Précédemment : Keith et Lance sont entrés en contact avec la rébellion de la planète mère, mais l'ancien camarade de Keith, Arel, ne leur fait pas du tout confiance. Tout en préparant leur Unité, Hunk et Shay ont libéré un autre Balméra. Meri a rencontré Dez et Ulaz, qui pense pouvoir infiltrer Revendication, un des derniers projets favoris d'Haggar, même si Meri a besoin de s'approcher dangereusement de cette dernière pour l'y aider.

Quand Zarkon a attaqué le congrès, Shiro et Black ont été assaillis par de mauvais souvenirs et se sont figés vers la fin de la bataille. Cet affrontement les a tous les deux secoués et, même si Shiro s'en est plus ou moins remis les jours suivants, il n'en a toujours pas discuté avec Black.

Nos petits sorciers ont fait un détour par le plan astral, où ils ont fini séparés. Matt a pu discuter avec Keith de quelque chose que ce dernier a vu durant la crise d'angoisse de Red : un souvenir qui semble indiquer que la mère d'Allura s'est rangée du côté de Zarkon dix mille ans plus tôt. Ensuite, les sorciers se sont retrouvés et ont réussi à atteindre Oriande, où ils ont été accueillis par deux Altéens en robes blanches.

Avertissements : discussion de sévices passés et de traumatisme au sens général durant la deuxième scène de Shiro, mais ce n'est rien de particulièrement intense.


Chapitre 25

Oriande

— Bon, désolé de vous interrompre, mais je ne sais même pas ce qu'on fait ici.

Riala, un des deux Altéens qui avaient accueilli Matt et ses amis à leur arrivée à Oriande, s'interrompit au milieu d'une longue explication des « attentes » concernant leur « pèlerinage ». Jusqu'ici, Matt avait compris que tous les visiteurs d'Oriande obtenaient un guide (Riala ou son compagnon Rhoal n'avaient pas dit si ce guide allait être l'un d'entre eux), qu'ils devaient porter de longs ponchos blancs sans forme par-dessus leurs vêtements (avec une capuche et des gants pour ne laisser que leurs visages à découvert), que personne n'avait le droit de passer la nuit ici (ce qui ne faisait que renforcer l'irritation qu'il ressentait face à cette explication qui s'éternisait) et qu'ils devaient faire en sorte de ne pas chercher de « connaissances interdites » (pas de détails sur ce que c'était).

— Je… excusez-moi.

Riala jeta un œil à Rhoal, visiblement perplexe. Matt traçait du regard le motif complexe de ses glaes depuis dix bonnes minutes et manqua de s'y laisser distraire à nouveau quand la lumière se refléta dessus. Ils brillaient d'une manière que Matt n'avait jamais vue sur d'autres glaes, comme si le pigment de la peau était recouvert d'une pellicule cireuse.

— N'êtes-vous pas venus en pèlerinage ?

— Je ne crois pas ? répondit Val, avec un coup d'œil à Allura. Sauf si… pardon, vous avez dit que c'est un site sacré. J'ai raté un truc ?

Allura secoua la tête.

— Je vous prie de nous excuser. Nous ne savions pas vraiment à quoi nous attendre en partant à la recherche d'Oriande. Je ne sais pas à quel genre de pèlerinage vous êtes habitués, mais nous sommes plus ou moins arrivés ici par accident.

Rhoal pencha la tête de côté.

— Mais… vous êtes bien venus quérir la clairvoyance des sages, n'est-ce pas ?

— Eh bien, oui, j'imagine. Mais pour être honnête, je m'attendais à trouver cet endroit en ruines.

Les lèvres de Riala s'ourlèrent d'un sourire.

— Oui. C'est une idée reçue assez commune parmi nos invités. Mais, voyez-vous, Oriande existe un peu hors du temps. Vous êtes de…

Elle se pencha en avant, un éclat bleuté brillant profondément dans son regard.

— Ah. Oui. Je comprends mieux. De votre point de vue, dix mille ans se sont écoulés depuis notre dernier contact avec le peuple altéen, mais pour nous ? (Elle eut un petit rire.) Eh bien, ce n'était qu'un rien de temps pour Oriande ! Et je dis ça littéralement.

Matt se frotta le visage, un mal de crâne commençant à poindre derrière ses yeux. Ils n'avaient pas encore quitté la pièce dans laquelle ils étaient apparus : un petit salon avec quelques étagères remplies de livres autour de la porte, une tapisserie sophistiquée sur un mur et quelques chaises étonnamment minimalistes.

Riala semblait avoir laissé Allura sans voix, et Rhoal sourit, s'avançant pour lui prendre la main.

— Ne vous en faites pas pour ça, Votre Altesse. Nombre de pèlerins ne savent pas à quoi s'attendre en venant à Oriande. C'est pour ça que nous fournissons des guides pendant votre séjour.

Val tapota ses genoux pensivement, jetant un regard aux alentours.

— Et donc, on est censés se préparer comment ? On doit faire un truc pendant qu'on est là ?

— Juste ce que nous vous avons déjà exposé, dit Riala. Portez les robes, écoutez votre guide et ne cherchez pas de connaissances interdites.

Matt jeta un œil à Val, mais ce fut Edi qui prit la parole, le nez plissé dans une expression frustrée :

— Et qu'est-ce que vous entendez par « interdites », exactement ?

Rhoal pencha la tête d'un côté, puis de l'autre.

— Parfois, des gens essayent de… profiter de la position unique d'Oriande dans l'univers. Ils pensent que sortir du temps veut dire qu'ils peuvent jeter un œil à leur avenir ou… (Im s'interrompit, faisant un vague geste de la main.) Vous savez. Ils partent en quête d'indices sur ce qui va se passer pour changer la donne.

— Ce qui… n'est pas bien, j'imagine, dit Matt.

— C'est futile, dit Riala en se redressant, croisant les mains sur ses genoux. L'univers lui-même se prémunit contre les incursions dans la toile du destin et nous avons mis en place certains garde-fous pour lui faciliter la tâche. Nous vous demandons de coopérer afin de vous épargner toute détresse inutile, mais nous sommes prêts à vous retirer de la situation s'il le faut.

Matt leva les mains.

— Ne pas poser de questions. Compris.

— Les questions ne sont pas le problème, dit Riala. Oriande a pour but de collecter et diffuser le savoir et vous êtes libres d'interroger votre guide. De plus, en tant que pèlerins, vous avez le droit de poser une seule Question aux sages avant de partir.

Son ton suggérait que cette Question n'était pas qu'une simple façon de satisfaire sa curiosité, et donc que les sages étaient des figures importantes de ce lieu. Matt se disait qu'Allura ou leur guide pourrait sûrement lui expliquer cette partie, et il était impatient de sortir de cette pièce et de commencer à explorer Oriande.

Il se pencha en avant, les mains serrées sur ses genoux, regardant autour de lui.

— D'accord. On devrait y aller, alors, non ? Où sont les robes qu'on est censés porter ?

— Juste ici.

Rhoal indiqua une penderie le long d'un mur, puis tapota une bande argentée à son poignet, faisant apparaître l'heure sous format holographique.

— Mais il va d'abord falloir prendre vos mesures. Le tailleur devrait arriver… maintenant.

Im pointa la porte du doigt juste alors qu'on venait y toquer, puis sourit à Matt et ses amis tandis que Riala invitait le visiteur à entrer. Il s'agissait d'un Altéen plus jeune, ses glaes bien plus proches des simples marques auxquelles Matt était habitué. Il portait une robe blanche similaire à celles de Rhoal et Riala, sans les broderies dorées. À la place, il avait une ceinture en toile bleue et des boucles d'oreilles rouges.

