Emma lui sembla plus stable sur ses jambes, un rien plus assurée. Le trajet jusqu'à la salle de bain fut néanmoins anormalement long.

Regina ouvrit la première porte à droite, dans le corridor, la fit entrer. La petite leva les yeux avec curiosité, embrassant d'un coup l'ensemble de la pièce. C'était une vaste installation, dernier cri, coûteuse et raffinée. Les murs étaient constitués d'un carrelage blanc cassé, enjolivés de deux frises, représentant l'une des poissons, des hippocampes flottant au milieu d'algues, des étoiles de mer, l'autre des bateaux et des phares. Des armoires couleur crème étaient stratégiquement installées. Un double évier, face à un immense miroir mural, ainsi qu'une douche italienne et une gigantesque baignoire ronde, pourvue des fonctions les plus modernes, achevaient de donner un sentiment profond de confort et d'intimité.

L'enfant trouvée regarda son hôtesse avec des yeux arrondis d'admiration. « J'ai…jamais…vu un endroit comme ça. Je savais même pas que ça existait. » L'avocate sourit. Elle n'était pourtant pas tout à fait à l'aise avec le luxe dans lequel elle vivait, étant donné la misère absolue qu'elle côtoyait quotidiennement dans sa profession. Mais la jeune délinquante ne paraissait lui en tenir aucune rigueur, et elle se consolait régulièrement avec la pensée assez hypocrite que le simple fait qu'elle habitât un appartement, et non une maison de maître, était une preuve de sobriété. Son regard tomba sur les pieds nus et écorchés. La salle-de bain était pavée de larges dalles de marbre. « Tâchez de marcher plutôt sur les tapis, Emma… Le carrelage ne doit pas être d'un contact bien agréable. »

« Y a pas de toilettes ? » demanda soudain la jeune fille. « Non. Je préfère qu'elles soient séparées de la salle-de-bain. Mais vous pouvez y aller pendant que je fais couler votre bain. Vous connaissez le chemin. » Les yeux de jade plongèrent une fois de plus dans les siens. « J'ai pas…pas vraiment fort besoin mais…euh…je préfère être sûre… » fit l'orpheline en rougissant. « Certainement ! Je comprends. Allez-y. » répondit Regina tout en se faisant la réflexion que l'intimité, sur ce point, avait été refusée à sa protégée durant ses incarcérations, mais aussi très certainement durant ses années d'école et de centres fermés. Rien d'étonnant à ce qu'elle veuille en profiter. Comme la petite voleuse ne se décidait pas, regardait d'un air indécis sa couverture, toujours pressée contre sa poitrine, la juriste se hâta de proposer : « Vous pouvez laisser votre châle sur le tabouret. » La jeune fille suivit son regard, s'approcha gauchement du siège de bois et y déposa avec précaution son doudou, soigneusement plié. Après quoi, elle fit demi-tour pour se rendre aux toilettes, avec sa lenteur accoutumée, laissa la porte entrouverte.

Regina secoua la tête pour s'éclaircir les idées, puis s'approcha de son immense baignoire et ouvrit les robinets en grand, tout en réglant minutieusement la température grâce au mitigeur thermostatique. Elle opta pour une chaleur agréable, pas trop élevée, pour ne pas augmenter la douleur causée par les innombrables blessures qui marquaient le corps éprouvé. Lorsqu'Emma revint, elle ferma la porte derrière elle, sans le moindre bruit, se rapprocha doucement de son hôtesse. Elle semblait prendre graduellement de l'assurance, ce dont la magistrate se réjouissait silencieusement.

« Voudriez-vous vous brosser les dents ? » lui demanda-t-elle sans préambule. Les beaux yeux verts s'écarquillèrent. « Euh… » fut la seule réponse qu'elle obtint. La belle brune se dirigea vers l'un des deux éviers, ouvrit l'armoire dissimulée derrière le miroir, en retira un objet, qu'elle montra à la petite. « J'ai acheté ceci pour vous. » Elle lut sans peine, dans les prunelles ahuries, que la jeune délinquante n'identifiait pas ce qu'elle voyait. « C'est une brosse-à-dents électrique. Je suppose que vous n'avez jamais utilisé que des brosses manuelles ? » Après quelques secondes de réflexion, au cours desquelles elle sembla enregistrer cette information nouvelle…à savoir qu'il existait des brosse-à-dents électriques, l'enfant martyr répondit : « En…en prison y a pas de brosse-à-dents…on essaie d'attraper de l'eau, avec la bouche, quand ils nous lavent avec les tuyaux, et on se frotte un peu les dents avec les doigts…Pareil dans les orphelinats et les maisons de correction…Mais je me suis déjà brossé les dents, dans des familles d'accueil…parfois…Je…je savais pas que ça, » précisa-t-elle en désignant l'étrange appareil, « ça existait… » « Signaler à Catherine de vérifier l'état de sa dentition » pensa la pénaliste.

Comprenant que l'opération prendrait un certain temps, Regina se dirigea vers la baignoire et coupa les jets d'eau, grâce à l'efficacité desquels l'énorme cuve était déjà presque pleine. Le système ultramoderne maintiendrait la température. Elle vint se camper devant l'autre lavabo, ouvrit l'armoire à glace située au-dessus et en extirpa sa propre brosse-à-dents. « Je vais vous montrer. » fit-elle avec un sourire éblouissant et un geste d'invitation auquel Emma répondit en venant se placer à ses côtés, de son pas hésitant. L'avocate éprouva un sentiment de satisfaction en constatant que, conformément à ses instructions, elle se plaçait à dessein sur le tapis posé au sol et non sur les pavés glacés.

« Si ce système ne vous convient pas, j'ai aussi une simple brosse, toute neuve, à votre disposition. » ajouta la juriste tout en saisissant un tube de dentifrice dont elle appliqua une couche sur les poils durs de cet objet, si nécessaire aux principes de base de l'hygiène, et qui constituait pour la malheureuse un luxe extraordinaire. L'orpheline sursauta lorsqu'elle poussa sur le bouton et que l'appareil se mit à vrombir. Tout en brossant ses dents déjà étincelantes, Regina surveillait sa protégée du coin de l'œil. Elle vit le profil du petit visage sale apparaître dans le miroir lorsque l'ex-détenue s'approcha pour mieux observer, les yeux ronds d'intérêt. Sans ses lunettes, elle dut, pour voir comment se servir de la brosse, diminuer la distance entre leurs deux têtes, presqu'au point d'effleurer sa sauveuse. Son odeur nauséabonde envahit les narines de la femme de loi.

