Emma passa la totalité du trajet qui les ramena dans l'appartement de l'avocate recroquevillée, la tête appuyée contre la vitre. Elle semblait au bord du sommeil. En revanche, il était évident qu'elle ne souffrait plus, car les quelques cahots, inévitables malgré tous les efforts de la conductrice, ne la faisaient pas réagir. Regina avait passé un coup de fil à Catherine et obtenu l'autorisation de lui faire prendre une seconde capsule de morphine.
Le calme qui régnait dans la voiture donna à la juriste l'occasion de se plonger dans ses réflexions. La séance avait été fructueuse et riche en émotions. Archie avait proposé deux rendez-vous par semaine. La belle brune se rendait douloureusement compte de la profondeur des traumatismes de sa protégée. Pour sa part, elle n'avait absolument pas réalisé que son attitude séductrice, à laquelle elle avait bien failli succomber, prenait racine dans sa recherche élémentaire de l'amour maternel.
Le psychiatre avait prudemment entamé une réflexion, en suggérant que cette confusion entre sexualité et maternité, bien que parfaitement compréhensible étant donné le parcours de l'orpheline, ne pouvait pas être saine et que c'était l'une des composantes qui avait mis la juriste si mal à l'aise. Emma n'avait rien répondu, s'était contentée d'écouter de toutes ses oreilles, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte.
L'entretien s'était conclu sur l'assurance, de la part du médecin, que toutes deux devaient se sentir libres de le contacter, sans forcément en référer à l'autre, que cette autonomie devait faire partie intégrante de la thérapie. Et Regina en avait immédiatement déduit qu'il fallait procurer d'urgence à la jeune fille un téléphone, et lui apprendre à s'en servir.
Emma se laissa guider hors de la voiture, dans l'ascenseur, dans l'appartement puis dans la chambre, sans dire un mot. Dès qu'elle vit son lit (l'avocate se demanda si elle l'identifiait désormais comme « son » lit), elle s'étendit, toute habillée, fourra son pouce dans sa bouche sans paraître éprouver la moindre gêne, se pelotonna, son doudou intimement serré contre elle. La belle brune lui ôta ses chaussettes, afin de laisser respirer les plaies encore visibles sur ses pieds, la borda avec émotion. Constatant que ses grosses mains rouges et abîmées étaient glacées, elle tourna le bouton du radiateur, le mit au maximum, puis quitta la pièce en silence. Il lui restait beaucoup à faire.
Elle n'eut pas le temps de contacter Sydney Glass, car ce dernier la prit de court. Il semblait excité comme un gosse. Le projet d'émission spéciale avait été immédiatement accepté par sa direction, et il avait obtenu le privilège de jouer les présentateurs. L'événement pourrait être programmé pour…la semaine suivante. Regina en resta éberluée, tenta de freiner des quatre fers. La jeune fille se remettait tout juste. On ne pouvait même pas garantir qu'elle serait en mesure de s'asseoir, mais elle se garda bien d'aborder ce point précis, par respect pour sa protégée. La faire participer à une émission dans une posture telle que celle qu'elle avait adoptée dans le cabinet d'Archie, propre à épargner ses fesses en cours de guérison, lui semblait impossible et outrageant. Elle resta dans le vague, parla de traumatisme, de soucis de santé générale.
Le journaliste ne l'entendait pas de cette oreille, argua que la programmation d'une petite chaîne était de la haute voltige, que c'était maintenant ou jamais, sans quoi ses chefs risquaient de faire marche arrière. En désespoir de cause, l'avocate promit de tout faire pour l'aboutissement du projet. Elle le recontacterait dès que possible. Ayant raccroché, elle téléphona aussitôt à Catherine, pour la seconde fois de la journée, lui expliqua la situation.
La conversation dura longtemps. Regina avait énormément de sujets à aborder. Le rendez-vous avec le psychiatre, la confusion d'Emma, la sienne, l'émission qui, apparemment, ne pouvait pas trop attendre…Elles convinrent de se retrouver le soir-même, autour d'un bon repas, précédé d'une visite médicale. Par politesse et acquis de conscience, l'avocate invita également Jim. Mais Catherine refusa pour lui. Son mari ne faisait pas partie du tableau. Elle lui racontait tout. Il comprendrait et ne se sentirait pas exclu. La belle brune mit enfin un terme à l'entretien, après avoir fixé l'heure du dîner, pour composer presque immédiatement un autre numéro.
