Ohayo mina !

J'espère que vous avez passé un bel été...!

Chapitre de rentrée (on va dire : rentrée de fac et pas rentrée de primaire, OK ?), encore un peu plus calme que le précédent, où le personnel de l'asile essaye désespérément d'éponger les ressentis entre le psychiatre et son nouveau patient...

Merci pour vos reviews précédentes ! Je vous souhaite une bonne lecture, et...

Enjoy it !


Chapitre 38 :

Jour 104. Guerre froide.

Louisiane, près d'Ostrica. Chambre de Monkey D. Luffy.
08h15.

Ace ouvrit, prudemment, la porte de la chambre de Luffy, en croisant les doigts pour que l'humeur du gamin soit meilleure que la veille, où il avait purement et simplement jeté sa tasse et son contenu au visage de Law venu prendre de ses nouvelles – une manière claire de lui exprimer ce qu'il pensait sans avoir besoin de mots.

Personne n'avait communiqué aux internés – et a fortiori à Luffy – l'identité du tireur, sur ordre du psychiatre, mais l'infirmier devait reconnaître qu'il ne s'en sentait pas mieux pour autant, bien au contraire ; l'idée que Law trinque pour lui l'agaçait au plus haut point.

Passant la tête dans l'encadrement, il avisa le jeune homme assis à son bureau, écouteurs dans les oreilles, penché sur son cahier dans un angle particulier qui n'était pas sans rappeler sa blessure à la hanche, encore fermement bandée. Non pas qu'il appréciait Lami – la reine des neiges, comme la nommait justement Sugar – mais il ne pouvait pas lui retirer, indéniablement, ses talents de chirurgienne, quand bien même elle n'avait terminé aucun cursus, trop inapte à se fondre dans la masse et à maintenir la mascarade indéfiniment.
Il frappa, de nouveau, sur le battant ouvert pour attirer l'attention de son patient, mais il était soit trop plongé dans ses notes et sa musique pour l'entendre, soit décidé à jouer la carte de l'indifférence coûte que coûte. Ace referma la porte derrière lui d'un tour de clés et s'approcha, plus proche cette fois du champ de vision du jeune homme qui lui coula un regard en biais, qu'il interpréta comme un signe de la présence de Luffy et pas d'un autre alter : il retira ses écouteurs, corna sa page et referma son cahier, avant de tendre le crayon à l'infirmier qui le récupéra et le glissa dans sa poche zippée – nouvelle mesure de précaution qui punissait le quatuor et empêchait les communications nocturnes, mais Law avait prévenu toute l'équipe qu'aucune personnalité ne bénéficierait d'un quelconque passe-droit, peu importe les arguments avancés.

De toute manière, aucun des quatre membres n'avait réclamé quoi que ce soit depuis leur réveil ; Kid et Nojiko brillants par leur absence, Zoro dans son éternelle face taciturne, Luffy par son mutisme tout juste rompu par des affirmations ou négations polies et concises. Retour à la case départ, semblable aux journées qui avaient suivi l'arrivée de leur dernier patient, là où tous évoluaient en territoire inconnu : pour Ace, c'était le signe d'une confiance totalement rompue, qui n'était pas près de se tisser de nouveau. Law, plus que les autres, allait avoir un mal fou à remonter la pente – si seulement il y parvenait un jour.

- Bien dormi ?

Il eut droit à un haussement d'épaules, sut qu'il allait devoir s'en contenter pour le moment. Il s'adossa au mur le plus proche de lui, mains dans le dos, dans une position qu'il espérait ouverte et franche – soigner sa communication tant verbale que physique était la consigne n2 de Law, après le retrait du crayon. Prendre des pincettes, attendre, faire preuve d'une patience d'ange, peser ses mots avant de dire quoi que ce soit. Limiter les échanges avec les autres internés pour le moment, laisser le temps aux infirmiers d'évaluer les réactions de Luffy face à de nouvelles situations quotidiennes.

Gladius lui avait garanti que le petit-déjeuner s'était passé sans encombres, et que personne n'avait tenté de lui sauter à la gorge entre le réveil et le moment où il avait débarrassé son plateau vide de nourriture ; il lui avait concédé le crayon avec prudence, l'œil de Bonney aux caméras en bouée de sauvetage, mais zéro indice qui laissait supposer le même fiasco qu'avec Shachi.

- Pas de salle commune aujourd'hui, annonça-t-il en jaugeant soigneusement l'expression que Luffy arborait à cet instant.

Une poker face propre et nette, qu'Ace ne parvint pas à analyser, ajoutant une couche à son début de frustration.

- Je crois pas que tu sois d'attaque pour une petite partie d'escalade ou pour un jogging, ajouta-t-il dans une tentative d'humour dont il n'espérait de toute façon pas grand-chose. Tu vas passer la matinée avec Zeff, en cuisine. Pour les autres c'est souvent la corvée, mais comme tu as un rapport amoureux avec la nourriture je me suis dit que ça te ferait surtout du bien.

- … un rapport amoureux… ? souligna Luffy en haussant le sourcil.

- Un peu too much, c'est ça…? tenta l'infirmier en esquissant un sourire.

Il garda le silence en se contentant de soutenir son regard sans ciller – Ace réprima l'envie de soupirer qui lui prenait les tripes et alla chercher le fauteuil roulant laissé au fond de la chambre par Gladius, l'approchant de la chaise d'où Luffy se hissa seul, malgré ses traits crispés : il refusait catégoriquement l'aide de qui que ce soit et Ace n'allait certainement pas insister, au risque de se faire envoyer bouler et de briser la fragile cordialité qui s'était de nouveau établie entre eux depuis son réveil. Il le poussa jusqu'à la porte, qu'il referma derrière eux après avoir éteint la lumière, et le poussa à travers l'aile des dortoirs jusqu'aux ascenseurs de service, seuls endroits où faire passer les fauteuils d'un étage à l'autre – utilisés quotidiennement par Shakky pour ses déplacements et par Tashigi pour les allers et retours à la blanchisserie.
Ni l'un ni l'autre ne parlèrent pendant les minutes qui défilèrent, Luffy gardant les yeux rivés sur le carrelage, Ace ses commentaires et son envie d'échanger quelques mots avec son patient – trop risqué, après la tentative ratée d'humour quelques instants plus tôt. Ils arrivèrent dans les cuisines, où Luffy n'avait encore jamais mis les pieds – un trajet supplémentaire à conserver en tête le plus longtemps possible, jusqu'à l'exprimer sur le papier quand il en aurait de nouveau l'autorisation.

