Le cabinet d'Archie Hopper se trouvait dans un quartier peuplé de bureaux et de commerces destinés à la classe moyenne. Pour l'avocate, il ne s'agissait ni du milieu extrêmement aisé dans lequel elle vivait sa vie ni d'une de ces zones miteuses où elle évoluait pour assister ses clients. Pour Emma, c'était un monde infiniment plus propre et confortable que celui qu'elle avait toujours connu. S'apercevait-elle de la différence avec l'appartement luxueux dans lequel elle logeait depuis trois jours ? Regina ne put en décider.
La salle d'attente était meublée simplement mais avec un certain souci du détail, comme une volonté de susciter la confiance et l'apaisement. Deux tableaux aux couleurs gaies ornaient les murs. Un petit canapé et un fauteuil formaient un angle, face à la porte du cabinet.
L'orpheline regarda les sièges avec circonspection, puis jeta un coup d'œil en direction de sa protectrice, qui eut un sourire désolé. « Il vaut peut-être mieux que tu ne t'asseyes pas… » murmura-t-elle. Il lui semblait cruel de la faire rester debout, elle qui devait encore se remettre des tortures auxquelles on l'avait soumise. Elle avait supporté assez bien, autant que pouvait en juger sa protectrice en tout cas, le trajet en voiture. Pourtant, vers la fin, sa respiration s'était faite oppressée, et elle avait réagi à chaque cahot par un gémissement étouffé. Peut-être aurait-il fallu lui donner une dose plus forte ? Elle décida de téléphoner à Catherine, afin de lui demander l'autorisation de lui administrer une autre capsule de morphine, avant le retour.
Elle fut interrompue dans ses réflexions par la porte, qui s'ouvrait doucement. Emma se figea, tel un lapin pris dans la lumière d'un phare. Archie se tenait dans l'encadrement, un sourire accueillant aux lèvres. Il avait un peu vieilli, remarqua la belle brune. Il fit un signe de tête déférent, à l'adresse de l'ex-détenue, sans bouger de sa place. « Enchanté, Mademoiselle Swan. » L'intéressée détourna le regard et murmura un « bonjour » craintif. Après quoi, il s'approcha de l'avocate et lui tendit la main. « Regina ! » s'exclama-t-il chaleureusement. « Je ne pensais pas te revoir un jour ! » Elle lui rendit sa poignée de main en souriant. Il y avait chez cet homme quelque chose d'émouvant, comme une franche cordialité tempérée d'hésitation, presque de timidité. Avec ses petites lunettes à verres épais, son visage doux, ses cheveux bouclés, il pouvait passer pour une caricature de psychiatre.
Il s'effaça afin de laisser passer la juriste, qui pénétra dans le cabinet. Comme Emma demeurait pétrifiée au milieu de la salle d'attente, les yeux ronds, il fit son plus beau sourire et eut un large geste d'accueil. Mais elle resta immobile. Bien que le praticien n'en ait rien laissé paraître, il devait lui trouver une allure assez singulière. Elle portait à nouveau le pantalon de jogging que sa bienfaitrice lui avait procuré pour la faire sortir de prison, ainsi qu'un chandail très épais, très long, sans doute très chaud. Regina lui avait acheté des sous-vêtements de coton, simples et confortables, qu'elle avait fait livrer. Et elle serrait son châle contre sa poitrine.
Comme sa nouvelle patiente ne se décidait toujours pas à entrer, Archie jeta un regard entendu à celle qui était pour lui une connaissance et non une camarade, pénétra dans la petite pièce sans plus attendre et alla s'asseoir à son bureau, en laissant sa porte grande ouverte. Il était évident qu'il déléguait tacitement à la femme de loi la responsabilité de faire franchir le seuil à l'enfant martyre.
La représentante du cabinet King & Mills s'approcha, et prit sans ambages, avec douceur, la main de sa protégée, qui la regarda de son air effaré. Elle la guida patiemment dans le cabinet, tout en prodiguant des paroles rassurantes. « N'aie pas peur. Archie est un ami. Il ne t'arrivera rien de mal. »
Les deux femmes restèrent debout, devant le grand bureau directorial. Ce fut en même temps qu'elles remarquèrent, à côté d'une vaste et confortable chaise, placée face au psychiatre, un meuble étrange, tel que ni l'une ni l'autre n'en avait jamais vu.