La puanteur, dans cette luxueuse salle d'eau, semblait plus prononcée qu'en prison. Accoutumée aux remugles déplaisants, parfois insupportables, qui émanaient des détenus et des lieux d'incarcération en général, la belle brune ne laissa strictement rien paraître, et continua imperturbablement sa démonstration. Lorsque le bip retentit, Emma sursauta à nouveau. La bouche écumante de dentifrice, Regina se rinça soigneusement à l'aide d'un verre-à-dents. La petite blonde la regarda, ébahie, cracher dans l'évier. « Ce signal sonore m'annonce que le brossage a duré assez longtemps. » expliqua-t-elle quand elle eut fini. « Sérieux ? » demanda l'enfant des rues. « Mais oui. » répondit la cadette des sœurs Mills. « Voulez-vous essayer ? » Après une seconde d'hésitation, la prisonnière à la liberté fraîchement retrouvée acquiesça.

La juriste lui montra patiemment comment appliquer le dentifrice, l'encouragea à presser la brosse contre ses dents, à ne négliger aucun endroit caché. Elle fit une grimace enfantine lorsque le goût mentholé envahit ses papilles gustatives. « C'est de la menthe douce, Emma. Il faut tâcher de ne pas tout avaler mais si vous en ingurgitez un peu, ce n'est pas grave. » Assez tendue et incertaine au début, l'orpheline finit par se prêter au jeu, passa soigneusement jusqu'au fond de la bouche. Elle eut une moue déçue lorsque le bip retentit. « Si vous voulez, vous pouvez recommencer. Il suffit d'appuyer sur le bouton. » La petite ne se le fit pas dire deux fois. Le vrombissement caractéristique se fit à nouveau entendre. La voyant fermer les yeux de plaisir, se passer la brosse sur la langue, l'avocate dit de sa voix de basse : « Vous pouvez en profiter pour vous nettoyer tout l'intérieur de la bouche. » Bien que cela parût impossible, la jeune délinquante souriait tout en procédant. Elle ne s'arrêta que lorsque retentit un troisième bip. La belle brune lui tendit un verre-à-dents plein, la guida un peu pour qu'elle se gargarise et se rince.

Emma s'essuya les lèvres du dos de la main, se regarda dans le miroir, souffla dans sa paume pour sentir son haleine. L'examen dut être concluant car une expression extatique illumina la face d'ange. La magistrate eut l'impression d'assister à un spectacle magnifique et exceptionnel. La jeune fille retroussa ensuite les babines pour inspecter ses dents dans la glace. Profitant de l'occasion, la juriste regarda, elle aussi, dans le miroir. Elle redoutait de constater que l'émail était noir, les gencives sanguinolentes. Mais la dentition de la petite semblait solide, ses canines et ses incisives, fraîchement lavées, étaient immaculées.

Ouvrant l'armoire à glace située au-dessus de l'évier de gauche, Regina expliqua : « Ceci est votre placard. Vous pouvez ranger vos affaires dedans. » La petite voleuse cligna des yeux interloqués en apercevant quelques flacons et tubes dans l'espace de rangement. L'avocate comprit qu'elle n'avait probablement pas intégré que tout ce qui se trouvait sur ces étagères était à elle, puisque sa bienfaitrice l'avait acheté à son intention. Il faudrait y revenir plus tard.

Se dirigeant à nouveau vers la baignoire, la juriste vérifia la température de l'eau, puis acheva de remplir la cuve. Réfléchissant, elle se tourna vers son invitée. « Je propose de mettre de l'huile apaisante dans votre bain. Cela vous fera le plus grand bien. Et… » ajouta-t-elle en lui montrant une grande bouteille en plastique violette, « …voulez-vous de la mousse? » Emma fixa l'objet de ses yeux éberlués, porta nerveusement une main à son visage, se toucha la bouche. « Euh…je veux bien…j'ai jamais…je sais pas vraiment ce que c'est, mais ça a l'air bien… » Un sourire bienveillant éclaira le visage de madone. « Ça l'est…je suis sûre que ça vous plaira. » fit-elle tout en versant, juste sous le jet, une dose de liquide.

Le bain fut bientôt prêt. Regina écouta le léger signal sonore qui indiquait que le système automatique coupait l'eau par lui-même. Elle ne savait comment aborder la question du déshabillage. Il fallait se décider, pourtant. Tout en restant à une distance raisonnable, elle choisit un discours sans fard. « Emma…Voulez-vous vous baigner seule ou souhaitez-vous que je reste avec vous ? Que je vous aide ? » La jeune fille se troubla encore plus, piétina d'une jambe sur l'autre, ce qui la fit grimacer de douleur. « Ses pieds ou ses fesses ? » se demanda l'avocate. Les deux, certainement. La petite blonde tira fébrilement sur sa robe, sur son pantalon de jogging. « Ben…vous m'avez déjà vue, de toute façon… » La magistrate secoua la tête avec sérieux. « Ce n'est pas la question. Ce sont vos sentiments qui comptent. » Bien entendu, dans l'exercice de ses fonctions, elle avait été amenée à regarder et même à toucher le corps partiellement dévêtu et martyrisé à plusieurs reprises, et elle l'avait vue entièrement nue le matin même. Mais comme elle venait de le dire, telle n'était pas la question. La jeune délinquante hésita encore, puis baissa la tête et regarda par en-dessous sa bienfaitrice. « Vous voulez bien rester ? …J'ai peur d'être toute seule ici. » La belle brune acquiesça gravement. « Très bien. Si vous changez d'avis à un moment ou un autre… » « OK » répondit Emma. Et, saisissant sa robe, elle l'ôta d'un geste ample.