Il détailla les longs plans de travail en inox qui encadraient les cuisinières à gaz, les empilements de casseroles en tout genre, la vaisselle rutilante – de quoi largement cuisiner pour une centaine de personnes, un nombre bien loin d'être atteint à l'asile toutes équipes confondues, quand bien même les gardiens à l'extérieur seraient nourris et blanchis.

L'endroit était désert, là où Luffy s'attendait à déjà voir le cuisinier aux fourneaux pour le service du midi, mais Ace ne sembla pas s'en inquiéter plus que ça, s'appuyant au mur le plus proche en prenant son mal en patience – encore une fois, le silence s'installa, bien trop gênant dans l'immensité froide et clinique de la pièce à l'hygiène glaciale.

Luffy pinça les lèvres, inspirant profondément en réfléchissant à la phrase qui lui brûlait la bouche depuis la veille, maintenant ; pas sûr qu'Ace soit en état de l'entendre, mais il allait devenir fou s'il se retenait plus longtemps.

- Je sais que c'est vous. La balle, annonça-t-il en levant les yeux vers l'infirmier.

Ace ne dit rien, ses prunelles noires rivées dans les siennes – rien, comme toujours, ne transparaissait sur son visage ; pas le signe d'une quelconque émotion, pas la moindre fuite sentimentale, rien. Luffy songea à ce que Law lui avait dit – ou sous-entendu – à propos d'Ace et de son passé. À ce que Zoro avait suggéré : toujours se méfier de lui, là où Luffy avait plutôt tendance à lui faire aveuglément confiance.

Il hésita, une fraction de secondes, à poursuivre cette conversation qui serait, il s'en doutait, à sens unique ; il était prêt à parier cher que Law avait donné l'ordre à tout son staff de la boucler sur le sujet, rien qu'à voir le soin que tous mettaient à ne pas mentionner l'incident devant lui, mais il ne pouvait pas continuer à faire l'autruche plus longtemps. Quand bien même Ace ne confesserait absolument rien.

- Je sais pas si vous vous en voulez. Ou si vous en avez rien à cirer, pour ce que j'en sais. Vous faisiez juste votre job. Je suis sûr que c'est pas vous qui avez pris la décision de me canarder.

Le jeune homme changeait régulièrement d'avis sur son envie d'étriper Law, ou se résigner à l'idée que le psychiatre avait fait ce qu'il fallait pour le garder dans les murs.
Il savait pertinemment qu'il n'y avait pas grand-chose à faire pour retenir Kid, pour le faire dévier de ses objectifs ; le shooter en plein vol était certainement la meilleure solution qu'ils avaient sous la main, mais il aurait mille fois préféré avoir droit à la moiteur cotonneuse du trip causé par les anesthésiants de Magellan – pourquoi avoir pris ce risque quasi insensé ? Luffy était parfaitement conscient que le psychiatre avait, au bas mot, dix coups d'avance sur tout ce qui pouvait arriver ici, et qu'il avait toujours de très bonnes raisons de faire ce qu'il faisait ; restait à comprendre pourquoi et comment.

- C'est juste pour vous dire que je vous en veux pas. À vous, ajouta-t-il en le désignant d'un balayage de la main.

- À qui est-ce que tu en veux, alors… ? soupira Ace en croisant les bras.

Enfin une réaction.

- À lui, marmonna-t-il en levant les yeux vers le plafond. Vous allez essayer de me faire avaler qu'il y avait vraiment aucune autre solution à part me tirer comme un lapin ?

- Il n'y en avait pas, non.

- Foutaises.

- Ton langage, rétorqua Ace en donnant un léger coup de pied dans son fauteuil. Tu poses des questions et t'aimes pas entendre la réponse, Luffy, ça peut pas marcher comme ça et tu le sais. Si t'as pas envie d'avoir mes arguments on s'arrête là. Si t'es prêt à écouter ce qu'on a à dire sur le sujet, tu la fermes et tu ouvres tes oreilles.

L'adolescent se mordit la langue pour se faire violence, les mains crispées sur les accoudoirs de sa chaise roulante, renvoyé dans ses pénates sans détour ; Ace avait ce quelque chose d'écrasant, peut-être même plus que Law, qui l'empêchait de vouloir aller plus loin dans la réplique acerbe.
Ace le dévisagea un long instant, cette fois pesant le pour et le contre, similaire à ce moment qu'ils avaient passé dans la chambre après l'attentat de San Francisco, quand il avait laissé poindre une partie de sa vie avant l'asile, la Russie, son père, les circonstances de sa mort. Évaluant sûrement ce qu'il lui en coûterait de passer aux aveux, même partiellement, dans la limite de ce qu'il pouvait lui dire.

- Ça fait des jours que tu refuses de voir Law, et tant que tu t'entêteras tu n'auras pas les réponses à tes questions. Je ne suis pas autorisé à te dire quoi que ce soit à propos de ce qu'il s'est passé l'autre jour, mais si tu te décides, la porte du psy est toujours ouverte. C'est à toi de voir, Luffy.

- Pourquoi il vous interdit d'en parler ?

- C'est sa décision et elle a forcément un sens. Ce n'est pas à moi de la contester.

- Pourtant vous–

Il se tut quand la porte du fond s'ouvrit dans un bruit sourd, la silhouette du cuisinier-en-chef de l'asile se découpant dans le contre-jour, les bras chargés d'un énorme sac en toile de jute, son arrivée coupant court à leur discussion qui s'avèrerait forcément de plus en plus houleuse, jusqu'à dégénérer. Ni l'un ni l'autre n'eut le temps de dire quoi que ce soit – Zeff les dévisagea de haut en bas, l'air maussade, affichant clairement son dédain sans s'embarrasser de politesses.

- Je te le laisse jusqu'à onze heures, annonça Ace en désignant son patient, alors que l'homme s'éclipsait vers le cellier sans un mot de plus. T'as pas l'autorisation de le faire passer dans le lave-vaisselle s'il te soûle.

- Et puis quoi encore ?! vociféra la voix rauque depuis la pièce attenante.

- Consigne du patron.

- T'iras lui dire que j'en ai rien à foutre !

