Ohayo mina !

On poursuit avec la suite de l'asile ; comme s'il n'y en avait pas assez, je vous balance un nouveau problème :)
Profitez néanmoins de votre lecture, et...

Enjoy it !


Chapitre 45 :

Jour 130. Bartolomeo.

Louisiane, près d'Ostrica. Bureau de Trafalgar Law.
17h45.

- … comment vont les choses, depuis la semaine dernière ? demanda Law, prudemment, en dévisageant son vis-à-vis.

Lucci soutint son regard, silencieux, installé dans le divan avec la même raideur habituelle quasi militaire ; le psychiatre était coutumier de ses silences et de ses temps de réflexion, toujours à l'aise avec ce patient, un de ceux qu'il gardait le mieux en contrôle et pour lequel il s'était toujours senti utile.

- Elles vont bien, je dirais.

- Pen m'a dit que tu as refusé la visite de ta mère, hier. Il y a une raison à ça ?

- … c'est toujours pire quand elle est là, marmonna-t-il en détournant les yeux vers les bibliothèques.

- Tu ne progresseras que si tu t'exposes à ton facteur de stress, Lucci. Sans ça, pas de mise à l'épreuve, donc rien à surmonter.

- Je suis très bien sans elle.

Law l'observa lisser son pantalon, tirer sur sa chemise, toucher les bordures du divan – une triade, méthodiquement répétée, qu'il le laissa terminer tout en prenant ses notes ; il avait déjà tenté de l'en empêcher, et les résultats avaient toujours été dommageables, pour ne pas dire désastreux. Il était beaucoup plus simple d'apprendre à Lucci à les contrôler plutôt que de l'y contraindre, et cette méthode portait encore ses fruits, aujourd'hui – un compromis entre ses compulsions et un semblant de maîtrise de sa vie.

Leurs rendez-vous ne duraient jamais plus de quinze minutes, temps au-delà duquel son patient atteignait son quota de paroles, minutieusement compté et restreint : ses questions se devaient d'être précises et directes, tourner autour du pot ne le menant qu'à gâcher ses cartouches.

- Tu as fait une demande pour ne plus faire d'escalade, poursuivit le psychiatre en ouvrant son dossier pour en sortir une feuille soigneusement pliée que son adjoint lui avait fait passer la veille. Ace t'embête tant que ça ?

- Rien à voir avec lui.

- Tu n'as pas le vertige. Tu n'as pas de pathologie physique qui t'empêche de te déplacer. Tu as du temps libre à foison, énuméra-t-il en levant un doigt à chaque point. Tu n'es pas un flemmard, je ne vois rien d'incompatible. C'est le pattern des appuis qui te dérange ?

Lucci acquiesça sèchement, peut-être agacé par sa propre limite ; la disposition aléatoire des prises, leurs formes et leurs tailles différentes sans schéma directeur le perturbaient trop pour qu'il puisse se concentrer sur la grimpe en elle-même, mais Law ne pouvait pas se permettre de céder sur tous les terrains – pousser Lucci hors de sa zone de confort avait du bon, comme pour tous les autres internés.

- C'est un bon exercice pour toi. Je maintiens.

Son patient leva les yeux au ciel, ce à quoi Law répondit qu'un claquement de lange désapprobateur. Lucci secoua la tête et poussa un soupir à pierre fendre, mais le psychiatre ne se laisserait pas attendrir aussi facilement – question d'habitude. Au moins, sa réaction était bien plus mature que celle de Sugar, inhérente à son âge : une bouderie qui pouvait durer des heures, voire même des jours dans le pire des cas.

- Tu vas bien supporter un peu de challenge, non ? sourit-il en griffonnant dans son carnet.

- Facile à dire. C'est quoi, le vôtre ?

- … finir une journée sans que personne ne se soit jeté du toit ou n'ait tenté de sortir les intestins de son voisin. Ça me paraît correct.

- Mmn, présenté comme ça.

À bien y réfléchir, Law ignorait si son travail quotidien relevait de la routine, ou si chaque jour présentait suffisamment d'aléas pour le sortir de sa propre zone de confort ; pendant le cours laps de temps où il avait exercé en ville, avant de faire construire l'asile, il avait peut-être touché du doigt ce sentiment de quiétude, avant qu'elle ne lui soit insupportable et ne le pousse à voir plus loin, plus grand, plus inaccessible.

« Pas le temps de se reposer sur ses lauriers », comme aurait dit sa grand-mère.

- … Doc ? soupira Lucci en se passant une main sur la nuque.

- Je t'écoute.

- … je n'ai plus très envie de parler.

- Je vois ça. Tu veux qu'on se revoie demain ?

Lucci secoua la tête – ce serait pour la semaine suivante, alors.

Il était prêt à forcer la main de ses patients, pour leur bien, mais savait reconnaître un combat perdu d'avance quand il en voyait un ; certains internés avaient besoin d'une prise en charge moins lourde, presque semblable à celle des soignants, et s'il ne se permettait pas de lâcher du lest avec eux, alors à quoi servait le reste de ses efforts ?

Refermant son calepin, il se leva de son fauteuil et le suivit jusqu'à la porte, où Lucci se rechaussa après trois laçages-délaçages de lacets, pendant lesquels le psychiatre s'abîma dans la contemplation de ses bibelots ; juste assez pour lui laisser son intimité, et ne pas lui rajouter une anxiété supplémentaire avant le dîner.

- Vous descendez… ? s'étonna son patient en le voyant le suivre dans les escaliers.

- Des choses à faire en bas. Une pierre, deux coups.