Elle garda le vêtement serré contre son torse, quelques secondes. Sans encore s'approcher, Regina dit de sa voix la plus douce : « Je propose de laver votre robe. Vous n'allez pas sortir demain, bien certainement, et j'ai tout ce qu'il vous faut pour l'intérieur. » Son idée était plutôt de jeter le vêtement souillé et élimé. Mais l'annoncer de but-en-blanc n'était probablement pas de la meilleure politique. La tête blonde se balança légèrement de bas en haut, en signe d'approbation. La juriste s'approcha, lentement, pour ne pas effaroucher son invitée, tendit les deux bras. « Si vous voulez bien, je vais la placer dans le bac-à-linge. » La jeune fille se décida à lui confier l'un de ses seuls biens, avec une hésitation visible. L'avocate la vit, du coin de l'œil, croiser les bras devant sa poitrine, lorsqu'elle plaça la robe sale dans le grand panier d'osier. Se retournant vers elle, elle lui sourit chaleureusement : « Je vais aussi laver votre pantalon. » Emma fronça les sourcils. « Mais…vous me l'avez donné ce matin. » La magistrate réfléchit quelques instants. Lui dire que son état de saleté était tel qu'il lui faudrait nettoyer tous les objets avec lesquels elle était entrée en contact ? Et elle ne lui avait pas encore parlé des parasites…Mais après quelques instants, la jeune voleuse rougit, ôta péniblement son jogging, en s'accrochant à l'évier. Elle avait sans doute compris.

La belle brune s'approcha, juste assez pour pouvoir saisir le pantalon gris sans imposer à la malheureuse de quitter le tapis, déposa également le vêtement dans le bac. Puis, désignant la baignoire : « Voulez-vous entrer dans votre bain ? » La jeune fille nue ne se couvrait plus. Longue, maigre et pâle, elle gagna doucement l'énorme cuve, pleine d'eau fumante. Regina lui trouva une étrange beauté, fruste, rugueuse.

Elle s'arrêta devant la baignoire et considéra le bain d'un air pensif, les deux mains au menton. Regina pesa le pour et le contre, puis s'approcha avec douceur, en veillant à rester dans son champ de vision. « Emma ? » demanda-t-elle. « Je vais salir l'eau. » annonça l'enfant martyr. La belle brune se mordit les lèvres. L'honnêteté était la clef. « C'est vrai…mais ce n'est pas grave. Nous allons procéder à un premier décrassage, puis je vais faire couler l'eau et je vous doucherai avec le pommeau. Et je remplirai à nouveau la baignoire. Il fait bien chaud, ici. Vous n'aurez pas froid. » La petite était restée dans la même position. Elle leva seulement les yeux, regarda son interlocutrice. « L'eau, ça coûte cher…et faut pas la perdre… » Un sourire ému éclaira le visage de pythie. « Je vous ai déjà dit que j'avais plus que largement les moyens. Et s'il est vrai qu'il ne faut pas gaspiller l'eau…songez donc à la consommation qu'en font les familles les plus riches du pays. Ils ont des piscines, d'immenses jardins arrosés jour et nuit par des systèmes automatiques…Vous avez certainement consommé moins d'eau, dans votre vie, qu'un animal de compagnie d'une famille bourgeoise n'en consomme en un an… » Toujours cette faculté à trouver les arguments les plus percutants. Les yeux d'émeraude s'écarquillèrent. Comme elle comprenait vite et bien, malgré son vocabulaire limité ! La tête blonde et crasseuse acquiesça discrètement.

Elle avança d'un pas, s'appuya des deux mains au rebord, chercha à lever la jambe droite. Mais un petit cri douloureux s'échappa de ses lèvres, ses yeux se remplirent de larmes. Elle regarda son hôtesse d'un air coupable, voulut essayer encore. Comprenant fort bien ce qui lui arrivait, Regina s'approcha, tout en prenant garde à ne pas la toucher, et offrit son bras en guise de support. Emma posa une main sur l'accoudoir improvisé, murmura un « merci » à peine audible, et cette fois, parvint à enjamber le rebord. Elle poussa à nouveau un petit cri lorsque son pied écorché plongea dans l'eau chaude et savonneuse. La surprise d'une sensation nouvelle, sans doute…Mais la magistrate s'inquiéta néanmoins. « Est-ce trop chaud ? » La jeune délinquante demeura quelques instants ainsi, nue, debout sur ses jambes d'échassier dont l'une était déjà dans l'eau, l'autre sur l'épaisse sortie de bain. Sans lever la tête, elle dit « Non. », et se mit à trembler.

Très alarmée, la juriste, en évitant religieusement de toucher le corps blême, dont elle voyait les os affleurer sous la peau, dont elle pouvait compter les innombrables contusions, meurtrissures et entailles, tendit à nouveau un bras secourable. Emma s'appuya et parvint, en gémissant, à faire passer sa jambe gauche à l'intérieur de la baignoire. Elle baissa la tête, et resta ainsi, debout, courbée, les deux mains sous le menton, à contempler cette eau claire, rendue bleutée par l'huile de bain, où flottait une mousse légère au parfum exquis. Une brume grisâtre avait déjà commencé à se répandre autour d'elle.

« Placez-vous à genoux. » suggéra doucement Regina. Elle offrit à nouveau son coude en guise de support. Comme elle l'avait fait dans le salon, la jeune fille descendit avec gaucherie, et se retrouva agenouillée. La baignoire était si profonde que l'eau lui arrivait aux clavicules. Elle émit un petit « Oh ! », se redressa légèrement, ajusta sa position. La belle brune comprit qu'elle écartait les mollets, afin que ses fesses flottent librement dans l'eau chaude. Après quoi, elle se détendit d'un coup, baissa la tête, se mouilla le visage des deux mains, refit « Oh ! »

L'avocate la contempla quelques instants, puis rapprocha l'un des tabourets de plastique stratégiquement placés aux quatre coins de la pièce, s'assit à côté de la baignoire. Emma avait les yeux fermés, et son joli visage éreinté arborait une expression extatique. « Ça fait du bien, n'est-ce pas ? » dit doucement la juriste. La tête blonde se balança de haut en bas. « Oh oui ! » assura la voix rauque.