Le nouvel arrivant sortit un petit appareil.

— Ça ne prendra qu'un moment, dit-il, agitant l'appareil. Il faut juste prendre vos mesures.

Puisque personne ne protesta, il leur indiqua de se lever et entreprit de les scanner, une corde dorée holographique apparaissant dans les airs et traçant diverses mesures. Épaules, torse, hanches, bras, taille et possiblement davantage, tout allait trop vite pour que Matt en soit certain. Le tailleur hocha la tête, rangea l'appareil et fit un geste vers la penderie qui était déjà dans la pièce.

— Tout est bon pour moi. Passez un agréable séjour à Oriande.

Val tira sur une des robes.

— Quoi, juste comme ça ?

— Tybation va donner vos mesures au tailleur en chef, dit Riala. Ils effectueront les modifications nécessaires pour que tout soit prêt au moment prévu.

— Même si ce moment est déjà passé, dit Val.

Rhoal rit doucement.

— Quelle vision linéaire du temps. Cela ne cesse jamais de m'amuser.

Riala ferma les yeux, puis se leva et adressa un regard appuyé à Rhoal.

— Nous allons vous laisser. Votre guide de pèlerinage sera Aneta. Vous la trouverez juste devant la porte quand vous aurez fini de vous habiller. Que la clairvoyance des sages vous guide.


Shiro se tenait à la porte du hangar du lion noir. Cela faisait trois jours que Zarkon avait attaqué le congrès et c'était la première fois qu'il allait voir Black depuis. Il s'était dit qu'il voulait lui laisser le temps et l'espace dont elle avait besoin pour se remettre, mais il ne pouvait pas se mentir. Lui aussi avait eu besoin d'espace. Il avait eu besoin de se recentrer avant de venir ici, parce qu'il savait que la conversation qu'ils devaient avoir lui demanderait de revisiter son traumatisme.

Mais il était prêt, désormais. Du moins le pensait-il. Il espérait simplement que Black l'était aussi.

— Salut.

Il fit un pas en avant pour laisser la porte du hangar se refermer derrière lui. Quelques lumières clignotèrent en réponse, mais la majorité de la pièce resta plongée dans la pénombre, mis à part pour le bleu de l'éclairage de secours et la lueur des yeux de Black.

— Est-ce qu'on peut parler ?

Il ne prit pas la peine d'élaborer : elle restait son lion, lui restait son paladin, et ils se comprenaient toujours aussi bien. Il ne fut pas du tout surpris quand elle gronda à l'affirmative, mais il avait quand même eu besoin de l'entendre.

Elle baissa la tête pour le rejoindre à mi-chemin et il monta dans son cockpit, la gorge serrée par les souvenirs qui affluèrent, assombrissant l'atmosphère. Le fantôme de Zarkon s'attardait dans les coins inoccupés par Shiro, Black et Allura… où qu'elle soit. Shiro avait essayé de la contacter la nuit derrière, après avoir laissé Akira le distraire pendant deux jours avec des jeux, des films et un entraînement au combat qui s'était transformé en bagarre bon enfant. Elle n'avait pas répondu, et le fait que Coran était resté fuyant quand il l'avait approché à ce sujet suggérait que ce n'était pas la première fois.

Elle va bien, lui assura Black, entrant doucement en contact avec lui, comme un chaton donnant un coup de tête prudent à la main de son maître. Elle était tout aussi incertaine que lui, alors. Shiro eut un sourire mélancolique et posa la main contre le mur, s'attardant en haut de la rampe un instant avant de traverser le cockpit pour prendre place aux contrôles.

— Je sais qu'Allura sait se débrouiller, dit-il, se grattant la joue, où une barbe d'un jour avait poussé.

Il avait veillé tard la nuit dernière à se prendre la tête sur la conversation que lui et Black devaient avoir et, après avoir retardé son réveil trois fois ce matin, il avait fini par se tirer du lit et à venir jusqu'ici après avoir enfilé les premiers vêtements qu'il avait trouvés.

— Mais bon… C'est toujours bien d'en être sûr. Tu crois qu'on pourra se parler bientôt ?

Difficile à dire. Oriande ne fonctionne pas comme ce plan d'existence.

— Tu connais Oriande ?

Black gronda, son amusement pétillant dans la poitrine de Shiro. Bien sûr. Nous sommes nées là-bas. Une partie de nous y vit toujours, même si elle est presque entièrement séparée de nous désormais.

Shiro en resta sans voix. Le lieu de naissance des lions. Il avait su qu'un tel lieu existait, bien sûr, mais il avait vaguement cru que les lions avaient simplement été construits sur Altéa à partir de matériaux quelconques.

Sauf qu'il fallait distinguer leur corps de la conscience qui les habitait. Aucun Altéen n'avait les compétences nécessaires pour construire un être conscient, matériaux quelconques ou non. Il aurait dû se rendre compte avant que cette conscience provenait de quelque part.

Secouant la tête, Shiro ramena son attention sur la raison de sa venue.

— Black… Il faut qu'on parle de ce qui s'est passé. Et de Zarkon.

Black gronda son assentiment, mais ne dit rien.

Shiro hésita.

— Est-ce le bon moment ? Je veux dire, est-ce que tu veux bien en parler ? Je sais que… (Il rit un peu.) Je sais comment je réagis quand quelqu'un me force la main. On n'est pas obligés de faire ça maintenant si tu ne veux pas.

Non. C'est bon. Les engrenages de Black grincèrent d'une façon qui évoquait grandement un soupir. Tu as raison. Nous devons en parler. Nous aurions dû en parler il y a longtemps.

Elle lui tendit une vrille de sa quintessence et il sentit le plan astral qui l'attendait de l'autre côté. Il hésita un instant : il avait frôlé le Cœur de Black quelques fois depuis leur capture, mais avait essayé de ne pas s'y attarder. Cela lui rappelait trop la sensation de regarder son corps agir sans son consentement.

Mais c'était Black, et Haggar n'était pas dans les parages. Et même si elle était là, ils avaient retiré son bras. Elle ne pouvait plus l'atteindre.

Inspirant profondément pour rassembler ses forces, Shiro accepta l'offre de Black. Il eut la brève impression de tomber, puis il atterrit avec un petit plouf dans l'eau peu profonde. La présence de son lion était plus forte ici, si bien qu'il sentait son malaise plus clairement, ainsi que son instinct protecteur et son affection. Il se plongea dans son esprit, s'exhortant au calme. Il ferma les yeux, se recentra et repoussa les souvenirs inutiles.

— Ok, dit-il. Parlons.


Oriande était un rêve éveillé.

Allura se laissait sans cesse distraire par le paysage, les explications d'Aneta lui passant totalement au-dessus alors qu'elle regardait les monuments qui l'entouraient. Une statue dans le style des anciens projetait son ombre sur la rue, où des marchands vendaient des biens qui semblaient étrangement ordinaires pour une ville intemporelle historique : des fruits, des vêtements, des peintures et des toiles, des petites sculptures en cristal. Et là-bas, au bout de la rue, se trouvait une fontaine qui aurait pu être construite dans la capitale altéenne cinq cents ans avant la naissance d'Allura.

La ville était étourdissante : c'était une métropole argentée tentaculaire dans un amalgame de styles architecturaux. La première fois qu'elle l'avait vue, en sortant du centre d'accueil, elle avait cru un instant qu'une ville entière de l'ancienne Altéa avait été transplantée dans cette dimension de poche. Elle semblait avoir été construite pour abriter des millions de personnes, ce qu'elle ne comprenait pas.