Ce devait être une sorte de siège, tout en hauteur, forme de diverses pièces métalliques. Un coussin de cuir, cylindrique et très épais, occupait la fonction de banquette, un peu comme la selle d'une bicyclette. Deux embases, elles aussi gainées de cuir, fixées de part et d'autre de la barre principale, servaient probablement d'appui aux genoux.
L'enfant abandonnée eut un haut-le-corps et un mouvement de recul. Regina comprit instantanément que, bien qu'elle-même n'ait aucun doute sur la fonction du curieux objet, celui-ci ressemblait un peu trop aux bancs de torture auxquels la malheureuse s'était souvent retrouvée attachée. Elle se précipita, lui posa une main sur l'épaule. « Non, Emma ! Ce n'est pas ça… »
Archie se leva aussi, avec précipitation. « Pardon, Mademoiselle Swan ! J'aurais dû vous en parler avant…Je suis sans doute ému, moi aussi, car je n'y ai pas pensé. Vous n'êtes pas la première à avoir ce type de réaction. C'est un siège, que mon meilleur ami, Marco, menuisier de son état, a confectionné à ma demande, voyez-vous…Je me suis beaucoup occupé d'enfants. Et ils atterrissent souvent dans mon cabinet après une ou plusieurs corrections. Cela leur permet de s'installer confortablement. »
La jeune fille regarda le psychiatre avec un reste de méfiance, puis son ancienne avocate, et enfin le siège en question. Graduellement, ses épaules crispées s'affaissèrent, preuve qu'elle se détendait légèrement. Archie lui désigna le banc, dans un geste d'invitation plein de sincérité. Lentement, elle s'approcha, étudia l'agencement du meuble. Une tablette rembourrée permettait de poser les coudes, et même, réalisa Regina avec une sorte d'émerveillement, d'appuyer la tête. Des poignées étaient également fixées stratégiquement, dans le but, sans doute, de faciliter l'installation.
Tandis que sa nouvelle patiente examinait ce siège si emblématique, le Docteur Hopper s'en approcha. Avec naturel, il tira sur un piston, ce qui fit remonter la selle, ainsi que la tablette supérieure, laissant toute la place nécessaire aux longues jambes de sa patiente. « Marco est un véritable génie. Je lui ai décrit ce que j'attendais mais il a fait mieux. Les enfants que je reçois ne sont pas toujours des enfants, bien sûr…Ils sont parfois plus grands que moi. Je ne connaissais pas votre taille… » Il jeta un œil rapide sur Emma, choisit un réglage. « Voilà…cela devrait aller. » Et il retourna s'asseoir à son bureau.
Durant tout ce temps, Regina ne savait sur quel pied danser. Son instinct d'éternelle accompagnatrice, auxiliaire par essence, lui hurlait de venir au secours de sa protégée, de l'aider à s'installer. Mais elle se demandait en même temps si la laisser se débrouiller, du moins tant qu'elle n'avait pas explicitement demandé sa contribution, ne serait pas plus constructif. Le psychiatre dut s'apercevoir de son dilemme, car il lui dit avec douceur : « Assieds-toi, Regina. S'il te plaît. » Elle obtempéra.
Ce ne fut que lorsque les deux autres personnes présentes furent assises qu'Emma s'installa, sans trop de difficulté. Elle attrapa les poignées, posa un genou d'un côté. Le plus ardu était bien entendu de faire passer l'autre jambe par-dessus la barre. Mais le meuble était si bien pensé qu'une concavité profonde se dessinait à l'endroit adéquat. L'ex-détenue poussa un gémissement presque inaudible, probablement dû au fait qu'elle anticipait la douleur, et se retrouva juchée dans une posture sans doute plus commode encore que celle qu'elle adoptait pour se nourrir, à la table de salon de son hôtesse. Là aussi, ses fesses se trouvaient épargnées de tout contact. Elle se regarda de haut en bas, avec curiosité, puis ses grands yeux verts se posèrent sur le médecin.