- T'iras toi-même, répliqua l'infirmier en débloquant les roues du fauteuil d'un coup de talon avant de leur tourner le dos et de s'éloigner vers la sortie, laissant Luffy seul entre les deux camps.

Le chapelet de jurons qui s'échappa de la réserve fut incompréhensible aux oreilles de l'interné, qui se contenta de pousser ses roues jusqu'au piano de cuisine en se demandant comment aborder l'occupant des lieux qui, de toute évidence, ne raffolait pas de sa présence largement imposée. Ace pensait sûrement avoir eu une bonne idée, mais il aurait certainement mieux fait de se tirer une balle dans le pied plutôt que de le coller dans les pattes de quelqu'un qui, à vue de nez, appréciait autant la compagnie que Kid les Golden Retriever.

Il se racla la gorge, hésita un instant mais n'eut pas besoin de chercher à argumenter pour s'acheter un droit aux pourparlers – Zeff sortit de la pièce en poussant une desserte devant lui, chargée de bacs débordant de légumes, les traits rigides ; Luffy garda le silence quand le chef souleva une bassine immense remplie de pommes de terre pour la balancer sur le plan de travail, devant son nez, dans un fracas assourdissant qui laissait présager du poids qu'elle devait peser – assez grande pour qu'il puisse s'y mettre sans effort, et cette pensée le renvoya à ses premières frousses d'enfant, l'histoire d'Hansel et Grethel, que Zoro détestait plus que tout. Il songea à Bartolomeo et ses interminables laïus en faveur du cannibalisme, ses techniques de découpe et de cuisine, et Luffy eut la brève vision de son camarade de salle commune en train de se préparer un wok avec la chair d'un pauvre type qui avait eu le malheur de passer devant chez lui.

Chassant le frisson qui lui donnait la nausée, il s'approcha du plan et lorgna la montagne de tubercules qui semblait presque le surplomber, fit mentalement le compte de toutes les personnes qui travaillaient de près ou de loin à l'asile et du travail quotidien qui attendait Zeff à longueur de journée – son regard croisa le sien, un bref instant, tout ce qu'il voulait éviter mais trop tard : le cuistot était le genre de type à l'allure particulière qui n'inspirait absolument aucune confiance, de l'expression de son visage à l'extrémité de sa jambe artificielle qui lui donnait une démarche claudicante digne d'un mauvais film de pirates ; Luffy n'en était pas moins fasciné par ce qu'il dégageait, un mélange d'autorité et de rudesse qui lui donnait envie de se tenir à carreaux – rien à voir avec l'insolente tentation d'emmerder le psychiatre, qui émanait pourtant une autorité naturelle que personne ne semblait vouloir contredire.

- T'as douze kilos de pommes de terre à éplucher. Lambine pas, aboya le cuisinier en lui lançant l'épluche-légumes au visage.

Luffy l'attrapa au vol, se contenta d'hocher la tête pour confirmer que l'ordre était reçu et s'attela à sa tâche sans un mot de plus ; pour sûr que Kid n'aurait jamais supporté de se faire adresser la parole de cette manière, mais lui était beaucoup moins à cheval sur ce genre de détails. Le seul endroit où Kid avait jamais admis se faire traiter de tire-au-flanc était le dojo où il s'entraînait à la boxe, adolescent, quand Luffy n'avait pas plus de 12 ou 13 ans. Le coach ne prenait pas de pincettes, à en croire les écrits de l'alter au fur et à mesure de sa narration, mais Kid était suffisamment réceptif à l'atmosphère et à l'environnement pour savoir quand la fermer ou l'ouvrir. Peut-être que cette époque était révolue, à présent, rien qu'à en juger la propension de la personnalité à ne pas admettre le moindre impératif extérieur.

Cette notion lui rappela les années difficiles de son adolescence ; les mois de conflit, de changements, pendant lesquels il avait dû faire face à l'évolution de Kid et l'apparition de Nojiko, les accès de rage et de colère décuplés de l'un, les débuts balbutiants de l'autre, tous deux impossibles à cacher et à contrôler au quotidien. Seul le soutien de Zoro lui avait permis de ne pas perdre la tête, dans ce capharnaüm de perturbations hormonales, physiques et mentales ; il était le premier conscient à avoir été infernal à vivre pour sa famille, qui avait encore une fois subi les affres de ses changements d'humeur et de personnalité, mais tous ses efforts conjugués ne pouvaient pas suffire à passer le cap de ces années sans incident.

Le fracas d'une lame sur le plan de travail le plus proche l'arracha à sa rêverie diurne, l'obligeant à porter son attention sur son voisin et ses gestes brusques, le mouvement régulier de son bras qui abattait le couteau sur la planche dans une technique nette et précise, séparant les os, la chair et les articulations de la pièce de viande étalée devant lui. Zeff surprit son regard sur lui, lorgna dans sa direction par-dessus sa moustache – Luffy ne cilla pas, vit un léger sourire en coin se dessiner sur le visage aux traits burinés du cuisinier.

- Vas-y. Balance. J'sens que t'as envie de parler.

- Je reconnais pas votre accent, marmonna le jeune homme.

- Ecossais.

- Pas de kilt… ? sourit Luffy en haussant le sourcil, gardant les yeux rivés sur ses pommes de terre.

- J'te vois pas danser la samba, rétorqua le vieil homme par-dessus le bruit de sa lame.

Un point partout ; la réplique lui évoqua Ace et ses sarcasmes quotidiens, points de distraction dans la journée qui n'en finissait pas ; il songea à la froideur de leur échange, à la retenue dont il avait fait preuve ces derniers jours et qui n'avait rien arrangé à sa situation. Il secoua la tête, décidant de garder ces réflexions pour plus tard.

- Vous avez toujours fait de la cuisine ?

- Depuis que j'sais tenir debout.

- Vous avez pas mal voyagé, alors ?

- Y'a d'l'idée. Et toi ?

- Un peu. Avec ma famille. Je suis allé en Europe, une fois… c'était sympa. Vieillot, mais sympa.

- Vieillot ? T'as pas vu Bâton-Rouge, ricana Zeff en débarrassant la viande dans un plat. L'Europe a une histoire beaucoup plus vieille que ce pays de cinglés.

- Je suppose que vous êtes pas ici de votre plein gré ?

- À peine. J'aurais préféré tirer dix ans d'plus en mer, mais c'était ça ou la peine de mort.