— Aneta, dit-elle, arrachant son regard d'un autre groupe de pèlerins qui avançait dans leur direction.

Ce n'était pas les premiers voyageurs qu'Allura avait aperçus ici et, comme les autres, aucun d'entre eux n'était altéen.

— Oriande a toujours été ainsi ?

Aneta garda la bouche ouverte un moment alors qu'elle était interrompue dans le discours qu'elle tenait sur le moment. Elle avait une capacité hors norme à remplir le silence et avait à peine passé plus de quelques secondes sans parler depuis leur rencontre une heure plus tôt.

— Comment ça ? demanda-t-elle.

— Hors du temps.

— Pas depuis toujours.

Aneta pivota, marchant à reculons devant le groupe.

— Au moment de sa fondation, Oriande n'était qu'un petit temple sur une lune oubliée. Les sages d'origine ont été attirés par cet endroit du fait de sa quintessence unique et ils ont étudié les formes les plus anciennes de la magie altéenne. Pendant l'équivalent de nombreuses vies, ils ne sont restés que cinq. Puis ils furent rejoints par des étudiants et des dévots qui cherchaient leurs enseignements. Puis, pour une raison inconnue, ils ont décidé de séparer Oriande du reste de l'univers. Cela a dû se passer, oh, une génération ou deux avant votre époque, Princesse Allura.

— Vous ne savez pas pourquoi ils ont fait ça ? demanda Val.

Aneta secoua la tête.

— Ils ne nous l'ont pas dit. Les premiers sages sont restés à l'extérieur pour vivre leurs derniers jours en paix et dans la contemplation pendant que nous autres étions emmenés ici avec le temple. De nouveaux sages ont été choisis, la ville a été construite et nous nous sommes ajustés à notre nouvelle vie.

— Vous voulez dire que vous êtes là depuis la fondation de cette ville ? demanda Allura, abasourdie.

Cela devait remonter à plusieurs générations si ses fondateurs l'avaient construite et accumulé une population suffisante pour la remplir.

— Bien sûr, dit Aneta. Oriande ne change pas. Aucun visiteur n'est autorisé à rester après le coucher du soleil et aucun d'entre nous n'a d'enfants ; c'est trop compliqué, ajouta-t-elle devant le regard interrogateur de Matt.

Aucun enfant ? Aucun immigrant ? Allura secoua la tête. Même si la ville n'était pas non plus surpeuplée, elle devait compter des milliers de gens, ce qui ne correspondait pas à l'idée d'un temple isolé dans la forêt d'une lune oubliée.

Allura jeta un autre coup d'œil aux stands alignés dans la rue. Elle avait déjà remarqué, presque inconsciemment, que certains marchants se ressemblaient beaucoup, mais elle n'en comprenait la signification qu'à l'instant.

— Oriande est hors du temps, dit-elle. Est-ce que cela veut dire que le temps y est cyclique ?

Val, Matt et Edi se retournèrent tous pour la regarder, mais elle ignora leur réaction et garda les yeux rivés sur Aneta. C'était logique : l'insistance pour que tout le monde s'en aille avant le coucher du soleil, le fait que la ville était trop grande pour la population qui s'y trouvait, l'avertissement de ne pas chercher à connaître l'avenir (une préoccupation particulièrement pressante si, comme Allura le suspectait, tous les pèlerins visitaient Oriande le même jour, le seul jour qui existait dans l'histoire de la ville).

Aneta parut surprise, puis sourit.

— Vous savez, peu de gens le comprennent sans qu'on le leur dise. Mais… vous avez raison. C'est bien ce que cela signifie. Nous vieillissons quand même, si vous voulez savoir. Oriande se réinitialise toutes les nuits, mais pas ceux qui y vivent. Nous trouvons simplement un nouveau lit où dormir et, le matin venu, nous faisons ce qui doit être fait. Nous ne sommes qu'une centaine, si bien que tout le monde finit par passer par tous les emplois disponibles. D'abord dans le domaine public et le bâtiment, puis dans l'administratif, puis en tant que guide. Je ne fais pas partie des sages, mais je sais que je finirai par travailler comme assistante au temple, et je m'en réjouis d'avance.

Val avait cessé de marcher, regardant par terre dans un silence abasourdi, tandis qu'Edi regardait Aneta la bouche grande ouverte et que Matt faisait la moue.

— Quoi, alors vous avez le droit de connaître votre futur, mais pas nous ? demanda-t-il.

Aneta rit.

— Nous ne pouvons pas nuire à l'équilibre de l'univers en essayant de changer les choses. Et puis, c'est impossible de vivre ici sans croiser deux douzaines de copies de soi-même dans la journée. On s'y habitue.

— J'imagine…

Aneta sourit de toutes ses dents, puis continua sa visite, indiquant quelques musées droit devant et expliquant comment et pourquoi ils avaient été construits. Allura arrêta encore une fois de l'écouter. Toute la visite était censée leur donner le temps de déterminer quelle Question ils voulaient poser aux sages.

Mais Allura avait désormais une autre idée en tête.

Son père était déjà venu ici avec ses paladins. Allura était plus jeune, moins intéressée par les anciennes légendes et les devoirs d'un paladin, et les adultes n'avaient rien dit à leur retour. Ils avaient appelé ça l'obtention d'un « savoir sacré ». Une expérience hautement personnelle.

Mais ils étaient à Oriande. Allura n'avait plus qu'à les trouver et elle pourrait peut-être les avertir. Elle pourrait peut-être les sauver.

Mais quand elle avisa soudain un visage familier dans la foule de l'esplanade devant elle, ce ne fut pas celui de son père. Ce ne fut pas celui de qui que ce soit de son passé, apprécié ou non.

C'était Matt, le visage plus creusé que jamais. Il allait se frotter le front, mais remarqua Allura au même moment et se figea, tout son corps se crispant. Elle pouvait presque imaginer qu'il avait cessé de respirer. Ses épaules se soulevèrent et s'abaissèrent dans un soupir. Puis il pivota et s'avança dans sa direction, se contorsionnant pour traverser la foule.

— Ok, finissons-en, dit-il quand il les rejoignit enfin, sa voix faisant sursauter le premier Matt.

Les lèvres de l'autre Matt s'ourlèrent d'un sourire et il agita nerveusement la main.

— Salut les gars. L'univers est petit, hein ?


Keith n'avait pas besoin de se retourner pour savoir qu'Arel le regardait. Jusqu'ici, à chaque fois qu'il se rendait à la salle de réunion des rebelles, Arel avait été présent, les poils hérissés et les yeux rivés sur l'arrière de son crâne. C'était trop constant pour être une coïncidence, même si Arel faisait nettement semblant de se concentrer sur les divers projets qu'il apportait pour s'occuper.

— Ignore-le, marmonna Thace en se rapprochant.

Keith ne put empêcher ses oreilles de se courber en lui jetant un regard en biais. Son oncle avait gardé ses distances depuis leur discussion de la veille, ne l'évitant pas exactement, mais n'initiant pas non plus de conversations, à part pour celles qui concernaient la mission qu'ils avaient effectuée ce matin. (Une simple mission de routine, ce qui avait serré la gorge de Keith quand il l'avait appris. Il se demandait si Mirek était en colère contre lui pour ne pas avoir suivi le plan de la dernière mission.)

Mais il semblait qu'Arel était le seul à avoir un problème avec les visites récurrentes de Keith au QG de la rébellion. Il l'accueillait avec un sourire narquois et un « drul Vorsek ». Keith savait que c'était pour l'énerver, mais ça ne l'aidait pas à faire mine de rien.

