Ohayo mina !

Désolée pour le délai de publication, je viens tout juste de récupérer l'accès à FF...
Je vous souhaite une bonne lecture, à très bientôt !

Enjoy it !


Chapitre 48 :

Jour 133. Piège.

Black Point, avenue Van Ness, San Francisco.
23h40.

Nami fouilla sa poche quand elle sentit son portable vibrer contre sa hanche, l'arrachant à sa contemplation du moment – la vue sur la baie, déserte à cette heure-ci, les bateaux amarrés aux pontons. Le calme absolu, après le remue-ménage du matin. Elle avisa le nom sur l'écran, décrocha et porta le téléphone à son oreille.

- Mmn.

- À quelle heure tu rentres ? s'enquit la voix de Sabo, à l'autre bout de la ligne.

- Bientôt. T'es pas… supposé passer la soirée avec Koala ?

- J'ai reporté. Après ce qu'il s'est passé aujourd'hui, j'ai préféré me–

- Tu t'es dégonflé, hein, sourit-elle en contemplant l'eau noire sous ses pieds.

Elle l'entendit soupirer, s'efforça de ne pas rire en imaginant son air à la fois contrit et déconfit.

Si on lui avait soumise à la même situation quelques heures plus tôt, quand leur père faisait les cent pas dans le couloir en marbre, les traits tendus et le regard vide, pour sûr qu'elle n'aurait jamais pu esquisser la moindre once d'humour.

L'attente avait été interminable, le temps prenant une dimension toute relative, à la fois plus rapide que jamais dans les journées ayant précédé le verdict, et long à devenir fou quand Lucky Roo les avait déposés devant le bâtiment où Shanks était supposé se faire lyncher en public. Mihawk était déjà sur place, à leur arrivée, le nez plongé dans un de ses innombrables calepins – le connaissant, Nami était certaine qu'il s'était mis bille en tête de potasser toutes les manières de contourner un verdict défavorable, quand bien même la décision était prise depuis longtemps et que personne n'y pouvait plus rien, désormais.

La situation, à cet instant, n'était pas sans lui rappeler les instants qui avaient précédé la condamnation de Luffy, à la différence près que son père avait eu droit à un dénouement bien plus heureux. Épilogue qui, pourtant, n'avait pas eu l'air de ravir plus que ça leur géniteur, qui n'avait manifesté qu'une joie plutôt modérée, même une fois hors de la sphère publique.

Ses détracteurs, massés devant les marches du bâtiment, s'étaient largement évertués à se faire entendre à grands renforts de hurlements et de pancartes, seul argument que Shanks avait avancé pour justifier son humeur ombrageuse ; comme si ses enfants n'allaient pas tomber dans un panneau aussi grossier.

Tous deux savaient parfaitement à quoi s'en tenir : ce procès était, pour le Gouverneur, un moyen de payer sa dette, en se laissant destituer et perdre tous les privilèges qu'il avait pu obtenir, mais l'issue de l'affaire l'avait laissé sur le fil de son propre rasoir. Sabo, au bord de l'implosion une fois dans la voiture, avait fini par lui proposer de démissionner, s'il tenait tant que ça à se flageller, tout en lui serinant qu'il n'aurait jamais ce courage – en temps normal, leur père n'aurait jamais admis ce genre de débordements, mais l'attaque était restée sans réponse, Shanks se contentant de fixer le paysage au-dehors dans un silence de plomb, ignorant le regard de son fils rivé sur lui.

Une impasse complète quand il était question d'aborder les sujets qui faisaient le plus mal, et qui pesait plus que jamais dans leur relation.

- Je n'appellerais pas ça « se dégonfler », tempéra son frère, la tirant de ses pensées.

- Appelle ça comme tu veux, s'esclaffa-t-elle. Tu sais qu'un jour, elle va finir par renverser tout ce qu'il y a sur ton bureau pour te plaquer dessus ?

- La dernière personne avec qui j'ai envie de parler sexualité, c'est toi, marmonna-t-il. Papa s'est cloîtré dans son bureau mais il n'a pas arrêté de regarder la pendule pendant qu'il était avec moi. Il va finir par flipper.

- Vous êtes au courant que j'ai largement dépassé la majorité, quand même ?

- J'ai droit au même traitement que toi, t'en fais pas. Tu rentres quand ?

- Dans moins d'une heure. Et on va avoir une grosse conversation à propos de Koala, toi et moi.

Nami l'entendit pester avant de raccrocher, rangea son portable dans son sac et se rallongea sur le sol, les yeux levés vers le ciel d'un noir d'encre.

Elle ignorait si Luffy, de là où il était, avait suivi l'affaire. Si Law lui laissait accès à un semblant d'informations en provenance de l'extérieur ou si le monde pouvait bien s'arrêter de tourner ; à en juger la rapidité avec laquelle il avait su, pour Sabo, le psychiatre devait certainement l'avoir mis à au courant, mais elle devrait s'en assurer elle-même. Shanks estimait qu'il n'avait pas à lui imposer ça, et restait sourd aux arguments de ses aînés qui avançaient que si la famille n'était pas là dans cette situation, qui pourrait l'être ?

Cette sortie avait pour but de lui vider définitivement l'esprit après le procès, mais elle devait reconnaître que c'était complètement foutu : impossible de ne pas prêter attention à ce qu'elle ressassait sans cesse, rendant ses dernières minutes de solitude totalement inutiles. Autant rentrer, puisqu'elle était incapable de se soustraire davantage à ce qui menaçait de la ronger un peu plus.