Dire que Luffy était surpris serait un euphémisme ; il avait imaginé des tas de choses, pendant le court laps de temps qui s'était déroulé entre son arrivée dans la cuisine et l'instant passé, mais pas au point d'avoir devant lui un rescapé de la peine capitale, comme lui – à nouveau, leurs regards se croisèrent et le cuisinier poussa un long soupir en débarrassant ses oignons émincés dans la poêle qu'il avait en face de lui, semblant à la fois disposé à parler et agacé d'avoir à se livrer plus intimement. Il se demanda depuis combien de temps il était là, seul, à gérer sa barque comme il l'entendait, sans personne pour mettre le moindre grain de sable dans son organisation.

- Avant de m'embarquer dans cette galère j'avais pignon sur rue, deux étoiles sur ma veste et ça m'a pas empêché d'envoyer chier tout ça. Je m'emmerdais à toujours cirer les pompes des connards pompeux qui venaient trier ma bouffe du bout d'la fourchette.

- C'est pas la plus horrible des vies, ça.

- J'te l'accorde, mais après vingt ans comme lécheur de cul professionnel j'avais envie d'autre chose. J'ai tout claqué, rendu mes étoiles et vendu le commerce pour aller péter des plombs entre quatre murs sans fenêtre au fond d'une cale. Ça m'a fait un bien fou et je regrette pas.

Luffy pensa à Sanji, éternel gourmet et cuisinier accompli malgré sa pratique en amateur, songea qu'il aurait adoré connaître un type comme lui et être tiré toujours plus vers le haut par ses exigences qu'il devinait outrancières, à l'époque où il devait avoir une batterie de sous-chefs et de commis sous ses ordres.

- Ça payait pas des masses un poste comme ça et après quinze ans passés dans cette daube j'avais envie d'plus. Je sais, tu vas me dire que c'est complètement con, c'est moi qui avais décidé de tout plaquer et de cracher sur l'oseille – mais j'vivais quasiment dans la cale du bateau et j'aurais jamais eu la moindre occasion d'afficher d'nouveau la plus petite once de pognon, maugréa-t-il en écrasant une tête d'ail du plat de la main avant de la balancer dans l'huile chaude qui crépitait déjà. Mais j'avais que ça à foutre, penser et imaginer des trucs crétins sans voir la lumière du jour. J'ai accepté de faire passer de la marchandise en douce dans mes fûts pour le compte de gros bonnets qui voulaient s'éviter les douanes maritimes et c'a marché pendant longtemps.

- Comment vous faisiez… ?

- Créneaux de ravitaillement. J'avais les plans de navigation six mois à l'avance et la main sur tout ce qui entrait et sortait du cargo en termes de bouffe – accélère le mouvement, tu sais combien de temps ça cuit ? pesta-t-il en lui désignant son saladier – alors c'était un vrai jeu d'enfant. Personne soupçonnait le cuistot et je faisais ma tambouille dans mon coin, au sens propre comme au sens figuré. Jusqu'à un arrêt à Jakarta où des mecs renseignés par Interpol attendaient le bousin où j'me trouvais : ils avaient eu vent de je-sais-pas-quelle-info et je me suis fait cueillir comme une pâquerette.

- … vous transportiez quoi ?

- Héroïne. Quatre-cents kilos dans des conteneurs à betterave.

L'annonce tomba comme un couperet – pour sûr que l'anecdote ferait triper Kid, toujours friand de ce genre d'histoires et de dénouement dramatique, mais l'idée de se retrouver coincé sans aucune échappatoire possible faisait partie des scénarios qui angoissaient le jeune homme au point de lui donner une suée glacée, trop semblable à celle qu'il avait ressentie quand il s'était réveillé encore poisseux du sang de Vivi Néfertari.

- C'est en Indonésie ?

- Malheureusement pour moi, ouais. Le trafic de drogue est puni de mort et j'ai fini dans une geôle en attendant les prochains 72 jours qui me restaient.

- Vous… vous vous êtes évadé… ?

Le cuisinier éclata d'un rire rauque, éminemment franc ; Luffy se sentit stupide d'avoir suggéré quelque chose d'aussi saugrenu, mais il n'aurait pas été surpris d'apprendre que Law était capable de cacher quelqu'un aux yeux du monde dans le fond marécageux de l'asile.

Pas d'évasion, alors. Une sortie en bonne et due forme, de toute évidence, mais à quel prix ?

- Pas eu besoin. Le père du patron s'est chargé d'arranger le coup.

- … Don Quixote Doflamingo ?

- Lui-même. Il prenait son petit café du matin avec son journal quand il a lu le papelard qui racontait les péripéties du débile qu'était pas foutu de sceller ses fûts correctement. Une prise pareille et des bonnets à faire tomber, c'a fait les gros titres avec ma gueule en pleine page. Sauf que ce gars-là, il avait déjà eu ses miches dans un de mes restaus, à Londres, et c'était un régulier qui se pointait régulièrement à l'improviste pour avoir une table. Le genre que t'as envie d'envoyer chier, mais que tu tu peux pas te permettre d'avoir à dos si tu veux pas qu'il te coule ton affaire.

Luffy se rappela à quel point il avait été difficile de se faire une place parmi les autres après son arrivée en Californie ; du tri qu'il avait eu à faire au milieu de tous ceux qui gravitaient autour de lui, sans compter ceux qu'il aurait voulu retenir mais qui avaient préféré le fuir, lui et sa ribambelle d'emmerdes colossales qui empêchaient toute vie privée.
Il y avait les éternels intéressés, les vautours dont se débarrasser relevait du miracle, chewing-gums indésirables collés à ses baskets et qui ne demandaient qu'à s'accrocher de plus belle à lui – sans compter ses alters, qui ne lui facilitaient pas la tâche, quand bien même Kid était le premier à se porter volontaire quand il était question d'envoyer chier les opportunistes. Souvent – trop, même – Shanks lui avait proposé d'intervenir pour le sauver de situations plus ou moins désastreuses, mais lui avait toujours préféré se débrouiller par ses propres moyens ; une vieille habitude dont il ne s'était jamais réellement défait, à en croire son désir de garder sa famille en dehors de ce qu'était l'asile pour tenter de s'accoutumer à sa solitude forcée.

- Il a fait jouer ses relations et il a réussi à me sortir de ce bordel, je sais pas comment et je veux pas le savoir. Le psy cherchait encore qui il allait coller aux fourneaux et j'suis arrivé entre ces quatre murs.