— Je suis en train de l'ignorer, marmonna-t-il, ses griffes s'enfonçant dans ses bras.

Ils avaient déjà terminé le débriefing de la mission du jour, qui avait été un succès sur tous les plans. Thace avait créé la distraction parfaite, permettant à Keith et Lance de s'infiltrer dans l'entrepôt pour voler les unités de communication qui sortaient tout juste de l'usine et n'étaient pas encore programmées avec le logiciel de surveillance qui surgissait çà et là sur la planète mère.

Cette partie de la réunion s'était bien déroulée. Le problème était que Mirek s'était retirée dans une pièce privée pour discuter de quelque chose avec un autre agent, ce qui laissait Keith sans moyen de se distraire des regards noirs que lui lançait Arel depuis le fond de la pièce.

Lance ne semblait pas avoir ce problème. Il s'était assis sur une table non loin, balançant une jambe dans le vide en fredonnant une mélodie que Keith ne reconnaissait que vaguement. Il avait les mains appuyées derrière lui, qui se joignaient à l'occasion à la musique en tambourinant sur la table, et Keith avait l'impression que s'il s'était trouvé debout, il serait en train de danser sur un air que lui seul pouvait entendre.

Une partie de l'anxiété de Keith s'apaisa en le voyant ainsi. Il ne pouvait pas reprocher à Lance d'être de bonne humeur après leur conversation avec le reste de l'équipe. Il avait reparlé à Hunk ce matin avant la mission et avait fait les yeux doux à Thace jusqu'à ce que ce dernier accepte d'essayer d'obtenir la permission de Mirek pour partir quelques jours. (Pas qu'ils aient vraiment besoin de sa permission, mais cette alliance était bien trop fraîche pour risquer de partir sans prévenir.)

Lance tendit la jambe et poussa un peu Keith du bout du pied.

— Hé. Détends-toi. C'est une bonne journée ! On a volé deux-trois trucs, on a fait une bonne impression auprès des chefs et on pourra peut-être visiter Hunk et Shay pour leur Unité…

Les lèvres de Keith s'ourlèrent d'un sourire alors que Lance s'interrompait avec ce même sourire béat qui allait et venait depuis quelques jours.

— Ouais, dit Keith. Je sais. On est partis depuis longtemps.

— C'est vrai.

Lance arrêta de gigoter un instant. Puis il remarqua que Keith le regardait et tendit à nouveau la jambe. Keith l'évita cette fois-ci, réprimant un sourire.

— Et, hé ! Tu vas pouvoir revoir Shiro et Akira, même si Matt ne peut pas venir.

Keith devait bien admettre qu'il avait hâte. Il n'aurait pas cru que ses amis lui manqueraient autant, mais après avoir parlé à tout le monde et avoir vu Matt au Cœur, il ne pouvait plus ignorer la douleur de sa poitrine, comme si la distance qui les séparait était un gouffre physique qui s'était ouvert en lui.

C'était une nouvelle sensation, mais pas indésirable, même si ça lui faisait mal quand il pensait trop à eux.

— Désolée de vous avoir fait attendre, dit Mirek, ressortant de la pièce du fond.

Thace secoua la tête.

— Ce n'est rien. Vous avez beaucoup d'éléments à gérer dans cette opération.

Elle acquiesça, son bras cybernétique vrombissant alors qu'elle passait les doigts dans ses cheveux fins.

— Vous vouliez me parler pour quitter la planète mère, c'est bien ça ? Pour aller voir un de vos amis de par chez vous… ?

Lance balança ses jambes avec un grand sourire.

— Hunk, dit-il. Mon meilleur ami. Il déclare son Unité, ce qui est absolument énorme.

Quelque part derrière Keith, Arel ricana, lui faisant resserrer ses doigts sur ses bras. Lance ne semblait pas l'avoir entendu.

Mirek pencha la tête de côté, la pupille de son œil cybernétique s'étrécissant alors qu'elle étudiait Lance.

— Je vois ça.

— Nous ne partirons pas longtemps, lui assura Thace. En comptant le voyage, peut-être l'équivalent de trois ou quatre jours sur la planète mère.

— Ce qui leur laisse largement assez de temps pour transmettre des informations à leurs amis de l'Empire, histoire d'organiser une attaque avant qu'on puisse se douter de quoi que ce soit.

Arel eut beau parler à voix basse, tout le monde l'entendit.

Keith résista à grand peine à l'envie de sortir une arme.

— Si on voulait vous trahir, tu ne crois pas qu'on attendrait d'avoir plus d'informations ? Qu'est-ce qu'on est censés rapporter à l'Empire ? Deux emplacements que vous pouvez évacuer en moins de dix minutes ? Le nom des sept personnes qu'on a rencontrées ?

De toute manière, à part Arel, Keith doutait qu'elles aient décliné leur vraie identité. De plus, il avait du mal à déterminer si Mirek était vraiment la cheffe de la rébellion. C'était peut-être la cheffe de cette section.

Thace posa une main sur son épaule, l'interrompant dans sa lancée, ce qui était certainement pour le mieux. Contrarier davantage Arel ne servirait à rien.

(Ça lui ferait vachement du bien, par contre.)

— Nous en avons déjà parlé, Arel, dit Mirek. Nous faisions confiance aux Nezai avant d'apprendre leur identité et nous avons confirmé de notre côté que ces deux-là ont déserté.

Arel ouvrit la bouche, puis gronda, enfonçant une pince dans l'appareil sur lequel il travaillait pour arracher une plaque métallique délicate.

Mirek le regarda de travers, puis se tourna à nouveau vers Keith et les autres.

— Allez-y. Ce n'est pas comme si je pouvais vous ordonner de rester, de toute façon.

— Peut-être que non, dit Thace, mais nous ne travaillons plus de façon indépendante. Nous ne voulons pas que notre départ vous mette dans une situation difficile.

Il y eut un claquement sec et Keith se retourna pour regarder Arel. Loin d'ajuster avec soin son appareil (une sorte de caméra, de ce qu'il pouvait en juger), il semblait désormais simplement le détruire, arrachant fils, plaques et circuits imprimés sans se soucier des dégâts collatéraux.

— Nous trouverons un moyen de faire sans vous, dit Mirek avec sarcasme.

— Vous n'êtes pas sérieuse.

Arel jeta la caméra sur la table à côté de lui et se leva, les oreilles frémissantes de colère.

— Vous les laissez partir ? Juste comme ça ?

Mirek resta impassible, mais une fine ligne violette s'alluma le long de son bras, pulsant légèrement.

— Fais attention à ce que tu dis.

Arel déchanta, se raidissant.

— Pardon, madame. C'est juste pour dire.

— Tu es inquiet, dit-elle. Ce n'est en soi pas une mauvaise chose dans ce métier, mais il est possible que tu pousses le bouchon un peu trop loin…

Elle marqua une pause, croisant les bras sur son torse.

— Qu'est-ce qui pourrait te mettre plus à l'aise dans cette situation ? Avec eux ?

Le regard d'Arel se posa sur Keith et son expression s'assombrit.

— Je ne sais pas si je pourrai être à l'aise un jour, dit-il, mais pour commencer, on pourrait envoyer quelqu'un pour les accompagner à cette… Unité machin chose.

— Tu n'es pas obligé d'être aussi condescendant, tu sais, marmonna Lance, sa bonne humeur finalement entamée. D'accord, tu ne nous fais pas confiance. Mais ne va pas faire comme si ce n'était pas important pour Hunk et Shay.