Récupérant son sac, elle se redressa et lissa sa jupe, remontant l'avenue déserte en direction de la voiture de son chauffeur, stationnée à une cinquantaine de mètres. Elle songea qu'il lui faudrait se faire pardonner, au vu du nombre d'heures passées à devoir la suivre dans tous ses déplacements, quand bien même Daz s'évertuait à lui répéter qu'il ne faisait que son travail. Tout à fait le genre d'arguments avancés par son père, qui n'avait jamais transigé sur le sujet.

Elle frappa quatre coups à la vitre arrière, histoire de signifier sa présence avant d'ouvrir la portière pour s'engouffrer dans l'habitacle et la refermer derrière elle, déposant son sac à ses côtés – le bruit spongieux qui s'en dégagea la surprit, attirant son regard sur le siège.

- Qu'est-ce que–

Elle le ramena à elle, sentit un frisson courir le long de sa nuque au contact visqueux et tiède sur ses jambes nues, une sensation qui ne fut pas sans lui rappeler les heures passées agenouillée sur le parquet de la villa, à nettoyer les traces de sang laissées par Kid avant que Luffy ne soit emmené au commissariat.

Il lui fallut une seconde, peut-être deux, pour remarquer les éclaboussures sur le cuir, la vitre et la lunette arrière, toutes provenant du siège avant où Daz était affalé sur le volant, le regard vide – là encore, un instant de flottement s'étira dans le silence de l'habitacle, indifférent à la lutte qui semblait faire rage dans chaque recoin de son cerveau : l'envie d'hurler, de fuir, ou de rester plantée là, hébétée, trop lente à comprendre ce qui se passait. Un minuscule instant, brisé par l'ouverture brutale de la portière à qui elle tournait le dos, une main la saisissant par les cheveux pour la tirer en arrière ; elle chuta sur le trottoir, le rebord bitumé lui coupant le souffle, avant d'être traînée sur l'herbe sèche. L'action était si rapide qu'elle se surprit à la rêver, dans un cauchemar terriblement réaliste dans lequel ses membres ne lui répondaient plus, tétanisée par cette violence dont elle était incapable d'identifier la source.

Trop choquée pour crier, elle se sentit hissée sur ses pieds avant de recevoir un coup en pleine figure, la force de frappe lui remémorant les crises de rage de Kid dont Sabo n'avait pas toujours pu la protéger pendant leur adolescence ; elle se rappela son impuissance, son incapacité à se défendre et sa résilience crasse face à une brusquerie aussi soudaine – elle tomba à plat dos, bascula sur le côté et cracha, dans une toux sèche, le sang accumulé dans sa bouche. Respirer par le nez lui était impossible, lui indiquant qu'il était sûrement brisé, mais c'était le cadet de ses soucis à cet instant ; versant sur le ventre, un sifflement assourdissant dans les oreilles, elle rampa frénétiquement hors de portée de l'homme, tout en sachant pertinemment qu'elle n'irait jamais assez loin. Il la rattrapa en deux enjambées, se pencha et la saisit par la nuque avant de lui frapper le visage contre le sol, dans un craquement sec qui déforma sa vision ; hagarde, elle ne manifesta pas la plus petite once de résistance quand son agresseur la retourna, son poids sur elle lui compressant le torse quand il s'assit sur ses côtes, lui vidant les poumons avant que ses mains ne se referment sur son cou.

À cet instant, Nami devina qu'il n'avait pas l'intention d'abréger son exécution ; la pression était lente, oppressante, faisant rugir le sang dans ses oreilles tout en lui coupant l'air seconde après seconde, laissant passer un maigre filet d'oxygène, assez pour la maintenir consciente, trop peu pour lui éviter l'agonie de ses poumons qui cherchaient désespérément à se gonfler. Le sang qui lui remplissait lentement la gorge lui donnait envie de vomir, forçant son réflexe de régurgitation, l'étouffant un peu plus à chaque râle qu'elle parvenait à prendre, ses doigts agrippant maladroitement les poignets à sa portée.

Elle pensa à Sabo, qui l'attendait à la villa, à moins de deux kilomètres de l'endroit où elle se trouvait ; se demanda s'il avait ressenti la même chose quelques semaines plus tôt, soufflé par l'explosion de l'extension de l'université, enseveli sous un monceau de gravats, suffoquant dans les trombes de poussières, les flammes et la fumée.

Elle pensa à son père, dont la santé mentale ne tenait qu'à un fil ces derniers temps ; à ce qu'il dirait quand ils la trouveraient étalée au petit matin sur un coin de bitume, comme un déchet encombrant dont on n'avait su que faire, au passage des éboueurs.

La force brute lui était totalement inutile, tant dans son état que face à un adversaire de cette trempe ; son sac étant resté dans la voiture, elle pouvait dire adieu à son coutelas et sa bombe lacrymogène, que Daz persistait à lui remettre dans ses affaires quand elle l'abandonnait discrètement sur le siège arrière en descendant sur le campus de la faculté – penser à lui, même une fraction de seconde, fut beaucoup plus douloureux qu'elle ne l'aurait cru.

Les deux seuls choix qui s'offraient à elle la terrifiaient, peu importe leur issue : se laisser faire et prier pour que la mort vienne vite, ou tenter le tout pour le tout.

Une dernière image s'imposa à elle, dans son champ de vision de plus en plus étroit réduit au visage cagoulé de son assaillant – Luffy, ou plus précisément Zoro, ses entraînements silencieux dans le jardin de la villa, près de la piscine, à l'abri des regards du voisinage, derrière les hauts murs qui ceignaient la propriété.