Les yeux roussâtres de la magistrate tombèrent sur la chevelure claire, assombrie par la crasse. Il était temps. « Emma…j'ai quelque chose à vous dire… » La petite voleuse releva brusquement la tête, la regarda de ses yeux verts, agrandis par la peur. À quoi s'attendait-elle donc ? À ce qu'elle la fasse sortir de l'eau, toute mouillée et nue, la renvoie à la rue, après réflexion ? « Vous avez des poux… »

L'orpheline ouvrit une bouche stupéfaite et horrifiée, porta les deux mains à sa tête, plongea ses doigts rouges dans ses cheveux. « Comment… ? Vous les avez vus? Maintenant ? » Regina secoua la tête. « Non…Je l'ai vu vendredi…Après… » Elle ne put finir sa phrase. L'enfant trouvée eut un curieux mouvement de recul, comme pour éviter de contaminer sa bienfaitrice. « Vendredi…Mais…Pourquoi vous avez rien dit ? » Devant son affolement, la juriste était saisie d'une folle envie de l'apaiser, en posant une main sur son épaule par exemple. Mais comme la malheureuse était nue, elle n'osa pas la toucher. « Parce qu'ils vous auraient tondu le crâne. » Emma se mordit la lèvre inférieure. « Ben oui…c'est ce qu'ils font… » Elle commençait à se calmer, face à la tranquillité de sa défenseuse. « Ça vous est souvent arrivé ? » La délinquante acquiesça, tout en la dévisageant. « Oui…ils rasent la tête, et aussi… » Elle eut un geste vague, sous l'eau… « Je sais… » dit Regina… « J'avais déjà le ferme espoir de vous faire sortir. Cela ne vous aurait fait aucun bien. J'ai préféré garder cette information pour moi. »

Les prunelles vertes, une fois de plus, la transperçaient jusqu'au fond de l'âme. La fine bouche gercée forma le mot « merci », puis la jeune fille détourna le regard, fixa un point inexistant, et murmura : « Une fois…j'avais treize ans…dans une maison de correction…ils l'ont fait dans le dortoir…en haut et en bas…devant tout le monde…même les garçons… » La pénaliste n'était aucunement surprise d'apprendre l'existence de telles pratiques, mais commenta : « C'est horrible, Emma…Personne ne devrait être traité de cette façon. Et certainement pas les enfants. » Les yeux d'émeraude replongèrent dans les siens, parurent s'ancrer à nouveau dans le présent.

Soudain, la petite voleuse eut une moue contrite. « Je suis entrée dans votre voiture…j'ai mangé dans votre salon…Je vous en ai mis partout… » Le visage de déesse antique s'éclaira d'un magnifique sourire. « Cela n'a aucune importance, voyons. Je suis sans arrêt confrontée aux poux, aux puces ou autres, dans mon métier…J'ai tous les produits imaginables à disposition. Je vais vous faire un traitement. Par acquis de conscience, je vais m'en faire un aussi. Et je shampouinerai les sièges de ma voiture, vos vêtements, le salon, votre couverture… »

La jeune fille parut sur le point de pleurer. « Mais…vous avez pas que ça à faire…votre travail… » Regina fit un geste de dénégation. « J'ai pris un congé à durée indéterminée. » Les grands yeux brillants s'écarquillèrent plus encore. « Pour moi ? » Un hochement de tête brune. « Mais…vous allez pas gagner d'argent pendant ce temps… » « Emma, » répliqua l'avocate avec le plus grand sérieux, « j'ai hérité une immense fortune de mes parents. J'ai de quoi vivre comme une reine, pendant deux-cents ans. C'est par passion, par foi, que je fais ce métier… »

Sur le joli visage marqué se dessina une expression perplexe. « Ben…et les autres ? …Y a une fille qu'est arrivée hier, juste après que vous êtes partie…Les gardiens…Hunt et Booth surtout…ils sont horribles avec elle… Et y en a…des garçons… qui sont très jeunes…Quatorze ans, parfois… » Comme elle était altruiste ! Cela tenait du miracle. « Je sais ! Je vous assure que j'y pense. Mais vous connaissez mes projets…nos projets. Nous devons nous y consacrer entièrement, si nous voulons avoir une chance de réussir. Et nous essayons d'agir à la source…Si nous parvenons à quelque chose, ils en bénéficieront davantage. » La malheureuse baissa la tête, regarda l'eau mousseuse. Espérant la tranquilliser, Regina ajouta : « Concernant cette jeune fille, je me renseignerai. Je vais voir si elle a été prise en charge par l'un de mes collègues… » « OK… » dit la petite blonde.

La belle brune se leva, alla prendre un flacon dans l'armoire qu'elle avait réservée à son invitée, revint s'asseoir sur le tabouret, montra la bouteille. « Il faut faire le premier traitement à sec. Ensuite, j'évacuerai l'eau. Ce n'est l'affaire que de cinq minutes. Après, je vous ferai un shampoing. » Emma porta à nouveau une main à sa tête. « Mes cheveux sont dégueulasses. Je vais le faire. » La pénaliste avait l'habitude de devoir se répéter, et c'était un aspect du métier qui lui portait facilement sur les nerfs. Mais là encore, avec cette personnalité si particulière, cela ne la gênait pas le moins du monde. « Je préférerais m'en charger, si cela ne vous dérange pas. Il faut un doigté expérimenté, imprégner la chevelure, jusqu'aux racines. Bien entendu, si vous ne voulez pas, je vous expliquerai comment procéder. Mais j'aimerais que vous compreniez, une fois pour toutes, que vous ne me dégoûtez pas. C'est avec plaisir, avec bonheur, que je m'occupe de vous. C'est mon choix, c'est quelque chose que je désire faire. »

Le visage d'ange exprimait, tandis que les prunelles vertes la vrillaient jusqu'aux tréfonds de la conscience, une sorte de scepticisme involontaire mais contre lequel la malheureuse s'efforçait de lutter, une incrédulité pleine d'espérance. Un imperceptible mouvement du menton, scellant l'accord. Se peignit sur le visage de sibylle un aristocratique sourire, rouge et vaste. Regina versa dans sa paume une bonne dose de produit, s'excusa : « L'odeur n'est pas très agréable mais il n'y a rien de mieux. Nous ferons un autre traitement demain et vous en serez définitivement débarrassée. » Ayant placé le flacon sur le bord de la baignoire, elle posa une main habile et sécurisante sur la tête ébouriffée. Au moment précis où ses doigts glissèrent avec prudence dans les touffes enchevêtrées, elle entendit la voix rocailleuse murmurer : « Dé…fi…ni…ti…ve…ment… »

L'avocate accomplit sa tâche avec la minutie qu'elle mettait à débrouiller un dossier, enduisant soigneusement chaque mèche, étalant le produit partout sur le cuir chevelu. Au bout d'une minute à peine, Emma ferma les yeux. Sa tête pencha vers l'avant, et elle se mit à respirer lentement et profondément. La cadette des sœurs Mills observa le petit visage éprouvé. La trace de la gifle de Booth commençait à s'estomper. La balafre provoquée par le coup de cravache semblait cicatriser de manière satisfaisante. Par ailleurs, remarqua-t-elle, la toux paraissait s'être un peu calmée. Seuls quelques toussotements épars se faisaient entendre, désormais. À chaque fois, la petite enfouissait son museau dans son coude. Regina savait que cette habitude lui avait été inculquée dans les foyers de l'état, à coups de trique.

