Précédemment : Le sommet s'est terminé en fanfare par une attaque de Zarkon, mettant Shiro et Black en péril. La panique de Black s'est propagée jusqu'à Red et Keith, qui s'est retrouvé plongé dans les souvenirs de l'emprisonnement de cette dernière et d'une conversation entre Zarkon et Lealle. Pendant ce temps, l'équipe de sorciers a trouvé une tour qu'Allura pense conduire à Oriande, mais quelque chose d'étrange s'est passé quand Val l'a traversée, car elle a ressurgi à Roya Vosar, seule. Personne au château n'a réussi à les contacter depuis. Et depuis que Rax est apparu dans leur cellule, Sam et Rolo ont pris conscience qu'ils commençaient à manquer de temps. Les druides comptent faire d'eux des robeasts, ce qui veut dire qu'ils ne peuvent plus jouer la carte de la sûreté.
Chapitre 23
Le Cœur et la Tour
— Hé ho ?
La voix d'Edi lui revint dans un écho, plus petite et effrayée qu'elle n'avait l'intention de l'être. Elle prit une inspiration pour se calmer et réessaya :
— Allura ? Il y a quelqu'un ?
Personne ne lui répondit, bien sûr, comme les fois précédentes. Elle ne savait pas où elle se trouvait, si elle se trouvait quelque part. La dernière chose dont elle se souvenait était d'avoir traversé la tour qui brillait, le passage pour Oriande, pour arriver… eh bien, nulle part.
Tout était très blanc ici. D'un blanc intense. Le ciel (si on pouvait appeler ça un ciel) ne brillait pas exactement, mais lui piquait quand même les yeux et l'absence d'ombre la rendait nauséeuse. Elle pensait qu'il y avait un sol, parce qu'elle était capable de se tenir debout et de marcher et que ses chaussures faisaient un petit bruit quand elle avançait, mais elle faisait de son mieux pour ne pas regarder en bas. Cela lui donnait l'impression de marcher dans le vide et elle s'inquiétait de commencer à tomber sans pouvoir s'arrêter.
Elle était seule… complètement seule. Il n'y avait nulle part où quelqu'un pourrait se cacher, de toute façon, même si elle avait parfois l'impression d'être observée. Mais il n'y avait jamais personne quand elle se retournait, rien que du blanc et toujours du blanc.
— Hé ho ! lança-t-elle une nouvelle fois. Allura ! Val ! Matt ! Vous êtes là ?
Sa voix vacilla et elle serra les mains contre son torse, jetant des regards autour d'elle.
— J'ai peur, chuchota-t-elle.
Elle ne savait pas à qui elle parlait, mais prononcer ces mots à voix haute la rassura un peu et elle reprit sa marche. Cela ne changerait peut-être rien. Ce n'était pas comme s'il y avait quoi que ce soit à atteindre ici. Mais au moins, si elle bougeait, elle ressentait moins le besoin de pleurer, roulée en boule sur le sol.
— C'est ça, Oriande ? demanda-t-elle à son écho, marchant en tournant lentement sur elle-même. Ça ne ressemble pas à un ancien temple altéen.
L'écho lui fit brièvement penser à Maka quand il s'amusait à l'imiter et elle mit les mains sur les hanches, levant le menton et répliquant au ciel comme si c'était vraiment lui.
— Hé, c'est pas comme si tu t'y connaissais mieux que moi, toi, dit-elle. Moi au moins, j'essaie de comprendre.
Elle imagina sa moue boudeuse, la façon dont il croiserait les bras en soufflant avant de lui dire qu'elle n'allait jamais rien y comprendre de toute façon.
Et il avait raison… enfin, elle avait raison. Ce n'était pas comme ça qu'elle allait y comprendre quoi que ce soit. À déambuler sans but, à crier dans le vide, à appeler des gens qui n'étaient pas là. Non. Elle pouvait faire mieux que ça.
Elle s'assit, croisant les jambes pour réfléchir. Elle s'était sentie malade quand Allura avait activé le portail, alors que les autres n'avaient pas semblé affectés. Était-ce parce que sa magie n'était pas assez forte ? Parce qu'elle était Galra ? Ou peut-être était-ce parce que les autres étaient des paladins. Ils devaient avoir affronté des trucs bien plus bizarres que des tours brillantes. Peut-être qu'ils étaient habitués aux machins magiques.
Ça n'expliquait toujours pas où elle se trouvait à présent. Ni, et c'était plus important, comment se sortir de là. Elle se fichait de savoir si elle était coincée entre Roya Vosar et Oriande ou si Oriande n'existait plus si bien que le portail n'avait plus nulle part où l'envoyer, ou même si elle était tout simplement dans la tour. (Enfin, si… elle avait envie de savoir, parce que si Oriande n'existait plus, elle ne savait pas qui pourrait la trouver et la tirer de là.)
Mais ce n'était pas ça le plus important. L'important, c'était de savoir si elle était coincée ici pour toujours ou s'il y avait un moyen de revenir en arrière. Et aussi si les autres étaient coincés, eux aussi.
Malheureusement, elle ne voyait rien aux alentours qui puisse ressembler à une sortie. Elle ne voyait rien qui ressemblait à quoi que ce fut. Pas de porte, pas de portail, pas de frémissement dans l'air qui pourrait se détacher du blanc uni. Sa seule idée était de continuer à marcher en espérant trouver quelque chose au bout d'un moment.
Tandis qu'elle se relevait, elle sentit la fourrure sur sa nuque se hérisser, le malaise lui descendant le dos dans un frisson. Ce n'était pas la première fois qu'elle avait cette sensation : une sorte de pression à l'arrière de la tête, comme si quelque chose était derrière elle et la regardait. Elle se figea, ses oreilles se tournant vers la présence, mais elle n'entendit rien. Ni pas, ni respiration, pas même le son feutré qu'elle remarquait parfois quand Maka essayait de la surprendre.
Elle pivota, le cœur battant, mais il n'y avait toujours rien derrière elle.
— Allura ? chuchota-t-elle, se sentant toute petite dans cet immense espace. Allura, j'ai peur. Où es-tu ?
Elle battit des paupières, cherchant à chasser ses larmes, puis tourna le dos au vide qui l'observait et s'éloigna dans le néant.
— Je ne vous comprends pas.
Sam était déjà quasiment sorti de son corps quand Rax prit la parole, ce qui le ramena aussitôt au monde physique. Les gardes venaient d'emporter Rolo et Sam était censé le retrouver au laboratoire. Ils comptaient tenter leur chance aujourd'hui et Sam s'en sentait déjà malade d'inquiétude et assailli de doutes. Une conversation avec Rax était la dernière chose dont il avait besoin.
Mais il était si rare que Rax prenne l'initiative et il semblait toujours aussi perdu après une semaine en cellule, que Sam ne put se résoudre à l'ignorer.
Il ouvrit un œil, regardant dans sa direction, le trouvant recroquevillé dans son coin habituel, les bras serrés contre lui.
— Peux-tu répéter ? demanda Sam.
Rax se replia sur lui-même.
— J'ai dit que je ne vous comprends pas. Vous dites que vous vous inquiétez pour Rolo et vous faites mine de paniquer quand ils viennent le chercher, mais dès qu'il n'est plus là, vous dormez. Je ne sais pas si vous simulez votre inquiétude ou si vous êtes capable de vous reposer malgré elle, mais dans tous les cas, je ne comprends pas.
Oh, Rax, pensa Sam. Il y a beaucoup de choses que tu ne comprends pas et j'espère que tu n'auras jamais à les découvrir.
— L'inquiétude n'est pas feinte, dit-il, se redressant et se tournant vers Rax. (Il espérait que Rolo l'attendrait avant de mettre leur plan en marche.) Mais résister aux gardes quand ils viennent nous prendre ne sert à rien et me ronger les ongles non plus. Je sais que Rolo aura besoin de moi quand il reviendra. Si je dors en attendant, je pourrai veiller sur lui à son retour, si c'est l'un des mauvais jours.
Rax ne réagit pas à l'implication que les expériences infligeaient parfois des blessures physiques. Sam supposait qu'il avait vu dans quel état il se trouvait à son arrivée et il avait peut-être remarqué le poignet cassé de Rolo. Enfin, peut-être que non. Les druides l'avaient guéri à un moment donné pendant que Sam dérivait, sans aucune raison identifiable. Quelle importance l'Empire pouvait-il trouver à conserver deux de leurs sujets tests en un seul morceau ?
Fronçant les sourcils, Rax s'adossa au mur.
— Et que se passera-t-il s'il ne revient pas ?
Y penser serra le cœur de Sam et son esprit se tendit instinctivement vers le laboratoire, sortant presque de son corps.
— Ce n'est pas comme si je pouvais empêcher cela tant que je suis là, n'est-ce pas ?
Son ton était sec et il le regretta aussitôt. Rax ne méritait pas de subir l'impatience de Sam et s'en prendre à lui n'aiderait pas Rolo.
La façon qu'eut Rax de tressaillir en réponse ne fit que culpabiliser Sam encore plus et il se rapprocha avec un soupir.
— Je n'aime pas penser à cette éventualité, admit-il, adoucissant le ton de sa voix.
Il ne chercha pas à toucher Rax tout de suite, mais s'installa à côté de lui, fixant le mur opposé.
— Je suis conscient que cela pourrait arriver, bien sûr. J'ai vu suffisamment de prisonniers disparaître pour savoir que rien n'est jamais sûr. Mais si je laisse cette pensée m'envahir, elle va me consumer. Il vaut mieux s'attendre à son retour. Si jamais j'ai tort, cela pourrait me détruire, mais au moins, cela ne me détruira pas avant que cela ne se produise.
Rax se pencha en avant, posant son front sur ses genoux, et poussa un soupir bas et triste.
— Ma sœur vous ressemble beaucoup. Je ne sais pas comment m'attendre à de bonnes choses, murmura-t-il. Je suppose que j'ai été déçu de trop nombreuses fois pour m'accrocher à l'espoir.
— Je suis désolé, Rax. Tu mérites mieux que ça.
Il secoua la tête, d'un coup sec et vacillant, et ses bras se resserrèrent autour de ses jambes.
— J'ai peur.
Sam sentit son cœur se remplir de compassion.
— De quoi ?
— Que… vex.
Sa voix se brisa et il se couvrit. Alarmé, Sam réduisit la distance et posa une main prudente sur le bras de Rax.
— Respire, murmura-t-il.
Rax obéit, prenant une inspiration tremblante. Il la relâcha, son fredonnement triste allant et venant au même rythme que son torse se soulevait et s'abaissait.