« - Tu devrais lui apprendre le respect.

La remarque, lâchée dans le silence du jardin, n'était pas sans la surprendre, l'arrachant à son portable qu'elle agrippait encore trop fermement, à en juger ses jointures blanchies – Koza pouvait être odieux, quand il s'y mettait, prompt à la faire sortir de ses gonds. Et lui raccrocher au nez n'avait pas été aussi satisfaisant que ce qu'elle avait pensé.

- De quoi je me mêle ? rétorqua-t-elle en le dévisageant par-dessus ses lunettes de soleil.

- Il te méprise.

Zoro désigna, d'un geste du menton, son poignet qui arborait une ombre persistante, malgré le fond de teint qu'elle s'était appliquée à lisser.

- La prochaine fois, remets-le à sa place.

- … tu crois que l'envie m'en manque ?

- L'envie, non. La capacité, oui.

- Facile à dire pour toi.

Elle avait depuis longtemps assimilé le fait que Zoro et Luffy ne possédaient ni la même puissance, ni les mêmes aptitudes ; rien qu'à voir l'aisance avec laquelle l'un réalisait n'importe quelle épreuve de force, là où l'autre suait à grosses gouttes en moins de cinq minutes.

Recevoir ce genre de critiques par cet alter piquait sa fierté, tout en la renvoyant à sa propre faiblesse morale – une attitude en totale contradiction avec l'éducation qu'elle avait reçue, où ses parents s'étaient évertués à lui faire rentrer dans le crâne qu'elle n'était pas une écervelée bonne à se plier aux desiderata de ses pairs.

- Ça s'apprend.

- … je t'ai vu trancher six nattes d'un coup de katana. On compare pas ce qui n'est pas comparable, Zoro.

- Si tu laisses déjà tomber…

Le ton était légèrement joueur, une once de sarcasme dont l'usage n'était pas le fort de cette personnalité, mais dont il savait se servir au bon moment ; celui-là en était un.

Levant les yeux au ciel, elle se redressa dans son transat, affrontant son regard perçant, un de ceux qui ne seyaient pas à Luffy et qui ne laissaient jamais l'ombre d'un doute sur qui était aux commandes.

- OK, t'as gagné. Montre-moi comment on se débarrasse des cafards. »

Elle n'avait jamais aimé se battre ; Sabo, enfant, était bien plus turbulent, mais elle rendait vite les armes quand il était question de se retrouver aux prises de son aîné désireux de tester la capacité de choc de son oreiller – au point que Shanks ne leur mette personnellement une rouste quand il se faisait réveiller au milieu de la nuit par un de leurs chahuts.

Zoro y avait passé tout le week-end, avec une patience qu'elle ne lui aurait jamais soupçonné ; une répétition des gestes, inlassablement, dans un entraînement supposé bref qui s'était finalement poursuivi sur la semaine, Nami s'étonnant de trouver une once de plaisir dans cette pratique : pas tant dans l'art de l'auto-défense en lui-même, que dans le partage avec l'alter froid et renfermé qu'était Zoro, l'animal sauvage ne répondant à personne d'autre que Luffy. Les mouvements étaient devenus mécaniques, résultat d'une exécution des dizaines et des dizaines de fois reproduite.

Allongée sur le dos, prendre le moindre élan était impossible ; elle avait droit à un seul coup. À bout de souffle, elle glissa ses bras entre les siens et lui frappa le creux des coudes ; le geste le fit à peine plier, quelques précieux et insignifiants centimètres, qui rapprochèrent son visage du sien – elle tendit le bras, lui saisit la nuque et le tira vers elle, lui frappant le nez du plat de la main : Zoro lui avait toujours dit que le coude était plus efficace, mais sa marge de manœuvre, à ce moment, frôlait le néant.

C'était loin de suffire pour l'assommer, bien loin de là, mais la tension sur sa gorge disparut momentanément – elle aspira l'air comme une noyée, le saisit par l'épaule et le renversa sur le côté, sur la pente en dévers qui le déséquilibra ; elle parvint, tant bien que mal, à s'extraire de son étreinte et à se redresser, chancelante sur ses jambes, se précipitant vers la voiture à moins de cinq mètres. Une portée de bras, une distance ridicule qui lui parut la plus longue de sa vie.

- REVIENS LÀ SALOPE !

Elle évita la paire de bras qui tenta de la ceinturer, l'entendit heurter lourdement la berline, contourna le capot et ouvrit la portière conducteur – elle étouffa un gémissement de panique en escaladant son chauffeur poisseux de sang, sachant pertinemment qu'elle n'aurait ni le temps, ni la force de l'écarter, claqua la porte derrière elle et actionna le verrouillage centralisé, dont le claquement sec lui arracha un sanglot libérateur, qui fut de courte durée : l'homme s'acharna sur la poignée pendant un bref instant avant de fouiller sa veste et d'en sortir une arme, dont il abattit la crosse sur la vitre – fébrile, elle démarra la voiture, essuyant un torrent d'insultes de l'autre côté de l'habitable : l'homme monta sur le capot et entreprit de frapper le pare-brise ; elle contempla les pédales à ses pieds, maudissant son père pour son goût des voitures européennes à boîte manuelle – elle n'en avait jamais conduit, ne connaissait que les rudiments de leur utilisation, et les vociférations du type ne l'aidaient ni à se calmer, ni à se concentrer. Le premier tir la surprit, le verre s'étoila mais ne céda pas – pare-balle, comme le reste de l'habitacle, mais loin d'être éternel. Dans un sursaut, elle enfonça l'embrayage, passa la première mais relâcha la pédale trop vite ; la voiture fit une légère embardée vers l'avant, une secousse qui déstabilisa son agresseur qui tomba en arrière sur le bitume. Haletante, elle redémarra alors que l'homme se relevait tant bien que mal, et écrasa l'accélérateur – elle eut le temps de voir ses yeux s'écarquiller, brièvement, avant qu'elle ne le percute : à une si faible vitesse, impossible de lui briser quoi que ce soit, mais ce fut suffisant pour le faire chuter de tout son long – un cri lui échappa quand elle lui roula dessus dans un bruit sourd, avant qu'elle ne freine brusquement quelques mètres plus loin. Elle jeta un regard dans le rétroviseur, le cœur battant à tout rompre, vit sa silhouette rouler sur le ventre et se mettre péniblement à quatre pattes.