L'odeur de la solution s'étant répandue dans toute la salle de bain, la magistrate se leva, déclara : « Je vais enclencher le système d'aération. » Elle jeta un œil à l'horloge. Compter cinq minutes de pose. Lorsqu'elle revint, la jeune voleuse avait relevé la tête et la regardait. Ses yeux lui parurent un peu moins injectés de sang. Elle se tenait courbée, du fait de sa posture agenouillée, enlaçait son corps fin et blême de ses longs bras. Par moment, ses paupières semblaient être victimes de la pesanteur et tombaient doucement, pour se relever dans un sursaut. Emma, alors, écarquillait les yeux, les pupilles dilatées, dans un effort évident de rester éveillée. « Après la visite de Catherine, je vous propose de faire une sieste. » Les trois secondes habituelles de recueillement s'écoulèrent. « Où ? » « Eh bien, dans votre chambre…J'ai préparé pour vous la chambre d'ami. » L'enfant martyr mit si longtemps à réagir que Regina se demanda si elle connaissait le mot « chambre ». Mais elle finit, sans véritablement avoir l'air de réaliser, par répondre : « OK », se frotta les yeux de son poing fermé, comme un tout petit enfant. « Pardon…j'ai pas…vraiment dormi… » Parlait-elle du mois qui venait de s'écouler ou seulement de la nuit dernière ?

La femme de loi se redressa légèrement, annonça : « Emma, il est temps de changer l'eau. » La petite blonde acquiesça. Soucieuse de ne rien lui imposer comme de ne pas lui faire peur, l'avocate appuya sur une valve, située au bord de la baignoire. Aussitôt, un bruit de glouglou se fit entendre. L'eau commença à descendre. « Vous ne devriez pas avoir froid. Mais si c'était le cas, dites-le-moi, et j'augmenterai la température. » Sans tourner la tête, l'ancienne détenue répondit : « Fait super chaud… » Elle contemplait avec fascination l'eau noire de crasse qui s'écoulait par la bonde.

Lorsque le niveau du bain lui fût arrivé à la taille, Regina se racla la gorge. « Emma…si vous souhaitez que je me retire, le temps que vous vous laviez… » Mais elle ne lui laissa même pas le temps de finir sa phrase. « Non…s'il vous plaît… » Un peu surprise, l'avocate accepta aussitôt, d'un « Bien… »

La baignoire fut bientôt vide. La magistrate regarda cette jeune fille nue, trempée, agenouillée. Ses bras protégeaient convulsivement sa poitrine. La saleté de ses cheveux humides et empoissés de solution anti-poux était visible. La pénaliste s'empara du pommeau de douche, actionna un robinet, régla minutieusement la température et la puissance du jet. « Puis-je vous rincer la tête ? » Un hochement du chef, timide. Emma poussa une exclamation étouffée lorsque le flot chaud vint frapper son crâne.

La belle brune commença par évacuer le trop plein de produit. « Penchez-vous un peu en avant, je vous prie. » La jeune fille obtempéra avec la docilité d'un animal de cirque. L'eau qui coulait de ses cheveux transportait, en plus de l'écume laissée par la solution, une épaisse couche de crasse, noire et grasse. Après un premier rinçage, Regina fit passer le pommeau dans sa main gauche, approcha sa dextre de l'épaisse chevelure, s'arrêta à mi-chemin. « Puis-je passer mes doigts dans vos cheveux ? » Un « oui » chevrotant lui répondit. Lorsqu'elle enfonça ses phalanges dans les mèches abondantes et détrempées, qu'elle toucha le cuir chevelu, la malheureuse se mit à pleurer doucement, ce qui la fit tousser et déstabilisa son hôtesse, au plus haut point. Pourtant, Regina continua à purger la tête blonde de ses impuretés.

Dès que le flot qui traversait la crinière mordorée s'écoula, transparent, la femme de loi éteignit le jet. Emma avait cessé de pleurer mais le regard craintif et interrogateur qu'elle lui lança était à peine supportable, tout plein d'une insurmontable appréhension. Tâchant de rester parfaitement sereine et souriante, l'avocate se leva avec flegme, alla chercher une bouteille de shampoing, dans l'armoire de sa protégée, revint s'asseoir. « Je vais à présent vous laver les cheveux, si vous le voulez bien. » La petite fixa le flacon avec un étrange regard. « Euh…vous savez…c'est pas… » « Si, » l'interrompit la juriste, « c'est absolument indispensable. Et cela vous fera le plus grand bien. » Un signe d'approbation.

Malgré son trouble, Regina massa le crâne ambré en profondeur. Durant l'opération, la respiration de la petite se fit lente et régulière, à peine interrompue par quelques toussotements souffreteux. Lorsque la tête dorée disparut sous la mousse, la juriste reprit le pommeau. « Penchez la tête en arrière, je vous prie. » Loin d'éviter l'eau qui lui dégoulinait sur le visage, Emma semblait s'en gorger, cherchant à placer son front, ses joues, juste sous l'éclaboussure tiède. Un sourire rêveur apparut même sur la face de chérubin. Lorsque la magistrate arrêta le jet humide, les cheveux clairs avaient pris une teinte de caramel. La jeune fille ploya le cou, fit à nouveau pendre sa tête vers l'avant. Elle semblait de plus en plus proche du sommeil.