La pure vérité, à l'omission près que c'était lui, la raison de sa venue ; la salle commune était pleine, dans l'attente du service, Penguin et Tashigi s'affairant entre les internés pour installer tables et couverts, sous la supervision de Franky affairé à régler la hauteur de la toile déroulante devant les baies vitrées – il aurait presque oublié la projection mensuelle prévue pour le soir, un film commun choisi par les patients, qui allait générer son lot de déçus mais qui finiraient tout de même par se prendre au jeu. Il avait promis d'y assister – ce qui lui était aussi complètement sorti de la tête – et devrait revoir son planning de la soirée en conséquence, mais ce n'était pas le pire des sacrifices ; Lami le lui ferait payer d'une manière ou d'une autre, rien qu'il ne saurait gérer.

Invitant Lucci à s'asseoir dans le canapé près de Rebecca, il échangea un dernier regard entendu avec lui avant de prendre la direction du laboratoire de Magellan, à coup sûr occupé à préparer les doses pour le repas du soir – le géant était penché sur les piluliers, cerné par une vague de flacons en tous genres, jetant une œillade régulière à la liste épinglée sur le plan de travail.

- Bonsoir, boss, marmonna-t-il quand la porte se referma sur le psychiatre. Réajustement ?

- Pour Lucci. On augmente la lamotrigine dès ce soir. 150 milligrammes.

- Et s'il vomit dans la nuit ?

- On lui donnera de l'alizapride. Je brieferai Thatch pour sa garde, murmura-t-il en reprenant la feuille des prescriptions pour y mettre ses annotations.

Magellan ouvrit un des flacons pour en sortir un comprimé, le déposant sur la balance avant de le couper – Law s'était longtemps occupé lui-même de cette étape avant de mettre la main sur le chimiste, et détesterait avoir à remettre le nez là-dedans au quotidien.

- Ah, au fait… j'ai une nouvelle composition à tester. Pour Dellinger, annonça-t-il en reprenant sa distribution.

Quand on parlait du loup…

- On va éviter le manquement de la dernière fois… tu as du stock d'anesthésiant ?

- Pour tout le monde. Avec supplément pour le monstre à quatre têtes.

- … tu parles de Luffy ?

- C'était affectueux, objecta-t-il.

Law ne releva pas, réfléchissant déjà à déléguer la préparation des doses journalières à Bonney ou Lami, tout en sachant que l'une serait bien plus disposée que l'autre pour cette tâche ; étreignant brièvement l'épaule de Magellan pour lui signifier son départ, il se détourna de la paillasse pour sortir de la pièce et rejoindre son bureau, comptant terminer un minimum de paperasse sur le temps du repas avant de devoir se joindre aux internés pour la soirée, histoire de ne pas procrastiner davantage sur ce qui, d'une manière ou d'une autre, lui revenait, que ça lui plaise ou non. Ace était toujours le premier à lui en remettre une couche supplémentaire à chaque fois qu'il se plongeait dans l'administratif de la clinique, soulignant à haute voix qu'il détesterait avoir à faire ça – juste pour le titiller un peu plus.

Il entendit des pas, derrière lui, un peu trop pressés pour être naturels, jeta un coup d'œil par-dessus son épaule quand la voix de Kaya résonna dans le couloir pour le héler.

Finalement, peut-être un signe divin pour retarder un peu plus le moment de se mettre au travail.

- Oui, Kaya… ?

- Je suis passée chercher Bartolomeo pour le repas, et il– … vous devriez venir voir.

- … il va bien ?

- Physiquement ? Au top de sa forme, approuva-t-elle en le suivant en direction des dortoirs. C'est pour le reste que ça va poser problème.

- J'ai des raisons de m'inquiéter ?

- Je pense, oui.

Ils quittèrent l'allée centrale pour bifurquer vers l'aile d'hébergement, empruntant une volée d'escaliers au pas de course ; Kaya n'était pas du genre à paniquer ou s'inquiéter pour rien, a contrario de Shachi qui pouvait vite dramatiser la situation, aussi Law préférait ne pas prendre son avis à la légère. Il imaginait déjà ce que son patient avait encore trouvé comme idée pour se distinguer, et les propositions qui s'offraient à lui n'étaient pas les plus reluisantes.

Les portes défilèrent jusqu'à leur arrivée devant celle de l'intéressé, une des seules encore closes, les autres restées ouvertes en l'absence de leur occupant ; Law frappa, perçut un vague marmonnement de l'autre côté de la cloison et fit signe à Kaya d'ouvrir, jaugeant l'intérieur d'un regard circonspect.

Le tableau était brossé.

Pénétrant dans la chambre à pas lents, il avisa les dizaines de feuilles placardées un peu partout, toutes arborant des esquisses ou des dessins aboutis représentant Luffy ; Bartolomeo était penché sur son bureau, dos au battant, en train de griffonner un autre portrait à en juger sa position et le raclement du crayon sur le papier. Le psychiatre sentait le regard de l'infirmière sur lui, sûrement en quête d'approbation sur son diagnostic, qu'il lui confirma d'un pouce levé, lui indiquant silencieusement qu'elle pouvait quitter la pièce : connaissant son patient, il refuserait de se confier en sa présence. Elle referma la porte derrière elle, sans un bruit, les laissant seuls dans le silence à peine troublé par le crissement répété de la mine.

Avec précaution, Law je rejoignit, prenant la deuxième chaise au dossier couvert de vêtements pour s'installer près du bureau, constatant qu'il était jonché de nouvelles images.

- … tu te débrouilles toujours aussi bien, constata-t-il. Je peux… ?

Bartolomeo hocha la tête sans détacher son regard de sa feuille – Law récupéra une de ses œuvres, contemplant le profil de Luffy, le détail de sa cicatrice et de ses cheveux, le volume donné à son visage ; au-delà du reconnaissable, le coup de crayon était bon, le psychiatre l'ayant constaté de ses propres yeux plus d'une fois.