Sa réaction fut viscérale ; elle passa la marche arrière, se retourna et accéléra, répétant la même séquence : le choc, les secousses de la voiture quand elle lui passa dessus pour la seconde fois, le crissement des roues sur la route, le corps étendu dans la lumière des phares.

Passant la première, elle réitéra, sentant son cœur se soulever à chaque rebond au bruit creux ; Nami ne sut pas combien de fois elle répéta sa manœuvre – cinq, dix, trente fois peut-être. Jusqu'à ce que le pare-chocs ne se décroche dans une gerbe d'étincelles, que sa jambe soit trop fatiguée pour presser la pédale, que la nausée ne soit trop forte. Elle sortit de la voiture, le moteur toujours tournant, fit quelques pas, tomba à genoux et régurgita tout ce que contenait son estomac, de son dernier repas à la quantité astronomique de sang ravalé, ses bras flageolants peinant à la tenir au-dessus de la flaque de vomi ; sanglotant, le visage en feu, elle se laissa retomber sur les fesses, ses pleurs de plus en plus bruyants résonnant dans la rue déserte.

À travers le brouillard de ses larmes, elle vit s'allumer des lumières à une centaine de mètres, aux fenêtres de quelques maisons en contrebas ; quelques instants plus tard lui parvenaient enfin les murmures affolés d'un vieux couple de sexagénaires, le mari sortant fiévreusement son téléphone pour composer le 911 pendant que sa femme retirait son châle de ses épaules pour le déposer sur les siennes – elle entendit ses questions mais fut incapable d'y répondre : les seules choses qu'elle voulait étaient rentrer chez elle, et son père. Deux vœux qui, elle s'en doutait déjà, ne lui seraient pas accordés tout de suite.

. . . . . . . . . .

Jour 134.

Louisiane, près d'Ostrica. Salle d'examen.
08h40.

Law ne fut pas surpris de voir entrer Bonney avec près de dix minutes de retard ; c'était le seul rendez-vous pour lequel elle mettait un point d'honneur à faire trainer l'horaire, et il ne s'était jamais senti de lui faire la moindre reproche – elle finissait toujours par venir, au bout du compte.

Fermant la porte derrière elle, elle se déchaussa, ôta ses chaussettes et resta en retrait, les yeux rivés sur les instruments posés sur la tablette comme s'il s'agissant d'engins de torture ; Law ne commenta pas, saisit son stéthoscope et le passa autour de son cou, quittant son bureau pour la rejoindre. Ils faisaient ça depuis des mois, même des années, mais elle ne s'y était jamais faite et ne s'y ferait jamais, il en était certain.

- Comment ça va, aujourd'hui ? murmura-t-il en enfilant une paire de gants en latex.

- Ça va bien. Et toi ?

Il roula des yeux, lui fit signe de lever la tête vers le plafond et vérifia ses ganglions, éprouvant la tension de sa nuque avant de descendre sur ses épaules, revenant à son visage, lui ouvrant la bouche pour inspecter sa gorge d'un coup de lampe. Prenant son otoscope, il examina ses oreilles, tour à tour, puis sa sclère et la réaction de ses pupilles, prenant des notes sur son carnet.

- Tu veux te peser maintenant ou après ?

- … maintenant. Qu'on soit débarrassé.

Law acquiesça, recula d'un pas et se détourna de trois quarts, laissant Bonney se déshabiller – il avait appris, avec le temps, à éviter la triche d'une fausse prise de poids : plus assez de tissus pour dissimuler des plombs, plus d'accès à l'eau et à la nourriture pendant le heures qui précédaient l'examen, la jeune femme étant capable d'ingurgiter des quantités inhumaines de nourriture avant de se faire vomir une fois la prise de poids falsifiée acquise.

Il attendit qu'elle le rejoigne à la machine, percevant tellement son appréhension qu'elle lui paraissait presque palpale ; tendant la main, Law aida Bonney à monter sur la balance – lui comme elle savaient qu'elle n'avait pas le moindre problème d'équilibre, mais le geste était purement symbolique. Une manière pour lui de lui montrer qu'il était là pour l'accompagner dans son chemin de croix, quand bien même il n'était pas capable de porter son fardeau pour elle.

Il s'éloigna de quelques pas, prenant son carnet de pesée pour feuilleter les dernières entrées, attendant que la machine fasse son œuvre – une poignée de secondes, longues comme des heures. Bonney était nerveuse, il le devinait aux tendons de son cou et à la perle de sueur sur sa nuque. Le chiffre s'afficha, enfin, mais elle ne s'autorisa pas un regard pour le verdict final, préférant laisser le directeur faire ses propres commentaires.

La seule chose qu'elle vit vu l'esquisse de son sourire, quand ses yeux clairs trouvèrent les siens.