« Je propose de vous laver le dos et les épaules. Ensuite, nous ferons couler un nouveau bain. » Cette fois, la réponse lui parvint sans retard. Mais elle était si inattendue que l'avocate se figea, une brique de savon à la lavande dans une main, une éponge douce, naturelle, dans l'autre. « Pourquoi je vous ai pas rencontrée avant ? » Dans tous les cas, cela ressemblait à un oui. Regina imbiba consciencieusement l'éponge, sous le robinet, puis y frotta le pain de savon délicatement parfumé. « Il y a tant d'affaires, tant de tribunaux…Je ne m'occupe des mineurs que depuis trois ans…Mais vous m'avez rencontrée à présent, Emma. Nous… » ajouta-t-elle en insistant sur le pronom, « …nous sommes rencontrées. » Et elle posa, avec une douceur infinie, l'éponge au milieu du dos nu.

La malheureuse poussa quelques gémissements pendant le nettoyage. La pénaliste caressa, plus qu'elle ne frotta, les muscles dorsaux, les épaules saillantes, le fin cou de cygne, les enduisant de savon, insistant prudemment sur les endroits où la crasse s'était incrustée. Elle avait déplacé légèrement son tabouret, de sorte qu'elle pouvait observer dans ses moindres détails tout l'arrière du corps blanc. Les omoplates, l'échine, le râble et les reins étaient parsemés d'hématomes. Les fesses, qui reposaient dans le vide, entre les jarrets ployés, étaient bien entendu dans un état encore plus épouvantable. Les plantes de pied, orientées vers le plafond, étaient contusionnées et écorchées. « D'où viennent les bleus que vous avez partout sur le dos, Emma ? » demanda-t-elle de sa voix la plus apaisante. « Ma peau est blanche. J'attrape vite des gnons. Les soldats nous poussent beaucoup, quand on va pas assez vite…et dans les douches…les autres… ». Elle s'interrompit.

Ayant achevé sa tâche, Regina rinça méticuleusement, sous un jet tiède et lent, toute cette peau meurtrie, puis fit de même avec l'éponge, la replaça sur un support métallique, au-dessus de la baignoire. « Je vais laver vos vêtements et votre doudou, à présent, si vous le voulez bien… » La petite réagit avec une inquiétude visible. Elle redressa brusquement la tête, regarda sa couverture, toujours pliée sur un tabouret, en se mordant les lèvres. Comprenant sans peine son appréhension, la belle brune improvisa une explication. « N'ayez crainte…il faut le débarrasser des poux, lui aussi. Je vais simplement faire une machine, avec le produit adéquat. C'est un programme court. À peine vingt minutes. Et mon lave-linge est équipé d'un système de séchage spécialement conçu pour la laine. Vous le récupérerez, propre et sec, dès que vous sortirez de votre bain. » Quelques secondes de délibération, un infime hochement de tête.

La belle brune ouvrit d'abord l'armoire qu'Emma n'avait certainement pas encore identifiée comme étant la sienne, en sortit une grande bouteille de gel douche, qu'elle déposa avec douceur sur le bord de la baignoire. « Ce savon est parfumé à la pomme. Personnellement, j'adore cette odeur. Je ne savais pas ce qui vous ferait plaisir, alors j'ai choisi ce qui me plaisait. » La jeune fille considéra le flacon sans comprendre, en clignant des yeux. Toujours avec cette circonspection excessive qu'elle lui inspirait, la juriste ouvrit en grand les robinets. « Je propose de remplir à nouveau la baignoire. Vous n'avez pas besoin de vous préoccuper de couper l'eau. Il y a un système anti-débordement. » « Sérieux ? » demanda la petite voleuse. La magistrate confirma d'un hochement de tête, en souriant. « De mon côté, je vais me rendre dans la buanderie, lancer le programme et laver vos affaires. Vous pourriez en profiter pour vous laver… » dit-elle d'un air non concerné. Elle cherchait bien entendu à offrir à sa protégée un semblant d'intimité. De ses gestes patauds et comme engourdis, l'ancienne reprise de justice s'empara du gel douche, ouvrit maladroitement la bouteille, en versa un peu dans sa main et renifla. Un sourire apparut sur son joli visage éreinté.

Considérant que tout allait aussi bien que possible, Regina se dirigea vers la porte, s'empara au passage de la couverture de laine et du contenu du bac-à-linge. Au moment où elle allait franchir le seuil de la pièce d'eau, elle entendit dans son dos une question incertaine. « C'est loin, la bu…bu…an…de…rie ? » Se retournant, elle s'empressa de répondre. « Pas du tout ! L'appartement n'est pas si grand ! C'est au bout du couloir. Voulez-vous que je laisse la porte ouverte ? Je serai à portée de voix. » Emma parut considérer la question avec sérieux. « Euh…oui…je préfère. »

La femme de loi prit tout son temps pour enclencher un lavage rapide, pour textiles délicats. Afin d'éviter que l'objet transitionnel ne prenne trop l'odeur de la solution anti-poux, elle ajouta de l'adoucissant à la lavande. Elle ne se décida à regagner sa salle-de-bain que lorsqu'elle jugea que la petite devait avoir eu le temps nécessaire pour se laver.

Bien qu'elle eût bien pris garde à signaler son retour d'un « Me voici ! », avant de pousser doucement la porte, elle eut le temps de voir qu'Emma reposait précipitamment la bouteille de gel douche sur le rebord de la baignoire. Craignait-elle de se voir accuser d'en avoir trop utilisé ? L'avocate s'approcha en souriant, évalua la situation.

La jeune fille nue se tenait courbée, à genoux dans l'eau chaude et mousseuse, la tête baissée. Pourtant, elle lui adressa un regard et un sourire timide. En s'asseyant sur le tabouret, Regina annonça : « Votre doudou est en train de prendre un bain, lui aussi. » Le sourire s'élargit, devint franc. C'était magnifique à regarder. « Vous sentez-vous propre ? » questionna-t-elle ensuite avec le plus grand sérieux. « Oh oui ! » s'entendit-elle répondre. Le côté maladivement prudent et pusillanime de la malheureuse semblait s'estomper graduellement. Un bâillement, suivi d'une quinte de toux, ramena l'avocate à l'urgence de la situation présente.

« Je pense qu'il serait temps que vous sortiez du bain. Qu'en pensez-vous ? » L'orpheline lui lança un étrange regard, qu'elle ne put déchiffrer, sembla peser le pour et le contre, puis : « Euh…que…qu'est-ce que je vais mettre ? » La magistrate se leva en souriant. « Je vais chercher votre pyjama dans votre chambre. » « Pyjama ? Sérieux ?» fit Emma en fronçant les sourcils. « Mais oui ! » répliqua la belle brune en quittant la salle-de-bain.