Mirek, cependant, semblait simplement amusée par l'attitude d'Arel.

— D'accord. Va faire tes valises, Arel.

Le cœur de Keith sombra alors qu'Arel pivotait, la mâchoire décrochée.

Quoi ?

— Ne me regarde pas comme ça, dit Mirek. Ce n'est pas une mauvaise idée de garder un œil sur eux et tu es l'un de nos meilleurs éléments.

Arel bredouilla une protestation que Keith faillit imiter. C'était censé être une occasion de s'éloigner de lui, pas de se retrouver coincé ensemble pendant quelques jours.

Mais Mirek se contenta de sourire et, avec un dernier signe de tête à Thace, elle se tourna vers un messager qui venait d'émerger d'une autre pièce. Keith se tourna vers Arel avec un air renfrogné. Celui-ci garda les yeux rivés sur Mirek un long moment, puis reprit contenance et retourna le regard noir de Keith.

— Bon. On dirait qu'on va devoir passer les prochains jours ensemble, Vorsek… et je serai en contact constant avec notre équipe de terrain, alors ne va pas croire une seule seconde que, parce que je serai seul, je serai une cible facile.

— J'essaierai de me retenir, dit Keith, le nom de son père lui tapant sur le système. Mais je serai toi, je n'irai pas me provoquer plus que nécessaire.

(C'était sûrement une erreur de le narguer ainsi, mais il dut bien admettre que cela valait le coup rien pour le regard terrifié qu'Arel lui lança alors qu'il s'en allait.)


Matt avait besoin de s'asseoir.

Il y avait deux versions de lui et, certes, peut-être que cela ne devrait pas le surprendre autant après qu'Aneta ait expliqué que le temps était cyclique à Oriande. Cela voulait simplement dire qu'il était revenu ici dans le futur. (Sûrement ? Les gens du coin semblaient très investis dans le maintien d'une chronologie stable, mais il ne savait pas si c'était parce que ce qui devait se produire était inévitable ou, justement, parce que ça ne l'était pas.)

Le plus dur était qu'il se connaissait suffisamment pour remarquer la tension qui habitait son double. Futur Matt souriait, mais ça n'atteignait pas ses yeux, et il semblait impatient de s'en aller. Il n'arrêtait pas de jeter des coups d'œil par-dessus son épaule et Matt mit trop de temps à comprendre qu'il ne devait pas être venu seul.

— Ok, euh, ok, dit Aneta, sa voix partant dans les aigus alors qu'elle levait les mains. Que tout le monde respire. Ce genre de choses arrive plus souvent qu'on ne pourrait le croire.

Elle marqua une pause, jetant un œil à Futur Matt.

— Enfin, pas ça, exactement. C'est rare qu'une personne revienne à Oriande après leur première visite. Mais la ville n'est pas si grande et le temple l'est encore moins. Il y a plein de gens qui rencontrent des personnes qu'ils connaissent ! Ou dont ils ont entendu parler.

Elle avait l'air d'essayer de se convaincre que c'était normal, ce qui était plus réconfortant que si elle avait été blasée par la situation. C'était déjà assez bizarre de rencontrer son double sans avoir en plus l'impression qu'il devrait prendre la chose avec calme.

L'homologue de Matt regarda derrière lui une dernière fois, puis grogna.

— Quoi ? demanda Matt.

Son double ouvrit la bouche, mais ne sembla pas savoir quoi dire.

— Euh… Vous verrez bien ?

Allura n'était pas satisfaite de cette réponse (ce que Matt comprenait tout à fait) et croisa les bras.

— Qu– ?

— Matt !

Matt pivota automatiquement vers la voix d'Akira tandis que son homologue levait les mains pour se masser les tempes quand Akira apparut dans la foule, s'arrêtant un instant pour laisser passer un marchand avec une caisse en métal flottante. Un Altéen avec le même ruban vert de guide qu'Aneta se précipitait à sa suite, le visage pincé par l'épouvante en avisant l'autre groupe.

Akira se contenta de hausser un sourcil une fois arrivé à leur niveau.

— Oh, fit-il. C'est vrai. C'est… ?

— Ouep, dit Futur Matt.

— Oh. (Akira se frotta le menton.) C'est pour ça que tu… ?

— Hm-hm. Ça ne va pas servir à grand-chose, mais bon.

Akira inclina du chef.

— Ouais.

Val s'adossa à un lampadaire, étudiant Futur Matt et Akira du regard.

— Ça vous dirait d'en faire profiter toute la classe ou est-ce qu'on est dans une de ces intrigues irritantes de romans de poche où l'on reste vague pour maintenir l'ambiance dramatique ?

— Est-ce que « rester vague » implique que vous n'allez partager aucun détail ? demanda le guide de l'autre groupe. Parce que, dans ce cas, j'aimerais voter pour cette option.

Akira regarda Matt (son Matt, Futur Matt, peu importe comment ils l'appelaient), qui recula juste au moment où Keith et Nyma apparaissaient, contournant un autre groupe de pèlerins. Keith était aussi tendu qu'Akira et Futur Matt, mais, contrairement à ces deux-là, il ne le cachait pas, une de ses mains triturant sa manche. Il jeta un œil aux alentours comme à l'affût d'ennemis et, quand il avisa Matt et ses amis, il se figea.

Matt n'avait pas compris à quoi servait le dress-code jusqu'à ce moment précis. Ce groupe avait l'air de sortir tout droit d'une catastrophe et Matt chercha automatiquement de nouvelles cicatrices. Cependant, les robes, les capuches et les gants dissimulaient toute marque physique qui aurait pu apparaître entre une visite et la suivante. Ses cicatrices cristallines n'avaient pas l'air différentes, au moins, ce qui offrait peu de réconfort.

La capuche de Keith remua et Matt n'avait pas besoin de voir ses oreilles pour savoir qu'elles venaient de se rabattre en arrière. Son estomac se noua tandis que Keith faisait un pas en avant, visiblement surpris.

— Vous– vous êtes d'avant, pas vrai ? Quand Lance et moi, on était toujours sur la planète mère.

Le double de Matt le rattrapa par le bras alors qu'il allait s'avancer et, l'espace d'un instant, son masque de bonne humeur tomba.

— Keith, fit-il.

Ce dernier retira son bras d'un geste brusque.

— Ne commence pas. C'est ça qu'on cherchait, non ? Un moyen de changer les choses ?

Aneta et l'autre guide pâlirent, la première partant d'un rire nerveux et essayant de diriger leur attention vers les glyphes gravés à la base d'une statue qu'ils avaient dépassée un peu plus tôt. (« Les premiers sages étaient vraiment des génies, vous ne trouvez pas ? ») L'autre guide opta pour une intervention plus directe, mais Keith lui montra les dents alors qu'Akira levait les mains.

— Keith–

— Non ! s'exclama Keith. On doit les avertir !

Il pivota, rencontrant le regard de Matt, et la supplique dans sa voix lui serra le cœur.

— Écoute-moi. Haggar–

Il disparut avant de pouvoir prononcer un mot de plus, se réduisant à un grain de lumière blanche, et Matt poussa un cri involontaire en reculant.

— C'est quoi ce délire ?

Il se tourna vers Aneta, qui s'entêtait toujours à réciter une traduction des runes.

— C'était quoi, ça ? Qu'est-ce que vous lui avez fait ?

Elle s'interrompit dans un couinement, se repliant sur elle-même. Elle était déjà petite pour une Altéenne, alors quand elle se recroquevillait comme ça, elle avait l'air aussi jeune qu'Edi, qui avait les mains plaquées contre sa bouche en regardant l'endroit où Keith s'était tenu.