— Je crois que ma grand-mère est morte, souffla-t-il. Mes parents aussi, peut-être. Peut-être tous ceux qui ont essayé de me protéger.
Sam attira Rax dans une étreinte sans prendre le temps de se demander si Rax en avait envie. Le jeune homme resta raide, le corps tremblant et tendu, mais il ne se dégagea pas et Sam le garda contre lui, lui frottant le dos, des milliers de questions assaillant son esprit. Rax n'avait pas parlé de sa capture, de l'endroit où il se trouvait, de la façon dont cela s'était passé. Sam avait espéré que ceux qui étaient avec lui alors avaient pu s'échapper, comme Nyma et Beezer quand Rolo avait été capturé, tout en étant conscient qu'ils auraient aussi pu être envoyés ailleurs, comme Matt et Shiro. Mais ça…
— Je suis désolé, Rax, murmura Sam. Je suis désolé. Je sais à quel point cela fait mal de ne pas savoir ce qui est arrivé à ta famille, mais… (Il ravala un juron.) Garde espoir, fiston. Garde toujours espoir. Ils peuvent tout te prendre, mais ne les laisse pas t'arracher cela.
— Je ne peux pas. (Rax tourna la tête pour l'enfouir dans l'épaule de Sam, la voix tremblante.) Shay a toujours été la gardienne de notre espoir. Je n'ai jamais su le conserver moi-même.
— Alors laisse-moi garder l'espoir pour toi.
Sam l'attira plus près, avec des petits sons apaisants tandis que sa respiration irrégulière se muait en sanglots.
— Peux-tu me faire confiance là-dessus, Rax ? Peux-tu me croire quand je dis qu'il y a toujours de l'espoir ?
Rax ne répondit pas, mais il s'appuya un peu plus contre Sam, peinant visiblement à garder pied. Sam lui frotta le dos, fredonnant une berceuse qu'il chantait toujours à ses enfants il n'y avait pas si longtemps que ça, jusqu'à ce que la respiration de Rax se calme. Il devait être épuisé, à être tiré de la cellule presque tous les jours cette semaine, à se réveiller fréquemment dans la nuit. Il pensait sûrement qu'il avait réussi à dissimuler ses cauchemars à Sam et Rolo, mais ces deux-là avaient le sommeil léger après six mois passés dans ce laboratoire. Ils n'en avaient pas parlé, mais ils savaient que Rax n'allaient pas bien.
Sam le laissa donc dormir, inerte contre lui. Ils se soutenaient assez bien, alors le corps de Sam devrait rester dans cette position sans qu'il ne l'occupe.
— N'abandonne pas, Rax, chuchota Sam, sortant de son corps. (Il s'attarda un instant dans la cellule, le regardant dormir.) Nous allons te ramener chez toi. Bientôt, je l'espère.
Il ne voulait pas partir, mais il savait très bien que Rolo l'attendait. Avec un dernier regard pour Rax, il pivota donc et se concentra pour rejoindre le laboratoire.
Il était sorti du 301 depuis moins de vingt minutes et Keith commençait déjà à regretter que Lance ne l'ait pas accompagné. Il l'avait bien sûr proposé, mais Keith lui avait assuré qu'il n'en aurait pas pour long et que cela vaudrait mieux si lui et Thace continuaient de solidifier leur alliance avec les rebelles.
Keith avait tout intérêt à en faire de même, mais il doutait qu'il aurait pu être utile même s'il avait réussi à mettre le frein sur l'énergie fébrile qui l'attirait vers les contrées sauvages. La cheffe, Mirek, les avait peut-être acceptés comme alliés, mais tout le monde n'était pas d'accord avec ça, notamment Arel. Il les avait accusés de conspirer avec l'Empire quand ils avaient appelé Shiro et pensait certainement que le départ de Keith était suspect, mais si Keith était resté, surtout dans son état, ça aurait fini en bagarre, ce qui n'aurait aidé personne.
De plus, Red avait besoin de lui.
Le vol jusqu'à la cachette de Red fut long et solitaire et Keith ne cessa de se demander ce qu'il allait y trouver. Il avait dû prendre une petite navette qu'ils avaient subtilisée et complètement dégarnie. Il n'avait rien besoin d'autre que d'un moteur et d'un cockpit fermé, comme il n'y avait pas vraiment d'atmosphère sur la planète mère. Il n'avait donc ni radio, ni navigateur et un régulateur de température défectueux. Il tâchait de se souvenir des repères qu'il avait notés quelques mois plus tôt, le silence et le froid glacial sapant sa concentration. Seule la présence de Red, droit devant, lui permettait d'avancer, le tirant jusqu'à elle par instinct là où sa mémoire lui faisait défaut.
Il avait quitté le 301 dans la matinée et la journée était bien entamée quand il retrouva Red toujours blottie dans la cave qu'ils lui avaient dénichée, une cave qui portait désormais des signes de légers éboulements, des morceaux de pierre jonchant le sol et les murs manquant des bouts. Red était roulée en boule au centre, sa barrière à particules levée en signe d'avertissement.
Keith arrêta sa navette devant l'entrée de la cave, ferma son casque et sortit. Si le froid à l'intérieur de la navette était distrayant, dehors il était presque douloureux, même avec les régulateurs de température de sa combinaison. Il n'avait pas d'armure faite pour l'espace, à l'exception de son armure de paladin, qu'il avait laissée à Red. Tout ce qui était d'assez bonne qualité pour le protéger dans les étendues désertiques aurait trop attiré l'attention.
— Red ?
Keith traversa la cave au pas de course, autant pour se réchauffer que pour rejoindre Red au plus vite. Quand il arriva à son niveau, il posa une main contre sa barrière.
— C'est moi, dit-il. Laisse-moi entrer.
Elle tressaillit, grondant d'une façon qui lui fit serrer les dents, et la barrière à particules resta obstinément en place. Keith sentit son cœur sombrer. Cela faisait un moment qu'elle était comme ça, silencieuse, renfermée, sursautant au moindre mouvement, mais cela avait empiré après l'appel d'urgence de Shiro. Keith était presque certain que les étranges visions qui l'avaient envahi dans la base rebelle venaient de Red. Des flash-backs, ou ce qui s'en rapprochait le plus pour un robot psychique atemporel.
Keith se força à se décrisper et appuya son casque contre la barrière.
— Je suis désolé, Red, murmura-t-il. Je– Je ne sais pas exactement ce qui se passe, mais je sais que tu souffres. Que tu souffres depuis un certain temps. J'aurais dû venir te voir plus tôt.
Il leva la tête, regardant sa posture. Il ne pouvait la décrire autrement que sur la défensive, ce qui lui brisait le cœur.
— Mais je suis là, maintenant. Je veux t'aider.
Elle ne répondit pas tout de suite, mais après un moment de silence, elle abaissa enfin sa barrière et, quand Keith s'avança, elle baissa la tête et sortit la rampe pour le laisser entrer dans le cockpit.
Une fois à l'intérieur, la douleur fut multipliée par cent. Keith tituba, son souffle se coupant comme si on venait de le frapper en plein dans les poumons. Red souffrait-elle vraiment autant depuis tout ce temps ? Cela le traversa, une douleur sans pareille qui éclipsait toute autre pensée. Ce n'était pas une souffrance physique, bien qu'il pensait que cela aurait été plus supportable si cela avait été le cas.
C'était comme le jour où Haggar avait emporté Shiro, quand l'agonie et le désespoir de Keith et de Matt n'avaient fait qu'intensifier ceux l'un de l'autre, devenant une chose vivante qui avait menacé de les consumer tous les deux.
Keith réussit tant bien que mal à atteindre son siège et s'y effondra. Red chercha à creuser l'écart, rassemblant les pans de sa douleur comme pour les cacher de Keith, mais il prit les contrôles, raffermissant sa présence dans le lien.
— Arrête, murmura-t-il. C'est bon. Je peux le supporter.
Elle hésita, ne se retirant pas davantage sans pour autant relâcher son emprise sur la souffrance qu'elle avait ramenée tout contre elle. Elle dégageait une honte et un chagrin si forts que Keith ne sut que faire.
— Red, je… Qu'est-ce qui se passe ? Je ne comprends pas. Est-ce parce que Zarkon a attaqué les autres ?
Elle ne lui répondit pas par des mots, mais les pensées amorphes qu'elle imprima dans son esprit lui dirent que non, ce n'était pas à ce sujet, bien que la panique de Black ait bel et bien déclenché cette mauvaise pente. Le vrai problème était bien plus profond.
Keith ferma les yeux, pensant aux cauchemars qui lui étaient parvenus dans la ville.
— C'est au sujet de Keturah.
Il y eut un éclair de surprise, de douleur, et Red poussa un grondement. Cela aurait pu être un ronronnement, mais c'était plus vif, plus insistant. Keith sentait sa détresse dans l'atmosphère du cockpit. Il s'immergea dans le lien, offrant autant de réconfort qu'il en était capable, même s'il avait l'impression de tâtonner dans l'obscurité. Il ne savait quasiment rien de Keturah et, même s'il avait entrevu son sort, suffisamment pour savoir qu'elle avait survécu à la bataille pendant laquelle elle et Red avaient été capturées, il n'avait aucune idée de ce qu'il était advenu d'elle ensuite.
Il soupçonnait Red de s'en vouloir dans tous les cas.
— Comment est-ce que je peux t'aider ? demanda Keith, parce qu'il se sentait perdu.
Il avait déjà du mal à réconforter Matt, Lance et Shiro, sans parler de Red. Il ne pouvait pas exactement la prendre dans ses bras et ne savait pas quoi faire de plus.
Doucement, la présence de Red se déploya, comme un courant d'air atteignant son torse. Cela ressemblait à une invitation, aussi timide soit-elle, comme si Red lui offrait de lui montrer le chemin. Le fait qu'elle n'ait pas simplement fait ce qu'elle avait en tête en disait gros sur sa faiblesse : elle n'avait jamais été du genre à demander la permission. C'était sans importance de toute façon, puisqu'elle connaissait son esprit et qu'elle n'avait pas la patience d'en passer par là.
Mais là, elle demandait la permission et Keith la lui donna immédiatement. Il aurait fait n'importe quoi pour elle à cet instant.
Il sentit sa gratitude, son incertitude… puis plus rien tandis que le monde s'effaçait.
À une époque, quand Matt avait huit ou neuf ans, il avait développé une obsession pour les volcans. Il avait regardé toutes les vidéos et joué à tous les jeux qu'il avait pu trouver sur le sujet. Il avait construit une maquette excessivement complexe pour un projet scolaire. Il avait dit à tout le monde qu'il serait volcanologue quand il serait grand.