Celui-ci sourit aimablement. « Vous êtes confortablement installée ? » À l'immense surprise de Regina, l'orpheline ne répondit que par un bref hochement de tête, et posa de but en blanc une question. « Qui vous les amène ? » Le médecin et l'avocate mirent tous les deux quelques secondes à saisir de quoi il retournait, mais comprirent en même temps. « Cela dépend. » répondit aimablement Archie. « Leurs parents, parfois…Parfois des éducateurs, avocats, professeurs, surveillants, directeurs d'établissements, précepteurs privés même… » Emma fixait son interlocuteur avec hostilité, les paupières et les lèvres serrées. « Ils vous les refilent…comme ça vous leurs faites comprendre qu'ils méritent d'avoir tellement mal au cul ? »
La juriste était estomaquée. Jamais elle n'avait entendu sa protégée parler de cette façon, à quiconque. Elle ne l'en aurait même pas crue capable. Loin de s'excuser, comme elle l'aurait certainement fait avec sa bienfaitrice, pour l'emploi d'un mot grossier, la jeune fille accompagna son accusation d'un geste du menton, plein de défi, toisant son interlocuteur avec animosité.
Regina se redressa sur sa chaise, pour intervenir, pour enjoindre à son ancienne cliente de se calmer, pour lui répéter qu'Archie n'était pas un ennemi, bien au contraire. Mais ce dernier semblait plutôt satisfait de la tournure que prenait la conversation. Avec un calme olympien et un sourire bienveillant, il fit à la belle brune un signe de tête qui signifiait : « Tout va bien. » Aussi, la représentante du cabinet King & Mills se réinstalla-t-elle au fond de sa chaise, sans dire un mot.
Le psychiatre se tourna vers sa patiente. « Parfois, c'est effectivement ce qu'attendent de moi les parents ou autres responsables, Mademoiselle Swan. Dans ces cas-là, je leur explique tout simplement qu'il est primordial que je parle aux enfants en privé. » Le long corps maigre de l'ancienne délinquante se décrispa légèrement. « Et alors ? » demanda-t-elle. « Et alors… » poursuivit le Dr Hopper, toujours le même demi-sourire aux lèvres, « alors, j'écoute avant toute chose ce qu'ils ont à dire. Leur colère, leur chagrin, leurs souffrances, leur désespoir parfois. J'essaie de les aider à trouver des stratégies, pour échapper aux violences, en attendant d'atteindre l'âge adulte…Et surtout je leur demande, une fois qu'ils seront libérés de l'esclavage dans lequel les maintient la société, de se souvenir de ce qu'ils ressentaient, enfants, et de s'abstenir, au minimum, de faire souffrir autrui comme ils ont souffert… » Le joli visage fatigué de l'orpheline arborait à présent une expression intriguée. Elle semblait hésiter entre le soulagement et l'incrédulité. « Au minimum ? » demanda-t-elle. « Oui. » reprit Archie. « Parfois…j'ose l'espérer, de plus en plus souvent, parvenus à l'âge adultes, ils ne se contentent pas de ne pas torturer leurs enfants ou les jeunes dont ils ont éventuellement la charge. Ils oeuvrent, dans l'ombre malheureusement, à créer une société plus humaine. »
Emma se détendait. Ses grands yeux scrutaient avec attention ce petit homme, à l'air si inoffensif. Finalement, elle articula : « Alors vous êtes contre ? » Sans lui demander de préciser sa pensée, le médecin hocha la tête d'un air convaincu. « Absolument ! Je suis contre toute violence ! Particulièrement celles qui sont perpétrées sous couvert d'éducation. J'essaie d'agir, avec mes modestes moyens, pour améliorer la vie de mes patients. »
Il demeurait chez la jeune fille, malgré son soulagement visible, comme une rancœur défiante. « Regina fait beaucoup mieux que vous ! » affirma-t-elle avec ce curieux geste du menton, plein de bravade, que l'avocate avait déjà observé en de rares occasions, comme lorsqu'elle avait exigé de recevoir en une seule séance les mille quatre cents cinquante coups de verge qui devaient solder sa peine. La bouche ouverte de stupéfaction, la belle brune écoutait et observait sa cliente, comme si elle ne l'avait jamais vue.