C'était dans ce même cadre que Bartolomeo lui avait été confié, plus de cinq ans auparavant, inapte à être envoyé en prison pour purger sa peine suite aux meurtres dont il était reconnu coupable ; la descente dans l'obsessionnel avait été rapide, vertigineuse, même, quand il s'était beaucoup trop intéressé à ceux qui avaient été l'objet de son attention, jusqu'à ne plus trouver qu'une seule manière de partager leur vie : les dévorer, parfois même vivants à en juger ses aveux. Quand les forces de l'ordre avaient enfoncé la porte de son appartement, ce n'étaient pas moins de trois congélateurs quasi remplis à ras bord de membres humains qu'ils avaient trouvé – Law se rappelait le rire de Lami quand la lecture du rapport d'intervention leur avait appris qu'un des larbins de la police avait vomi en voyant les bocaux de pickles de doigts.

Pas certain qu'il aurait non plus toléré une telle vision de bon matin, mais il s'était abstenu de la ramener sur le sujet.

Depuis, il surveillait de près les fluctuations dans les intérêts de son patient, notamment celui qu'il avait eu, un temps, pour lui-même et pour Kaya, mais qu'il était toujours parvenu à garder sous contrôle : le cas de Luffy dépassait toutefois – et de loin – le stade de ses ébauches d'obsession précédentes.

Se raclant la gorge, il feuilleta les quelques croquis à sa portée, dont certains éminemment suggestifs, d'autres plus osés encore déjà suspendus aux murs ; déjà perdu loin dans ses fantasmes, donc.

- Quand as-tu commencé le premier ?

- Je sais pas trop. Quinze jours, peut-être.

- Mais tu peux voir Luffy tous les jours… c'est mieux qu'un dessin, non ? hasarda-t-il, tâtant le terrain.

- … il m'a manqué.

À peu près le moment où ils étaient partis de la clinique.

Difficile de savoir ce qui pouvait bien passer par la tête de son patient, en l'espace de quelques heures, pour basculer ainsi dans l'excès ; Law reposa la pile de dessins, scannant la pièce du regard pour tenter de deviner où il avait bien pu cacher tout ça avant de se décider à les exposer à la vue et au su de tous. Sous son matelas, sûrement. Il y avait tellement de possibilités.

- Barto, on a déjà eu cette conversation il y a longtemps, mais–

- Je sais, le coupa-t-il, la voix teintée de stress. Luffy ne m'aime pas.

- Je ne dis pas qu'il ne t'apprécie pas, tempéra le psychiatre. Mais je ne pense pas que ce que tu ressens soit partagé… tu le comprends ?

- J'ai l'air si crétin que ça ?

Le crayon ripa et déchira la feuille, laissant une longue marque sur le bureau immaculé ; le souffle court, Bartolomeo inspira profondément, les yeux clos, avant de froisser la feuille et de la jeter en direction de la poubelle déjà trop pleine, entourée de plusieurs boules de papiers que Law n'avait pas remarquées en entrant.

- Je n'ai jamais dit ça. Je veux juste être certain que tu as en tête tes dernières expériences à ce sujet, et je suis là pour t'aider à passer au-dessus de–

- Vous n'avez jamais été amoureux, vous, hein… ?

- Ce n'est pas de l'amour, ce que tu ressens. Et il n'y a rien de sain à ça.

- Vous répondez pas à la question, rétorqua son patient en s'arrachant à ses mines pour le dévisager, non sans dédain.

Et pour cause – Law n'avait pas la réponse.

Non pas qu'il était incapable d'aimer, bien au contraire ; seulement, une fois le bilan tiré, ce sentiment lui avait apporté beaucoup plus de tristesse que de bonheur, et il n'avait pas la place dans sa vie pour ce genre de considération. Il avait… apprécié Monet, le pied d'égalité dans l'esquisse de couple qu'ils avaient formé, mais pas davantage. Impossible de s'engager plus dans un semblant de relation, toute son attention étant entièrement focalisée sur son but personnel.

- Non, admit-il en affrontant son regard inquisiteur. Je n'ai jamais été amoureux.

- Alors pourquoi je perdrais mon temps à vous expliquer ce que vous ne pouvez pas comprendre ?

- Tu ne le perds pas. Parce que ce que tu me décris, c'est quelque chose que je connais bien, et qui porte un autre nom, Barto.

Il se rapprocha de lui, s'efforçant de rester dans son champ de vision, lui coupant l'accès aux blocs de papier en posant son bras par-dessus, l'obligeant à soutenir son regard. Il le savait suffisamment bien câblé pour être capable d'entendre ce qu'il avait à lui dire – quant à l'intégrer, c'était une toute autre question, mais le problème n'était pas là pour l'instant – et ne pouvait pas se permettre de le ménager.

- C'est de l'obsession, et elle ne mène jamais à rien de bien. Que ce soit à court ou à long terme.

- Qu'est-ce que vous en savez ?

- J'en ai fait les frais bien plus d'une fois, confessa le psychiatre. Tout ça, là…

Il récupéra les dernières feuilles laissées au coin du bureau, les agita brièvement avant de les reposer, attirant l'attention de son patient comme un insecte irrésistiblement attiré par la lumière.

- … c'est complètement unilatéral. Ça te dévore, et tu en sais plus que moi sur le rayon, n'est-ce pas… ?

- Alors c'est ça que je suis supposé accepter ?! s'exclama Bartolomeo en frappant du poing sur le bureau, un brusque contraste entre son attitude revêche mais néanmoins maîtrisée. Je peux pas me permettre d'aimer qui que ce soit ?!

- Aimer, ça, personne ne t'en empêche. Mais ce que tu as dans la tête, là, tout de suite… ça n'a rien à voir.

- Vous voulez qu'on lui demande ?