Elle revint, chargée d'un ensemble bleu roi. La jeune fille n'avait pas bougé et la regardait de ses yeux de myope, en plissant les paupières. De ces gestes lents et posés qu'elle avait adoptés depuis le début avec sa cliente, Regina choisit deux serviettes, dans une commode, douillettes et chaudes, en posa une sur le tabouret, tout près de la baignoire, déploya l'autre dans un geste d'invitation. « Pouvez-vous vous lever seule ? » « Ben… » répondit la petite. Et, s'accrochant à une barre stratégiquement fixée au mur, elle tendit les cuisses, se hissa d'abord sur ses genoux cagneux, puis sur ses pieds abîmés, et parvint, au prix de quelques plaintes, à se mettre debout.

L'avocate drapa aussitôt la confortable pièce de coton absorbant autour des épaules livides, marquées de taches bleues et noires. Elle constata que la carrure d'Emma était naturellement large, imposante. Cette jeune fille était de complexion robuste, athlétique même. Bien entendu, les séjours en prison ne lui avaient guère permis d'entretenir ce don inné. Mais la vie dans la rue, elle, devait relever du défi physique, jour après jour.

Il fallut l'aider à sortir de la baignoire, lui enrouler une seconde serviette autour de la tête, tout en prenant bien garde à n'arracher aucun cheveu, la guider, afin qu'elle se place sur un tapis, plutôt que de marcher sur le carrelage. Regina réfléchit quelques instants, puis alla prendre une troisième serviette dans sa commode, entreprit de tapoter avec prudence les épaules vigoureuses, le cou. Se plaçant face à son invitée, qui la regardait de son air étonné, elle sécha doucement le visage délicat. Ensuite, sans rien dire, elle s'accroupit et essuya consciencieusement les longues jambes. Les muscles des cuisses, eux aussi, étaient puissants et râblés, constata-t-elle. La malheureuse avait dû passer un temps considérable à courir, afin d'échapper à la police ou à d'autres poursuivants, encore moins bien intentionnés.

Ayant accompli sa tâche, l'avocate se redressa, regarda la jeune fille dans les yeux avec un sourire bienveillant, alla déposer la serviette dans le bac-à-linge, ouvrit une armoire et en retira une bouteille. La montrant à Emma, elle expliqua : « C'est de la lotion au chèvrefeuille. Je voudrais vous en mettre un peu sur le dos. C'est très efficace contre les contusions. » Trois secondes réglementaires de délibération, un hochement de tête.

Se plaçant derrière sa protégée, Regina se garda bien de tirer elle-même sur le rectangle de tissu-éponge. « Voudriez-vous faire glisser un peu votre serviette, s'il vous plaît ? » L'enfant abandonnée obtempéra. Le dos, long et large, apparut, dénudé jusqu'aux reins. La magistrate constata, dans la glace, qu'elle veillait néanmoins à se couvrir la poitrine.

La belle brune enduisit minutieusement toute la peau visible de produit doux et parfumé. Lorsqu'elle arriva au milieu du dos, la voix éraillée se fit entendre. « Ça sent bon. » « N'est-ce pas ? » fit la juriste, sans interrompre ses gestes. « J'adore cette odeur. » Dans le miroir, elle vit Emma tourner la tête, se renifler dans le cou. Soulevant légèrement le bras gauche, elle testa même l'odeur d'une aisselle. « Je sens bon. », constata-t-elle. Un sourire ému s'afficha sur le visage de madone. « Oui. Vous sentirez bon, désormais. Vous pourrez vous laver tous les jours. Et cette lotion est à vous. Lorsque la bouteille sera vide, j'en achèterai une autre, tout simplement. » Elle avait fini d'enduire le corps martyrisé. Elle reboucha le flacon, le rangea dans l'armoire. Après son habituel temps de réflexion, la jeune fille dit, tout bas : « Est-ce que c'est un rêve ? » « Non ! » se hâta de répliquer la pénaliste. « Ce n'est pas un rêve. C'est la réalité. Vous êtes sous ma protection, désormais. » L'orpheline ne répondit rien, tourna la tête, la regarda avec curiosité.

Regina alla prendre le pyjama bleu, sur le tabouret où elle l'avait laissé, revint avec le pantalon. Tout en s'accroupissant devant la petite, puisque bien entendu, il n'était pas question de la faire asseoir, elle dit : « C'est de la flanelle, comme ma robe de chambre…C'est très agréable. Vous serez bien. » Et elle tint la jambe droite, bien ouverte, devant l'ancienne reprise de justice.

Emma dut se tenir à l'évier pour placer son pied sévèrement éraflé dans l'ouverture. Une fois que ce fut fait, l'avocate lui fit enfiler la jambe gauche, puis, afin de l'aider le plus possible, elle remonta le pantalon jusqu'aux genoux. Elle se détourna pudiquement, sous prétexte d'aller chercher le haut du pyjama, tandis que sa protégée se débarrassait de sa serviette et revêtait le vêtement jusqu'à sa taille.

Elle l'aida ensuite, avec des gestes maternels, à mettre la veste moelleuse. Emma, en sentant sur sa peau le contact caressant du tissu, poussa un discret soupir de plaisir. Après quoi, sa bienfaitrice lui dévoila prudemment les cheveux, jeta la serviette dans le bac. D'un coup d'œil, elle constata que la chevelure d'ambre, désormais propre, était épouvantablement emmêlée. Se saisissant d'une brosse-à-cheveux, elle montra l'objet à la petite voleuse. « Voulez-vous vous démêler les cheveux ? » demanda-t-elle. L'ancienne reprise de justice se saisit de la brosse avec hésitation, murmura un tout petit « merci », et entreprit de se coiffer. Aussitôt, ses gestes se firent presque brutaux. Plongeant la brosse dans son épaisse crinière, elle tira sans ménagement sur les inextricables nœuds, qui n'avaient probablement pas été défrichés depuis bien longtemps.