- Plus un kilo sept, annonça-t-il en inscrivant le chiffre dans la case dans un crissement de crayon. Félicitations, Bonney.

- … merci.

Comme toujours, il sentit l'hésitation dans sa réponse, la retenue dans sa voix ; lui proposant son bras pour descendre, il la ramena au bureau et sortit un mètre mesureur de son tiroir, avant de se lancer dans une tâche longue et fastidieuse, qu'elle détestait plus que tout. Prenant son tour de poignet et de cou, il prit ses notes avant de poursuivre, remontant le long des attaches de ses bras, mesurant avec précaution son tour de poitrine puis son tour de taille. Il vit son ventre se contracter, haussa un sourcil à son attention.

- Le ruban est froid ?

- Pas tant que ça.

- Je t'ai fait mal ?

- Non.

Il marqua un temps d'arrêt, chercha à nouveau son regard, le trouva fuyant.

Pas besoin de creuser trop loin et trop longtemps pour savoir ce qu'elle avait en tête.

- J'ai bientôt fini, OK ?

Elle acquiesça, garda ses mains dans son dos quand il mesura ses hanches et ses jambes, le visage levé vers le plafond ; le psychiatre était rapide, elle devait le lui concéder, mais ce fait ne retirait rien au malaise qui lui prenait les tripes.

- Tes mesures n'ont presque pas bougé, conclut-il après avoir pris ses dernières notes. Siège, s'il te plaît.

Bonney prit place à l'endroit désigné, se hissant sur la table d'examen avant de s'y étendre ; il se rapprocha, penché sur elle, évaluant d'un coup d'œil les longues estafilades blanches qui zébraient ses cuisses, s'assurant qu'aucune autre ne venait s'ajouter à celles déjà présentes, vérifiant la cicatrisation des dernières, faites quelques semaines plus tôt. Il contempla ses poignets, inspecta ses cheveux, enfila son stéthoscope et écouta son cœur avec minutie – Bonney chercha son regard, ne parvint pas à le croiser une seule fois, Law étant beaucoup trop concentré sur son examen.

Elle savait parfaitement que, pour lui, son corps n'était qu'un objet d'étude supplémentaire ; un ensemble de données à analyser, dont il pouvait extraire des informations, mais sans jamais la considérer autrement. Elle avait toujours eu du mal à appréhender cette relation, mais n'avait jamais cherché à la questionner malgré les années – Law n'avait jamais été tactile, à son encontre ou envers quiconque, à des années-lumière d'Ace et de son absence de notion d'espace vital. Les mains de Law étaient froides, sous ses gants en latex, un toucher chirurgical et clinique, rapide mais délicat, quelque chose de purement professionnel qui dressait une infranchissable barrière entre lui et son patient ; une froideur qui s'étendait trop souvent jusqu'à son comportement et le rendait difficile à suivre, mais dont elle s'était parfaitement accommodée – un changement non-négligeable, mais pas forcément désagréable par rapport au quotidien qu'elle avait laissé derrière elle.

Ace en était l'exact opposé, élément perturbateur dans sa nouvelle vie bien rangée, loin du tumulte du monde et de ce qu'elle avait pu fuir ; toujours prompt à poser sa main sur son épaule, au creux de ses reins, à l'entraîner dans une étreinte brûlante et un peu trop ferme – la forçant à tout remettre en perspective. Lui faire une place dans sa bulle avait pris du temps, mais elle avait trop vite su que ce combat serait perdu d'avance.

Law piqua le creux de son coude pour prélever du sang, la tirant momentanément de ses pensées ; cette fois, leurs yeux se rencontrèrent, et elle ignora comment interpréter le regard qu'il lui adressait.

- Quoi ?

- … comment ça se passe, avec Ace ?

- Tu n'as qu'à lui demander.

Il haussa le sourcil, elle sentit son visage s'empourprer jusqu'à la racine de ses cheveux.

Ne pas pousser le bouchon trop loin, elle en avait conscience.

- C'est compliqué, marmonna-t-elle.

- Ce que je constate, en effet. Mais vous faites des efforts et j'apprécie.

- Tu sais, c'est assez déloyal, ce que tu fais.

- Mmn… ?

- … me poser ce genre de questions… là. Maintenant.

Il esquissa un sourire, retira l'aiguille et compressa le point de ponction, déposant les flacons dans le portoir à sa portée de sa main libre.

- Tu t'ouvres davantage quand tu te sens vulnérable. Technique tordue de psychiatre.

- Ace ne fait pas ça, lui.

- Pas avec toi, objecta-t-il. Parce qu'il t'aime.

- C'est injuste.

Law, pour la première fois depuis le début de leur conversation, sembla accuser le coup, mais elle n'avait pas la moindre envie de le ménager.

Sa relation avec Ace était… bancale, bâtie sur des fondations instables – elles-mêmes construites sur des sables mouvants – mais avait eu le mérite d'exister, et de lui offrir une autre bouée de sauvetage à portée de bras ; bouée dont elle devait se passer, à présent, pour nager seule vers une rive hors de sa vue. Elle lui avait permis de se réconcilier, même partiellement ou épisodiquement, avec son apparence, Ace semblant se ficher complètement des marques qui la jalonnaient, de sa peau beaucoup trop marbrée par les carences, de son incapacité à se réchauffer en l'absence de calories à brûler, des lumières éteintes dès qu'il était question de se dévêtir. Sa patience à toute épreuve, ses sourires et ses taquineries avait rendu son histoire personnelle difficile à croire, malgré sa sincérité – la preuve qu'il était loin d'être le monstre qu'il s'imaginait être après des années d'horreur.