Lorsque l'ancienne délinquante émergea de sa sieste, la juriste lui fit prendre à la hâte un déjeuner tardif, lui administra ses médicaments, lui parla avec ménagements des derniers événements. La petite voleuse rougit puis pâlit en prenant connaissance de l'imminence de l'émission tant redoutée et espérée, mais assura qu'elle se tiendrait prête, promit de s'en remettre au jugement du médecin, dont elle apprit la visite le soir-même avec une joie timide.
Elle aida à la préparation du repas, épluchant les légumes avec un sérieux comique, installée à califourchon sur son traversin, à la petite table du salon. Regina l'observait du coin de l'œil, sans en avoir l'air. Elle lui semblait se mouvoir avec infiniment plus d'aisance. L'avocate avait hâte de connaître le verdict de Catherine.
Cette dernière arriva, telle un coup de vent tiède, sa mallette médicale à la main, avec ses manières un peu brusques mais bienveillantes. Elle serra longuement la main de sa patiente, en la regardant droit dans les yeux, comme pour jauger son état réel. La juriste avait préparé Emma à la visite, qui avait été acceptée sans difficulté. Seulement, la jeune fille lui avait demandé avec une insistance confuse de rester avec elle, comme elle l'avait fait la première fois. La belle brune n'était pas sûre du bien-fondé de cette demande, qui impliquait qu'elle vît sa protégée nue et exposée. Elle se promit d'en parler à Archie. En attendant, refuser lui semblait de très mauvaise politique.
Catherine procéda de la même manière que lors de la première auscultation, de haut en bas. L'examen du visage était plus que satisfaisant. Les yeux avaient repris leur teinte vert d'eau, n'étaient plus injectés de sang, l'hématome et la balafre avaient pratiquement disparu, ne laissant dans leur sillage qu'une ombre, un mauvais souvenir. Le médecin s'émerveilla des capacités de récupération de l'orpheline, qui en rougit comme à un compliment inespéré, et mit d'avance toute amélioration de son état sur le compte des bons soins de sa bienfaitrice.
Elle toussait encore un peu sans que cela soit inquiétant. Interrogée sur son transit intestinal, elle ne rougit que légèrement et assura que tout allait bien. Regina confirma qu'elle n'avait constaté ni de longues stations aux toilettes ni des visites trop rares. Son ventre ne la faisait pas souffrir. Les contusions et les plaies qui marquaient son corps à divers endroits étaient en cours de guérison.
Emma était beaucoup plus à l'aise, même si son côté hésitant et inquiet restait perceptible. Elle se déshabilla sans faire de difficulté, seule, ce que ne manqua pas de remarquer la généraliste. Bien sûr, ses fesses étaient encore couvertes de cicatrices mais celles-ci, grâce aux soins de Regina, n'étaient pas infectées, et la douleur ne cessait de décroître. Le médecin en conclut que la position assise ne serait bientôt plus un problème, ce qui ravit l'avocate et lui fit monter, en même temps, une bouffée d'angoisse. Impossible de repousser l'émission. Son combat deviendrait public, très rapidement. Le bilan médical se termina sans examen gynécologique. Catherine se contenta d'interroger la jeune fille, qui lui assura ne plus éprouver aucune douleur de ce côté-là. Elle n'avait toujours pas eu ses règles. Son poids était en légère augmentation, son appétit insatiable. Elle avait mieux dormi la nuit dernière, ne s'était pas réveillée en hurlant.