— Il y a des garde-fous, tu te souviens ?

L'homologue de Matt semblait, en l'apparence, s'ennuyer, et Matt le trouva allongé sur un banc, la tête inclinée pour regarder les nuages au-dessus de leur tête (il y en avait tout un tas, rose, blanc et orange, ruisselants de quintessence). Sa capuche était tombée, ce qu'il corrigea en tirant dessus pour dissimuler ses yeux.

— Si tu essaies de perturber la chronologie, tu te retrouves mis au coin dans un espace extra-dimensionnel. Ils nous ont avertis à notre arrivée et j'en avais parlé à Keith avant même de quitter le château, mais bon, qu'est-ce que j'en sais, hein ? Ce n'est pas comme si j'avais déjà assisté à ce désastre une fois.

Akira lui administra une pichenette, le faisant lâcher son couvre-chef juste assez pour le fusiller du regard. Quelque chose passa entre eux, et Futur Matt grogna avant de tirer à nouveau sa capuche jusqu'à son nez.

— Ok, fit Val, se rongeant l'ongle du pouce, mais est-ce que ça ira pour Keith ?

— Il n'est pas blessé, dit le guide de l'autre groupe. Les sages l'ont séparé de vous jusqu'à ce qu'il soit suffisamment calme pour se souvenir des règles.

Akira serra une dernière fois l'épaule de Futur Matt, puis tourna les talons, faisant un grand sourire à son guide.

— Ouais… Si ça ne change rien pour vous, ce n'est pas comme ça que ça va se passer.

Le guide s'indigna.

— Je vous demande pardon ? Je ne vais pas–

— Ouais, ouais.

Akira lui passa devant pour se tourner vers Matt.

— Hé. Tu veux que je te dise un secret ? Il s'avère que je–

Akira disparut exactement de la même manière que Keith, non sans un petit sourire satisfait qui aurait fait rire Matt dans une autre situation. Il n'avait pas très envie de rire actuellement. En fait, il avait plutôt envie de vomir. Quelque chose de terrible s'était passé entre ce moment et celui d'où cette version de ses amis venaient.

Le guide de l'autre groupe s'était empourpré, pestant dans sa barbe contre le culot de certaines personnes.

— Oh, la ferme, Lovis, dit Nyma, repoussant les pieds de Futur Matt pour s'asseoir sur le banc. Akira vous a rendu service.

— Rendu service ? fulmina Lovis. Une insouciance délibérée, l'insolence, sans parler du manque de respect pour les fondements mêmes de–

— Vous voulez un conseil ? dit Futur Matt, se redressant. Aucun d'entre nous n'est d'humeur à supporter ces conneries, Keith encore moins. Alors à moins que vous ne vouliez affronter un Galra paniqué et énervé armé d'un bayard, je vous suggère de laisser Akira le calmer.

Nyma appuya sa joue sur sa main.

— Et un petit merci à son retour ne serait pas une mauvaise idée non plus.

— Un merci– commença Lovis, mais Matt l'interrompit, la nausée le prenant à la gorge.

Il lui fallait quelque chose, n'importe quoi, pour penser à autre chose que la peur qui s'installait lentement dans ses poumons.

— Le calmer, dit-il. Ça veut dire qu'Akira est allé rejoindre Keith ?

Son double s'appuya sur ses coudes pour se relever à demi sur le banc et haussa les épaules.

— Eh ben, on parle bien d'Akira.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? voulut savoir Edi.

Futur Matt lui sourit, le léger tranchant de sa voix s'adoucissant juste un instant.

— Qu'Akira a de bons instincts, surtout quand ça nous concerne, Keith et moi.

Oh. Voilà qui donnait matière à réfléchir. Matt dévisagea son homologue, ses pensées s'arrêtant brusquement quand une prise de conscience le frappa en pleine figure. Akira était… Mais bien sûr. C'était si évident qu'il avait l'impression qu'il aurait dû le comprendre bien avant.

— Akira, murmura-t-il. C'est notre adjuvant, pas vrai ?


— Bon, fit Hunk. Et pour les vœux ? Est-ce qu'il y a des modèles ? Est-ce que je dois les mémoriser ? Il faut sûrement que je m'y mette maintenant, sinon je vais les oublier au milieu de la cérémonie, je vais m'humilier, la journée sera gâchée et–

— Hunk.

Shay lui prit les mains alors qu'elles allaient se glisser dans ses cheveux. Il avait déjà tellement trituré son crâne qu'il était tout ébouriffé, mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Lance, Keith et Thace venaient de quitter la planète mère et son oncle Eli arriverait le lendemain matin (avec les Mendoza, en partie parce qu'ils étaient contents pour Hunk, mais surtout parce qu'ils n'avaient pas vu Lance depuis six mois) et il venait de réaliser encore une fois que tout ceci était bien en train d'arriver.

Il se força à respirer tandis que Shay fredonnait une mélodie apaisante à voix haute.

— Pardon, dit-il. Je veux juste que tout soit parfait.

— Ce le sera, dit-elle. Tu n'as pas à t'inquiéter. Chaque déclaration est unique, il n'y a aucun script à suivre. Du moment que ça vient du cœur, ce sera parfait.

Il rougit, cachant son visage entre ses mains, les larmes aux yeux. Ces derniers jours avaient été un tourbillon d'émotions, le stress alternant avec l'ivresse et des poussées de sentiments intenses qu'il ne saurait nommer et qui le laissaient complètement bouleversé.

— Pardon, répéta-t-il, prenant une inspiration tremblante. J'aimerais bien ne pas être aussi nerveux. C'est juste que…

— Tu veux que tout se passe bien, dit-elle, le front pressé contre le sien. Je comprends. Je… Je ressens la même chose.

Sa peau se réchauffa et sa mélodie se fit timide, son tempo s'accélérant. Hunk recula avec un petit son interrogatif.

— Les savants de Metos sont arrivés, tu sais ? fit-elle.

— Ouais…

Hunk fronça les sourcils. Les rencontres avec les autres Balmérans s'étaient étonnamment bien déroulées, surtout quand Coran était arrivé à la tête d'un groupe d'Altéens pour recharger leur Balméra, lui permettant de reprendre son itinérance. Les deux peuples avaient échangé des groupes d'historiens pour comparer leurs connaissances. Les Metos (les conservateurs de l'histoire, dans leur langue) avaient conservé un grand nombre de contes d'avant l'Empire, mais le peuple de Shay (qui s'était récemment donné le nom de Theros, les libérés) se souvenaient d'autres choses et savait un peu comment s'occuper et naviguer un Balméra vagabond.

— Pourquoi ?

Shay se frotta la nuque.

— Hier soir, je suis allée les voir après la Rencontre. Je voulais savoir si notre peuple avait oublié un aspect vital de l'Unité.

Hunk resta surpris une seconde, puis eut un grand sourire et lui serra le bras.

— Ah, donc ce n'est pas que moi. Et donc, euh, qu'est-ce qu'ils ont dit ?

— L'Unité est une simple déclaration, avec pour seule cérémonie celle choisie par les déclarants. La seule exigence est qu'elle se déroule au cœur du Balméra pour que l'on puisse toucher le cristal et être liés.

— Bon à savoir.

Hunk inspira et se força à relâcher un peu de tension dans un souffle, puis il se tourna à nouveau vers le bureau près de son lit. Shay avait convaincu le Balméra de redonner forme à sa chambre pour qu'il ait un espace de travail, puisqu'il prenait des notes sur la cérémonie de l'Unité depuis quelques jours et préférait le faire à la main.