- Je l'imagine pas super content de se faire imposer quelqu'un.

- C'est le cas de l'dire, c'était tendu comme ambiance, les placos étaient pas encore secs que des patients étaient déjà quasiment en cours de transfert. J'ai bien foutu la merde comme il faut, j'l'ai obligé à refaire toute la cuisine, ricana-t-il.

- Vous avez réussi à obliger Law à faire quelque chose… ?

- C'était ça ou personne voudrait jamais venir se faire suer à vivre au fond des marais pour cuisiner pour une bande de dégénérés. Sans offense, ajouta-t-il en levant la main.

L'adolescent balaya la remarque d'un haussement d'épaules – il n'allait pas se vexer pour si peu, et à bien y réfléchir, il n'imaginait pas que quiconque sain d'esprit ou de corps puisse se porter volontaire pour venir s'exiler dans cet endroit, quand bien même le personnel soignant qui demeurait dans ces lieux n'avait pas été enfermé là contre son gré. Luffy se demandait comment, d'ailleurs, Law réussissait le tour de force de garder tout le monde droit sur ses pieds, sans débordement qui soit visible aux yeux des internés ; comment il parvenait à unifier un groupe aux membres si hétéroclites, dans un environnement aussi contraignant, avec tous les ingrédients réunis pour une mutinerie en règle et un bain de sang imminent.

- J'ai toujours été nul pour cuisiner. Papa a jamais voulu que je me mette tout seul aux fourneaux alors je le faisais jamais sans Nami, murmura Luffy en s'affairant à laver ses pommes de terre.

- Nami ?

- Ma grande sœur. Elle a appris toutes les recettes brésiliennes qui lui tombaient sous la main pour pouvoir me les préparer… j'ai jamais osé lui dire que j'en connaissais pas la moitié, ajouta-t-il avec un sourire nostalgique. Mais c'était super bon.

- Pas eu l'occasion de te faire le palais, là-bas ?

- … j'en ai pas beaucoup de souvenirs. Et l'orphelinat avait pas les moyens de varier le menu, là où j'étais. Quasiment pas de viande parce que c'était trop cher, beaucoup de riz, de lait et de soja. J'ai…

Il se rappela, encore une fois, les bagarres sans pitié au coin d'une rue pour le minable fond de poubelles d'un quelconque hôtel à touristes, les minutes de noir total avant de se réveiller en pleine course, les mains encore collantes d'hémoglobine et de nourriture arrachée au prix du sang.

- … j'ai souvent eu faim, poursuivit-il en reportant son attention sur sa planche, où son bras s'était pris à découper les légumes d'un geste mécanique qui trahissait la profondeur de ses pensées. Alors je suis pas très difficile.

- Je vois l'genre, marmonna Zeff en lançant ses morceaux de viande dans le faitout, qui grésillèrent au contact du métal brûlant. J'en ai connu pas mal dans mon restau des trous du cul qui faisaient la fine bouche et qui finissaient pas c'que j'leur servais. Y'en a un qu'a pris la bisque de homard en pleine gueule, je crois.

- … c'est bon le homard, commenta l'adolescent sans cesser de couper ses pommes de terre.

- Je veux, ouais.

Tous deux esquissèrent un sourire de concert, alors que Zeff se concentrait cette fois-ci sur une autre préparation, diamétralement opposée à celle qui était en cours ; Luffy se demanda combien de plats différents le quinquagénaire était amené à cuisiner au quotidien, à qui ils s'appliquaient et pourquoi.

- Vous adaptez toujours tout ce que vous faites à chacun d'entre nous ?

- À chaque repas, gamin. Law s'occupe de récupérer les infos et je me démerde avec ce que les familles veulent bien nous dire. Toi, tu peux pas blairer la salade verte et je t'en mets jamais, souligna-t-il en déglaçant son fond de casserole dans un panache de fumée qui fit saliver l'adolescent. Y'a pas quelqu'un là-haut qui raffole du cheesecake aux fruits rouges ? ajouta le cuisinier en lui flanquant un coup de spatule sur la tempe.

- … Kid. C'est son dessert préféré.

- C'est dans mes notes. Et vous me facilitez pas la tâche, toi et ton groupe, vous êtes pas faciles à suivre.

- Désolé.

Il écarta ses excuses d'un roulement d'yeux, qui en disait long sur ce qu'il pensait de sa démarche, se détourna de ses feux pour retourner vers le garde-manger où il fouilla longuement en pestant contre Thatch et sa manière désastreuse de gérer les approvisionnements.

- Le dirlo est bien relou, dans son genre, marmotta-t-il en revenant avec un tas de bocaux remplis d'épices. Chiant comme c'est pas permis.

- Bonney est pas difficile, elle.

- Tu rigoles ? Elle renvoie 50% des assiettes sans y avoir touché. Le Doc me fait sur-protéiner le peu qu'elle avale pour pas la voir tomber raide en plein aprèm.

L'usage du présent. Une astuce toujours en marche, au long-cours, qui n'était peut-être pas près de trouver une fin.
Luffy se demanda, au fond, si ceux qui étaient enfermés ici étaient tous incapables de s'extraire de leur pathologie, ou si Law y trouvait son compte en les laissant patauger dans les marécages de leur santé mentale défaillante. L'idée avait le mérite d'être à réfléchir plus profondément.

- Je suppose qu'elle ne le sait pas ?

- Et ça lui fait pas de mal.

- Vous avez l'air de prendre votre boulot vachement à cœur. Je veux dire… en dehors de tout votre truc de restau étoilé et de cargo.

- Sans vouloir me jeter des fleurs, mon boulot est p't-être le plus important ici. Il marque le temps. Je te parle pas des pendules mais du temps, répéta-t-il en mettant l'emphase sur le mot. C'est une notion abstraite qui file comme le sable entre les doigts. Il passe beaucoup trop vite ou beaucoup trop lentement, et on a aucune emprise sur lui. Les repas, ça règle ton horloge biologique, et ça présente un autre avantage : quand tu bouffes bien, t'es heureux. Et quand t'es heureux–

- –tu te tiens à carreaux, murmura Luffy en se lavant pensivement les mains.