- Tu n'aimeras pas la réponse qu'il va te donner. Comme tous les autres. Et tu sais comment ça va finir.

Il n'atteindrait jamais la dernière étape – simple question de logique, dans une atmosphère aussi sécurisée que l'asile, impossible pour lui d'entreprendre de bouffer Luffy jusqu'à la dernière miette, Law parierait sa vie là-dessus – mais la chute n'en serait pas moins raide ; et le directeur, mieux que quiconque, savait que son patient serait incapable de supporter la moindre minute passée à l'isolement, à coup sûr rendu fou par une solitude indéterminée. Dellinger en avait la trempe, sans compter Shakky, Rebecca ou même Ace – Luffy faisait partie de la liste noire, là où Zoro et Kid entraient dans la catégorie de ceux aptes à le tolérer. Beaucoup de combinaisons possibles, qui rendaient les traitements délicats.

- La dernière chose que je veux, c'est devoir te ramasser à la petite cuillère. Je peux t'aider à gérer ce que tu ressens, revoir les plannings, passer tout mon temps avec toi, je suis là pour ça… mais je ne peux pas te laisser t'enfoncer dans cette situation qui ne t'apportera rien de bon. Ni maintenant, ni jamais.

- …

- Je ne peux que te proposer d'entendre ce que Luffy a à dire à propos de tout ça, mais il faut que tu soies en mesure de le gérer, physiquement et émotionnellement. Avec la forte probabilité que tu ne le digères pas, poursuivit le psychiatre en posant une main sur son bras toujours occupé à sketcher les traits de l'adolescent. Est-ce que tu es prêt à mettre en jeu la bonne entente que vous avez ?...

La question l'arracha, brièvement, à son griffonnage – une poignée de secondes, pendant lesquelles il sembla peser le pour et le contre, marquant un temps d'intense réflexion avant de couler un regard en biais au directeur, le regard perplexe.

À défaut d'avoir visé juste, Law savait qu'il lui avait donné quelques grains à moudre, assez pour susciter le doute et faire appel aux quelques bribes de raison qui demeuraient en lui ; Bartolomeo était un impulsif, qui devait être canalisé mais qui demeurait difficile à persuader une fois trop loin dans son délire. Il était prêt à courir le risque de le mettre dans la même pièce que l'objet de son obsession, mais pas sans certaines garanties.

Son patient, méfiant, lui donna son assentiment d'un hochement de tête équivoque ; Law lui tapota le bras, quitta sa chaise et sortit de la chambre, la main sur son talkie, demandant aux infirmiers de lui ramener Luffy dans l'aile des dortoirs. Un timing serré avant le dîner, mais il n'imaginait pas un repas dans cette ambiance électrique que tous les internés sentiraient, immanquablement. Il pouvait tout aussi bien ordonner que Bartolomeo soit mis à part, mais le jeune homme n'apprécierait pas le geste – d'autant que, de son point de vue, il n'y avait rien de problématique dans son comportement. Il se surprit à faire les cent pas, trop préoccupé par la situation pour conserver son flegme habituel : peut-être conscient, au fond de lui-même, qu'il serait difficile de forcer Bartolomeo à changer de cap.

Après de courtes minutes qui lui parurent infiniment longues, il vit s'ouvrir la porte vitrée du fond sur Bonney et son patient tant réclamé, les cheveux et les bras parsemés de peinture – visiblement dérangé en fin de séance de maquettisme, mais c'était le cadet de ses soucis à présent. Il posa un doigt sur ses lèvres pour lui indiquer le silence et lui fit signe de le rejoindre, près des bancs installés sous les fenêtres du couloir, où Luffy se percha à côté de lui sans un bruit.

- Désolé de t'avoir dérangé.

- Pas grave. C'est Sugar que ça va énerver quand elle verra que j'ai pas avancé, pas moi, sourit-il. Mais j'aurai pas beaucoup de temps pour être présentable pour le dîner, ou avant le film…

- Zeff s'en remettra. … j'ai quelque chose de pénible à te demander.

- … c'est vendeur.

- Je n'ai pas l'intention de noyer le poisson, autant te dire les choses. Ça ne va pas être le meilleur moment de ta journée, poursuivit le psychiatre avant de désigner la porte de la chambre à quelques mètres. Je ne peux pas aller dans le détail, mais on a un problème avec Bartolomeo.

- Il va bien ? s'inquiéta l'adolescent en coulant un regard au battant.

- Pas vraiment. J'ai besoin que tu lui parles, et que tu sois très attentif à ce qu'il va te dire, d'accord… ?

- … c'est quoi l'embrouille ?

Law hésita – ce qui était stupide, de son point de vue, puisqu'il enverrait Luffy à l'abattoir peu importe l'issue de leur discussion, et qu'il serait forcément confronté à quelque chose qu'il n'avait certainement jamais eu à gérer dans sa vie. Il ignorait par quoi commencer, comment lui résumer la situation alors qu'il avait si peu de temps.

- Honnêtement, je vais sortir mon joker et ne rien te dire. Il va déjà être assez soupçonneux comme ça, je ne tiens pas à en rajouter une couche par-dessus le marché. Je préfère que tu te fasses ta propre opinion, tu comprends ?

- … nan, je pige rien à ce que vous voulez.

- Contente-toi de lui parler, et de répondre à ses questions. Ne cherche pas à le ménager, il faut que tu sois d'une absolue franchise.

Luffy remarqua les mains jointes de Law, semblables à une supplique, le stress dans sa voix et l'intensité de son regard rivé dans le sien, cherchant sûrement un écho au sérieux de sa demande.

Son cerveau lui offrait déjà un panel vertigineux de tout ce qu'il était susceptible de trouver en entrant là-dedans, mais rien de ce qu'il pourrait trouver n'égalerait jamais les frasques de Kid – ou, en tout cas, il l'espérait.

