deux aspects, entre lesquels Kid oscillait comme n'importe qui le ferait.

Il était persuadé, au fond, que Kid ne cherchait pas à nuire personnellement à Luffy ; qu'ils avaient leurs accords, leurs règles, aucune supposée aller au-delà des limites définies. Vivi Néfertari était un accident, une erreur de parcours : pas au sens où le reste du monde l'entendait, puisque Law était certain que Kid n'en était pas à son premier meurtre, mais comme un dérapage dont il n'avait pas imaginé les conséquences.

- Luffy m'a dit que c'était toi qui l'avais dessiné. C'est… très soigné.

- Lécheur de cul, le retour, siffla Kid en haussant le sourcil.

- Simple avis.

- Ouais, je vois le genre… j'en ai un bien placé sur ta sœur, tu veux l'entendre ?

- Je m'en passerai, sourit Law en croisant les bras sans cesser de soutenir son regard.

Le Kid provocateur était de nouveau là, à repousser la moindre tentative de rapprochement, la plus petite once de politesse, d'attention ou même d'affection ; c'était ce qui le caractérisait, par-dessus tout, ce refus de se lier à quiconque, d'accorder une infime confiance autre qu'à lui-même.

Cette carapace difficile, voire impossible à percer, derrière laquelle il se réfugiait en permanence était le point noir dans la thérapie, une digue invisible qui l'empêchait d'avancer et de suivre le plan prévu ; le seul élément positif auquel il pouvait se raccrocher était le fait que Luffy ait réussi à convaincre le groupe de coopérer, enfin, et qu'il lui était possible d'entrevoir le bout du tunnel – la première étape, celle qui consistait à les amadouer en les laissant s'ouvrir.

Il songea à toutes les horreurs que Luffy et Kid avaient pu voir, au cours de leurs premières années, à ce que Zoro avait encaissé peut-être des semaines, des mois durant pour ce qu'il en savait, et se demanda ce qui serait susceptible d'atteindre toutes ces personnalités qui en avaient déjà beaucoup trop vu en si peu de temps.

- Comment tu as su, pour mes études en Angleterre ?

- On s'est tous divisé le taf quand il était question d'en savoir un peu plus sur ce qu'on était. On a tout fouillé, et on a lu pas mal de bouquins. J'ai dû me taper au moins 50 livres sur le sujet… dont le tien. Avec la préface qui va bien pour ton égo surdimensionné, ajouta-t-il après un silence. Juste un coup de bol, mais avoue que ça fait son p'tit effet.

- Du bol, hein… on ne peut pas vraiment dire que tu aies joué de chance, puisque tu te retrouves ici, Kid.

- Mon tour, Doc', rétorqua le jeune homme en croisant les mains derrière sa tête. Pourquoi ici ? L'asile ?

- … impossible de s'évader, murmura Law en haussant le sourcil. Principe d'Alcatraz.

Kid n'était pas surpris, mais l'information avait le mérite de confirmer les hypothèses soulevées par Zoro quelques jours après leur arrivée, sur les dires de Luffy et de ses maigres souvenirs lors de sa descente du fourgon sécurisé, bâillonné et entravé dans le noir ; un asile entouré d'eau, donc de marais, de mangroves, d'arbres, loin de tout – aucun survol aérien de la zone, pas de bruits de circulation, rien qui ne soit susceptible d'évoquer une quelconque civilisation dans le périmètre immédiat. La paix, tout du moins illusoire.

Nojiko était la première à avoir noté les allées et venues des livraisons, mais sans jamais trouver la moindre répétabilité dans les cycles ; les camions arrivaient systématiquement la nuit, quand tous les internés étaient enfermés à double tour dans leur chambre, réduisant à néant la moindre fenêtre de tir en journée. Zoro était certain que tout avait été soigneusement pensé et mesuré par le psychiatre et qu'il n'était pas question d'un coup de bol monstrueux, dans cette histoire. Luffy, lui, s'était contenté de livrer tout ce qu'il savait ou supposait savoir à propos des infirmiers – celui le moins motivé à comploter, dans la bande, pour ne pas changer.