Si sa phase « volcan » n'était pas passée après un an ou deux, Matt était plutôt certain que se retrouver coincé dans un champ de lave aurait épuisé son enthousiasme en moins de deux heures.
Il ne savait pas depuis combien de temps il était là à ce stade. Cinq heures ? Peut-être six ? Le temps était fluide, ici. Tout était fluide. Il voyait des fantômes dans la lave, dans l'obscurité entre les courants, dans la vapeur qui tournoyait au vent. Keith s'était trouvé là un instant, physiquement, même s'il avait semblé à peine conscient de lui-même, et encore moins de son environnement.
Il avait disparu presque aussi vite qu'il était apparu et Matt en était rendu à se demander si ça avait été un autre artifice d'Oriande. (Mais… était-ce Oriande ? Quelque chose d'étrange s'était passé quand Matt avait foncé dans la tour et il ne savait pas si c'était sa faute ou si ceux qui l'avaient construite avaient décidé de se foutre de lui.)
Quoi qu'il en soit, il était là. Debout dans un champ de lave sous une mer étoilée, le soleil à l'horizon apparemment coincé à mi-chemin de sa phase de coucher. Il pensait qu'il y avait de l'eau en direction du brouillard, mais il ne pouvait pas s'en approcher de plus de quelques mètres sans que sa vision ne se détériore au point que ça le mettait mal à l'aise. C'était peut-être dû au fait que le silence était omniprésent, percé seulement par le bruit des pas et de la respiration de Matt, et que, malgré la lave qui coulait littéralement tout autour de lui, il ne ressentait aucune chaleur.
D'ailleurs, il ne sentait pas grand-chose, sa vue étant le seul élément qui l'empêchait de perdre pied. Ça ne le choquait pas tant que ça. Il n'arrivait toujours pas à dormir sans avoir quelque chose à côté pour lui rappeler qu'il était réel, que ce soit une lumière d'ambiance et le bruit de fond du château ou la présence de Shiro à laquelle se raccrocher quand il commençait à oublier où il était. Il l'avait appris à ses dépens sur Quom, la première fois qu'il s'était réveillé seul dans leur hutte au milieu de la nuit et avait cru un long moment qu'il était de retour dans son cercueil sur une planète morte.
Matt frissonna, détachant son regard de la brume. Non merci. Il préférait tenter sa chance avec la lave.
Quelques heures de plus s'étaient écoulées depuis que Keith avait fait son apparition et Matt commençait sérieusement à douter que cela avait été réel. À ce stade, il se contentait de déambuler, appelant de temps à autre Allura, Val et Edi au cas où elles se trouveraient dans le coin. Il se disait qu'il devait y avoir une porte secrète quelque part ou bien quelqu'un, et il ne savait pas ce qu'il ferait s'il ne trouvait ni l'un ni l'autre.
Le monde autour de lui vacilla soudainement. Une seconde plus tôt, il marchait le long d'une crête de pierre noire laissée par un courant de lave refroidi depuis longtemps. La suivante, il avait les pieds dans une coulée fraîche, une lumière rouge traversant la croûte noircie. La lave céda légèrement sous son poids comme s'il marchait dans une tourbière, sauf que c'était des flammes qui lui léchaient les bottes et non de l'eau. Matt poussa un juron en reculant, cherchant un sol plus solide.
C'était vraiment une bonne chose que la lave du coin ne puisse pas le brûler.
Il ne savait pas vraiment ce qui l'avait alerté. Un changement dans le silence, peut-être. Un son si bas qu'il ne l'avait pas entendu consciemment. Mais alors qu'il escaladait une pente rocheuse, il sentit un frisson lui parcourir la nuque et leva les yeux, trouvant le lion rouge en train de le dominer de sa hauteur.
Il se figea, se demandant si c'était une nouvelle illusion. Purée, il commençait à se dire que la tour n'était qu'un énorme labyrinthe d'hallucinations.
Sauf qu'il pouvait sentir Red. Elle était là, sa présence brouillée et meurtrie, mais plus proche que Matt ne l'avait sentie depuis des mois. Il ne l'avait d'ailleurs pas sentie du tout une bonne partie du temps. Il ne savait pas comment c'était possible qu'elle soit là maintenant, à moins que…
Le Cœur.
Shiro était le premier à en avoir parlé : une mer d'étoiles où lui, Allura et Black s'étaient retranchés quand Haggar avait pris le contrôle de leurs corps. Enfin… eh bien, le véritable Cœur était bien plus profond, représentant une parfaite union entre paladin et lion plutôt qu'un espace métaphysique. Mais en gros, c'était ce paysage stellaire sur le plan astral. Allura en savait plus sur le sujet que Shiro, mais Matt n'avait pas voulu remuer le couteau dans la plaie juste pour satisfaire sa curiosité. Pidge lui avait dit qu'iel l'avait vu aussi sur Olkarion, sauf que pour les paladins verts, il avait pris la forme d'une forêt comme Vivasi. Fligg l'avait également mentionné lors de l'entraînement de Val qui, avec les autres paladins bleus, avait apparemment aussi visité le Cœur. Matt ne savait pas à quoi il avait ressemblé pour eux.
Il supposait que, Red étant ce qu'elle était, il aurait dû se douter que son Cœur allait chercher dans le monde naturel ce qui se rapprochait le plus d'une mer de feu.
Haletant, Matt s'agrippa à un nœud dans la roche en haut de la pente et se hissa, un sourire lui montant lentement sur les lèvres.
— Je t'en prie, dis-moi pas que c'est toi qui es à l'origine de tout ça, Red. J'ai des choses à– Keith.
Keith pivota, surpris.
— Matt ?
Il fronça les sourcils et regarda à nouveau Red.
— Attends, qu'est-ce qui se passe ? On est où ?
— Au Cœur, je crois, dit Matt, s'essuyant les mains avant de s'avancer pour prendre Keith par l'épaule. Ça va ?
— Moi, oui. Je ne sais pas pour Red.
— Oh.
Matt regarda Red, qui semblait faire de son mieux pour prétendre qu'elle ne les avait pas remarqués.
— Et donc… Tu étais vraiment là, tout à l'heure, ou j'ai rêvé ?
Keith sursauta, ses oreilles s'aplatissant un instant avant qu'il ne se fende d'un sourire.
— Pour être honnête, je croyais que c'était moi qui avais rêvé. J'étais en plein dans les souvenirs de Red ou un truc du genre. Enfin, je crois. C'était un peu bizarre.
— On dirait bien. Il s'est passé quelque chose ?
— Il semblerait que Zarkon ait attaqué le sommet. Tout le monde va bien, ajouta Keith quand Matt se crispa. Ils l'ont repoussé. Ça a juste fait peur à tout le monde, Red comprise.
Mauvais souvenirs.
Matt leva les yeux vers Red, l'inquiétude bouillonnant en lui en sentant la crispation dans ses paroles. Elle semblait essayer d'en dire le moins possible, et pourtant, elle les avait amenés ici tous les deux, ou du moins les avait laissés venir, peu importe comment cela fonctionnait. Matt était presque sûr qu'ils ne seraient pas là, dans cet espace, avec Red, si elle ne voulait pas d'eux ici.
— Des souvenirs ? répéta-t-il, s'avançant d'un pas. Tu veux dire, des souvenirs de Zarkon ?
Red gronda à l'affirmative.
Keith leva la main et Red baissa la tête pour le laisser lui toucher le museau.
— Et de Keturah.
Matt se sentit soudainement glacé, malgré la lave tout autour.
— Keturah ?
— Elle n'est pas morte immédiatement contrairement à ce que tout le monde pensait, dit Keith, levant les yeux vers Red.
Matt le sentit sonder le lien, demandant silencieusement à Red s'il pouvait en parler.
— Je crois qu'ils l'ont torturée avant de la tuer. Red pouvait la sentir à travers le lien.
— Merde, marmonna Matt.
Red remua, le lien frissonnant d'une façon qui brouilla la vue de Matt. C'était il y a longtemps. Vous ne pouvez rien y changer.
— Peut-être, mais–
Red coupa Keith d'un grondement, ce qui le fit soupirer.
Je ne peux– Je ne veux pas parler d'elle. Je vous en prie– Red continua, mais pas sous la forme de mots. C'était des images : de Keturah, d'obscurité, puis, plus saisissantes, de Matt et de Keith. La douleur sous-jacente était trop vive et Matt enroula ses bras autour de son torse pour essayer de la contenir. Ne me demandez pas de me souvenir.
— Promis, dit Matt, jetant un œil à Keith, qui acquiesça aussitôt. Mais si tu souffres, on veut t'aider. Y a-t-il quoi que ce soit qu'on puisse faire ?
Vous êtes là, dit Red. Après un moment, elle se détendit, sa présence s'étendant pour les englober tous les deux. J'avais juste besoin de savoir que vous étiez tous les deux en sécurité et pas…
Elle laissa à nouveau sa phrase en suspens, mais Matt put se passer de mots.
— On est là, dit-il, posant la main sur son museau, sur celle de Keith. On est là, et on ne va nulle part.
Karen avait du mal à dormir, cette nuit-là. La bataille en elle-même avait déjà été terrible, même alors qu'elle était restée à la surface, s'enfermant à l'intérieur de façon à ne pas avoir à assister au combat, mais elle avait dû gérer des diplomates en panique pendant plus d'une heure.
Ensuite, il avait fallu faire face aux répercussions : certaines délégations s'étaient empressées de signer le traité alors qu'elles étaient auparavant sur la réserve tandis que d'autres avaient soudainement voulu y réfléchir à deux fois. Il n'y en avait qu'une qui avait tout à fait retiré son soutien à la Coalition, mais de nombreuses parties neutres s'étaient renfermées, affichant de maigres sourires et refusant de parler alors qu'elles se préparaient à rentrer chez elles en vitesse. Ils allaient devoir rassurer tous ces gens dans un futur proche. La menace de l'Empire Galra était déjà suffisamment grave, mais que Zarkon se manifeste en personne pour interrompre le congrès ?
Au moins, les paladins l'avaient repoussé et étaient venus tous les six tranquilliser tout le monde, ce qui avait aidé, bien que peut-être pas autant que si Shiro n'avait pas eu l'air à deux doigts de s'écrouler. Le fait qu'il ait disparu peu de temps après son discours aux délégations et n'était pas revenu leur dire au revoir avait inquiété Karen. Elle et Akira avaient déjà discuté de ce qu'ils allaient faire le lendemain matin si Shiro n'avait pas complètement récupéré : Karen pensait qu'un peu de maternage était nécessaire, mais Akira avait ri quand elle avait suggéré de le forcer à prendre un jour de repos. Quand elle avait demandé si Akira avait une meilleure idée, il s'était contenté d'un grand sourire et commenté qu'il avait entendu dire que la piscine était très agréable à cette période de l'année.