- Vous m'envoyez au casse-pipe.

- Tu ne risques rien. Quoi qu'il arrive, je ne suis pas loin.

- … ah parce qu'il risque de me casser la gueule, en plus de ça ?

Law sembla amusé par l'idée, et Luffy ignora si l'image avait le mérite de le faire rire, ou si l'idée était beaucoup trop saugrenue à son goût.

- Non. Mais je préfère être prêt. Je ne pense pas que tu vas apprécier ce que tu vas voir, mais il n'y a que toi pour lui faire retrouver… ce que j'appellerais un semblant de raison.

- Vous me faites peur, là.

- C'est ce que je me dis à chaque fois qu'un infirmier me demande de venir au talkie. Prêt ?

- Pas du tout, mais je ferai de mon mieux.

Ils se levèrent d'un même geste, mais les quatre pauvres mètres qui le séparaient de la chambre lui parurent infiniment longs ; dire qu'il n'appréhendait pas ce qu'il risquait de découvrir derrière la porte serait un mensonge, et il était à peu près certain que les battements de son cœur pouvaient s'entendre à des kilomètres à la ronde. Law frappa, annonça à son patient que Luffy venait d'arriver, et déverrouilla les loquets pour le laisser entrer.

Dire qu'il n'avait pas les mots était un euphémisme.

Il balaya du regard les feuilles où il ne reconnaissait que trop bien son visage, exprimé sous tous les angles, et peut-être même toutes les expressions possibles ; le noir et gris lui rappela les esquisses de Nojiko, ses propres cahiers de dessins vidés en quelques heures sous l'afflux de ses coups de crayon. Bartolomeo ne semblait pas moins inspiré, prolifique comme jamais à en jauger le nombre.

L'auteur était assis à son bureau, une légère rougeur sur le visage – Luffy savait qu'il n'était pas en reste sur le sujet, accueillant l'air tiède comme une brise glacée sur ses joues qu'il savait en feu, alors qu'il évitait soigneusement de trop s'attarder sur les quelques dessins suggestifs immortalisés sur le papier.

- … hé bah.

- Tu aimes ?

La question le déstabilisa.

Incertain de la réponse à lui donner, il s'avança dans la pièce, ignorant par où commencer. Son vis-à-vis semblait anxieux – et pour cause : à sa place, Luffy aussi ne saurait pas à quelle sauce il serait susceptible d'être mangé. Pas étonnant que Law n'ait pas su trouver les mots pour lui résumer en quoi consistait le « problème ».

Il ignorait comment accueillir ce déballage d'intimité, qu'il s'agissait de la sienne ou de celle de l'autre patient ; la sienne, par ces figures qui le représentaient, celle de Batolomeo, par cet instant de mise à nu, après quoi rien ne pourrait être comme avant. Difficile de mettre des mots sur ce qu'il ressentait – ou croyait ressentir, après ce choc ; il attrapa une esquisse posée au coin du lit, contempla son propre visage qui lui souriait, une représentation fidèle sur laquelle il préféra se concentrer.

- … c'est plutôt réussi, bégaya-t-il en faisant un effort considérable pour affronter son regard. Tu as–… je me serais jamais figuré que tu savais dessiner comme ça.

- Je m'y mets rarement, confessa l'auteur en essuyant ses mains sur son chiffon. Je ne trouve pas facilement de modèle inspirant.

Luffy s'assit lentement au bord du lit, récupérant une petite pile de sketches où il s'observa en train de lire, grimper, ou même prendre le soleil de la Louisiane ; des moments où il était quasiment sûr de ne jamais avoir vu Bartolomeo crayonner quoi que ce soit, signifiant que tous ces dessins avaient été faits de mémoire, ou tirés de sa propre imagination à en croire ceux qu'il n'osait pas regarder.

L'interné s'installa à un bon mètre de lui, dans une distance saine qui lui sembla respectueuse, sans lui donner la sensation d'étouffer plus qu'il ne suffoquait déjà, dans cette atmosphère lourde, à couper au couteau.

- Personne ne m'a… jamais… manifesté ce genre d'attention. Je sais pas trop quoi dire.

- Tu le mérites, pourtant.

- Si tu le dis. Je suis plutôt habitué à ceux qui voient en moi le fils de mon père, et pas le reste.

- … comment ça ?

- Le fils du Gouverneur de la Californie. Ils s'imaginent que je suis au-dessus de la masse et que je peux les faire rentrer dans la partie bling-bling qu'ils fantasment tous, s'esclaffa-t-il sans chercher à masquer son amertume, alors que je suis juste un gars pas tout seul dans sa tête et pas fichu de s'occuper de lui-même. Et je te parle même pas de ceux qui me trouvent bizarre.

- Moi je ne te trouve pas bizarre.

- Comparé aux autres, ouais, j'imagine, sourit Luffy en feuilletant d'autres images. Pourquoi… pourquoi autant de dessins ?

Bartolomeo contemplait ses propres mains tachées de carbone, visiblement absorbé par le fil de ses pensées ; il se demanda à quoi il pouvait bien songer, ce que sa question réveillait en lui, si elle lui paraissait intrusive ou non. Law ne lui en avait pas dit davantage sur ce qui l'attendait, mais s'il l'avait laissé entrer seul dans cette chambre, c'était probablement parce qu'il leur serait plus facile d'échanger sans la présence de membres du personnel – il ignorait quoi lui faire dire, ce que Law attendait réellement de lui. « Ecouter » semblait être le point central de sa demande, mais rien n'était moins sûr.

- Ça vide le trop-plein qui se bouscule là-dedans.

- C'est en rapport avec le fait que tu–… tu sais ?

- … que je bouffe des gens ? compléta Bartolomeo dans un haussement de sourcil. Oui. Un peu. Sûrement.