Il repensa à la cohésion à laquelle il avait songé, un peu plus tôt ; au fait que Law parvenait à tenir sa cocotte-minute sous contrôle, malgré la dangerosité de tous les ingrédients qui y étaient réunis. Ses pensées le menèrent à Magellan et à sa desserte bardée de piluliers, dont il faisait la distribution chaque matin en s'assurant que tout le monde ait eu sa dose réglementaire ; au soin que le géant mettait dans sa tâche, son expression pour le moins terrifiante empêchant sûrement quiconque de tenter la moindre bêtise au moment de l'ingestion des cachets.

Il y avait toujours cette infime probabilité qui persistait, latente dans un coin de son esprit, celle qui résumait la bonne conduite générale à l'action chimique d'une petite pilule docilement ingérée chaque matin ; la partie rationnelle de son cerveau avait beau lui marteler que lui ne prenait aucune médication et qu'il n'était certainement pas le seul dans ce cas, il était parfaitement capable d'imaginer Zeff les droguer tous à leur insu en leur mitonnant leurs plats préférés. L'idée le répugnait, mais avait pour triste avantage d'être cruellement logique. Dire qu'il serait déçu était peut-être exagéré, mais l'effet n'en était pas moindre.

Si le cuisinier remarqua son air fermé, il garda le silence à ce propos et se contenta de lui désigner les poulets fraîchement déplumés et livrés alignés sur le plan de travail, visiblement à vider – le genre de tâche qu'il trouvait immonde et qui lui rappelait les rares moments où il avait dû aider sa grand-mère adoptive, la mère de Shanks, à préparer les dîners de famille. Une femme acariâtre qui l'avait toujours appelé « pièce rapportée » ou « branche exotique », dans ses meilleurs jours, et qu'il avait toujours eu en horreur depuis le jour où il l'avait rencontrée. Une répulsion mutuelle, qu'aucun des membres de la villa n'avait su contrebalancer – même pas besoin que Kid fasse des siennes, la seule vue de Luffy la dérangeant au plus haut point.

Il roula jusqu'au plan de travail, tira devant lui la planche en bois la plus proche et y déposa la première volaille, saisissant un couteau d'office en songeant que, définitivement, le personnel était soit complètement inconscient de le laisser avec autant de possibilités entre les mains, soit horriblement joueur.
L'exercice serait au goût de Kid, pour sûr.
Il en était là de ses réflexions quand la porte de la cuisine s'ouvrit à nouveau, mais sur une silhouette trop familière qui fit dangereusement monter son rythme cardiaque ; ses doigts se crispèrent sur le manche du couteau alors qu'il suivait Law des yeux, mâchoire serrée, le sang pulsant dans ses oreilles – un bruit assourdissant, qui mourut aussi vite qu'il était né quand la main, large et imposante, de Zeff s'abattit sur son épaule, ses doigts fermés sur son articulation lui coupant toute liberté de mouvement.

Il déglutit, entendit à peine la voix du cuistot au-dessus de lui qui annonçait au psychiatre que le premier service serait prêt pour midi sans faute – il devait absolument gérer Kid et Zoro. Pas de débordement possible, au risque de se voir infliger autre chose que des corvées mineures à la prochaine incartade.

- … bonjour, Luffy, murmura le directeur en s'approchant à pas lents, les mains dans les poches de sa blouse.

L'étreinte des doigts de Zeff se raffermit davantage, presque à lui couper la circulation ; l'adolescent serra les dents et inspira profondément, songeant à la seule ligne laissée par Nojiko deux jours auparavant en réponse à tout ce désastre – celle où elle lui demandait, encore une fois, d'être le premier à initier des efforts concrets, sans quoi rien ne serait susceptible de s'arranger.
Un discours diamétralement opposé à celui de Zoro.

Il répondit à cette amorce de salutation par un signe de tête sec au possible, les lèvres pincées, baissa les yeux vers ses phalanges serrées à blanc autour du couteau, qu'il lâcha sur le plan de travail dans un bruit sourd avant de faire un geste qu'il regretterait sitôt lancé.
Luffy repensa à leur échange avorté de la veille, à la patience du psychiatre quand il s'était retrouvé aspergé de thé, au dépit qu'Ace avait affiché en épongeant le sol sans un mot. Il n'avait pas l'envie de faire le moindre effort – tout ce qu'il voulait, c'était la réponse à ses questions, puis silence radio.
Zeff lui imprima une légère secousse ; peut-être même indétectable pour Law de là où il se trouvait. Le message était clair.

- … bonjour, marmonna-t-il en croisant les bras sur sa poitrine.

- Si tu permets, je t'emprunte ton commis, annonça le psychiatre à l'intention du cuisinier. Quinze minutes maximum.

Il eut pour seule réponse une longue série de grommèlements inintelligibles, parmi lesquels Luffy était certain d'avoir entendu filer quelques noms d'oiseaux, avant que l'intéressé ne s'éloigne vers le plan de travail opposé, leur tournant ostensiblement le dos dans un geste équivoque – il ne voulait pas avoir à se préoccuper de leur échange, peu importe sa nature. Law fit signe à l'adolescent de le suivre, ce qu'il fit après un instant de réflexion en poussant ses roues avec humeur, histoire de montrer qu'il n'avait pas son entière coopération. Dans le pire des cas, Law pourrait se contenter de bloquer le fauteuil et de lui balancer ses quatre vérités, mais il ne semblait pas vouloir en arriver à cette extrémité.

Pas immédiatement.

Ils sortirent de la cuisine, s'éloignèrent de quelques mètres dans le couloir désert où pas un bruit ne régnait, aucun interné n'ayant d'intérêt à se trouver à cet endroit dépourvu de la moindre distraction ; Law semblait chercher ses mots et les peser avec soin, rien qu'à voir la manière dont ses yeux balayaient les lignes du carrelage alors qu'il marquait les cents pas, plongé dans ses pensées et leurs rouages alambiqués dont personne n'avait le mode d'emploi.

- … comment tu as su, pour Ace ?

- Su quoi ?

- Que c'est lui qui a tiré.

- C'est Zoro qui l'a écrit. Je me suis rangé à son avis, confessa l'adolescent en le regardant aller et venir, toujours à pas lent.

- Et qu'est-ce qui l'a poussé sur cette voie ?

- … la culpabilité. Dans les yeux d'Ace, ajouta-t-il après un silence. Juste avant qu'on aille au bloc. Il paraît que ça trompe pas.