(En y réfléchissant, Karen avait décidé que c'était peut-être mieux de les laisser se débrouiller entre frères, après tout.)
Faire sortir tout le monde du château-vaisseau fut plus rapide que de tous les accueillir à l'intérieur, si ce n'est parce que tout le monde avait hâte de quitter Eltava, mais cela prit quand même quelques heures. Karen et Akira avaient tout coordonné depuis les hangars tandis que Coran maniait le générateur de trous de ver. Au bout d'un moment, Layeni et Kolivan avaient pris la relève pour que Karen et Akira puissent aller se sustenter et se reposer.
Sauf que Karen n'arrivait pas à dormir. Elle essayait sans cesse de déterminer si cette attaque était un désastre pour eux ou si elle jouait en leur faveur. Elle savait que cela ne servirait à rien d'essayer de prédire quoi que ce soit pour le moment, qu'elle allait devoir attendre de voir.
Ça n'empêchait pas son esprit de tourner en boucle, comme au milieu d'un grand procès quand elle essayait de prendre la température de son auditoire. Au final, elle s'était levée et elle en était à déambuler le château, qui était silencieux pour la première fois depuis une semaine. Son corps réclamait du sommeil, mais son esprit n'avait de cesse de revenir au même problème.
La porte de la chambre de Keena était ouverte quand Karen arriva, déversant de la lumière dans le couloir. Karen s'arrêta net. Elle avait cherché Keena pendant deux jours, essayant de la coincer quelque part pour découvrir ce qu'elle traficotait, mais Keena lui avait toujours filé entre les doigts. La trouver maintenant, sans même vraiment essayer, lui paraissait irréel.
Enfin, elle n'allait pas laisser l'étrangeté de la situation se mettre en travers de son chemin. Les sourcils froncés, elle s'avança, cherchant à mettre de l'ordre dans ses idées. Devait-elle commencer en douceur, essayer de jouer sur leur amitié maladroite pour faire parler Keena ? Ou est-ce que cela donnerait à Keena une chance de se dérober ? Peut-être que Karen devrait y aller franchement dès le début et tenter de la prendre au dépourvu.
Elle n'avait toujours pas décidé de la manière de s'y prendre quand elle atteignit la porte et vit Keena assise à l'intérieur, penchée sur un clavier sur lequel elle tapotait frénétiquement.
Karen toqua sur le mur et Keena sursauta, se retournant vers elle. Elle porta sa main à sa taille, où reposait sa dague, mais elle se détendit aussitôt en la voyant, un sourire traversant son visage fatigué.
— Karen, hé ! Comment ça se fait que tu ne dors pas ?
Karen ravala une soudaine vague d'irritation et se força à lui rendre son sourire.
— Je suis encore un peu secouée par la bataille, je crois. (Elle marqua une pause, puis fonça tête baissée.) Désolée d'avoir été si occupée cette semaine. Je n'ai pas été de très bon accueil.
Keena agita la main.
— T'inquiète pas pour ça ! Je me suis occupée.
— Ouais… J'ai cru te voir au congrès deux-trois fois. Kolivan a changé d'avis et t'a donné l'autorisation de venir ?
Elle avait l'impression de se tenir sur une corde raide, essayant de ne pas l'accuser ouvertement tout en ne retenant pas ses questions. Karen n'avait pas beaucoup d'expérience en la matière et ne pensait pas que le manque de réaction de Keena voulait nécessairement dire qu'elle n'avait rien remarqué de ses soupçons.
S'étirant sur son siège à s'en faire craquer le dos, Keena lui sourit.
— Euh… non, en vérité. (Elle leva les mains avec un air coupable.) Je sais, je sais, je n'étais pas censée être là. Je pensais avoir été plus discrète que ça ; si personne n'est au courant, personne ne peut me dénoncer.
Ce… n'était pas exactement la réponse à laquelle Karen s'attendait. Elle s'avança, prenant place sur la seconde chaise de la pièce, un fauteuil inclinable. Keena avait l'une des plus belles chambres ; ce n'était pas non plus une des suites réservées aux dignitaires en visite, mais elle avait un bureau et un coin salon. En plus du pupitre devant lequel Keena était installée et le fauteuil de Karen, il y avait un canapé et une petite table qui devait servir à accueillir des invités.
— Ok, dit Karen lentement. Mais pourquoi tu étais là ?
Le sourire de Keena se fit sournois et elle se tourna à nouveau vers son ordinateur, entrant une dernière ligne avant de retirer la puce de données.
— Pour rassembler des informations.
Elle pivota, tendant la puce à Karen. Surprise, Karen la prit. Son expression devant refléter son effarement, parce que Keena rit, levant les pieds sur son bureau.
— Ne sois pas si surprise, Karen. Tu sais qui je suis. C'est mon boulot. Parler aux gens, rassembler des infos. C'est l'avantage de ne pas faire partie de l'équipe officielle du sommet, tu sais. Tout le monde était parfaitement prêt à croire que j'étais un agent indépendant. Ça leur a un peu délié la langue, on a pu faire quelques transactions, échanger quelques petites promesses… et d'autres trucs que tu ne veux sûrement pas savoir…
Karen haussa un sourcil, refermant les doigts sur la puce de données.
— Je vois. Quel genre d'infos as-tu pu obtenir ?
— Tout et n'importe quoi, fit Karen en haussant les épaules. Tu peux dire à Shiro et Kolivan que je les aiderai volontiers à faire du tri, mais j'ai résumé au mieux chaque donnée. Elles sont organisées par délégations et listent tout ce qui pourrait être utile pendant les négociations. Des moyens de faire passer la pilule ou de leur mettre le feu aux fesses, selon votre humeur.
Et tu nous donnes ça comme ça ?
Karen se sentit coupable de penser comme ça, mais elle ne pouvait pas s'en empêcher. Ce que racontait Keena était tout à fait plausible, mais elle avait toujours l'impression que c'était un mensonge. Elle s'était donné beaucoup de mal pour rassembler ces informations sans que personne ne le sache, alors les livrer sans faire d'histoire…
Karen ne put s'empêcher de se demander ce qu'elle cachait.
Mais il était tard et les chefs de la Coalition apprécieraient certainement le geste. Karen ne devrait pas couper les ponts avec Keena tout de suite.
Elle allait juste devoir la surveiller de plus près à l'avenir.
— Ok, ça ne tourne vraiment pas rond ici.
Val se tenait sur une falaise, les mains sur les hanches, fusillant du regard la terre qui s'étendait à ses pieds. Elle marchait depuis une heure (elle pensait que ça ne faisait qu'une heure) en direction de la tour qui était censée l'emmener à Oriande. Au début, tout allait bien, mais alors qu'elle s'en approchait, elle l'avait perdue de vue, la cime des arbres devenant bien trop dense pour y voir quoi que ce soit.
Mais elle avait continué. Après tout, elle était proche, suffisamment pour atteindre la tour ou le vaisseau dans les deux minutes. Sauf qu'elle était sortie des broussailles pour émerger dans une clairière vide. Elle avait grimpé à un arbre (ce qui n'était pas chose facile avec des branches aussi espacées) et en avait atteint la cime, seulement pour découvrir qu'elle avait dépassé la tour de près d'un kilomètre.
En sueur, fatiguée et confuse, elle avait repris sa marche. Le navigateur de son armure ne fonctionnait pas, tout comme sa radio, certainement grillés par son passage dans la tour, mais elle avait un bon sens de l'orientation et s'arrêta deux fois de plus pour grimper et s'assurer qu'elle se dirigeait toujours dans la bonne direction. Même quand il se mit à pleuvoir de petites gouttes grises qui ne firent rien pour la rafraîchir, Val continua d'avancer, toute sa concentration orientée sur son objectif.
Elle aurait dû l'atteindre depuis le temps, mais au lieu de ça, elle se trouvait désormais sur une falaise, devant un océan qui n'était pas là avant de ce côté-ci de Roya Vosar.
— Non mais sérieux, c'est quoi ce délire ? marmonna-t-elle, jetant un œil par-dessus son épaule.
La forêt semblait toujours la même, mais elle supposait que c'était difficile de la distinguer d'une autre quand elle était déjà aussi perdue.
La pluie avait cessé à un moment donné. Ou plutôt, c'était comme s'il n'avait jamais plu. Le sol était sec. Tout comme Val, d'ailleurs.
La tour était toujours droit devant, un obélisque lisse luisant doucement sur un petit îlot près du rivage comme une sorte de phare qui se baladait tout seul. Sérieux. Val s'était cognée la tête en tombant dans cette rivière ou quoi ?
Elle s'attarda sur la falaise quelques minutes de plus, soupesant chaque option. D'un côté, la tour était son seul point de repère solide sur Roya Vosar et sa meilleure chance d'atteindre Oriande, où elle ne pouvait qu'espérer que les autres avaient atterri. De l'autre, la tour qui l'intéressait ne s'était jamais retrouvée en bord de mer.
Mais que pouvait-elle faire d'autre, s'asseoir là et regarder le soleil se coucher ?
Elle fit les cent pas sur la falaise, cherchant un moyen de descendre. Un petit test prouva que non, son jet-pack ne marchait pas. En fait, rien dans son armure ne fonctionnait, sauf peut-être le régulateur de température. Cela restait une protection supplémentaire si elle tombait, mais elle ne voulait pas trop s'y fier. Valait mieux trouver comment descendre en toute sécurité.
Malheureusement, il n'y avait pas de chemin en vue et la falaise semblait s'étendre des deux côtés si loin que cela ne valait pas le coup de chercher une pente plus douce. Le cœur battant, elle s'assit au bord, se tourna vers la pente quasiment verticale et entama sa descente. (Ce n'était qu'une dizaine de mètres. Tant qu'elle ne se ratait pas immédiatement, elle s'en sortirait probablement.)
La terre s'effritait sous ses pieds, mais il y avait assez de corniches en pierre pour soutenir son poids et suffisamment d'endroits où la falaise s'arrondissait pour qu'elle puisse se reposer, et elle descendit à un rythme régulier jusqu'à la plage en dessous. Elle ne vérifia son avancée qu'une fois, mais la hauteur lui fit tourner la tête. La hauteur, les vagues qui s'écrasaient tout en bas et le fait qu'elle savait très bien que ce monde avait tendance à se réarranger quand elle ne le regardait pas. Elle riva à nouveau son regard devant elle, sur la paroi rocheuse, et se concentra sur sa descente, un pas à la fois.
Ses pieds trouvèrent le sol bien plus rapidement qu'elle ne s'y attendait et Val grogna.