Concernant la zone en elle-même, Kid ne s'était jamais donné la peine d'approfondir ses connaissances en géographie, notamment pour ce qui était de leur nation d'adoption qu'il n'avait jamais vraiment pu encadrer, au fond de lui ; la Louisiane n'était pas l'état qui lui était le plus familier mais il en savait assez pour deviner que partir d'ici reviendrait à errer pendant des heures, voire même des jours de marche, au milieu d'un terrain hostile qu'il ne maîtrisait absolument pas.

La manière catégorique dont Law avait affirmé que toute évasion était « impossible » signifiait deux choses : d'une, le psychiatre était sûr à 100% du dispositif de sûreté de sa tour de Babel. De deux, un excès de confiance pouvait mener l'édifice et tout son système à sa perte : Kid en était la preuve vivante, enfermé à vie pour avoir trop lâché les rênes.

- … tu te rappelles ton premier souvenir ?

La question eut le mérite de le déstabiliser, l'espace d'une fraction de seconde ; parce qu'elle le renvoyait à toutes ces questions qu'il avait eu tout le temps de se poser, ces dernières décennies. À l'inverse de Zoro, immédiatement jeté dans le grand bain et pétri de ces toutes premières images qui s'étaient imposées à lui, rendant toute interrogation superflue.

Les yeux de Law ne le lâchaient pas, incisifs, rivés sur lui comme un serpent sur sa proie – l'idée de ne pas avoir la mainmise sur la discussion le dérangeait, mais il savait aussi que c'était reculer pour mieux sauter ; il en avait vu d'autres, au cours de sa vie, pour ne pas baisser les bras et rendre les armes après un si court laps de temps. Il avait fait des concessions, au cours de son existence, à commencer par la mettre en veilleuse pendant tout le temps où Luffy avait été ramené à San Francisco, décidant d'écouter les suppliques de son alter griffonnées de son écriture enfantine encore hésitante sur un coin de papier, quelques heures avant leur départ de l'orphelinat. Il chassa cette pensée d'un geste ennuyé de la main, qu'il s'en voulut de laisser transparaître, avant d'inspirer profondément et de soutenir le regard du directeur.

- … non. C'est beaucoup trop vieux pour que je m'en souvienne. Je sais que tu vas me dire que c'est pas le cas, et j'suis le premier au courant, mais j'ai toujours été là. Avec Luffy.

- Est-ce que tu–

- T-t-t. Chacun son tour, le coupa-t-il en haussant le sourcil.

Law esquissa un sourire en coin, Kid ignora comment l'interpréter mais décida de ne pas se focaliser sur cette subtilité ; il avait un but précis, à ce moment-là, à savoir lancer des pavés dans la mare et contempler la force des remous qui en résultait. Et pour ça, il avait tout le temps du monde.

- C'est quoi ta plus grande peur… ? murmura-t-il en se penchant vers le psychiatre, le fixant sans ciller, refusant de perdre la moindre fraction de seconde de sa contemplation.

Il vit ses pupilles se rétracter, le frémissement de ses iris, la subtile augmentation de son rythme cardiaque dans les palpitations de sa carotide, visible à la surface de sa peau. Il sentit son hésitation, se demanda à quoi il pouvait bien songer, là, tout de suite – esquiver, prendre un joker, ou essayer de le mener en bateau.

- On a un deal, Doc. Pas de retour en arrière. Pas de mensonge, susurra Kid.

Law marqua un silence, toujours songeur ; pas par envie de se dégonfler, mais par besoin d'évaluer ce qu'il en coûterait de lui donner ce genre d'informations. Une information d'une valeur inestimable, à la fois anodine – parce que logique – et précieuse, qui pouvait en dire plus long sur lui que n'importe quel interminable discours. Il pourrait tenter un coup de bluff, l'emmener là où il le voulait, mais Kid était de ces hommes qui ne se laissaient pas facilement berner, il le savait ; il avait beaucoup trop étudié leur condition et s'était beaucoup trop entraîné à se faire passer pour ce qu'il n'était pas pour se laisser avoir par quelque chose d'aussi gros, c'était certain.

- … perdre Lami, avoua-t-il après une poignée de secondes de réflexion.

- Elle a un grain, ta frangine.

- Je suis le premier au courant.

- … je pensais pas que t'étais un sentimental, ajouta Kid après un silence, arborant un air pensif que Law ne jugeait pas nécessairement hostile.