Catherine parvint à rendre le dîner agréable et serein, la conversation positive. L'avocate en profita pour donner à Emma les nouvelles qu'elle avait pu obtenir, pendant que sa protégée dormait, sur la jeune détenue qui était arrivée dans l'aile N, corridor 5, la veille de sa relaxe. Comme elle l'avait espéré, l'un de ses collègues l'avait prise en charge. Elle lui en avait longuement parlé au téléphone. Bien entendu, la malheureuse n'était pas dans une situation enviable. Elle devait encore passer près de deux mois dans cet enfer, et avait été condamnée à deux cents coups de verge, dont elle avait déjà reçu le premier quart. Cependant, Graham, un ténor du barreau du cabinet King & Mills avec lequel la juriste avait d'ailleurs eu une liaison aussi brève que discrète, veillait avec le même zèle que Regina, d'après elle du moins, à ce que les pauvres droits de la détenue soient respectés. Par ailleurs, c'était sa première condamnation, et elle avait une famille. Elle aurait donc un endroit où aller à l'issue de sa peine. Graham faisait tout ce qui était en son pouvoir pour lui permettre de trouver un emploi, ce qui lui éviterait de devoir voler à nouveau pour nourrir ses petits frères, dont elle était l'aînée. Le jeune avocat avait le bras extrêmement long, connaissait énormément de gens.
L'orpheline enregistra ces informations en hochant la tête. Elle fut évidemment soulagée en apprenant l'existence d'une famille, mais s'informa sur celle-ci. La belle brune n'avait pu obtenir beaucoup de renseignements. Bien que les avocats ne fussent pas tenus au secret professionnel, Graham faisait tout de même preuve d'une certaine retenue. De toute façon, fit remarquer Catherine, il s'agissait bien certainement d'un milieu misérable. Le simple fait qu'il y eût un foyer constituait une chance en soi. Les châtiments corporels infligés aux nombreux enfants étaient probablement monnaie courante, comme dans tout le reste de la société, ce qui ne signifiait pas que les parents n'aimassent point leur progéniture. Il y avait fort à parier que les deux cents coups de verge ne seraient pas les premiers, ni les derniers dont écoperait la jeune fille.
Emma garda quelques instants un silence songeur, que respectèrent les deux autres femmes. Durant ce temps, seul le bruit des fourchettes et des verres se fit entendre. « Est-ce que… » commença-t-elle. Regina la regarda curieusement, lorsqu'elle s'interrompit. Elle se mordillait nerveusement la lèvre inférieure. « Oui ? » l'encouragea la juriste. La jeune fille regarda tour à tour sa bienfaitrice, puis le médecin, hésita encore un instant, et enfin se décida. « Est-ce qu'il va lui désinfecter le euh…postérieur, comme tu me le faisais, après les fessées ? » Elle semblait craindre qu'on ne rît de sa question. Mais il n'y avait vraiment pas de quoi rire, selon la belle brune. Et Catherine gardait un silence navré. « Je connais Graham. Il maîtrise les procédures sur le bout des doigts et il est très humain. Il lui aura demandé si c'est ce qu'elle souhaite, et c'est tout ce qui compte au fond…Angelica…c'est son nom…a été condamnée à dix fois moins de coups de verge que toi, Emma. Même si elle refuse que son avocat la touche, ce qui est assez probable, il n'y a pas à craindre d'infection aussi grave que celle qui te menaçait. » La jeune fille gardait la tête baissée, fixant ce qui restait de son assiette. Elle jouait avec la nourriture, du bout de sa fourchette, sans la consommer, ce qui était, aux yeux de l'avocate, un spectacle incroyable. « J'aurais jamais voulu que tu me touches, si t'avais été un homme… » chuchota-t-elle comme pour elle-même. Elle resta songeuse encore quelques secondes puis sembla se réveiller, vit qu'il lui restait encore deux ou trois cuillérées de fricassée de dinde aux champignons, carottes et petits pois, agrémentés comme il se devait de quelques pommes de terre bien cuites, et les engloutit, retombant dans le travers contre lequel son hôtesse continuait à lutter obstinément : manger le plus vite possible, de peur qu'on ne lui vole sa ration.
Dès qu'elle eut terminé sa part, Regina s'empara du plat et déclara, comme si la question était sans appel : « Je te ressers ! » Catherine dissimula un sourire amusé en entendant nettement le point d'exclamation. Emma ramena ses grandes mains dans son giron et bafouilla : « Euh…c'était juste délicieux…tu sais…c'est pas…je…j'ai bien mangé… » L'avocate se retourna, l'élégante assiette de faïence en main, à mi-chemin entre le salon et la cuisine, la regarda. « Tu as trop mangé ? Tu as mal au ventre ? » « Euh…non… » « Tu en reprendrais bien encore ? Dis-moi la vérité ! » La jeune fille devint écarlate. « Ou…ou…oui… » « Eh bien l'affaire est entendue alors ! » Et la juriste disparut dans la cuisine, d'où se firent entendre des bruits de vaisselle, puis le vrombissement du four à micro-onde.