— Putain de… Ne me fais pas ça, allez quoi.
Testant son équilibre, Val s'éloigna de la falaise, tournant lentement autour d'elle-même.
L'océan avait disparu. Tout comme la forêt en haut de la falaise. Elle était désormais dans un profond et étroit canyon, des murs escarpés s'élevant de chaque côté d'elle. Des rapides coulaient derrière elle, le niveau de l'eau bien trop bas par rapport à l'érosion du canyon, et son esprit pensa aussitôt à des crues soudaines. Pendant un instant, le son des vagues de l'océan résonna contre les parois du canyon. Puis, comme s'il se rendait compte de son erreur, il se coupa abruptement. Quelques secondes de silence total passèrent avant que la voix de la rivière ne fasse son apparition.
— Ok, cool, dit Val, dégageant quelques mèches de cheveux de son visage. La planète change tout le temps, le son est faux et la tour n'arrête pas de bouger.
Ah oui. La tour. Val regarda dans les deux sens, mais le canyon s'incurvait, cachant ce qui aurait pu se trouver au bout. Elle crut apercevoir une légère lueur se refléter sur l'eau en amont, mais elle n'en était pas sûre.
— Nope. Changement de plan.
Val leva la tête vers le haut de la falaise, qui avait l'air de sortir tout droit du Nouveau-Mexique et pas d'une forêt de Roya Vosar. Était-ce un cactus qu'elle voyait là ?
Plissant le nez, Val rassembla sa quintessence, se concentrant sur l'endroit où elle voulait apparaître. C'était plus simple quand elle pouvait voir sa destination : elle n'avait qu'à imaginer s'y tenir et y envoyer sa quintessence. Elle perdait un peu de quintessence à chaque voyage, ce qui était parfait pour réduire les cristaux en elle, même si ça réduisait aussi sa portée. Heureusement, elle n'avait pas besoin d'aller loin pour bien regarder ce canyon et déterminer par où elle devait aller.
Mais cette fois, la séparation fut instantanée et aucune énergie ne sembla se disperser dans l'air.
Ce n'était pas non plus comme d'habitude. Sa vision se fragmenta, la vue du bas du canyon superposée à une autre, de très, très haut. Elle vit le monde s'étaler à ses pieds. Des océans, des forêts, des déserts et des montagnes.
Ce n'était définitivement pas la Roya Vosar qu'elle avait vue depuis l'orbite.
Avant qu'elle ne puisse saisir tout à fait ce qu'elle était en train de regarder, la vision de Val refusionna. Malheureusement, celle qui resta était actuellement en train de dévaler l'atmosphère, hurlant à tue-tête, le vent sifflant dans ses oreilles.
— Merde ! cria Val, battant des bras en tombant.
Des éclats de bleu et de vert, de lumière et d'obscurité, passèrent devant ses yeux et elle ferma les paupières, essayant de se concentrer sur la tour. Si seulement elle pouvait y retourner, elle pourrait s'asseoir et attendre le retour des autres. Plus de paysages changeants, plus de téléportation dans le ciel.
Le vent se coupa, remplacé par le chant des oiseaux, mais Val tombait toujours, le sol se rapprochant à une vitesse alarmante.
Oh mon dieu. Elle allait mourir. Elle allait perdre la vie toute seule dans une drôle de dimension alternative. Elle se demandait ce qui était arrivé aux autres. Ils avaient traversé ce portail du malheur, eux aussi. Étaient-ils déjà morts ?
Ce n'était pas possible. Ou du moins, ils ne seraient pas morts de téléportation. C'était la petite ironie personnelle de Val, même si c'était bien loin de ses capacités habituelles. Les autres étaient peut-être simplement perdus. Peut-être que leur magie attendait son heure pour se retourner contre eux. Elle aurait voulu avoir un moyen de les prévenir. Pour que sa mort ne soit pas complètement en vain.
Le chant des oiseaux s'interrompit à nouveau, le silence l'engloutissant toute entière. Son estomac fit un bond tandis qu'une rafale l'emportait et la ballottait dans tous les sens. Elle dégringolait toujours et ouvrit les yeux sur une mer de couleur (bien trop proche) avant de se couvrir le visage, se préparant à sa fin.
Le monde tourna, quelque chose tirant Val vers le haut, et elle se retrouva à remonter à la surface d'une eau glacée.
— Qu'est-ce que– ?
Val poussa une exclamation alors qu'une vague la frappait en pleine figure, la renvoyant sous l'eau, et elle battit des bras et des jambes, une panique momentanée s'emparant d'elle et éclipsant tout le reste jusqu'à ce qu'elle retrouve de l'air, en emplissant ses poumons, claquant déjà des dents tandis que le froid de l'eau la saisissait enfin.
Un océan.
Elle était apparue au milieu d'un foutu océan.
— Merde à la fin, c'est quoi cet endroit ? bouillonna-t-elle, s'orientant de façon à pouvoir nager sans se retrouver sous l'eau à chaque vague.
Elle tourna en cercles lents, cherchant un rivage, et ne trouva rien.
Non. Il y avait quelque chose qui apparaissait entre les vagues. Une sorte d'île, haute et verdoyante, et, sur une falaise qui donnait sur l'océan, comme pour la narguer, se trouvait la tour. L'île semblait si loin, mais tant pis. Elle allait sûrement finir dans un désert dans cinq minutes, alors quelle importance ? Valait mieux ça plutôt que de nager sur place jusqu'à tomber de fatigue et se noyer.
Serrant les dents, Val pivota et nagea en direction de l'île.
Sam et Rolo dévastèrent le laboratoire, semant le chaos partout sur leur passage. Sam plongea dans l'ordinateur, son esprit se fragmentant. Il en effleura les données, en corrompant certaines et en effaçant d'autres, ajoutant des bits aux fichiers systèmes pour en briser le code. Il ne resta qu'un instant et, quand il sortit, des messages d'erreur s'affichaient sur chaque écran. Il prit le temps de faire le deuil de cette perte de dossiers, mais ils ne contenaient que très peu d'informations utiles. Les coordonnées de la base. Le fait qu'ils construisaient une nouvelle forme de robeasts plus puissante avec Sam, Rolo et Rax comme pilotes. Il n'y avait rien de plus, à part des commentaires sur les connexions et séparations et les résultats d'une centaine de scans que ni Sam ni Rolo ne savaient comment interpréter.
De l'autre côté du laboratoire, Rolo se solidifia à côté de l'imageur, secouant la tête tandis que les voyants lumineux clignotaient en rouge et que le vrombissement régulier de son moteur se taisait. Les druides, le personnel médical et les sentinelles se raidirent tous et Sam sentit son cœur se serrer quand l'une de ces dernières tendit la main vers le corps de Rolo.
Il traversa aussitôt la pièce, prenant la sentinelle par la nuque, passant à travers pour en brûler le processeur central. L'esprit de Rolo se dispersa et les autres sentinelles de la pièce se figèrent, tournant leurs armes vers les machines et ouvrant le feu tandis que les druides juraient et se téléportaient ailleurs, le personnel médical s'abritant derrière les consoles.
Rolo sortit des sentinelles, qui s'écroulèrent derrière lui, leurs yeux éteints, et il se plia en deux.
— Ça demande plus de travail que je le pensais.
Sam sourit faiblement, lui serrant l'épaule, mais ils n'avaient pas le temps de se reposer. Ils avaient débattu de leur stratégie sans discontinuer depuis une semaine, Sam voulant rester prudent et essayant de convaincre Rolo de ne pas agir tant que ce ne serait pas Sam qui serait envoyé au laboratoire. Ils savaient tous les deux que les druides allaient penser que c'était leur sujet qui se déchaînait. Avec un peu de chance, ils allaient croire que c'était une réponse instinctive à la douleur ou au stress des expériences, mais ça ne voulait pas dire qu'il n'y aurait pas de représailles.
Tu es ici depuis plus longtemps, avait fait remarquer Rolo. Il était rare qu'il s'obstine sur quoi que ce soit, mais il semblait vraiment inflexible sur ce point. S'ils doivent supposer que l'un de nous deux agit en toute conscience contre eux, ce sera toi. On peut pas les laisser deviner le contrôle qu'on a sur cette capacité.
C'était juste, et irréfutable. Sam se disait que leur façon d'agir serait un indicateur bien plus important que celui qui serait accusé par les druides, mais que Rolo soit celui au laboratoire jouait un peu plus en leur faveur.
Mais ce n'était pas ce qui lui avait fait changer d'avis. C'était le fait qu'ils l'avaient emmené une fois de plus, mais pas à l'endroit habituel. Ils l'avaient conduit dans un autre laboratoire qu'il pensait connecté au dôme du robeast, à un endroit que Rolo ne pouvait pas atteindre. Sam avait essayé de se défendre seul (il était obligé, si c'était là que les dernières étapes de l'expérience étaient censées se dérouler), mais les druides l'avaient frappé avec quelque chose qui l'avait fait s'évanouir un court instant, son esprit suspendu dans le néant, et quand il était revenu à lui, la voix de l'entité qu'il avait vue dans le robeast l'avait à nouveau appelé à elle. Il s'était fait happer malgré lui et avait passé la séance entière sans avoir conscience du monde qui l'entourait.
Ils devaient quand même ravager le premier laboratoire. Cela sauverait Rax, et peut-être même Rolo. Au minimum, cela leur gagnerait du temps.
Sam pouvait toujours entendre l'entité d'ici. Il l'entendait dès qu'il venait au laboratoire, et parfois même dans la cellule, même si sa voix était plus faible. Il l'ignora, se dispersant comme Rolo l'avait fait un peu plus tôt. Il était plus difficile de faire dans la finesse sous cette forme, mais il pouvait toucher toutes les machines de la pièce. Il s'accrocha à celles qui fonctionnaient encore et tira dessus, désalignant quelques pièces, redirigeant l'énergie loin des composants principaux. Les lumières de la pièce se mirent à clignoter et le personnel médical jura.
Une druide réapparut au centre de la pièce et, l'espace d'une seconde, Sam songea à retourner le laboratoire contre elle pour voir s'il pouvait la tuer avant qu'elle ne puisse réagir.
Mais il n'avait jamais tué personne et hésita. Pas longtemps, mais suffisamment. Elle leva les mains, repoussant ses manches, et de l'électricité noire se rassembla dans ses paumes. Sam cria, se précipitant vers elle comme s'il pouvait l'arrêter d'une façon ou d'une autre, mais elle lança son sort avant qu'il n'ait le temps de faire quoi que ce soit.