« Emma ! » s'écria aussitôt la femme de loi, ce qui fit sursauter la malheureuse. « Ne tirez pas ainsi, voyons ! Vous avez des cheveux magnifiques ! C'est un crime, de les arracher ! » Les yeux d'émeraude s'écarquillèrent de stupéfaction. « Je vais vous aider ! » déclara Regina. Avec douceur, elle prit la brosse des mains de son invitée et entreprit, d'une main experte, de démêler les inextricables nœuds. Cela lui prit cinq minutes entières. La jeune fille se regardait avec des yeux ronds, dans l'armoire à glace, tandis que Maître Mills lui brossait les cheveux, si délicatement qu'aucune douleur ne se faisait sentir.

Lorsque le démêlage fut accompli, la crinière dorée s'étala tout autour des épaules vêtues de flanelle bleue, en un halo vaporeux. La malheureuse se regardait dans le miroir, comme si elle peinait à se reconnaître. Elle rapprocha son visage, à dix centimètres à peine, afin de s'observer malgré l'absence de lunettes. L'avocate alla ranger la brosse. Ses yeux tombèrent sur les pieds nus. Même à plusieurs mètres de distance, les blessures en étaient visibles. Il lui sembla soudain insupportable, d'obliger sa protégée à marcher sur les dalles glacées, ne fût-ce que pour atteindre le couloir et son épaisse moquette. « Je vais vous chercher des pantoufles. » annonça-t-elle. Elle n'obtint aucune réaction.

Lorsqu'elle revint dans la salle-de-bain, Emma semblait n'avoir pas bougé d'un millimètre. Elle se contemplait toujours dans le miroir, les yeux élargis d'étonnement. Un peu désarçonnée par son comportement, Regina s'agenouilla, articula bien posément : « Voulez-vous enfiler ceci ? » La requête parut faire sortir la petite de sa torpeur. Elle opéra un quart de tour vers sa bienfaitrice, se laissa chausser. Il s'agissait de pantoufles fermées, rembourrées et chaudes. « Elles me vont ! » s'écria la jeune fille. « Oui. Elles vous vont parfaitement. » répondit la magistrate en se redressant. « Mais…vous avez des pieds beaucoup plus petits que les miens. » fit-elle remarquer. Elle était observatrice ! Ce n'était pas la première fois que la belle brune le constatait. « Oui…votre pointure ne fait pas partie de votre dossier…Ils s'en fichent puisqu'ils imposent la même taille de sabot à tous les détenus. Mais je me suis basée sur mon appréciation personnelle, comme pour les bottines. J'ai tapé dans le mille, pas vrai ! » ajouta-t-elle en espérant détendre l'atmosphère. Les yeux de jade se remplirent de larmes. « Vous les avez achetées pour moi… » observa-t-elle. La femme de loi se contenta de confirmer d'un signe de tête.

« À présent, je voudrais vous montrer votre chambre…Vous allez devoir vous étendre pour que Catherine vous examine. » Aussitôt, le visage angélique prit une expression angoissée. « Catherine… » murmura-t-elle. « Oui…venez… » et sans autre, elle lui prit la main.

Elle la mena dans le couloir, comme un petit enfant, la fit entrer dans une pièce lumineuse et confortable. « La chambre d'ami se situe juste en face de la mienne. » fit-elle remarquer sur le seuil. Emma tourna la tête dans la direction indiquée, afin d'enregistrer l'emplacement de la chambre de sa protectrice. Après quoi, elle évalua la situation avec sa lenteur accoutumée.

Un grand lit avait été préparé, paré de draps frais, d'une couette épaisse, de deux oreillers. Une armoire, une commode, une petite table, une chaise et une table de chevet formaient l'ameublement. Une grande fenêtre laissait entrer la lumière du jour. Néanmoins, Regina alluma la lampe centrale, pendue au plafond. La petite ne fit aucun commentaire, resta immobile sur le seuil. Sans façon, la belle brune entra, lui désigna le matelas, souleva le duvet. « Vous pouvez vous coucher. Sur le ventre ou sur le côté, comme vous le souhaitez. » Emma s'avança comme un robot, sembla hésiter quelques instants, puis s'étendit de tout son long, à plat-ventre. À la grande confusion de son hôtesse, elle enfouit son visage dans ses mains et éclata en sanglots.

L'avocate laissa passer quelques instants. Soudain, l'orpheline cacha diligemment son museau dans son coude, et fut prise d'une quinte de toux qui secoua son corps à la fois frêle et robuste. « Voulez-vous que je vous apporte un verre d'eau ? » demanda la juriste. « Oui…merci… » lui répondit la voix rauque.

Peut-être valait-il mieux lui laisser quelques instants pour se reprendre ? La magistrate prit tout son temps pour se rendre à la cuisine, et remplir un verre d'eau minérale. Elle fit également un détour par la buanderie. Lorsqu'elle revint dans la chambre, elle s'assit sur le bord du matelas, tendit en souriant son doudou, propre et sec, à la jeune délinquante, qui s'en empara avec un « merci », le serra fougeusement contre elle, le respira à plein poumon, se gorgeant de son odeur de lavande. Après quoi, la juriste lui donna le récipient. Sa protégée s'était placée sur le côté. S'appuyant sur un coude, elle saisit le verre en remerciant timidement, le porta à ses lèvres, but avec son avidité coutumière.

Regina la regarda, reposa le verre sur la table de chevet. « Vous n'avez pas froid ? » demanda-t-elle en constatant que la petite blonde ne s'était pas couverte du confortable édredon. Les yeux verts plongèrent dans les siens tandis que la malheureuse s'étendait sur son côté, les jambes repliées, en poussant un petit soupir. Ses deux bras enserraient convulsivement sa couverture. « J'ai jamais été aussi bien de ma vie. » répondit-elle. La juriste sourit, tout en se souvenant des innombrables meurtrissures qui devaient tourmenter le jeune corps. Sans réfléchir, elle avança une main, se mit à caresser pensivement la tête blonde. Elle regretta presque aussitôt son geste, mais la petite n'eut pas le moindre mouvement de recul. Au contraire, elle ferma les yeux, émit un son qui ressemblait à un ronronnement. « Il est temps d'appeler Catherine. » déclara la femme de loi. Les prunelles de jade réapparurent, exprimant un trouble certain. « Vous allez rester avec moi ? » L'avocate hésita à demander : « Pendant l'examen, vous voulez dire ? » L'orpheline hocha la tête avec conviction. « Si vous le souhaitez, bien sûr, je resterai avec vous. » « OK. » fit Emma.