C'était l'un des rares choses que Law avait toujours seriné à propos d'Ace : sa capacité à aimer, irrévocablement et passionnément, peut-être même un peu trop, quitte à le payer par la suite.

- Des fois je me demande si tu nous interdis pas d'être heureux parce que toi t'en es incapable, croassa-t-elle, la gorge nouée.

Il ouvrit la bouche pour répondre, se ravisa ; touché, puis aussitôt coulé, sans le moindre doute.

Un petit tribut à payer pour l'avoir poussée dans ses retranchements dans un moment de faiblesse, il le savait, mais assez désagréable pour laisser sa marque.

Se détournant de sa patiente, il reprit ses notes, constatant de ses propres yeux la légère mais perceptible variation dans son écriture, sèche et saccadée, les traits marqués de ses 't', les points trop appuyés de ses 'i'. Il hésitait encore sur ce qu'il ressentait, à cet instant : une forme de gêne, le genre de piqûre indolore mais porteuse d'une démangeaison folle, qui lui demandait une concentration à toute épreuve.

Parce qu'elle avait terriblement raison, avant d'avoir magistralement tort.

Parce qu'une partie de lui, beaucoup trop retorse à son goût, était incapable de s'extraire de la petite boucle de douleur dans laquelle elle prenait plaisir à attirer les autres – puisqu'après tout, pourquoi serait-il le seul à souffrir ?

Mais aussi parce qu'une autre, et bien plus présente encore, était entièrement dévouée à sa cause, un lien ténu qui lui permettait de s'occuper de ceux qui ne pouvaient plus le faire eux-mêmes.

Eternellement tiraillé entre ces deux aspects de sa vie, il en constatait le résultat.

- … je suis désolé si tu le vois comme ça. Mais il y a–

- Oui, je sais, un règlement qu'on doit respecter à la lettre, rétorqua-t-elle en enfilant fébrilement son tee-shirt. Tu te rappelles le premier objectif que tu m'as donné, quand on a commencé ma thérapie ? « Accepte l'idée de ne pas pouvoir tout contrôler ». Et si tu commençais à prendre un peu de ta propre médecine ? poursuivit-elle en passant rageusement son pantalon, ses yeux obstinément baissés vers le sol refusant de croiser les siens.

- Bonney–

- Je peux disposer ?

Elle n'était pas en position hiérarchique de discuter s'il lui donnait l'ordre de rester ; sauf qu'à ce moment-là, ce n'était pas sa chef de service qu'il avait face à lui, mais sa patiente. À qui il ne pouvait pas tout imposer, quand bien même il le désirait. Bonney s'enfermerait dans un mutisme complet, et il ne pouvait pas se permettre de briser la relation qu'ils avaient développée ces dernières années.

- … laisse-moi te raccompagner.

Elle sembla lui concéder cette demande, à en juger son expression, mais l'hésitation qu'elle exprimait était palpable ; il rangea son dossier, verrouilla les tiroirs et récupéra les flacons de sang, éteignant la lumière avant de fermer la porte derrière lui, dans un claquement un peu trop sec. Il lui emboîta le pas quand elle prit la direction de la salle commune, là où elle voudrait sûrement rejoindre la zone des infirmiers.

Il était à deux doigts de merder, il en avait parfaitement conscience, mais le retour en arrière n'était plus possible ; il savait qu'il la jetait dans une impasse, affectant Ace au passage, et potentiellement la dynamique du reste du groupe qui, malgré le fait que leur relation leur ait échappé jusqu'ici, ne pourrait pas passer à côté de la tension qui ne ferait que s'accumuler entre eux. Il avait peu de chance de désamorcer la bombe sans devoir se salir les mains, ou trahir un ou deux de ses principes auxquels il se raccrochait pourtant férocement.

Law jeta un regard à Bonney, contempla son visage fermé, la tension de ses traits, ses bras croisés dans un geste évocateur de son désir de solitude.

Il ignorait, à cet instant, ce qui pourrait être le pire : céder, et laisser Ace et Bonney vivre leur vie comme bon leur semblait à l'abri derrière les murs de l'asile, ou persévérer, les obligeant à couper tous leurs liens affectifs – une solution cruelle, il le concevait. Mais s'il renonçait à sa décision, quelle légitimité aurait le reste de ses ordres ?

. . . . . . . . . .

Tashigi sortit de la chambre de Pudding, les bras chargés de ses draps et de sa serviette de bain, qu'elle déposa dans sa desserte ; Nojiko referma la porte, la poussa jusqu'à la chambre suivante, elle aussi vide de son occupant. En théorie, tous les résidents étaient supposés gérer leur linge seuls, mais certains étaient dans l'incapacité de s'y astreindre – Shakky en faisait partie, pour des raisons évidentes, ainsi que Pudding dans ses mauvais moments. Lucci exigeait leur nettoyage au quotidien, une règle respectée à la lettre, là où Luffy y pensait quand il en avait le temps – Zoro étant le plus à même de se plier à ce genre d'exercice.

- Rappelle-moi pourquoi tu es là aujourd'hui ? lança-t-elle par-dessus son épaule, occupée à refaire le lit de Hina.

- J'ai dit à Gladius d'aller se faire mettre.

- … argument valable. Prends le plumeau et époussette-moi tout ça, tu veux ?