L'électricité enveloppa le corps de Rolo et il poussa une exclamation, sa forme spectrale se dissipant tandis que ses yeux s'ouvraient d'un coup et qu'il se mettait à hurler. Les machines qu'il contrôlait s'éteignirent aussitôt et Sam dut s'empêcher de riposter. Il le voulait ; il voulait désespérément se servir des armes de l'Empire pour attaquer la druide, mais quoi qu'elle ait fait, elle savait que cela arrêterait Rolo. Si Sam faisait connaître sa présence, cela ruinerait tout. Les druides sauraient que lui et Rolo étaient des ennemis bien plus compétents qu'ils ne le pensaient et tout espoir que Rolo avait d'échapper à leur fureur disparaîtrait.
Il regarda donc, horrifié et malade, Rolo se tordre sur la table, se mordant la lèvre pour étouffer son cri jusqu'à ce que du sang violet lui strie le menton. La druide s'arrêta un instant et le bruit de la respiration irrégulière de Rolo remplit le silence.
Puis elle recommença et, cette fois-ci, Rolo ne put se retenir de hurler.
Les sentinelles étaient juste là. Sam pouvait les sentir, même sans les toucher, et il savait ce que leurs armes pouvaient faire. Il n'avait qu'à prendre le contrôle. Un seul tir bien placé pourrait mettre fin à cette séance de torture.
Et ce serait la fin de leur combat. Plus de sorties en cachette au laboratoire, plus d'exploitation de l'ignorance des druides. Sam, Rolo et Rax seraient emmenés dans des cellules suffisamment éloignées du laboratoire pour que même Sam ne puisse y retourner, et les druides les surveilleraient, prêts à renvoyer leurs esprits dans leurs corps par la force.
Ils avaient pris un risque en lançant cette offensive ; ils le savaient tous les deux. Avec de la chance, ils auraient retardé un peu les recherches. Avec leurs machines détruites et leurs fichiers corrompus, les druides allaient devoir repartir de zéro.
Sam se contenta donc de regarder, quand bien même cela le regardait malade d'entendre les cris de Rolo se muer en faibles supplications. Cela sembla durer éternellement, mais la druide finit par se lasser de son jeu et appela de nouvelles sentinelles pour emporter Rolo. Sam tremblait, sa forme cherchant à se disperser tandis que les cris résonnaient dans ses oreilles, mais il se retint. Il attendrait que Rolo soit de retour dans la cellule. Il attendrait de pouvoir le tenir dans ses bras et d'essayer d'apaiser sa douleur. Puis il trouverait un moyen de réduire cet endroit en cendres.
Mais ils ne ramenèrent pas Rolo à la cellule. Dans le couloir, ils prirent la direction opposée, tirant le corps affaibli de Rolo derrière eux pour disparaître dans les tréfonds du laboratoire. Sam essaya de les suivre, repoussant ses limites, allant bien plus loin que lorsqu'il s'était forcé à atteindre le dôme du robeast.
Cela ne suffit pas et Sam fut obligé de s'arrêter alors que Rolo, les sentinelles et les druides disparaissaient au coin d'un couloir.
Allura était déconcertée.
Pas parce qu'il semblerait qu'elle ait égaré ses amis, puisqu'elle ne s'attendait pas à ce qu'ils aient pu la suivre dans le plan astral adjacent au Cœur du lion noir. Mais le fait qu'elle se trouvait là, quand elle aurait dû arriver à Oriande… ça, c'était déconcertant.
— J'imagine que tu ne sais pas ce qui se passe ici ? dit Allura à Black, qui était installée à côté, silencieuse et sur ses gardes.
Elle semblait un peu distraite, sa présence moins solide qu'Allura s'y attendait, même si elle n'avait que quelques exemples auxquels se référer et que cette fois-ci était très différente. Peut-être parce qu'elle était arrivée ici par le biais de la tour et non par celui de Black.
En tout cas, Black ne répondit pas à la question d'Allura, lui projetant simplement une impression de confusion et de réconfort. Aussi étrange que c'était, Allura n'était pas en danger en étant là, même si elle se demandait ce qui était arrivé aux autres. Elle supposait que Val avait peut-être fini dans le Cœur de Blue et Matt dans celui de Red, mais si Edi n'était pas ici à ses côtés…
— Tu n'as pas encore formé de lien avec elle, dit Allura. Tu sais qu'elle sera sûrement ton prochain paladin, mais tu n'as pas encore franchi cette étape.
Elle est trop jeune, répondit simplement Black.
Allura acquiesça. Elle s'assit sur la patte de Black, touchant du bout de sa botte la surface de l'eau peu profonde qui les entourait, observant les étoiles s'y refléter en dansant sur les vaguelettes. Black avait dit qu'elle était là depuis déjà près d'un jour, même si Allura avait plutôt l'impression que cela ne faisait qu'une heure. Et c'était vrai que le plan astral déformait le temps pour ceux qui s'y trouvaient, mais normalement pas à ce point.
Au moins, ce n'était pas dix mille ans.
Allura frissonna en y pensant, une énergie sans échappatoire la poussant à se lever. Elle se mit à faire les cent pas, retournant à nouveau le problème dans son esprit.
— La tour était un portail, dit-elle, et nous l'avons traversé. J'imagine qu'elle n'était pas forcément connectée à Oriande, mais ça ne m'avait pas donné l'impression du plan astral.
Elle tourna les talons, soulevant une gerbe d'eau.
— Alors si le portail était censé nous emmener à Oriande et nous a fait apparaître ailleurs…
Elle s'arrêta, se tapotant le menton.
— C'est peut-être un mécanisme de défense qui a été ajouté ensuite ? Pour empêcher Zarkon d'entrer ?
Ou sinon, Oriande n'existait plus et le portail ne savait plus où les emmener. Allura s'interdit aussitôt d'y penser. Fligg leur avait dit de venir ici. Iel avait eu la certitude que c'était important, ce qui voulait dire qu'il devait y avoir quelque chose à trouver.
— La question est donc, comment contourner ce blocage. S'il visait à empêcher Zarkon d'entrer… Penses-tu que les sages ont trouvé un moyen de bloquer ceux avec qui tu es liée ? Penses-tu que je suis la seule à avoir été coincée ?
Black gronda, apparemment offensée par cette suggestion, et Allura l'apaisa :
— Je ne suis pas en train de dire que c'est ta faute, mais je ne vois pas ce qu'il y a d'autre qui pourrait me faire tomber dans un piège lui étant destiné. Visiblement, le blocage ne vise pas les Galras ou la quintessence de Zarkon. J'imagine qu'ils auraient pu choisir d'exclure tous les paladins, mais on pourrait penser qu'ils se seraient rendu compte que certains d'entre nous pourraient avoir besoin de venir un jour, après le retour de Voltron.
Ils ont peut-être choisi d'exclure tout le monde. Ils ne peuvent pas savoir qui Zarkon embauchera pour venir à sa place.
C'était vrai, malheureusement. Allura plissa le nez.
— Mais si c'est le cas, il doit y avoir un moyen de contourner le problème. (Elle grogna.) J'ai besoin d'y réfléchir. Tu as trouvé Edi ?
Black gronda, visiblement distraite. Elle avait attendu la venue d'Allura et, quand elle avait pris conscience du temps qui s'était déjà écoulé, Allura lui avait demandé si elle pouvait la ramener à son corps, que ce soit sur Roya Vosar ou dans le cockpit de Black.
Malheureusement, ce n'était pas possible, alors Allura avait demandé à Black de s'intéresser au cas d'Edi. Leur lien n'était peut-être pas encore forgé, mais Allura espérait qu'elle soit capable de la localiser, en partant du principe qu'elle avait atterri quelque part sur le plan astral.
Peut-être… Black leva la tête, ses yeux se mettant à briller plus fort. Elle semblait toujours léthargique, son esprit partagé entre la situation d'Allura et autre chose. Shiro, peut-être. Allura n'arrivait pas à lui faire avouer ce qui la tracassait.
Allura recula et patienta tandis que la présence de Black s'amoindrissait un peu plus, disparaissant presque entièrement avant de se solidifier à nouveau.
Je la vois.
— Elle est donc ici ? Sur le plan astral ?
Black gronda. Elle est perdue. Cet endroit n'a pas de forme pour elle.
— Elle n'est pas encore paladin, souligna Allura. Sinon elle serait avec nous.
Mm. Nos Cœurs ne sont pas les seules forces qui donnent forme à cet espace.
Allura se redressa, surprise.
— Ah bon ?
Non. C'est rare, mais n'importe quelle forte présence peut façonner l'éther. D'anciens esprits. De puissantes énergies. Les Balméras se matérialisent souvent ici avec leur peuple en leur sein.
— Je… Je n'en savais rien.
Black eut l'air amusée. Tu n'es pas d'ici. Il est évident que tu ne connais pas tous les secrets de cet endroit.
C'était un peu condescendant et Allura ne put s'empêcher de s'indigner, même si, bien sûr, elle ne pouvait pas exactement démentir. Elle se contenta donc de se plonger dans un silence maussade tandis que Black se retirait à nouveau. Quelque chose changea dans le lien ; ce n'était pas exactement ce qu'Allura avait ressenti quand Black s'était liée à Shiro, mais c'était similaire.
Il n'y aura pas de retour en arrière, avertit Black, revenant avec une autre présence derrière elle.
— Aurais-tu changé d'avis à son sujet de toute manière ? demanda Allura.
Black ne répondit pas et Allura sourit, s'approchant tandis qu'une parcelle de poussière d'étoiles se compactait sous une forme lumineuse. La lumière s'intensifia tant et si bien qu'elle dut se protéger les yeux. Elle avait l'impression qu'un pan du ciel nocturne avait été arraché pour montrer la lumière du jour qui se cachait derrière.
La poussière d'étoiles se dispersa l'instant d'après, laissant Edi à sa place, les mains jointes contre son cœur. Elle aperçut Allura et éclata aussitôt en sanglots.
Allura se précipita à sa rencontre pour la prendre dans ses bras.
— Chuuut. Tout va bien, Edi. Tu es en sécurité.
— Je ne savais pas où tu étais, dit Edi, la voix tremblante. J'étais toute seule et… et quelqu'un m'observait.
Pardon, dit Black. C'était sans doute moi.
Edi s'éloigna d'Allura en sursaut, regardant autour d'elle d'un air apeuré. Ses oreilles pivotèrent et elle se tourna vers Black, les yeux écarquillés.
— Tu viens de… de me parler ?
Black ronronna.
Allura leva les yeux au ciel, mais se dit que cela ne servirait plus à rien de dissimuler la vérité.
— Oui, elle l'a fait. Black te considère comme future paladin potentielle depuis un certain temps. Il faudra un moment pour que votre lien se développe, mais en commençant tout de suite, elle a pu te ramener ici, en bordure de son Cœur.