- … tu veux m'en parler ?

- Tu vas flipper.

- J'ai sûrement connu pire avec Kid. T'en fais pas, j'encaisse.

Il inspira profondément, sembla plus embarrassé encore qu'à son entrée ; Luffy se contenta de contempler les dessins à sa portée, s'abstenant du moindre commentaire, s'efforçant de lui laisser le temps dont il avait besoin. Lui non plus n'aimait pas être bousculé, Zoro encore moins, et il n'avait pas le cœur à lui extorquer des informations.

- Je… je t'aime, balbutia-t-il en s'arrachant à la contemplation passive de son parquet pour plonger ses yeux dans les siens. Tu me plais trop et j'arrive pas à te sortir de ma tête. Alors je dessine. Tout. Tout ce qui me vient.

Rien qu'au temps qu'il avait fallu à Luffy pour se rapprocher d'Ishilly, il avait parfaitement conscience qu'il n'avait pas les codes quand il était question de se lier avec quelqu'un ; reproduire, inlassablement, le même visage sur tous les supports possibles ne lui paraissait pas toutefois la manière la plus saine de tenter de construire quelque chose.

Il était là, le point que Law n'avait pas osé lui formuler : le fait qu'il était devenu l'objet de toutes les attentions de son colocataire d'asile.

- Quand ça se passe, j'ai… des pensées, des– des envies, poursuivit-il malgré sa voix hachée. Je veux être avec l'autre, je peux pas… je supporte pas de le savoir loin de moi. J'en crèverais, je crois. Alors je le garde près de moi, tout le temps. Tu comprends ?

- Je pense que j'ai saisi, ouais.

Il savait – ou plutôt, s'accrochait à cette croyance – que Law ne laisserait pas Bartolomeo lui planter ne serait-ce qu'un demi-millimètre de dents dans la gorge, mais le doute subsistait quant à l'issue de leur discussion ; il savait qu'il n'avait rien à craindre, avec la présence encore plus efficace de son alter, mais il répugnait à l'idée de devoir encastrer son interlocuteur dans le mur si la situation dégénérait.

- Et toi, t'es prêt à m'écouter ? murmura-t-il en se tournant vers lui, déposant délicatement la liasse de feuilles sur le bureau.

Il eut un hochement de tête pour toute réponse, se racla la gorge avant de déglutir, hésitant.

La sensation d'être un démineur face à une bombe inconnue lui collait à la peau comme un manteau lourd de pluie, et il s'efforçait de ne pas s'en défaire trop vite, au risque de rater quelque chose.

- J'aime beaucoup ce que tu as fait, vraiment. Je crois que personne ne m'a jamais aussi bien représenté, sourit-il en voyant s'esquisser une ébauche de sourire sur le visage de Bartolomeo. Ça me touche, vraiment, mais…

Prendre des pincettes n'était vraiment pas son point fort, et il s'en rendait compte à mesure que les traits de son vis-à-vis s'assombrissaient ; une condition négative qui venait de fermer l'ébauche de conversation qu'ils avaient et qu'il ne pourrait jamais rouvrir.

- … mais je veux pas te mentir, ou te faire croire quelque chose qui n'existe pas, poursuivit-il à la hâte. Tu comprends ? T'es un super pote, mais je peux pas te considérer comme toi tu le voudrais.

- Pourquoi ?

- … parce que je suis pas amoureux de toi. Je ressens pas ce que toi tu ressens.

S'il avait reçu un dollar à chaque fois qu'il avait entendu cette phrase, il serait coté en bourse à cette heure-ci ; OK, c'était peut-être un peu exagéré, mais il était habitué à entendre ce genre de réponses de la part des filles à qui il avait eu le malheur de s'intéresser. Son malheur, ou le leur, à en juger les réactions épidermiques de Kid quand il était question d'essuyer un refus.

Il était coutumier de devoir décevoir son entourage, et remettre une couche au mal-être de Bartolomeo lui sapait le moral – Law l'avait prévenu, mais une partie de lui ne pouvait s'empêcher de lui en vouloir. De s'en vouloir par-dessus tout.

L'interné demeurait silencieux, et c'était difficile pour lui de ne pas chercher à combler ce silence par d'autres déclarations qui lui sembleraient plus creuses les unes que les autres.

- … c'est exactement ce que le Doc m'a dit, murmura-t-il en contemplant un croquis qu'il avait entre les mains. Que tu ne m'aimais pas. Pas comme ça. … c'est ce qu'il t'a dit de me dire ?

- … c'aurait été plus simple, mais j'ai même pas cette excuse.

- Pourquoi tu peux pas m'aimer… ?

Sa voix hachée lui fit mal, une douleur qu'il s'efforça d'écraser aussi vite qu'elle était arrivée.

Il avait beaucoup trop à penser pendant ses instants de solitude depuis son retour de la Nouvelle-Orléans, une énième preuve de l'impasse dans laquelle il se trouvait – contrairement à ce que Law pouvait avancer, peu importe ses arguments – pour pouvoir se laisser distraire par une déception de plus ; une déception uniquement dirigée contre lui-même, sans personne à qui en vouloir réellement, sans rien pour servir de réceptacle à sa colère.

- Pour des tas de raisons qui sont toutes plus connes les unes que les autres, mais contre lesquelles je peux rien, admit-il en lui prenant le dessin des mains pour le contempler à son tour. Tu devrais pas perdre de temps avec moi. J'en vaux pas la peine.

- Joue pas le Roméo torturé–

- Désolé. C'était pas mon but intention, s'excusa-t-il. Je sais juste comment tout ça va finir, et j'en ai vraiment pas envie. J'en ai assez soupé comme ça.

- … on est deux, alors.