Law esquissa un sourire, trop désabusé pour être retors, s'appuya au mur et riva enfin son regard dans le sien, que Luffy s'efforça de soutenir sans ciller ; plus besoin de faire semblant, il savait que celui chargé de le surveiller avait un énorme tendon d'Achille sur lequel il était facile d'appuyer – à ses risques et périls, il en était conscient.
Un risque que Kid prendrait sans hésiter, quitte à ne jamais frapper deux fois au même endroit, histoire de tester la solidité des fondations avant de s'attaquer à sa partie préférée : démolir ce qu'il considérait comme un obstacle, plongé dans son élément favori, le chaos le plus total après une longue mer sans vagues.

- Je ne pouvais pas laisser Kid atteindre l'enceinte, poursuivit le psychiatre en lui lançant une œillade en coin.

- Je vois pas pourquoi. Vous avez quoi… dix, quinze mètres de mur ? Y'a aucune prise et il avait aucune chance de passer de l'autre côté.

- Ce n'est pas si facile que ça.

- Expliquez-moi au lieu de me prendre pour un demeuré avec vos non-dits ! s'agaça le jeune homme en relevant la tête un peu trop brusquement, les dents serrées.

Le directeur leva les mains, sûrement en signe de reddition – de toute évidence, lui non plus n'était pas dans sa dynamique habituelle, celle par laquelle il tentait à tout prix de trouver les limites de ses patients, pour mieux les juger et les appréhender, ou en tirer ce qu'il désirait ; celles du quatuor étaient toutes trouvées et il n'était sûrement pas prêt à les voir sortir de leurs gonds une nouvelle fois. Il l'évalua du regard, une fois de plus, et Luffy aurait donné cher pour savoir ce qui pouvait bien lui passer par le crâne, à cet instant – savoir ce qu'il voyait, quand il le dévisageait de cette manière. Ce qu'il avait prévu pour lui, en devinant Kid prêt à refaire son numéro au moment le moins opportun.

Savoir si Kizaru Borsalino et Kuzan Aokiji avaient eu vent de l'incident, ce qui se tramait dans son dos et ce qu'il était susceptible de lui cacher.

- Je gère ce qui se passe entre les murs. À partir du moment où vous atteignez le niveau extérieur, la cause est considérée perdue et les gardes des miradors prennent le relai.

- Ils sont pas sous vos ordres ?

- C'est plus compliqué que ça, soupira Law en se passant une main dans les cheveux. J'ai un deal avec le gouvernement. Je garde les monstres sous le chapiteau, mais rien ne doit en sortir. Sous aucun prétexte.

- Jamais… ?

- … jamais, non, concéda-t-il.

- Pas d'espoir, alors… ? ricana Luffy avec amertume, sentant sa gorge se serrer.

- Tu peux le voir comme ça si c'est ce que tu veux, rétorqua le psychiatre. J'ai carte blanche jusqu'à la dernière porte, ce qui se passe au-delà ne me concerne plus. J'avais le choix entre vous laisser prendre une balle dans la tête, ou donner une chance à Ace d'éviter un bain de sang. J'ai choisi. Et je me fiche pas mal que ça te plaise ou non.

Il était habitué à la facette provocatrice – voire railleuse – du psychiatre, pas celle qu'il lui offrait à présent et qui lui rappelait son père dans les moments déplaisants ; ceux où il se faisait sermonner, pour les bonnes comme les mauvaises raisons, et qu'il était incapable de contre-argumenter, Shanks ayant beaucoup trop d'aplomb et de présence pour que Luffy puisse espérer passer par-dessus cette aura.

Serrant les dents, il sentit la boule dans sa gorge grossir un peu plus et menacer de déborder. Rien à voir avec des larmes, qu'il avait eu trop souvent l'occasion de verser et qui ne lui apportaient même plus cette fausse paix intérieure dont seuls les pleurs avaient le secret, le laissant trop fatigué pour craindre le moindre cauchemar.
Non, tout ce qu'il voulait était vomir la logorrhée qui restait désespérément coincée et qui n'attendait qu'un faux pas pour déborder ; pour se libérer de ce poids qu'il traînait comme un boulet, plus que jamais.
Pour lui crier que tous les efforts du monde ne serviraient à rien, parce qu'il n'y avait rien à sauver chez lui, et qu'il aurait préféré avoir atteint l'enceinte plutôt que d'en revenir au point zéro, et même pire encore : être tout juste capable de gérer Kid, beaucoup trop décidé à partir de cet endroit où il ne voyait aucun intérêt à s'attarder, et à raison.

- J'ai dû faire un choix, et tes considérations personnelles n'entrent pas en jeu, martela le psychiatre. Je ne peux pas jouer sur tous les fronts et tu ne fais pas exception, je ne suis pas Shanks et je ne vais pas tout foutre en l'air pour me plier à ton rythme… est-ce que c'est clair ?

La pilule était difficile à avaler ; le changement de ton était si soudain que Luffy se prit, un instant, à avoir rêvé cette interaction, mais le regard ferme de son vis-à-vis ne laissait pas la place au doute. Il se prenait une soufflante en règle, une situation qui lui semblait tellement incongrue qu'elle avait sapé la moindre velléité de rébellion à cet instant – trop choqué pour pouvoir réfléchir convenablement et trouver la bonne répartie.

Se faire rentrer dedans de cette manière lui était totalement étranger, tellement les autres prenaient des pincettes quand il était question de se trouver dans son environnement immédiat, le traitant avec une forme de prudence qui lui était parfois insupportable – s'il avait toujours souhaité ne pas faire l'objet d'un traitement de faveur, il prenait désormais en pleine figure le fait qu'il n'y avait plus droit depuis que Law avait tranché sur son devenir, pendant que Kid tentait vainement de se faire la malle.
À cet instant, Law endossait la peau d'un adulte, au-delà de son étiquette de psychiatre : fermement campé sur ses positions, loin de se laisser atteindre par tout ce qui pouvait pourtant le heurter en pleine face. Une position directive, dans laquelle il se contentait d'énoncer des faits sans chercher à le ménager, sans négociation possible.

- … pourquoi vous vous êtes pas contenté de m'anesthésier… ? murmura-t-il sans pour autant le lâcher du regard.

- Magellan n'était pas là. C'est assez rare pour être souligné, mais j'ai besoin de l'envoyer hors des murs pour qu'il teste ses compositions, et Kid a choisi le mauvais jour pour nous faire son numéro. … j'ai merdé, admit-il après un silence marqué, dans un langage familier que Luffy n'était pas certain de l'avoir déjà entendu employer.