Il se demanda ce que cet aveu avait réveillé chez son patient, quelles pensées pouvaient le traverser à ce moment-là ; quelles réflexions il initiait chez lui, quels souvenirs étaient susceptibles de remonter à la surface. Le genre d'informations qui lui auraient été utiles, en hypnose, mais qu'il pourrait difficilement appliquer à Kid, trop peu enclin à se laisser aller de la sorte. Même principe pour Zoro, qui n'accepterait d'ouvrir la bouche que s'il l'avait décidé, là où Nojiko et Luffy étaient plus susceptibles de partager ce qu'ils savaient.

Est-ce que Kid était capable d'amour, au sens strict du terme ? Quelle était sa notion d'attachement, les limites de l'affection qu'il pouvait porter à quelqu'un ? Avait-il déjà rencontré quelqu'un qui lui avait plu, dans sa vie, assez pour lui manifester de l'intérêt ? Si oui, comment s'était soldée cette rencontre ? Il avait une multitude de questions, mais toutes impliquaient de s'acquitter d'un tribut qu'il devinait de plus en plus élevé et qu'il n'avait pas forcément envie de payer, rien qu'à en imaginer les conséquences.

- Et toi, tu fais dans les sentiments… ?

- … nan, j'ai pas le temps pour ça, s'esclaffa-t-il en se reculant, prenant une distance inconsciente avec la discussion.

- C'est-à-dire… ?

- Rien de plus que c'que j'viens de te répondre. Quand j'ai envie de baiser, c'est maintenant. D'ailleurs, si tu veux bien m'excuser–

Kid se leva du banc, lança sur la table la pièce du plateau d'échec qu'il tenait toujours à la main et traversa la perlouse en direction de la baie vitrée grande ouverte, où Franky était occupé à faire sortir Shakky sous le soleil de l'après-midi ; Law échangea un regard avec Ace qui se contenta de sourire sans se précipiter vers la scène à venir, visiblement sûr de lui. Le genre de risques que le psychiatre n'avait pas envie de prendre sitôt la discussion cordiale amorcée.

Nonchalant, le jeune homme se rapprocha de sa cible du moment qui le regarda arriver sans se départir de son air amusé, se tendant vers le briquet que son hôte tenait ouvert pour allumer sa cigarette, exhalant un nuage de fumée qu'elle chassa d'un geste de la main pour mieux le contempler. Il se planta face à elle en carrant les épaules, debout, projetant son ombre et son assurance sur l'objet de sa convoitise – qui pouvait le blâmer de vouloir s'amuser un peu, après des semaines de statut quo ?

- J'me doute que t'embrasses pas les inconnus, chérie, alors voilà, j'me présente : Eustass Kid, sourit-il en lui offrant le sourire le plus séducteur qu'il avait en réserve.

En aucune façon celui de Luffy, dont il était pourtant coutumier et qu'il savait manier à l'envi, pour peu que cela serve sa cause ; il était rompu depuis longtemps à cet exercice, qui lui avait ouvert un nombre incalculable de portes, et qu'il comptait bien garder dans sa manche pour le temps qu'ils passeraient à l'asile – un temps limité, si ses calculs s'avéraient exacts.

Shakky le dévisagea avec soin, prenant le temps de l'observer et de le détailler, avant qu'elle ne lui fasse signe de s'approcher d'un index mutin ; il se pencha vers elle, se laissa faire quand elle crocheta son doigt dans le col de son tee-shirt pour ramener son visage à sa hauteur et repousser une mèche de ses yeux pour dégager ses traits, le contemplant intensément.

- … si je n'étais pas déjà mariée à un homme dont le passe-temps et de suspendre les intestins des autres au mur et de leur coudre la bouche, ça aurait pu marcher, trésor, mais là….

Elle lui tapota fermement la joue et se ré adossa lentement dans son fauteuil, faisant signe à Franky de la pousser vers l'allée centrale en se lançant dans un laïus sur les adolescents et leur absence de subtilité.