Vraiment très en bordure, semblait-il. La forme d'Edi était assez solide pour qu'Allura puisse la toucher, mais elle était translucide, le fond étoilé traversant sa fourrure. Mais ses yeux brillaient, surtout quand ils étaient aussi écarquillés. Elle ouvrit la bouche, jeta un autre regard à Black, et poussa un couinement en cachant son visage dans l'épaule d'Allura.
Allura rit, lui tapotant la tête.
— Tout va bien, Edi. Nous avons le temps de t'habituer à l'idée avant que tu n'aies besoin de faire quoi que ce soit. En fait… pourquoi ne pas t'asseoir un peu et apprendre à connaître Black ? Je vais essayer de trouver un moyen de nous sortir de là.
— Tu es sûr que c'était Lealle ? demanda Matt, la voix à peine plus haute qu'un murmure.
Keith haussa les épaules, appuyé contre la patte de Red. Lui et Matt étaient installés côte à côte, observant les champs de lave.
— Ben… J'étais un peu dans les vapes sur le coup alors j'ai peut-être confondu, mais… Elle avait bien l'air de dire qu'Alfor était son mari.
Matt se rongea l'ongle, inquiet. Keith le comprenait. Lui aussi était inquiet.
— Ils auraient pu être en train de parler d'autre chose. Un truc innocent. Pas– tu sais. De la toute fin. Pas de trahir Alfor, mais… de l'arrêter. Ils ont été paladins longtemps, pas vrai ? Alfor a sûrement fait des choses qu'ils n'ont pas appréciées à un moment donné.
— J'espère que tu as raison, dit Keith.
Et il était sincère, même si ça n'empêchait pas le doute de s'installer. Rien dans le souvenir qu'il avait aperçu n'indiquait qu'il assistait à l'éclatement de la famille d'Allura. Mais il avait l'impression d'avoir été le témoin d'une catastrophe. C'était peut-être la panique de Red qui parlait.
Avec un soupir, Keith pencha la tête en arrière.
— Je sais que tu ne veux pas en parler, dit-il à Red. Mais est-ce que tu peux au moins nous dire si on devrait s'inquiéter ? C'était la mère d'Allura.
Red gronda, se dérobant à ses paladins, comme à chaque fois qu'ils posaient des questions sur les visions. Elle ne voulait rien leur dire à leur sujet, mais Keith savait que c'était ses souvenirs. Il le pensait, en tout cas. Elles étaient liées à elle, quelque part, et sa réaction devait venir de quelque part. C'était étrange qu'elle ait ce souvenir de Lealle, cependant. Il n'avait pas senti la présence de Red à ce moment. C'était un peu brouillé, mais il avait eu l'impression que Lealle et Zarkon étaient seuls. Mais alors… à qui appartenait ce souvenir ? À Zarkon, dont l'esprit était lié à Black, qui aurait pu le transmettre à Red ?
— Je t'en prie, dit Matt, sa voix se brisant. Je ne… Je sais que ça fait mal, mais quand on sera sortis de là, je vais devoir regarder Allura dans les yeux. Si sa mère s'est rangée du côté de Zarkon… Qu'est-ce que je suis censé faire ?
— Mais… Zarkon a tué Lealle, pas vrai ? Pourquoi aurait-il fait ça s'ils étaient du même côté ?
Keith attendit, mais Red resta silencieuse. Keith se frotta l'oreille, misérable. Au moins, il pouvait en parler à Matt, même si leur lion ne les aidait pas du tout. Il ne savait pas s'il aurait pu en parler à Lance, alors qu'il ne faisait que partager le lion de Lealle.
Avec un soupir, Matt se laissa tomber en arrière, les jambes étendues à côté de celles de Keith, de sorte que leurs orteils s'entrechoquaient dès que l'un d'eux remuait.
Lealle faisait confiance à Zarkon.
Les oreilles de Keith se dressèrent quand Red rompit enfin son silence. Elle ne dit rien de plus pendant un moment et il sentit qu'elle cherchait ses mots. Comme elle n'y parvenait pas, elle leur présenta une série d'images. Lealle dansant avec Alfor, jouant avec Zarkon, se battant auprès des autres paladins et formant Voltron. Même indirectement et aussi rapidement, Keith entrevoyait les émotions qui traversaient ces souvenirs. Les émotions de Red, ou celles de Keturah, en majorité, mais aussi une joie et une espièglerie qui étaient à ne pas y manquer celles de Lealle. Certaines images semblaient parvenir des yeux du lion bleu.
Était-ce donc les souvenirs de Blue ? Peut-être que le problème était plus profond que Keith ne l'imaginait. Peut-être que la panique de Red avait été si forte que Blue avait réagi et envoyé des souvenirs.
Les images ralentirent, montrant des scènes plus près de la fin. Zarkon se séparant du groupe. Alfor faisant fi de l'inquiétude des paladins. Lealle en particulier était très préoccupée, autant par son mari que par Zarkon.
Je ne sais pas tout ce qui s'est passé ce jour-là. Je n'y étais pas. Mais je connais Lealle. Elle n'aurait jamais toléré ce que Zarkon est devenu.
— Mais alors–
Keith grogna, serrant ses genoux contre lui. Il ne voulait pas presser Red. Vraiment. Elle était trop à vif après les souvenirs que l'attaque de Zarkon avaient soulevés. Peut-être que cela lui avait simplement rappelé que Zarkon n'avait aucun scrupule à tuer des paladins.
Peut-être, mais Keith en doutait. Ça lui semblait plus profond. Plus cru.
Ce serait tellement plus facile si Red voulait bien leur en parler. Mais Keith savait à quel point c'était difficile d'affronter certaines choses et ne comptait pas retourner le couteau dans la plaie. Même si les questions lui torturaient l'esprit et créaient des nœuds dans son estomac.
— Tu faisais confiance à Lealle, dit-il.
Oui.
— Jusqu'au bout ?
Oui. Elle méritait un meilleur sort.
La bouche de Keith s'assécha.
— Ouais.
Matt lui serra l'épaule avec un sourire triste.
— Ça me suffit de savoir ça.
La gratitude de Red les enveloppa, chaleureuse et remplie de chagrin, et elle forma l'image d'un chat se frottant contre les jambes de son maître. Je vous en parlerai un jour, dit-elle. Quand cela fera moins mal. J'essayerai.
— Prends ton temps, dit Matt, posant la main sur sa patte. Tu sais qu'on sera toujours là pour toi.
Si Matt trouvait ça étrange de réconforter un robot de dix mille ans, il ne le montrait pas, et Keith offrit aussi sa compassion en silence. Il n'était pas aussi doué que Matt pour ça, mais il comprenait que Red souffrait et il voulait qu'elle se sente en sécurité.
C'était simplement difficile pour lui de trouver les mots justes. De savoir quand pousser et quand reculer, surtout quand les non-dits avaient cette apparence de bêtes énormes attendant le bon moment pour bondir.
Alors qu'il cherchait comment exprimer ses émotions contradictoires, un soudain éclat de lumière jaillit, suivi du crépitement de la lave en mouvement, puis une inspiration brutale et un cri court et étranglé.
Keith se leva d'un bond, le cœur battant, et courut en direction du bruit, Matt sur les talons. Ils trouvèrent Val derrière une butte, se précipitant en arrière avec l'air d'être sur le point de hurler à l'agonie sans s'être tout à fait décidée si cela en valait la peine. Elle regarda autour d'elle, inspecta la paume de sa main, puis se tourna vers Matt et Keith, le soulagement déferlant sur ses traits.
— Oh, dieu merci. Je peux savoir ce que vous faites à traîner dans un champ de lave ?
Matt sourit, haussant les épaules.
— Apparemment, c'est à ça que ressemble le Cœur de Red.
Val cligna des paupières, sa bouche formant un « o » tandis que Matt se frayait un chemin à travers la lave, les bras écartés pour conserver son équilibre. Il lui tendit la main pour l'aider à se relever, puis elle se mit à rire.
— Typique des Reds. Toujours dans l'excès.
— Hé, j'ai pas choisi le décor, dit-il, plissant le nez. Au moins, la lave ne brûle pas. Et c'est plutôt marrant de marcher dessus.
Il sauta quelques fois pour le prouver, la lave s'enfonçant sous son poids. La croûte noircie sur le dessus s'affina à quelques endroits, laissant percer de la lumière rouge.
Val s'éloigna de lui, l'œillant comme si elle se demandait s'il fallait le croire. Elle opta pour l'ignorer, apparemment, et se tourna plutôt vers Keith, un sourcil délicatement haussé. Cette expression la faisait beaucoup ressembler à Lance et Keith se demanda comment cela se faisait qu'il ne l'avait pas remarqué plus tôt.
— Tu nous accompagnes à Oriande ou quoi ?
Keith fronça les sourcils.
— Je ne crois pas ? Je voulais juste parler à Red et elle m'a amené ici. Je me suis dit que j'allais tenir compagnie à Matt, puisqu'il est allé se perdre sans moi.
Matt arrêta de sauter dans la lave et fusilla Keith du regard.
— Hé ! C'était absolument pas ma faute.
— Ça me tue de te l'accorder, dit Val, mais c'est vrai. Je ne sais pas comment on a tous fini sur le plan astral, mais je ne crois pas que ce soit de notre fait. Ou… en tout cas, tu n'es pas le seul à avoir fait n'importe quoi.
— Ouais ben, merci, hein.
Val lui fit un salut, puis se tourna vers Keith, son sourire se faisant narquois.
— Sinon… Comment ça se passe avec Lance ? Vous rougissez toujours dès que vos petits doigts se touchent ?
Keith tourna les talons et s'approcha de Red, sentant ses joues le chauffer.
— Ok, je n'ai plus rien à faire ici. Prête à me ramener sur la planète mère ?
L'amusement de Red était tangible, se mêlant au rire de Matt tant et si bien que Keith ne put s'empêcher de battre des oreilles dans l'embarras.
— Appelle Matt un peu plus tard pour les potins ! lança Val. Je te promets que je ne resterai pas cachée dans l'ombre quelque part pour me moquer de vous !
Keith battit les oreilles en arrière et Val rigola, mais Red finit par céder, l'emmenant loin d'ici pour lui éviter davantage d'humiliation.
— Un test ? songea Allura, observant les étoiles danser sur l'eau ondulante autour d'elle.
Il était futile d'essayer combien de temps s'était encore écoulé. Allura suspectait qu'elle était arrivée physiquement sur le plan astral en traversant la tour, ce qu'elle n'imaginait pas possible et qui réduisait à néant tout ce qu'elle pensait savoir de cet endroit. Tout pouvait arriver ici, et une légère déformation du passage du temps n'était pas grand-chose, au final.