Le docteur en médecine et l'ancienne délinquante restèrent en tête à tête. Emma fixa cette jeune femme, qu'elle considérait comme un être supérieur, avec une gêne admirative. Catherine décida de rompre le silence, d'essayer d'approfondir le lien. « Regina a parfaitement raison ! Vous devez encore prendre du poids. Le plat qu'elle a préparé vous convient à merveille : volaille, crème, légumes. Il ne faut jamais hésiter à manger si vous avez faim ! » La jeune fille eut un sourire confus. « Oui…je sais…vous avez raison…mais j'ai pas l'habitude. » Sur une sorte de coup de tête, la généraliste tendit une main à travers l'étroite table basse. Elle lui saisit doucement une paluche calleuse, la pressa amicalement, ce qui fit légèrement sursauter l'orpheline. « Emma… » dit-elle avec sérieux… « j'aimerais beaucoup que nous nous tutoyions, si vous êtes d'accord. » La petite blonde en resta comme deux ronds de flanc, ouvrit une bouche stupéfaite. « Mais…vous êtes docteur ! » s'exclama-t-elle. « Et moi je suis…je suis rien du tout… » « C'est complètement faux ! » répondit patiemment Catherine. « Vous êtes importante ! » L'ancienne reprise de justice se tortilla nerveusement, plongea ses prunelles de jade dans les yeux bleus de son interlocutrice, parut y lire quelque chose. Un sourire tremblant apparut sur son joli visage. « D'accord… » murmura-t-elle… « je veux bien essayer… » Le médecin ne rétorqua que par une pression de la main.
Le dîner reprit lorsque Regina revint avec une assiette fumante. Malgré son refus initial, les yeux d'Emma brillèrent comme des escarboucles à la vue de la nourriture, qu'elle s'efforça, avec un succès tout relatif, d'ingurgiter à une vitesse modérée. Au dessert…un gâteau de semoule nappé de caramel, qui amena l'orpheline à se lécher les doigts, Catherine parut avoir une idée.
- J'y pense, Regina…ton collègue, là…Graham…
L'avocate plissa les paupières, surprise et un peu appréhensive. Son regard glissa vers sa protégée, qui semblait se préoccuper bien davantage de l'onctueuse gourmandise à laquelle elle était en train de faire un sort. Bien entendu, la généraliste était au courant de sa liaison éclair avec l'intéressé. Bien qu'il n'y ait aucune raison rationnelle de tenir secret cet acoquinement, Regina eût largement préféré ne pas y faire référence devant la jeune fille. Mais là n'était pas le sujet que le docteur en médecine souhaitait aborder.
- Tu dis qu'il a le bras long…Il connaît beaucoup de gens, non ?
- Oh oui ! Il est vraiment connu pour ça. Son réseau, c'est sa grande force. C'est même un sujet de plaisanterie, au cabinet.
- Eh bien, sers-toi de lui pour faire la publicité de l'émission !
À l'évocation de cet événement aussi capital qu'angoissant, qui se rapprochait d'heure en heure, Emma leva la tête de sa coupe encore débordante. Regina resta interloquée quelques secondes. Elle n'y avait absolument pas pensé. Catherine reprit la parole sans attendre.
- Que crois-tu qu'il pensera de ta démarche ? Vous êtes sur la même longueur d'onde ?
Revenue de sa stupéfaction, la juriste acquiesça.
- Absolument ! Il partage mes opinions…à quelques détails près, peut-être, mais je sais qu'il est contre les tortures infligées aux enfants et aux condamnés. Je ne lui ai pas parlé de mon projet, cependant…il sait seulement que j'ai pris un congé à durée indéterminée.
- Eh bien ! Parle-lui ! Il saura certainement à quelles portes frapper pour faire en sorte que le programme soit vu par un maximum de gens, les plus influents possibles, et ceux que vos propos feront réagir…
Un silence s'abattit sur les trois femmes. Emma dévisagea Catherine, puis Regina, des points d'interrogation plein les yeux.
Au bout de quelques secondes encore, l'avocate répondit, à l'égard de sa plus chère amie : « Catherine, tu es géniale ! »