Il les regarda s'éloigner en songeant à tout ce qu'il aurait pu faire s'il se n'était pas agi de lui, de l'asile, peu importe le nombre de témoins à faire disparaître après ça. Tout ce qu'il avait entre les mains et qu'il ne pouvait plus exprimer, dans cet endroit, trop lié par les conditions restrictives dans lesquelles il était contraint d'évoluer. L'image de Zoro lui parvint, et avec elle son affirmation concise et sans appel qui lui avait été formulée sans détour : Shakky était hors-limite. La donnée intouchable de cet endroit, qu'il ne remettrait pas en cause – quand bien même une entorse à la règle pour sa propre distraction ne tuerait personne – et qui faisait partie de leur accord commun. Chacun avait son droit de veto, dans le groupe, et Zoro avait déjà usé de sa carte. Luffy avait posé ses propres conditions en la personne de Sugar, mais Nojiko avait gardé le silence sur le sujet – manque d'intégration dans les internés qui l'empêchait de se prononcer.

Kid entendit Shachi et Penguin ricaner, à quelques mètres de là, leur adressa un majeur qui ne souffrait d'aucune interprétation et avisa Law, toujours installé à la table et qui le contemplait avec une expression indéchiffrable.

- … c'est pas aujourd'hui que tu vas conclure, mec, s'esclaffa Penguin en croisant les bras, goguenard.

- On se passera de vos commentaires, messieurs, lança Law depuis son poste d'observation. Vous avez du travail alors circulez, d'accord… ? Kid, on n'a pas terminé notre conversation.

- Je crois bien que si, Doc', rétorqua-t-il en revenant à la table. J'ai plus rien à te dire et j'ai plus envie de répondre. Ça s'appelle un monologue, maintenant, alors si Sa majesté le permet, je vais me trouver une meilleure occupation…

- … oh, je vois… tu te dérobes quand ça devient compliqué, c'est ça ?

La pique ne devrait pas l'atteindre – il en avait beaucoup trop vu et trop enduré, jusqu'ici, pour se laisser distraire par ce genre de feinte uniquement destinée à le faire vaciller et baisser la garde, mais le coup avait fait mouche. Il se mordit la langue, serra les poings et les fourra dans ses poches, soutenant le regard perçant du psychiatre qui s'était levé et jouait sur le même terrain, à présent.

- Je sais, pour Alemão. Pour Luffy, pour toi. Tu t'en veux parce que t'as été incapable de vous sauver de ce qui vous arrivait, murmura-t-il sans cesser de le fixer.

- … la ferme.

- Zoro a été obligé d'encaisser pour vous deux. C'était ton rôle et t'as échoué. Peu importe ce que tu feras, tu ne pourras jamais rattraper cet écart, poursuivit-il en se rapprochant encore.

- … j'étais un gosse.

- Tu n'en étais pas un quand tu as lâché Luffy, chez Monet. Zoro a encore recollé les morceaux. Tu n'en étais pas un non plus quand tu as laissé Zoro ramener Luffy chez vous après avoir assassiné la fille Nefertari.

- … je t'ai dit de la fermer, cracha Kid en serrant la mâchoire si fort qu'il sentit ses dents grincer.

- Et tu n'en étais pas un non plus quand tu es parti après le verdict, martela Law en haussant le sourcil. Tu veux savoir ce que je pense de tout ça… ? T'as avoué pour être sûr que Luffy ne serait pas tué. Tu t'es bien amusé à faire tourner ton petit monde en bourrique au tribunal, mais ton loisir avait trouvé sa fin. Tu tiens trop à lui. À Luffy. Et une fois dans le couloir de la mort, tu n'aurais eu aucune échappatoire.

- … t'imagines pas à quel point t'es à deux doigts de te faire casser la gueule…

- Menace-moi autant que tu veux, je n'en ai rien à cirer, rétorqua le psychiatre. Notre conversation d'aujourd'hui est encore une magnifique illustration de tes talents de fuyard, Eustass Kid. Le reste m'importe peu.

Law se détourna de la table, une partie de lui croisant intérieurement les doigts pour ne pas se faire tacler par le taureau en furie à qui il tournait délibérément le dos, un affichage radical d'absence de respect pour cet alter qu'il savait pointilleux sur le sujet quand il en était le principal intéressé. Ace ne bronchait pas, gardant sa stature immobile face à lui, signe que Kid n'avait pas encore réagi à cette bravade uniquement destinée à le faire sortir de ses gonds.