Archie joignit les mains avec intérêt, se pencha légèrement vers l'avant avec un sourire triste, et demanda : « Pouvez-vous m'expliquer en quoi, Mademoiselle Swan? » Sans se faire prier, l'ancienne délinquante martela d'un ton frondeur : « Elle m'a sauvée ! Si elle m'avait laissée aller dans la prison pour adultes, j'aurais déjà reçu cent coups de fouet. J'aurais été tripotée, nue, par les gardes, devant tout le monde. Et après, mes codétenues…elles m'auraient…elles se seraient bien amusées. Et je serais restée des heures, à poil, en plein hiver. J'aurais sûrement chopé une pneumonie ! Je toussais déjà quand je suis arrivée chez Regina. Elle m'a soignée. Vous entendez ? » Le rouge de la colère avait envahi ses joues pâles. Elle porta sa main droite à sa poitrine, et respira fortement, pour faire entendre son souffle au psychiatre, qui la regardait et l'écoutait avec intérêt. Au bout de quatre respirations, elle reprit son étrange plaidoyer. « Je respire presque normalement. Grâce à elle et à Catherine. Et vous savez quoi ? Elle m'a promis de me payer l'opération de…euh…de chir…ur… » « Chirurgie réparatrice » murmura l'avocate presque sans y penser. « Oui ! » s'exclama Emma. « Vraiment ? » répondit Archie avec un sourire sincère, « C'est une merveilleuse nouvelle ! »
Mais l'orpheline était loin d'avoir fini. « Et Maître Mills…elle…elle veut me faire passer à la télé. Elle va changer l'avis des gens. Ils vont voter contre le fouet à mort, contre les prisons pour gamins, contre les trucs dégueulasses, comme… » Elle eut un sanglot soudain, s'essuya les yeux. Elle pleurait à présent. « Comme mettre les gosses cul nu, après une raclée, pendant toute une journée, au milieu de la cour, et encourager les autres à venir leur tripoter les fesses et à se moquer d'eux. Regina… » Elle dut s'interrompre, sanglota quelques instants, dans son doudou. Puis, comme épuisée par sa tirade, elle posa la tête sur le confortable appui de cuir prévu à cet effet, ferma les yeux, conclut : « Regina va changer tout ça… »
Les deux témoins du comportement étrange de la jeune fille observèrent le silence quelques instants. Seuls ses sanglots étouffés, ainsi que le tic-tac entêtant d'une antique horloge, située dans un coin du cabinet, se faisaient entendre. Finalement, les mains toujours jointes, Archie se tourna vers la juriste, qui dévisageait sa protégée sans comprendre, et lui demanda de sa voix douce : « Qu'en penses-tu, Regina ? » Elle tourna la tête vers lui. « Hein ? » répondit-t-elle, interdite. « Que penses-tu de ce que vient de dire Mademoiselle Swan à ton sujet ? » précisa-t-il patiemment.
L'intéressée se racla la gorge, rassembla ses idées. « Je…je pense qu'Emma est un peu trop reconnaissante…et qu'elle a trop confiance en mon pouvoir d'influence. » Le psychiatre l'encouragea à approfondir, d'un signe de tête et d'un sourire, ce qu'elle fit avec hésitation. « J'aurais jugé avoir failli gravement, professionnellement parlant, lorsque j'ai découvert l'irrégularité dans son dossier, si je n'avais pas obtenu sa relaxe…Cela dit, je comprends qu'elle me voie comme une sauveuse. C'est un peu vrai mais ça ne mérite pas une gratitude si éperdue que… » Elle se racla la gorge à nouveau, regarda son ancienne cliente. Celle-ci se tenait toujours ployée sur son étrange fauteuil, la tête appuyée sur ses bras croisés, complètement immobile. On aurait pu la croire endormie. Pourtant, aux yeux aguerris de la femme de loi, une certaine tension dans ses membres, dans ses épaules contractées, indiquait qu'elle écoutait attentivement. La belle brune hésita à finir sa phrase, et Archie lui vint en aide.