Elle acquiesça, récupéra l'accessoire et entra dans la chambre, contemplant les meubles qui l'entouraient, avant de commencer sa tâche de mauvaise grâce ; pour sûr, puisque Zoro lui avait demandé de prendre la place de Luffy pendant le temps que durerait sa corvée, mais sans se faire remarquer. Un terme qui pouvait sembler évasif, mais qui n'en était pas moins limpide pour elle – jouer le rôle de leur hôte sans se faire prendre. Elle écarta les cadres, s'efforçant de ne pas observer les photographies et tout ce qui constituait la vie privée de la locataire. Des éléments auxquels Tashigi était soumise tous les jours, dans son absolue discrétion, et dont elle ne parlait jamais. À dire vrai, elle était le membre du staff le plus invisible, au milieu des autres infirmiers, la petite main qui s'affairait sans jamais être vue – le quatuor lui-même oubliait souvent son existence, pouvant parfois passer plusieurs jours sans la voir. Comme Franky, toujours un peu partout à la fois, difficilement localisable, occupé à s'assurer du bon fonctionnement de la clinique, des allées et venues qui avaient longtemps intrigués Kid – et qui devaient toujours, pour peu qu'il continue à s'intéresser à tout ce qui se passait, malgré son entêtement à garder le silence.

Elle prit la poubelle sous le bureau et sortit dans le couloir pour la vider dans le grand sac accroché à flanc de chariot ; son regard accrocha les deux silhouettes à l'autre bout du couloir, impossibles à confondre avec qui que ce soit. Bonney semblait inhabituellement renfermée, toutefois, quand bien même le visage de Law n'exprimait rien de particulier, mais il n'était pas stupide ; pas à ce point, en tout cas : la tension qui émanait d'eux était à couper au couteau, et pour rien au monde il n'aurait voulu être à la place de celui qui allait devoir essuyer la première conversation de l'un ou de l'autre.

Le psychiatre sembla surpris de la voir là, à en juger son haussement de sourcil, mais n'émit pas le moindre commentaire à ce propos quand ils passèrent à côté de lui, Bonney lui offrant un sourire qui n'atteignit pas ses yeux, Law se contentant d'un signe de tête, les deux s'étant déjà croisés tôt le matin, l'un prenant son café en terrasse dans le soleil levant, l'autre suant à grosses gouttes pour suivre le rythme de jogging d'Ace.

Elle leur répondit d'un signe maladroit de la main, tout en songeant que son gardien ne devait pas avoir parlé de ses projets de punition au directeur, et qu'il allait certainement devoir se justifier – pas la première fois que les deux se tiendraient tête, un spectacle toujours bref mais instructif sur les liens qui pouvaient les unir, l'un comme l'autre prenant généralement soin de ne pas contredire l'autre en présence d'un interné, mais sans compter le caractère explosif d'Ace.

- Si tu rêvasses, tu vas en avoir pour 10 fois plus longtemps, marmonna Tashigi en lui donnant un coup de coude, l'arrachant à ses pensées. Active-toi.

- … désolé.

Nojiko la suivit le long du corridor, prenant le chiffon et le spray qu'elle lui tendait avant de commencer à astiquer les poignées des portes et des fenêtres, une par une, songeant que cette étape plairait beaucoup à Lucci – elle nota mentalement de lui en parler, pour toutes les fois où elle l'avait vu rentrer dans sa chambre uniquement après avoir l'avoir ouverte en s'armant d'un mouchoir. Ils arrivèrent au bout du couloir et de ses portes vitrées, couvertes de traces de doigts qu'elle s'évertua à faire partir à grand renfort de couinement de tissus, pendant que Tashigi nettoyait les claviers des digicodes. Elle perçut le faible bruit des touches et le grésillement qui indiquait l'entrée d'un code erroné, lorgna dans sa direction avec l'air de ne pas y toucher – Dieu qu'elle était nulle pour ça.

- On va rester bloqué.

- Mmn ? s'enquit-elle en essuyant le pupitre.

- T'arrêtes pas de faire biper ce truc.

- … c'est pas un Windows, ici, on a pas trois essais avant de bloquer le compte, s'esclaffa-t-elle en lui cachant la vue sur les touches avant de taper la bonne combinaison, qui déclencha l'ouverture de la porte. Non mais je vous jure…

Elle logea l'information dans la catégorie « Pertinente », se laissa guider dans les méandres de la clinique, pensive.

Exactement le genre d'informations dont Kid raffolait, et qui pourrait le mettre dans de meilleures dispositions, Zoro ayant réussi à la convaincre de faire le premier pas – comme d'habitude, devoir plier devant les caprices de l'alter le plus instable, encore et encore, pour chercher un consensus qui pourrait ne jamais voir le jour.

Réprimant un soupir, elle suivit Tashigi jusqu'à une pièce minuscule, bardée d'étagères chargées de produits d'entretien – un accès par badge, soigneusement fixé au trousseau qu'elle portait à la hanche, similaire à ceux que les infirmiers pouvaient arborer en tout temps.

Luffy allait détester ça, et elle ignorait si elle devait lui en parler ou s'en abstenir ; à nouveau, seul Zoro serait le plus à même de lui dire quoi faire, mais l'idée de cacher quoi que ce soit à leur alter principal lui tordait le ventre. Une sensation qu'elle devrait se contenter d'étouffer pour le moment, jusqu'au moment propice.

Nojiko contempla les bouteilles alignées devant elle, s'efforçant d'en retenir les noms, mais elle n'était pas certaine de pouvoir se souvenir de tout au bout du compte, surtout si elle ne pouvait pas les retranscrire dans les carnets avant un long moment – elle ignorait si la corvée était supposé durer deux heures ou toute la journée, jusqu'à quel point elle devait jouer le jeu, jusqu'où elle pourrait le tenir sans connaître l'emploi du temps de Luffy à l'avance, contrainte d'improviser et de s'adapter ; plus qu'à croiser les doigts pour ne pas avoir de thérapie aujourd'hui, au risque de se faire démasquer par Law.