Le psychiatre espérait un revirement radical dans le comportement de cette personnalité, qui fonctionnait principalement aux challenges et à la provocation pure et dure ; le traiter en lâche était sa manière de tâter le terrain, histoire de voir si Kid se sentirait assez concerné pour accepter de se plier à l'exercice que Law avait prévu, à savoir les faire tous participer à la thérapie – il avait déjà Zoro, Luffy et Nojiko, restait le dernier à sortir de sa caverne.

Il gardait à l'esprit qu'il devait prévoir une autre paire d'as dans sa manche au cas où ce stimulus ne fonctionnerait pas ; pour ça, il aurait encore besoin de Magellan et de ses tours de chimie, mais pas sans en avoir d'abord informé Luffy – il fallait que l'idée fasse son chemin, dans la tête de son patient, et elle ne pourrait pas trouver d'écho en lui tant que Law ne serait pas là pour l'implanter en amont.

C'était une méthode tout aussi risquée, qui pouvait porter ses fruits ou échouer lamentablement, tout comme la première.

. . . . . . . . . .

Le même soir.

Louisiane, près d'Ostrica. Chambre de Monkey D. Luffy.
21h45.

Luffy releva la tête de son oreiller quand des coups résonnèrent à la porte, le tirant de ses pensées portées par la musique dans ses écouteurs ; il entendit la voix du psychiatre, derrière le battant, qui demandait poliment à entrer – il n'était pas persuadé que le voir était une bonne idée, après la discussion houleuse qui avait mis Kid hors de lui, mais il ne pouvait pas s'empêcher d'être curieux à propos de ce qui amenait Law jusqu'à lui à cette heure-là de la journée, où l'extinction des feux était imminente.
Autre fait : Ace ne lui avait rien dit sur une éventuelle visite tardive de la part du directeur, signe que le sujet avait sûrement été débattu à brûle-pourpoint et confirmé dans la foulée, au point que Law lui-même exprime l'envie de lui en parler directement, sans passer par un intermédiaire.

- … ouais, une seconde, lança-t-il en fourrant son baladeur sous son oreiller, récupérant son tee-shirt abandonné au coin du lit pour l'enfiler à la hâte avant que ne résonne le grincement des clés dans les verrous.

La porte s'ouvrit une poignée de secondes plus tard sur Law, un dossier sous le bras, qui la referma aussitôt en tâchant de faire le moins de bruit possible – la chambre voisine était celle de Lucci, qui ne supportait pas le moindre haussement de ton ou claquement de porte une fois vingt-et-une heures passées. Le genre d'habitudes que Luffy avait prises et qu'il se gardait bien de raconter à Kid, pour éviter de lui donner trop de grains à moudre et des outils à utiliser à mauvais escient.

- Désolé pour l'heure tardive, murmura le psychiatre en s'approchant du lit, tirant la chaise pour s'asseoir à sa hauteur. Je ne t'embête pas longtemps.

- … ça fait rien. J'ai pas envie de dormir de toute façon.

- Une raison en particulier… ?

- Je pense trop.

- Notre discussion ne va pas arranger ton cas, sourit Law en croisant les jambes, rajustant sa blouse avant de sortir un stylo de sa poche et d'ouvrir la pochette sur ses genoux, lui présentant un papier qui ressemblait à un courrier administratif, en-tête de la clinique en haut de page et tampon encré en bas à droite.

L'adolescent se pencha sur le papier, qu'il parcourut du regard sans être certain d'en comprendre les tenants et les aboutissants ; il était question de lui et de l'autorisation de pratiquer des actes médicaux en particulier, mais le langage utilisé était beaucoup trop alambiqué pour qu'il en saisisse le sens concret.
Sourcils froncés, il coula un regard perplexe à son thérapeute qui lui tendit la feuille et le stylo, dont il se saisit avec précaution, hésitant sur la marche à suivre.

- … faut que je signe votre papelard, c'est ça ?

- Tu as compris de quoi il retourne ?

- Franchement ? Nan, avoua Luffy en redonnant les affaires au psychiatre, qui ne fit pas le moindre geste pour les récupérer.