« Continue, Regina ! Je suis sûre que Mademoiselle Swan est capable d'entendre ce que tu as à dire. » l'encouragea-t-il. « …qu'elle me propose d'avoir des rapports sexuels. » Un silence tomba à nouveau, qui fut interrompu par l'ex-détenue. « Pardon… » chuchota-t-elle. L'avocate avala durement sa salive. « Je te pardonne, Emma… » répondit-elle doucement. « Nous en avons déjà parlé…et j'ai dit que c'était surtout ma faute…Je te demande pardon, moi aussi. » Un étrange soupir se fit entendre. C'était la jeune fille qui expirait bruyamment. Sa tête sembla se faire plus lourde, s'enfoncer plus profondément entre ses bras croisés. « Tu dis que Mademoiselle Swan a trop confiance en ton pouvoir d'influence ? » la relança le médecin.
Tout en se faisant la réflexion qu'Archie était un remarquable psychothérapeute, la juriste répondit de bonne grâce. « Oui…j'ai peur qu'elle ne se fasse des idées, qu'elle ne croie que je vais réformer toute la société, en un tournemain. J'ai peur qu'elle ne soit déçue. Même si nous arrivons à un résultat, cela prendra du temps…Ce sera compliqué. Et les progrès éventuels seront minimes. » Le médecin l'écouta attentivement. Quand il fut sûr qu'elle avait fini, il hocha gravement la tête, se tourna vers la petite blonde, qui demeurait dans cette position sans doute agréable. « Avez-vous entendu, Mademoiselle Swan ? Que pensez-vous de ce que vient de dire Regina ? » Sans se donner la peine de lever la tête, Emma répondit en parlant dans son doudou, ce qui la rendait un peu difficile à comprendre. « Je sais…je sais que ça va être dur…et je comprends… » Elle releva légèrement la tête, regarda sa bienfaitrice à travers sa frange blonde emmêlée, lui adressa un sourire. « Je comprends que t'aies peur que je sois déçue…T'inquiète pas…L'important c'est qu'on essaie. » La belle brune en eut presque les larmes aux yeux. Elle rendit son sourire à sa protégée. Les deux femmes, de concert, se tournèrent vers le médecin.
« Bien ! » dit celui-ci. Regina s'attendit un instant à ce qu'il fasse un commentaire comme on en entendait dans les vieux films, du type : « Nous faisons des progrès. » Au lieu de cela, il posa une nouvelle question à Emma. « Mademoiselle Swan…je pense qu'il serait bon que nous évoquions un peu vos sentiments, quant au fait de vous retrouver ici. » L'intéressée fronça les sourcils. « Vous aviez peur en entrant dans mon cabinet…Très peur… » expliqua-t-il avec sa patience accoutumée. L'avocate vit le teint de sa protégée rougir profondément. Elle se mordit les lèvres, hésita visiblement, mais acquiesça. « Pouvez-vous expliquer ce qui vous effrayait tant ? » lui demanda le médecin.
L'orpheline mit tellement de temps à répondre que l'avocate crut qu'elle demeurerait muette, durant tout le reste de la séance. Archie intervint. « Accepteriez-vous que j'émette une hypothèse ? » Les yeux écarquillés, la jeune fille hocha encore une fois la tête. « Auriez-vous eu moins peur si j'avais été une femme ? » De rouge, son visage devint blafard. Une troisième fois, elle eut un geste d'acquiescement. « Pourquoi les hommes vous effraient-ils tellement ? » À la stupéfaction de sa bienfaitrice, elle répondit : « J'ai peur qu'ils me frappent, qu'ils me violent, qu'ils me tripotent…qu'ils me disent des trucs dégueulasses…tout ça… »
Le psychiatre valida sa réponse d'un hochement de tête puis chercha à approfondir le sujet : « Vous n'avez pas eu d'expérience positive avec un homme ? Pas une seule ? » La jeune fille reposa son crâne, qui semblait trop lourd pour elle, sur ses bras croisés. « P't êt avec Neal… » Captivée, Regina écoutait de toutes ses oreilles. « Bien… » commenta doucement Archie, « Pourriez-vous me parler un peu de ce Neal ? » Elle poussa à nouveau un soupir. « J'l'ai rencontré quand j'avais dix-sept ans. Je venais de voler du pain, dans une épicerie. Le commerçant me courait après, avec une matraque…Ils peuvent pas être armés, alors ils ont des bâtons, des battes de base-ball, des tasers parfois…planqués derrière leur comptoir. » Le médecin l'encouragea d'un « Je vois. » « Il lui a fait un croche-patte. Alors on a couru tous les deux. Grâce à lui, je m'en suis tirée. Il était dans la rue lui aussi. J'ai partagé le pain avec lui. Il…il était gentil. »