Elle pesta, intérieurement, contre elle-même en songeant qu'elle pouvait très bien feindre sa propre arrivée, histoire de se soustraire à des questions gênantes, mais elle espérait ne pas en arriver à cette extrémité.

Elle entendit des pas derrière elle, se pencha en arrière pour jeter un œil dans le couloir, reconnut Franky et ses cheveux d'un bleu éclatant – la perfection esthétique, à ses yeux.

- Salut, Luffy, s'exclama-t-il en lui frappant le dos dans une étreinte à lui décoller les poumons. Comment ça va ?

- Puni, sourit-elle en levant le seau qu'elle tenait toujours à la main en attendant que Tashigi lui laisse accès à l'évier. Et toi ?

- Super forme, comme d'hab ! Tash', tu sais pas où on a foutu la boîte à couture, par hasard ?

- Là où tu l'as rangée la dernière fois, rétorqua-t-elle en lui jetant un coup d'œil par-dessus ses lunettes. Ça t'aide ?

- … nan pas du tout. Et j'ai pas envie de demander à Teach, il va se foutre de moi.

- T'as troué ton froc ? s'enquit Nojiko en s'adossant au chambranle de la porte, s'efforçant d'arborer son éternel air ingénu.

- Cette cochonnerie à réparer, soupira-t-il en secouant la veste passée par-dessus son bras.

Elle tinta dans un bruit sourd, attisant aussitôt sa curiosité, d'autant plus quand Franky plaqua son énorme main dessus pour en étouffer le bruit.

- Il est bizarre, ton manteau.

- C'est pas un manteau, c'est une veste lestée.

- Pour faire des tractions… ? s'amusa-t-elle en croisant les bras, feignant une écoute désintéressée.

- Bien sûr que non, c'est pour Del-

Tashigi lui donna un coup de pied, le coupant dans son élan de sincérité mal venue, mais la bourde n'était pas rattrapable ; Nojiko afficha une façade qu'elle espérait dégoulinante d'indifférence, se contentant d'un haussement d'épaule avant de reporter son attention sur les étiquetages qui s'étalaient devant ses yeux.

Une veste lestée à destination de Dellinger. Pourquoi ? Pour le ralentir en cas de fuite ? Lorgnant vers le tissu, elle avisa les leviers et les œillets pour la fermeture dorsale du gilet, les boucles qui laissaient présager la présence de cadenas – un carcan de fer pour l'empêcher de prendre la poudre d'escampette.

Le genre de mesures qui n'étaient pas à prendre à la légère, rien qu'à voir celles qui avaient été prises pour Kid lors de son expertise chez Monet, ou de ses débordements à l'asile ; une version moderne des boulets des casseurs de cailloux.

Une fois de plus, elle ne sut pas quoi penser du pensionnaire le plus reclus de la clinique. Autant il pouvait obséder Kid et sa curiosité maladive – plutôt à qualifier de besoin irrépressible de se mesurer à un adversaire à sa taille – autant il laissait Luffy et Zoro de marbre, tout du moins en apparence. Une partie d'elle se fichait bien de cet énergumène supplémentaire, une autre ne pouvait s'empêcher de se demander quel genre de type il pouvait bien être pour se trouver ainsi écarté des autres. Le genre de personne qu'elle avait évité toute sa vie, pour s'épargner des ennuis supplémentaires, dans lesquels elle baignait déjà bien assez.

- Ça doit lui paraître long, tout seul dans son coin, commenta-t-elle en feignant de ranger l'étagère à sa portée.

- Tu peux argumenter avec le Doc, si tu veux, mais il est pas 100% réceptif sur le sujet–

- Hé bah justement, il en parlera avec lui s'il le faut, mais nous on a rien à dire sur le sujet, on est ni infirmier, ni médecin, l'interrompit Tashigi, à nouveau.

- Un gamin ça pose des questions.

- À dix-neuf ans ça faisait longtemps que j'étais plus une gosse, rétorqua la jeune femme.

- T'as toujours été vieille, c'est ça le truc, s'esclaffa-t-il.

Exactement ce qu'elle avait l'occasion de lire dans les carnets, quand elle s'efforçait de calmer le jeu et que Kid se contentait de la traiter de rabat-joie ; il n'y avait que Zoro pour s'approcher d'un semblant d'esquisse de paix, dans leurs échanges, jusqu'à ce que Luffy n'intervienne pour faire cesser les railleries.

Avec, toujours, ce sentiment de ne pas réussir à s'intégrer dans leur groupe, à suivre péniblement le rythme, arrivée beaucoup trop tard pour pouvoir espérer vraiment comprendre le trio déjà bien ancré avant qu'elle ne vienne se mêler à eux.

Nojiko savait qu'à trop vouloir plaire, elle ne serait jamais capable d'affirmer sa personnalité ; à trop courir derrière les preuves de son utilité, elle avait parfois l'impression de ne plus être elle-même. Une sensation semblable à ce que Luffy lui avait confié avoir ressenti de nombreuses fois, à fixer son reflet dans le miroir, sans pouvoir se débarrasser de la sensation que ce visage n'était pas le sien, imposteur du bout des ongles à la pointe des cheveux.

Elle ignorait quelle situation était la pire, la sienne ou celle de Luffy.

Les deux n'étaient même pas à comparer, à dire vrai.

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La suite est sur le feu...