- C'est une lettre pour Borsalino Kizaru, le chargé d'application des peines au tribunal de San Francisco. C'est lui qui a l'œil sur ce qu'il se passe entre ces murs, pour ce qui te concerne, et j'ai besoin de son accord pour te faire subir des examens complémentaires.

- … « subir »… ? souligna le jeune homme en haussant le sourcil.

Law esquissa un autre sourire, légèrement retors, proche du rictus, qui provoqua la torsion d'un recoin désagréable dans le creux de son ventre ; il déglutit, baissa les yeux sur le papier et tenta de retrouver le paragraphe où il devait sûrement être fait mention d'une quelconque lobotomie, mais sa recherche fut interrompue par la main du psychiatre qui vint se poser sur la feuille, lui coupant la vue.

- Plus sérieusement, Luffy. Je ne pense pas que l'hypnose pure marchera à tous les coups en ce qui vous concerne tous les quatre, murmura-t-il. J'ai besoin d'étudier vos réactions plus en profondeur et pour ça, il me faut deux choses, dont une que je ne peux pas avoir ici. Je demande à SF l'autorisation de te faire sortir pendant quarante-huit heures à la Nouvelle-Orléans pour une IRM fonctionnelle avec plus de gardes du corps que le président lui-même. Histoire de rassurer cette bande de poules mouillées, comme l'a bien résumé Ace tout à l'heure, ajouta-t-il après un silence.

- … et la deuxième chose, c'est quoi… ?

- Magellan est en train de travailler sur une formulation spécifique de la kétamine qu'on a en réserve, et je compte la tester sur toi.

Le terme ne lui était pas inconnu, mais fouiller dans sa mémoire lui prit un temps étonnamment cours pour remettre la main sur l'information, et avec ce rappel le cortège de stigmates qui en découlaient.

- … c'est du LSD ?

- Basiquement, oui.

- J'en ai pas de très bons souvenirs, confessa Luffy en se souvenant des heures passées à vomir, prostré dans les toilettes de la villa, baigné de sueur et hanté par des sons et des lumières qui devaient très certainement avoir amusé Kid avant qu'il ne lui rende sa place en pleine descente.

- J'imagine. Mais ça n'aura rien de récréatif, c'est à strict visée médicale et sous ma surveillance.

- Ça vous servira à quoi de faire ça ?

- Les dissociations de personnalité sont précisément décrites lors de l'usage de phényl-cyclidine ou de kétamine. Ces molécules perturbent ton système nerveux central et permettent de créer une dissociation. Pendant une IRM, je suis supposé observer dans ton hippocampe une faiblesse de ton activité cérébrale au moment de vos changements de personnalités et je voudrais pouvoir en comprendre le fonctionnement. Et être capable de limiter cette dissociation ou d'en atténuer les symptômes.

- … je peux laisser la main si c'est ça que vous voulez, proposa Luffy après un temps d'hésitation.

- C'est ce que je veux éviter. Mon but, c'est aussi de créer une dissociation non-désirée contre laquelle tu ne pourras rien, parce qu'elle sera chimiquement induite par un élément totalement extérieur à votre quatuor, annonça le psychiatre. Tu es ici pour guérir, Luffy, et je ne peux pas me contenter de répondre que toutes tes personnalités collaborent et qu'elles sont toutes prêtes à aller travailler dans des associations caritatives dans le meilleur des mondes. Tu le comprends… ?

Il y avait beaucoup d'informations à digérer, mais la principale restait cette notion à la fois si abstraite et si concrète de sortie.

La possibilité d'être dehors, même l'espace de quelques petites heures, était grisante. Luffy en était fébrile rien que d'y penser. Une possibilité qui lui faisait aussi peur qu'envie – cette peur se déclinant elle-même en des dizaines d'interrogations différentes ; la peur de craquer, la peur de perdre le contrôle et de laisser quelqu'un d'autre prendre le dessus ; la peur de ne plus supporter l'idée d'être enfermé à nouveau après avoir goûté à de brefs instants de liberté, de réussir à départager les personnalités qui voudraient toutes profiter de cette sensation à leur manière.

- Je vois où vous voulez en venir, concéda le jeune homme en parcourant de nouveau la feuille du regard. Pourquoi vous voulez que je signe, si c'est pour Kizaru… ?