Luffy lui jeta un coup d'œil interrogateur, Bartolomeo secoua la tête, les larmes aux yeux ; une expression qu'il n'avait pas l'habitude de voir, chez lui, et qui lui faisait se poser des questions sur sa vie, sur les circonstances exactes qui l'avaient mené ici.

- Je fais du mal à ceux que j'aime. On joue dans la même catégorie.

- Très mélodramatique.

- N'est-ce pas… ? sourit-il en s'essuyant les yeux d'un revers de poignet. Le Doc gagne cette manche.

- Tu me détestes ?

- J'en sais rien, admit-il en détournant la tête. Pars, s'te plaît.

- … je peux le garder ?

Il considéra le dessin, semblant peser le pour et le contre. Pas longtemps, à en juger son hochement de tête en guise d'assentiment. Luffy le plia soigneusement avant de le glisser dans sa poche, hésita un bref instant avant de lui étreindre brièvement l'épaule et de retourner vers la porte, avec l'impression de tourner le dos à un fauve faussement endormi – sûrement une impression jumelle de celle que devaient ressentir les infirmiers en sortant de sa propre chambre.

Ce n'est qu'une fois le battant refermé sur lui qu'il se rendit compte qu'il était en apnée, à l'image de Law adossé au mur adjacent. Il trouvait qu'il s'en sortait un peu trop bien, sur ce coup, après une entrevue si brève qu'il semblait même l'avoir rêvée.

- Alors… ?

- Sans rire, ça arrive souvent des trucs comme ça ? marmonna-t-il en désignant la porte du pouce par-dessus son épaule.

- Non, heureusement…

- Je crois qu'on est dans le top 5 des minutes les plus laborieuses de ma vie.

La discussion qu'il venait d'avoir lui laissait un goût d'inachevé qu'il était incapable d'expliquer ; peut-être parce qu'il s'était imaginé devoir se justifier plus longuement, ou essuyer une crise de nerf qui n'aurait été bonne pour personne.

- Crois-moi, ce n'est que le début, soupira le psychiatre en lui faisant signe de le suivre. Bartolomeo va être pénible à gérer. Interdiction d'être seul dans la pièce avec lui pour les quinze jours à venir, compris ?

- … vous savez que je crains rien, ou vous avez déjà oublié Zoro ?

- Raisons de sécurité. Il ne supporte jamais très bien ce genre de traitement.

- Et… c'est tout ? Je fais comme si de rien n'était ?

- Tu as des questions ?

- … oui. Non. J'en sais rien… ! s'exclama-t-il en levant les yeux au ciel. J'ai l'impression qu'on m'a balancé sur un ring pour affronter Mohammed Ali et que je m'en sors beaucoup trop bien pour un mec censé être mort au premier crochet du droit.

- Je vois que tu n'as pas perdu ton sens de l'humour. Ecoute…

Il s'arrêta dans leur marche pour lui faire face, alors que les portes des autres chambres s'ouvraient une à une sur les autres internés prêts à dîner avant la projection du film, leurs regards curieux s'attardant sur eux à leur passage, exhortés par les infirmiers à ne pas s'attarder dans le couloir.

- … il fallait que Bartolomeo entende ça de ta bouche. C'est un mal pour un bien, parce que c'est dangereux de le laisser croire à ses chimères. Il faut leur trancher la tête aussi vite qu'elles sont apparues, et ça n'est un moment agréable pour personne. Je te remercie pour ce que tu as fait pour lui–

- Pour vous, vous voulez dire, rétorqua-t-il en haussant le sourcil.

- Ça reste son bien-être et celui des autres patients avant tout, répondit Law sans se départir de son calme olympien.

Luffy n'en était pas convaincu, comme toujours quand il était question des desiderata du psychiatre et de la raison d'être de l'asile, mais il n'avait aucun argument à lui opposer ; il se sentait encore confus par ce qu'il venait de vivre, aussi bref eut été ce moment.

Il supposait, à juste titre, que l'interné serait dispensé d'assister à la projection du soir, mais il se sentait de moins en moins enclin à en discuter, à mesure qu'il sentait poindre un mal-être dont il n'identifiait pas encore l'origine.

Le talkie de Law se manifesta au moment où il s'apprêtait à mettre les pieds dans le plat, la voix de Franky demandant au psychiatre de jouer les inspecteurs des travaux finis, les coupant dans leur échange qui, comme à presque chaque occasion, était sur le point de tourner au vinaigre.

Bonney lui fit signe de rejoindre les douches, ce qu'il fit sans se faire prier, laissant Law à sa réponse sans pour autant ignorer son regard qu'il sentait sur sa nuque alors qu'il s'éloignait de lui, de cette porte derrière laquelle Bartomoleo était enfermé, de cet endroit où il avait compris que les esquisses de normalité au sein de l'asile ne duraient jamais bien longtemps.

. . . . . . . . . .

Sugar, la bouche pleine de pop-corn, avait les yeux rivés sur l'écran alors que les hurlements des protagonistes résonnaient dans la salle commune, sous le rire hilare des internés.

Law, assis au fond de la pièce, ne pouvait s'empêcher d'afficher une mine dubitative, qui semblait amuser son personnel autant que les résidents de l'asile appréciaient le film en cours de diffusion ; Ace, installé à côté de lui, prenait ses notes pour le planning du lendemain que Teach venait de lui faire passer, tout en lorgnant la projection d'un coup d'œil distrait, réprimant un sourire en sentant la tension du directeur à une portée de bras.

- … « Massacre à la tronçonneuse », Franky ? Sérieusement ? chuchota-t-il pour la dixième fois de la soirée en braquant son regard dans celui de son intendant, qui lui répondit d'un haussement d'épaule.

- Vous êtes pas convaincu ?

- Pas vraiment, non.

- 30 voix contre 2. C'est la démocratie… tu peux pas aller contre le système, objecta Ace en tournant les pages de son cahier.