Il était donc installé à son bureau, parcourant des pages de notes griffonnées et de pensées confuses, avant d'abandonner et de prendre une nouvelle feuille.

— Bon, je vais écrire un truc, parce que je me connais, je vais me figer si je n'ai pas une base sur laquelle m'appuyer.

Il écrivit « vœux », puis leva les yeux vers Shay.

— Tout le monde est censé arriver d'ici demain… du moins ceux qui peuvent venir.

Il sentit une pincée de déception : ils n'avaient toujours pas eu de retour d'Allura, Matt et Val, et les échanges avec Meri s'étaient faits plus rares et plus courts ces dernières semaines. Hunk s'était déjà résigné à son absence lors de la déclaration (ce qui le décevait plus qu'il ne l'aurait cru, puisqu'il ne la connaissait que depuis quelques semaines avant qu'elle ne décide de devenir une espionne), mais il avait vraiment espéré que les autres puissent venir, au moins.

Enfin, c'était déjà un miracle que Lance et Keith aient pu quitter la planète mère, et ils n'avaient pas beaucoup de temps devant eux. Si Hunk et Shay repoussaient la cérémonie, il faudrait peut-être des mois avant de pouvoir rassembler tout le monde à nouveau et, d'ici là, la guerre aurait sûrement complètement changé de visage.

Faites-le, lui avait dit sa maman. Il était alors en train de faire les cent pas en pestant depuis plus d'une heure, si bien que son ton ferme l'avait pris par surprise. C'est déjà assez difficile de coordonner les plannings de tout le monde en temps normal, alors en temps de guerre ? Laisse tomber. La priorité, c'est toi et Shay. Ils comprendront.

Et puis, avait ajouté sa mama. Deux réceptions, ça veut dire deux fois plus de cadeaux.

Repenser à son sourire espiègle le fit rire doucement et il gribouilla le V de Voltron sur la liste des choses à faire.

— Mama s'occupe de la nourriture et Akira a demandé à la Garde de rester en service toute la journée, alors avec un peu de chance, on n'aura pas d'urgence à gérer. J'oublie quelque chose ?

— Non, dit Shay. Je te le répète, Hunk, ce n'est qu'une simple cérémonie. Tu n'as pas à t'angoisser.

Il lui fit un sourire en coin.

— J'angoisse pour tout.

Et puis, sa seule référence dans tout ça, c'était les mariages, ce qui augmentait de façon significative ses attentes en matière d'extravagance et son niveau de stress.

— Tu as d'autres trucs de Doyenne à faire entre temps ?

Elle secoua la tête.

— Les autres vont se concerter avec Metos pour essayer de naviguer ensemble, mais ma présence n'est pas requise. Je n'ai rien d'urgent à faire, jusqu'à ce que nous décidions du prochain Balméra à libérer.

— Génial ! Alors on devrait retourner au château pour attendre l'arrivée de Lance et de Keith. Tes parents veulent venir ?

La radio de Hunk bipa, indiquant l'arrivée d'un appel. Il portait rarement son armure au Balméra, mais il gardait sa radio à portée de main au cas où. Comme il n'attendait aucun appel, il fut immédiatement catastrophé. Zarkon était-il revenu ? Ou est-ce que l'un de leurs alliés était attaqué ?

Jurant, il s'empressa d'accepter la communication, une question au bout des lèvres. Elle mourut aussitôt qu'il reconnut Meri. Elle était installée dans un cockpit sombre, des ombres sous les yeux.

— Hunk, fit-elle. Parfait. Est-ce que Shay est là ? Je n'ai pas réussi à la joindre.

— Je suis là, dit Shay en s'avançant.

Hunk fit passer l'écran à une plus grande résolution et le posa sur le bureau. Son inquiétude initiale s'était calmée, mais il était toujours mal à l'aise, puisque Meri était entrée en contact, et sous ses propres traits, en plus. Shay, semblait-il, pensait comme lui, car elle demanda :

— Est-ce que tout va bien ? Il s'est passé quelque chose ?

Meri eut l'air abasourdie.

— Moi ? Je vais bien.

Elle se pinça l'arête du nez et secoua la tête.

— Pardon, ça a été un peu mouvementé ces derniers temps. Ma couverture a été promue grâce à un petit morveux qui a pris des vacances prolongées et maintenant je dois gérer une montagne de paperasse, vous n'imaginez même pas. Mais… non, désolée. Ce n'est pas le moment de parler de moi. J'ai appris ce qui s'est passé. Shay… Comment tu te sens ?

Il y eut un accroc dans la respiration de Shay et elle cligna rapidement des paupières, s'appuyant contre Hunk alors qu'il enroulait un bras autour d'elle.

— Je vais bien, dit-elle. Mieux qu'au début.

— Je suis vraiment désolée, Shay. J'aimerais être là pour te serrer dans mes bras, mais j'ai à peine le temps d'appeler.

— Tu n'étais pas obligée de prendre ce risque pour moi.

Le sourire de Meri se fit triste.

— Bien sûr que si. J'ai perdu des êtres chers, moi aussi. Je suis contente que tu aies quelqu'un avec toi pour te soutenir.

Elle leva un doigt et le pointa de façon menaçante sur Hunk.

— Tu as intérêt à lui donner mon quota de câlins, d'accord ?

— Bien reçu, dit Hunk, attirant Shay plus près en lui frottant le bras. Et sinon, euh… tu as entendu la nouvelle ? On t'a envoyé un message la semaine dernière.

— Pour votre Unité ? Ouais. Je suis heureuse pour vous. Vous méritez tout le bonheur du monde. J'aimerais être présente, mais…

— Je sais. (Hunk parvint à sourire, aussi amer qu'il soit.) C'est ça, la vie d'une espionne.

Meri haussa une épaule.

— Je penserai à vous. Et je cherche Rax, bien sûr. Entre vous deux, moi et Pidge, on aura retourné cet Empire ciel et terre en un rien de temps. Tu verras, on retrouvera ton frère.

Shay acquiesça.

— Merci, Meri.

Meri hocha la tête, levant la main comme si elle avait envie de traverser l'écran pour les enlacer. Elle prit conscience de son geste et le suspendit, sa main retombant sur la console.

— Vous me manquez.

— Tu nous manques aussi, dit Hunk. Je sais que ce que tu fais est important, mais tu nous manques à tous. Promets-moi de rentrer saine et sauve ?

— C'est promis.

Le ton de Meri manquait de vie et son sourire n'atteignait pas bien ses yeux, mais avant que le malaise de Hunk ne s'installe, elle recula, la faible lumière de son cockpit peignant son visage d'ombres.

— Bref, je vais appeler Allura tant que j'en ai l'occasion. Prenez soin de vous et mangez une part de gâteau de ma part. Enfin, je ne sais pas ce que vous allez faire pour votre Unité, mais vous voyez ce que je veux dire. Salut !

Elle ne marqua aucune pause dont Hunk aurait pu profiter pour l'avertir qu'Allura n'était pas joignable depuis quelques jours. Meri coupa la communication et un silence retomba. Hunk se mordit la lèvre, une boule au ventre, mais il se dit que c'était pour le mieux. Tout le monde affirmait qu'Allura et les autres allaient bien, qu'ils avaient sûrement trouvé Oriande et que la magie de ce lieu les empêchait de communiquer. Meri serait déçue de ne pas pouvoir contacter Allura, mais elle ne s'inquiéterait pas autant en pensant que c'était juste une question de mauvais timing que si elle savait que cela faisait un moment que cela durait.

Se secouant, Hunk rangea sa radio, puis se tourna vers Shay, qui s'essuya les yeux en hâte.