- Parce que je préfère avoir ton consentement. Ça ne sera pas une partie de plaisir et je tiens à ce que tu en aies conscience avant qu'on aille plus loin.

Deux choix s'offraient à lui, à cet instant : demander un temps de réflexion pour pouvoir remplir des pages de débats et d'arguments dans les cahiers, à devoir prendre en compte les demandes, exigences et ultimatums des uns et des autres, ou prendre la décision seul et les informer une fois devant le fait accompli et aucun retour arrière possible.
Dans les deux cas, l'opération ne serait pas sans risque : il pouvait perdre des heures à tenter de convaincre le groupe de ne pas faire capoter leur unique ticket de sortie, même provisoire, ou se retrouver face à une mutinerie ingérable s'il leur imposait quoi que ce soit sans les consulter au préalable.

Raffermissant sa prise sur le stylo, Luffy apposa sa signature en bas de la page, luttant contre la nervosité qui faisait trembler ses doigts avant de rendre dans un geste brusque pochette et plume au directeur.

- Merci, Luffy, chuchota le psychiatre en les reprenant avec plus de douceur. Je te tiens au courant dès que j'ai le retour du Tribunal… peut-être avant la fin août, si tous les fonctionnaires de l'état ne sont pas en congés…

- Quel jour on est… ?

- Mardi. Mardi 17 août, Luffy, murmura Law en scrutant l'air perplexe de son patient. Pourquoi ?

- Pour rien. Je perds la notion du temps, ici.

- Tu n'es pas le seul dans ce cas-là. Shakky aura peut-être de bons conseils sur le sujet, sourit-il en se levant, lui étreignant légèrement l'épaule avant de remettre sa chaise à sa place et de retourner à la porte, tirant son trousseau de sa ceinture pour déverrouiller la poignée. Bonne nuit… ?

Luffy se contenta d'acquiescer et le regarda sortir, comptant malgré lui les tours de clés et le cliquetis de toutes les serrures fermées pour les heures à venir ; une poignée de minutes plus tard, les lumières s'éteignirent dans un dernier chuintement dans toute l'aile du dortoir, la voix de Sugar s'élevant dans le couloir pour souhaiter d'affreux cauchemars à tout le monde à travers le blindage de sa porte. Bonney tapota doucement sur le battant pour lui intimer de fermer les yeux, le calme revint dans la nuit noire, le laissant seul avec ses pensées qui ne cessaient de tourner et qui, comme Law l'avait prédit, ne l'aideraient pas à trouver le sommeil.

Tournant la tête vers la silhouette de son bureau tout juste visible dans la lumière des miradors lointains, il hésita longuement, pesant le pour et le contre – assez pour entendre les légers éclats de voix, dans la cour, signe que Dellinger était enfin de sortie, un fait qu'il savait intéressant pour Kid et Zoro mais dont lui et Nojiko se fichaient bien.

Il était incapable de passer éternellement sous silence leur hypothétique sortie à la Nouvelle-Orléans, Law ayant été parfaitement limpide quand à la suite des évènements si sa requête était approuvée ; toutes les personnalités auraient droit à leur moment, pendant cet examen, et il était certain que les deux plus coriaces n'apprécieraient pas de se réveiller pieds et poings liés dans la cage de l'IRM sans en avoir été avertis au préalable.

Zoro serait peut-être le plus capable de prendre sur lui, sans compter Nojiko qui ne verrait que l'occasion de rencontrer de nouveaux visages ; Kid serait difficile à convaincre, surtout après la journée passée. Inspirant profondément, il roula dans son lit et se leva, rejoignant le bureau, ouvrant le tiroir pour en sortir le cahier bleu de Nojiko tout en actionnant la petite lampe de chevet, feuilletant à travers les pages pour trouver le point d'arrêt de leur dernière conversation – prenant son crayon, il inscrivit dans la marge la date donnée par Law, repère temporel tant pour lui que pour ses alters privés de sortie, et commença sa rédaction.

La plus facile à convaincre en premier, pour faire pression sur les autres le lendemain matin, par petites touches discrètes, comme ils savaient si bien le faire une fois lancés en équipe.

À la condition sine qua non que la bonne personne reçoive le message et accepte de jouer le jeu.

.


On se revoit dans la 1ère quinzaine de juin !