- La démocratie… ? C'est pourtant pas ta culture, rétorqua le psychiatre avec un sourire retors.

Bonney esquissa un sourire quand Ace adressa au psychiatre un doigt d'honneur dénué de subtilité, tout en lui glissant que tout le monde n'était pas un connard autoritaire comme lui.

Une chance que personne ne puisse les entendre, puisque Law n'était pas du genre à tolérer le manque de respect, surtout en présence des patients, mais pour sûr que le bâton finirait par tomber, peu importe le temps que ça prendrait – rien qu'à en juger son regard.

Lami, comme à chaque projection, était aux abonnées absentes, estimant toujours qu'elle avait mieux à faire : en l'occurrence, trouver ce qu'elle pouvait sur Luffy et sur les frasques du quatuor ; Law lui faisait confiance pour combler les manques dans ce qu'il avait déjà pu rassembler, mais pour le coup, la patience n'était pas son fort. Il voulait être certain d'avoir assez d'informations avant de programmer un nouvel examen à la Nouvelle-Orléans, d'autant que le premier avait été moyennement concluant en termes de résultats ; à l'exception près qu'elle lui avait permis de trouver le bon dosage pour provoquer la dissociation des personnalités, associée au bon stimulus, assez proche du but pour faire sortir Kid de ses gonds.

Kid, désespérément absent des carnets, à en croire Luffy.

Thatch lui avait demandé jusqu'à quel point il pouvait avoir confiance dans les dires du petit dernier, et Law s'était abstenu du moindre commentaire ; il se plaisait à penser qu'il pouvait croire ce que lui disait Luffy à propos de son alter, quand bien même subsistait un léger doute sur e sujet. Le passage des caméras, en accéléré ou non, ne montrait pas la moindre présence de Kid dans les réveils nocturnes, mais il devait reconnaître qu'il n'avait pas poussé l'investigation à fond – se refusant encore à récupérer les carnets en l'absence de Luffy pour les lire, parfaitement conscient que cette limite-là serait la dernière.

Il songea à la leçon de morale – nécessaire mais pénible – faite à Bartolomeo quelques heures plus tôt, se savait sur la même corde raide, au-dessus du vide, de plus en plus tiré vers le gouffre par sa curiosité ; l'idée que Luffy lui échappait toujours, intentionnellement ou non, grignotait le peu de patience qu'il lui restait. Il avait placé la barre beaucoup trop haute, et elle lui retombait dessus chaque jour que Dieu faisait.

- 100% de chance de mourir, marmonna Hawkins en jaugeant la fuite d'un des personnages à travers la propriété.

- C'est un film américain, la bombasse indépendante va s'en sortir, question de maths, contesta Hina en croisant les bras.

- Hé, taisez-vous… ! s'exclama Sugar à voix basse en agitant la main dans leur direction. Moi je l'ai jamais vu !

- C'est pas de ton âge de toute façon, rétorqua Lucci en tirant son chapeau devant ses yeux, totalement désintéressé de la projection.

- Ta gu–

- Langage, objecta Luffy en lui donnant une tape sur l'épaule.

Elle roula des yeux mais garda sa réponse pour elle, se rallongeant contre lui, assise sur ses genoux – comme d'habitude, il avait cédé quand elle avait décrété que ses jambes feraient un meilleur fauteuil que la chaise de la salle commune, et il restait au moins quarante-cinq minutes à tuer avant d'être délivré de ce film.

Nami et Sabo étaient toujours très fans des créations d'horreur, là où lui s'estimait suffisamment servi avec Kid pour ne pas avoir à en rajouter par la fiction ; le genre de confessions qu'il ne pouvait pas se permettre, l'obligeant à afficher sa plus belle façade de neutralité quand il était question de choisir le film à regarder.

Quand le plus crétin du groupe se fit trancher la jambe au vol, le sang giclant sur les tissus immaculés suspendus au fil à linge, il se retrouva malgré lui projeté des semaines auparavant dans sa chambre, pour son dernier réveil au Marina District ; un souvenir dont il se serait largement passé mais qu'il ne pouvait plus ignorer. Law lui avait longuement – trop longuement – répété qu'il ne réglerait pas ses problèmes en refusant de les affronter, mais il avait toujours eu la certitude, au fond, que la bonne parole ne lui était pas dispensée par un converti. Kid avait régulièrement souligné le fait que Law était le premier à ne pas goûter de sa propre médecine, et cette idée n'avait de cesse de revenir à chaque entrevue, la dernière ne faisant pas exception. L'hypnose fonctionnait, indéniablement, mais Luffy savait mieux que personne que ses alters n'étaient pas prompts à s'ouvrir, et que le psychiatre n'allait pas tolérer très longtemps le statut quo qui s'était installé lors de ses dernières séances.

- T'aimes pas le film ? murmura Sugar entre deux bouchées de maïs.

- C'est pas ma came. Je préfère les films d'action.

- Parce que le méchant perd toujours ?

La réponse le déstabilisa.

La gamine marquait un point – les blockbusters à la morale irréprochable, toute blanche ou toute noire, le renvoyaient beaucoup moins à ses démons intérieurs que ne pouvaient le faire les films où la survie n'était pas toujours payante.
Il sentit un regard sur sa nuque, tourna la tête, remarqua les yeux de Law rivés sur lui. Impossible de savoir ce qu'il pouvait entendre, de sa chaise, entre les marmonnements furtifs des internés et les vociférations à l'écran – mais comme toujours, il était incapable de se débarrasser de l'éternelle sensation qui s'imposait quand il était question des regards que lui lançaient le psychiatre.

L'impression d'être un livre ouvert, dans lequel il pouvait piocher à l'envi.

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À bientôt pour la suite, et joyeux Halloween !