Edi était toujours assise sur la patte de Black, même si elle s'était tue après un moment. Allura ne pensait pas qu'elle se soit endormie. Elle parlait peut-être avec Black mentalement, même si Allura doutait que leur lien se soit suffisamment développé pour ça. Ou alors, elle pensait à Matt et Val qui, en toute logique, devaient être isolés dans le Cœur de leur lion respectif. Ou peut-être observait-elle simplement Allura, attendant qu'elle décide de la marche à suivre.
Elle se redressa quand Allura pivota, essayant de se donner un air plus confiant qu'elle ne l'était vraiment.
— Tu as trouvé ? demanda Edi, se frottant les yeux en se redressant sur la patte de Black. Tu sais ce qui se passe ?
— Pas tout à fait, admit Allura. Mais j'ai ma petite idée. Les sages ont toujours été sélectifs quant à ceux qu'ils laissent entrer à Oriande.
C'était du moins ce que disaient les histoires. Allura n'avait aucune source sûre et ne savait pas si elle pouvait se fier aux légendes.
— J'imagine qu'ils ont renforcé leur sécurité après la trahison de Zarkon.
— D'accord…
Edi glissa de la patte de Black, faisant gicler un peu d'eau. Les étoiles se brouillèrent et Allura se retrouva soudainement à souhaiter de ne pas être en train d'avancer à l'aveuglette.
— Et donc, ils laissent entrer quel genre de personnes ?
— À l'origine, seulement des Altéens, même s'il existe plein d'histoires d'Altéens emmenant des compagnons lors de leurs visites. Et, si la tour n'est qu'un point de passage, ce n'est pas particulièrement sélectif. Cela demande simplement une personne capable d'y rediriger sa quintessence. De tourner la clé dans la serrure, pourrait-on dire. Les Galras n'en sont pas capables, sauf peut-être les druides. Des humains auraient besoin d'un entraînement en arts pygnarats. Mais Shay et Ryner auraient pu faire ce que j'ai fait.
Edi plissa le nez.
— Ça n'a pas l'air très sélectif.
— Exactement.
Allura se tapota le menton, passant en revue les conversations qui s'étaient jouées dans son esprit depuis que Black avait ramené Edi.
— C'est pour ça que cette partie doit être une sorte de test.
La tour empêchait quiconque d'entrer à Oriande accidentellement et interdisait l'entrée à Zarkon, mais les sages avaient dû se rendre compte qu'il pouvait demander à quelqu'un d'ouvrir le portail pour lui, même sans être au courant de l'existence d'Haggar et de ses druides.
La seule question était donc de savoir ce qu'ils cherchaient. Allura avait passé un bon moment à lister toutes les qualités qui pourraient différencier un pèlerin honnête de Zarkon et de ses hommes, que ce soit un trait de caractère, un pouvoir, un lien ou une connaissance. Elle avait mis bien trop longtemps à remarquer que Zarkon n'était peut-être pas le seul que les sages cherchaient à garder à distance.
— Il est impossible de savoir ce qu'ils attendent de nous, murmura-t-elle, donnant un coup de pied pour propulser quelques gouttes brillantes devant elle.
— Quoi ?
Allura se tourna vers Edi avec un sourire.
— Ce n'est rien. Je ne sais pas ce que nous sommes censés faire, exactement, mais Fligg a vu quelque chose d'important pour nous à Oriande, alors il doit être possible d'y aller. La première chose à faire est de trouver nos amis.
— Comment on s'y prend ?
C'était bien là la question. Les Cœurs des lions étaient tous connectés, Allura le savait. Elle ne savait pas exactement de quelle manière, ni comment passer de l'un à l'autre, mais ça restait Voltron, même s'il n'était pas sous sa forme habituelle. Les liens entre paladin et lion existaient toujours sur ce plan et cela avait mené Black à Edi. Il en allait sûrement de même pour les liens entre paladins.
Allura ferma les yeux, cherchant les autres. Cela aurait été plus facile si Shiro avait été là pour l'aider. Ensemble avec Black, ils auraient pu sentir la présence des autres sur le plan astral aussi facilement qu'ils pouvaient le faire dans le monde physique. Mais Shiro n'était pas là et Edi était loin d'être prête à se synchroniser avec elle.
Matt et Val faisaient quand même partie de son équipe. Quel que soit le plan d'existence sur lequel ils se trouvaient, ils faisaient partie de son équipe. Allura se raccrocha à cette certitude et étendit son esprit, cherchant leur présence familière. Au début, elle ne trouva rien, puis elle sentit de vagues échos, comme si quelqu'un était en train de parler très loin d'ici. Sans distinguer les murmures, elle les reconnut. C'était Val et Matt et, un bref instant avant qu'il ne disparaisse, Keith.
Elle en fut perplexe, mais ne s'attarda pas dessus. Elle tendit son esprit, effleurant celui de Matt et de Val comme elle l'aurait fait en plein vol avec Shiro. Matt et Val furent aussitôt à l'affût, d'abord surpris, puis se détendirent en la reconnaissant.
Alors qu'Allura cherchait un moyen de les rejoindre, ils apparurent devant elle dans un éclat de lumière. Matt tituba, mais Val ne fit que plier les genoux, souriant de toutes ses dents en se redressant.
— Ok, ce n'est pas si mal quand on ne tombe pas dans la lave ou qu'on ne s'éjecte pas dans les airs.
— Tu es tombée dans de la lave ? demanda Allura, inquiète.
Matt se rattrapa au bras d'Allura et fronça les sourcils en direction de Val.
— Tu t'es éjectée dans les airs ?
Val agita la main.
— C'est une longue histoire. Je vous raconterai.
Elle joignit les mains et pointa ses index sur Allura.
— Tu sais ce qui se passe ?
— Nous sommes sur le plan astral, dit-elle.
— Dans le Cœur des lions, fit Matt en acquiesçant. C'est celui de Black ?
— Oui.
Allura hésita, se demandant si c'était la première fois qu'une personne autre qu'un paladin noir pénétrait dans cet endroit. Black ne semblait pas dérangée par la présence de Matt et de Val, alors Allura remit cette question à plus tard.
— Je pense qu'il doit s'agir d'un test, mais je ne sais pas comment nous sommes censés le passer.
Matt se passa les doigts dans les cheveux, plissant les lèvres.
— Si c'est un test, peut-être qu'il y a des surveillants ?
Il fit deux pas en arrière et porta les mains en coupe autour de sa bouche :
— Hé ho ! Il y a quelqu'un ? J'aimerais une copie de la grille d'évaluation, s'il vous plaît !
Il attendit quelques secondes, puis haussa les épaules.
— Ok, ce plan tombe à l'eau. C'est quoi, la suite ?
Allura ravala un sourire.
— Je ne sais pas encore. Il est possible que les sages attendent la venue d'une équipe au complet.
— Alors on doit revenir plus tard ? demanda Val. C'est nul.
Allura soupira.
— Malheureusement, sans indication de ce qu'on doit faire, je ne vois pas quel autre choix nous avons.
— On pourrait retourner à la tour ? suggéra Val. Enfin, je pars du principe que c'est bien la même tour.
Allura se redressa.
— La tour est là ? Sur le plan astral ?
— Oui… ? (Val regarda tour à tour Allura, Matt et Edi.) Je… Vous ne l'avez pas vue ?
Matt secoua la tête et Edi haussa les épaules.
— Je n'ai rien vu du tout jusqu'à ce qu'Allura et Black me trouvent.
Val plissa le front, puis tendit les mains, une vers Matt, une vers Allura.
— Ok, voyons si je peux la retrouver. Elle m'a nargué pendant un sacré moment, alors ça ne devrait pas être trop difficile.
Allura prit sa main et attira Edi contre elle, fronçant les sourcils.
— Comment arrives-tu à te retrouver, ici ?
— Par bilocation ? (Val haussa les épaules.) Au début, je marchais au pif, et quand j'ai voulu tenter ma chance avec ma magie, tout est devenu bizarre. C'est un peu dur à contrôler, par contre. Je suis surprise de ne pas nous avoir fait atterrir dans un buisson de ronces en essayant de te rejoindre avec Matt.
Ce dernier l'œilla avec suspicion, retirant sa main. Val souffla et la lui prit de force, fermant les yeux.
— Ok. La dernière fois que je l'ai vue, c'était sur une île au milieu de l'océan. Allez, magie, ne me lâche pas maintenant.
Les mots de Val conjurèrent une image dans l'esprit d'Allura : une île verdoyante, entourée de plages dorées et d'eau saphir, avec une montagne s'élevant de la forêt. Non, pas une montagne. Un volcan. Val fit un son interrogateur, mais sa quintessence se réveillait déjà, glissante et fine en se tissant autour d'eux. Le Cœur de Black disparut et ils atterrirent sur une île, la même qu'Allura avait imaginée, à mi-hauteur d'un volcan fumant, avec des étoiles dans le ciel et une forêt luxuriante à leurs pieds, un grand pan de sable blanc sur la côte. Val fronçait les sourcils, mais elle fit un signe en direction d'une falaise droit devant, où se tenait la tour, un peu plus propre qu'elle ne l'était dans le monde physique, sans lierre accroché à la pierre, mais autrement identique en tout point.
Allura s'approcha aussitôt, posant les mains contre le mur. Les échos de l'ancienne magie étaient forts ici et la quintessence d'Allura se glissa facilement dans l'espace qui restait. Une fois encore, l'espace d'un instant après qu'elle eut complété le motif, elle se sentit tirée par la quintessence qui attendait de l'autre côté de la tour, mais cette fois-ci, celle-ci ne se transforma pas en pilier de lumière. Au lieu de ça, une porte apparut dans la pierre, petite et quelconque. Elle brilla brièvement, puis le plan astral se calma, toute trace de quintessence s'éparpillant au vent.
— On s'y fie ? demanda Matt.
Val haussa les épaules.
— C'est soit ça, soit on reste là pour toujours.
Edi acquiesça et Allura prit la poignée, inspirant profondément avant de rassembler son courage et d'ouvrir la porte.
Le plan astral s'effaça aussitôt et Allura se retrouva dans une petite pièce confortable, un feu allumé dans la cheminée et des robes blanches pendues dans une armoire. Deux Altéens portant des vêtements similaires se tenaient près du feu, leurs glaes plus étendus que tous ceux qu'Allura avait déjà vus avant, traçant des motifs complexes sur leurs visages.
— Bienvenue, paladins de Voltron, dit l'un d'entre eux, s'inclinant profondément. Bienvenue à Oriande. Nous vous attendions.