De toute évidence capable de faire son mea culpa, autre point qui surprenait l'adolescent – lui qui, comme Kid et Zoro, avait mis le directeur dans la case des arrogants pathologiques incapables de se remettre en question.
D'où lui venait ce soudain accès de remords ? Était-ce une manière détournée d'adoucir ses propos et sa sécheresse qu'il jugeait inutile une fois crachée, ou l'expression de quelque chose de beaucoup plus profond que ça ?
Jamais Luffy ne s'était autant demandé ce que cachait la façade de neutralité soigneusement travaillée de Trafalgar Law, et ses questions semblaient ne jamais avoir la moindre réponse satisfaisante.

- J'aurais dû anticiper cette situation et ce genre d'incidents n'arrivera plus. J'espère que tu sauras faire la part des choses, peu importe le temps que ça prendra, et que tu accepteras de mettre tout ça de côté pour avancer dans ta thérapie.

- Et si j'y arrive pas… ?

- C'est ton problème, pas le mien, répliqua le psychiatre en haussant le sourcil, mains dans les poches de sa blouse. Je suis un homme patient, Luffy, mais je ne peux pas t'aider si tu ne le veux pas. On en revient aux fondamentaux de nos discussions du mois de mai.

- … je peux vous dire ce que j'en pense ?

- Je t'écoute.

- Vous me prenez la tête pour le simple plaisir de vous en prendre à quelqu'un, ou vous voulez voir si je résiste à un peu de pression… ?

Law esquissa un sourire en coin, leva les yeux au plafond et poussa un profond soupir, qui renvoya Luffy à ses interrogations précédentes : si Law jouait à un jeu, alors les règles en étaient dangereusement floues. Au désavantage de ceux qui ne les maîtrisaient pas, à savoir les patients et potentiellement même les soignants.
Luffy ignorait encore comment il était susceptible de réagir face à une vérité peut-être un peu trop crue ; comment il serait capable de digérer le fait que le psychiatre pousse encore plus loin les limites, malgré les évènements passés, et cherche à voir au-delà de ce qu'il pouvait lui-même afficher depuis que Zoro avait cédé la place.

- Bien. Je vois que tu as encore un peu self-control, concéda-t-il sans se départir de son sourire.

- Ça vous amuse, hein… ?

- Disons que j'y vois forcément un intérêt. Mets-toi à ma place une minute, veux-tu… ? J'ai besoin de voir que tu as toujours envie d'aller plus loin, et que Kid n'est pas dans les parages.

- Vous me facilitez pas la tâche, là.

- J'en ai conscience et je maintiens ma position : que ça soit à ton goût ou non, ça ne changera rien à mes objectifs. Soit tu rentres dans le rang–

- Soit quoi ? Vous m'enfermez au sous-sol jusqu'à ce que Zoro se suicide à coup de tête dans les murs ? le coupa le jeune homme en réprimant une grimace. Vous avez pas de solution alternative qui vous convienne, de toute façon.

Il avait visiblement fait mouche, à en juger l'expression d'ennui qui traversa le visage du thérapeute à l'évocation de ce point ; une vraie épine dans sa chaussure, Luffy en était certain.

Il repensa à Dellinger, à ce patient que Kid était le seul à voir quand venait la nuit, à cette unique heure de liberté à laquelle il avait droit, loin des autres – pourquoi, impossible de le savoir, mais il n'avait pas besoin du moindre diplôme de médecine pour savoir que ce niveau d'isolement n'apportait rien de bon, à personne ; lui-même n'étant pas sûr d'y survivre au bout de quelques semaines de ce traitement.

- Comment va Shachi… ? soupira-t-il en se détournant, une nouvelle fois, de la trajectoire d'affrontement qu'ils semblaient tous les deux prendre.

- Il a connu des jours meilleurs, mais il s'en tire bien. Sans contre-indication de dernière minute, il revient d'ici la fin de la semaine. Et oui, je sais déjà que tu es désolé, ajouta-t-il en le voyant rouvrir la bouche. Je suis aussi certain que tu n'as jamais voulu ça, et personne ne t'en veut.

- Genre, ronfla Luffy en levant les yeux au ciel.

- Les risques du métier. C'est Shachi lui-même qui me l'a dit, hier. Il a été négligent, comme moi, et il l'a payé cash, comme toutes les erreurs qu'on peut commettre ici.

Luffy songea à cette nuit où Kid avait dépassé les bornes, et de loin ; où l'équilibre précaire de leur quatuor avait été rompu à jamais, les faisant tous tomber dans le même panier d'emmerdes dont aucun n'était capable de s'extraire, seul ou aidé des autres. Kid avait, encore une fois, tenté d'arranger le problème à sa façon, pour échouer magistralement à quelques mètres de la sortie. De toute évidence, la clinique sonnait comme un glas pour chaque coup d'essai, puits sans fond dont ils étaient tous incapables de s'extraire – chaque personnalité semblant s'accrocher désespérément aux parois sans trouver la moindre prise solide à laquelle se suspendre.

- … notre prochaine séance est prévue mardi prochain. Tu as tout le temps du monde pour réfléchir à la manière de passer outre ce qu'il s'est passé, et aller de l'avant. La sortie à la Nouvelle-Orléans est repoussée jusqu'à ton rétablissement.

- Ça sera long… ?

- Sous quinzaine, j'espère. Alors ça ne tient qu'à toi.

- Vous êtes sûr de pas vouloir annuler ?

Le ton était volontairement ironique, mais le directeur en avait largement vu d'autre pour s'agacer d'une nouvelle entorse à l'étiquette ; il se contenta de se rapprocher de lui, au point d'entrer dans son espace vital – loin d'impressionner l'adolescent – et de se pencher pour arriver à sa hauteur, ombre longiligne dont la taille lui semblerait presque écrasante.

- … et risquer de passer à côté de ce qui se passe là-dedans… ? chuchota-t-il en levant la main pour presser son index contre son front. T-t-t, hors de question.

Sans attendre de réponse, il se redressa et se détourna de son patient, s'éloignant dans une démarche nonchalante qui ferait grincer les dents de Zoro, mais qui ne faisait que confirmer ce que Luffy savait déjà : en dépit de tous les obstacles possibles et inimaginables, Law ne se laisserait pas atteindre ou détourner de son objectif.

Quel qu'en soit le prix.

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Merci d'avoir lu, à bientôt !