Elle s'essuya les yeux. La juriste osait à peine respirer, de peur de la déranger, mais elle semblait perdue dans le souvenir, et poursuivit sans être exhortée. « C'était le premier gars comme ça que je rencontrais. Il était beaucoup plus vieux que moi. Mais j'étais plus vierge, depuis très longtemps. Et lui au moins me cognait pas. Il f'sait un peu gaffe…J'l'ai laissé faire….Il s'est occupé d'moi. On s'tenait chaud la nuit…jusqu'au jour où…où il m'a laissée aller en prison à sa place… » Elle eut un sanglot, s'interrompit, puis ajouta : « Je vois bien que vous êtes un bon gars…Regina a confiance en vous et elle a sûrement raison. »
Archie laissa passer une minute entière, sans parler. Il semblait vouloir s'assurer qu'elle n'ajouterait plus rien d'elle-même. Devant le silence de sa patiente, il se décida pourtant : « Emma… » Regina eut d'abord un sentiment inexplicable, de confusion, puis elle réalisa que c'était la première fois que l'ancien condisciple de Catherine appelait sa protégée par son prénom. « Emma… » répéta-t-il… « je vais vous poser des questions auxquelles vous n'aurez peut-être pas envie de répondre. Personne ne vous y oblige ! » La tête toujours ployée, ses coudes et son doudou en guise d'oreiller, elle fit entendre un « Mmmm… » d'approbation. « Vous n'aviez pas de plaisir, avec Neal ? » Le temps qu'elle mit à répondre paraissait relever de la réflexion plutôt que de la gêne. « Il me faisait pas trop mal. » « Ce n'est pas du tout la même chose. » dit doucement le médecin.
Un silence plus long encore s'installa, meublé par le tic-tac de l'horloge. Ce fut l'ancienne reprise de justice qui le rompit. « J'sais bien…non, il me faisait pas jouir. Mais parfois, ses caresses…c'était pas mal…Lili, elle, elle me faisait jouir. Elle aimait ça en fait. Parfois, elle le faisait même alors que j'voulais pas… » L'avocate était stupéfaite. Il lui semblait même que la façon dont son ancienne cliente se livrait dépassait les attentes du psychiatre, car au fond de ses yeux francs, agrandis par les épais verres de lunettes, brillait un certain étonnement. « C'est donc pour les autres, et non pour vous-même, que vous avez eu des rapports, jusqu'ici ? » demanda-t-il. Elle ne répondit rien mais hocha la tête.
Il continua à la questionner, d'un ton qui suggérait qu'aucune pression d'aucune sorte n'était exercée. « Quand Regina m'a appelée, elle était bouleversée par votre comportement…Je ne dis pas ça pour que vous vous excusiez encore, Emma…Ce n'est pas la question…D'ailleurs, elle s'est excusée auprès de vous, elle aussi…Mais pourriez-vous expliquer pourquoi vous avez agi de la sorte ? Regina est convaincue que vous avez seulement cherché à exprimer votre reconnaissance, mais n'y avait-il pas autre chose ? »
La jeune fille hocha la tête, sans toutefois la relever. Elle était toujours étendue, dans sa position étrange, qui semblait si confortable, son crâne trop lourd reposant sur le coussin de cuir, son doudou serré convulsivement dans ses longs bras. Elle ne regardait personne, gardait les yeux mi-clos. « Quand j'étais tranquille, à l'orphelinat, ou en maison de correction, ou en prison…quand j'étais dans mon lit, que tous les autres dormaient, parfois, je me racontais ma naissance. » Regina bougea légèrement dans son siège et le psychiatre lui adressa un « chut » silencieux en posant un doigt devant sa bouche. L'air de rien, Emma poursuivit.
« Ma mère, je sais pas qui c'est. J'ai été trouvée le jour de ma naissance. Mais… » elle agrippa son châle dans un de ses poings serrés, le montra au médecin. « Mais elle m'a enroulée là-dedans, sûrement pour que je meure pas de froid. Et y avait brodé mon prénom dessus. C'est très joli ! C'est sûrement elle qui a fait ça ! Alors…si elle a voulu que j'meure pas…et si elle a voulu me donner un prénom…c'est qu'elle m'aimait un peu ! » L'avocate se mordit les lèvres. C'était presque insupportable à entendre. Emma se caressa la joue doucement, avec une poignée de franges de laine, reposant son poing sur la table, continua à parler de sa voix rocailleuse. « Alors, dans mon lit, avant de dormir, j'me racontais que ça s'passait autrement. J'me voyais sortir de son ventre. Deux mains m'attrapent et m'essuient vite fait avec des serviettes…pour que j'sois propre. Ça dure pas longtemps du tout mais pendant c'temps-là, je crois que j'ai perdu ma mère…qu'on va m'emmener loin d'elle. Alors je pleure aussi fort que j'peux, pour l'appeler. Mais je suis un tout petit bébé…je peux pas crier très fort. Et au moment où je crois que c'est fini, que j'ai perdu ma mère pour toujours, les mains me prennent et me déposent tout doucement sur sa poitrine. »
Elle s'interrompit encore. La juriste pensa un instant qu'elle allait se mettre à pleurer mais au contraire, un sourire angélique apparut sur son si joli visage. La tête en appui sur le coussin de cuir, les yeux fermés, complètement détendue à présent, elle poursuivit son rêve. « J'arrête de pleurer. Elle pose une main sur ma tête. J'ai pas de cheveux. Sa main a l'air immense, tellement je suis petite. Mon crâne tient dedans, tout entier. Elle me serre dans ses bras, en faisant bien attention…et puis elle dépose mon châle sur mon dos. » Elle eut un petit rire tremblé. « Y a que ma p'tite tête de noisette qui dépasse. J'ai chaud. Je suis tellement bien que je ris. Tout mon corps tient sur sa poitrine. Ses mains me caressent partout. Tout l'univers, c'est ma mère, alors j'y suis en sécurité. Son odeur me remplit le cerveau. Y a rien, dans le monde entier, qui sente aussi bon ! Et elle se met à me chanter une berceuse. Sa voix est comme celle des anges, sauf que tous mes anges gardiens m'aiment pas autant… Et puis elle bouge un peu, pour me donner le sein. Je croyais que le bonheur, c'était ça, que rien pouvait être aussi bon. Je me trompais. Je prends son téton entre mes lèvres et, sans qu'elle doive m'expliquer, je sais quoi faire. Je suce juste comme il faut et alors…son lait…vous savez que le corps des mamans fabrique un lait différent pour chaque bébé ? Et que c'est exactement les vitamines, les nutriments qu'y leur faut ? »
Sans lui rappeler qu'il était médecin, Archie répondit de bonne grâce. « Oui, je le sais, Emma…c'est une chose merveilleuse, n'est-ce pas ? » Elle acquiesça puis continua son récit. « Son lait…le lait qu'elle a fabriqué juste pour moi…coule dans ma bouche, dans ma gorge, puis arrive dans mon ventre et me nourrit. Et c'est la meilleure nourriture que n'importe quel être humain ait jamais goûtée depuis qu'y a des êtres humains… »
Elle cligna des yeux, sembla se réveiller d'un court endormissement, regarda confusément autour d'elle. Le psychiatre la considérait en souriant légèrement. Elle baissa la tête, jeta un œil à la juriste, qui avait presque les larmes aux yeux. « Quand j'ai…essayé de convaincre Regina de coucher avec moi… » murmura-t-elle en guise de conclusion, « je…je voulais lui donner du plaisir…comme je l'avais fait avec Lili, ou avec Neal…pour me rendre utile, et aussi pour…qu'elle ait envie de me garder avec elle. » La femme de loi ouvrit la bouche pour protester mais un geste du médecin l'arrêta. « J'avais peur… » poursuivit Emma, « …je savais pas vraiment ce qu'elle allait me faire, alors…Bien sûr, j'avais peur. Mais elle était si gentille, alors je me disais…qu'elle me ferait pas vraiment mal. Et puis…elle sentait tellement bon…sa voix était douce…et ses mains…elles m'avaient déjà fait tellement de bien…J'me disais que…que quand elle aurait fini…elle me serrerait peut-être, toute nue contre elle…et que ça serait un peu comme avec ma mère, dans mon rêve. »