— Prête ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête et ils rassemblèrent leurs affaires avant de se diriger vers les pièces occupées par les mères de Hunk.


— C'est notre adjuvant, pas vrai ?

La voix de Matt était douce, mais ce n'était pas une question, pas vraiment. Allura l'entendit dans son ton et eut la confirmation dans le sourire de l'autre Matt, qui le ravala bien vite quand Lovis se tourna vers lui.

— Quiznak, mais c'est quoi votre problème ? s'écria-t-iel. Ne jouez pas avec la chronologie ! C'est tout ce qu'on vous demande ! Est-ce vraiment si difficile ?

Le double de Matt leva les mains.

— Hé, c'est vous qui venez de leur donner confirmation. J'allais rien dire.

Lovis se tourna vers lui en bredouillant tandis que Nyma se mettait à rire dans le creux de sa main.

Intéressant.

Allura étudia l'autre groupe, souhaitant en savoir plus au sujet des garde-fous que les sages avaient mis en place. Ils prétendaient que c'était pour empêcher les pèlerins d'obtenir des renseignements sur leur propre futur et pourtant, le système ne semblait pas infaillible. Qu'est-ce qui le déclenchait, alors ? Pouvaient-ils faire passer d'autres informations ?

Lovis avait l'air à deux doigts d'exploser, mais Aneta intervint, se forçant à leur adresser un sourire qui tenait plus de la grimace, écartant les mains dans une supplique silencieuse.

— On devrait y aller. On a des choses à voir. Des Questions à envisager… vous savez.

— Mais–

Matt s'interrompit, se mordillant la lèvre. L'espace d'un instant, il eut presque la même expression tendue que son double et Allura se fit à nouveau la réflexion que peu de temps devait s'être écoulé entre les deux visites. Elle n'était pas une experte en croissance humaine, mais même Keith et Nyma semblaient à peine plus vieux que la dernière fois qu'elle les avait vus, avant le début de l'entraînement auprès de Fligg. Elle dirait que leur pèlerinage devait avoir lieu quelques mois dans le futur, peut-être un an ou deux au maximum.

L'autre Matt s'inclina à nouveau en arrière, étirant les bras au-dessus de son crâne.

— Ce n'est pas Shiro.

Lovis poussa un couinement indigné tandis que Nyma se retournait, retenant à peine un gloussement, mais Allura n'avait de yeux que pour son Matt, le cœur dans la gorge. Il avait l'air à deux doigts de s'écrouler de soulagement, ce qui n'était pas surprenant. Allura avait été si occupée à penser à un moyen de contourner les garde-fous des sages qu'elle n'avait pas pris le temps de se demander ce qui se passait dans sa tête. Matt, Keith et Akira, tous réunis, semblant s'efforcer de faire bonne figure ? Qu'aurait-il pu penser d'autre ?

— Détends-toi, Lovis, dit l'homologue de Matt. Je vous rends service.

— En continuant à mépriser de manière flagrante les lois d'Oriande ?

Nyma haussa un sourcil.

— Il ne révèle rien du futur, fit-elle remarquer. En fait, c'est même plutôt l'inverse.

Avec un geste dans sa direction, le double de Matt hocha la tête.

— Exactement ! Écoutez, j'étais lui, alors je sais qu'il y pensait déjà. Si je n'avais rien dit, j'aurais juste redoublé d'efforts pour découvrir ce qui s'est passé et Aneta aurait fini par faire un anévrysme à force d'essayer de retenir mon attention ailleurs. Comme ça, je me calme un peu et vous n'avez pas à vous inquiéter de me voir interpréter le fait que vous ne me laissez pas poser la question que je veux poser. (Il fronça les sourcils.) Attendez, je me calme ou il se calme ? Je ne sais pas trop comment je suis censé parler du moi du passé. Vous avez des normes pour ça ? C'est forcé, vous voyez vos doubles tous les jours, littéralement.

S'il essayait de distraire Lovis de sa colère, cela ne marchait pas. Iel croisa les bras, ses glaes lavande jurant avec le rouge de ses joues, et le fusilla du regard jusqu'à ce qu'il pousse un soupir.

— Écoutez, si c'était vraiment un problème, ce ne serait pas arrivé, pas vrai ? Comment vous l'expliquez, Aneta ?

Cette dernière sursauta, écarquillant les yeux.

— Qu-quoi ?

— L'univers a un mécanisme de correction de trajectoire intégré, non ?

Avec un regard nerveux pour Lovis, Aneta tirailla une mèche de ses cheveux vert menthe.

— Oh. Euh, eh bien, oui. L'univers peut corriger les déviations mineures dans le flot de cause à effet. Les garde-fous ignorent ce genre de choses pour ne pas perdre de temps ou d'énergie.

— Dans une ville comme celle-ci, intervint Nyma, ce n'est pas possible de garder un œil sur tout, de toute façon. Il faut choisir ses combats.

— Exactement, dit le double de Matt en souriant à Nyma. C'est ce que je suis en train de faire. J'adorerais leur dire exactement ce qu'on fait ici, mais je sais que ça ne va pas être possible. Laissez-moi au moins leur confirmer ça.

Lovis ferma les yeux, se pinçant l'arête du nez, avant de soupirer.

— D'accord. D'accord ! Je ne peux plus rien y changer de toute manière.

Iel se tourna vers Aneta.

— Vous devriez y aller. Plus on reste ensemble, plus il y a de chances qu'ils forcent une intervention et je n'ai pas envie de m'occuper de la paperasse.

Aneta acquiesça vivement et se tourna vers Allura.

— On y va ? Je peux vous montrer le musée royal : chacun de vos ancêtres dispose d'une pièce à leur effigie. Cela remonte jusqu'à la reine Antora !

Elle avait désormais l'air désespérée et Allura doutait que Lovis laisserait passer quoi que ce soit d'autre, alors elle acquiesça, touchant le bras de Matt quand il hésita. Elle se doutait qu'il voulait rester le temps de voir si Keith et Akira allaient bien, mais il n'y avait aucun moyen de savoir combien de temps cela prendrait. Il valait mieux qu'ils ne soient plus là au retour de Keith, rien que pour lui éviter de s'énerver à nouveau en essayant de faire passer un message qui entrait visiblement dans la catégorie des connaissances interdites.

Et puis, Allura avait appris tout ce qu'il fallait de cette rencontre : les sages avaient peut-être mis en place des garde-fous, mais ils n'étaient pas absolus. Cela voulait dire que, si elle se montrait prudente, elle pourrait transmettre un avertissement. Le cœur battant, elle suivit Aneta plus loin dans la ville.

Ses parents étaient là, quelque part. Les chances n'étaient pas de son côté, mais elle pouvait peut-être les sauver.

Elle n'avait qu'à les trouver.


Shiro se concentra sur sa respiration alors que des visions de la dernière bataille se formaient et se dissolvaient autour de lui. Cet endroit, une mer d'étoiles qui s'étendait à l'infini de chaque côté de lui, était plus réel, plus tangible que le vrai Cœur du lion noir. Ils étaient moins profondément ancrés dans le plan astral, leur permettant de garder une forme physique approximative. Shiro pouvait sentir le sol à ses pieds et l'eau qui lui léchait les chevilles.

Il était également tout près de l'esprit de Black, ce qui lui permettait d'apercevoir certaines de ses pensées. Pas de façon aussi claire que lors de leur capture, quand lui, Black et Allura s'étaient réfugiés ici à l'abri de la magie d'Haggar. Mais les souvenirs étaient toujours là.

Il se vit, pâle, les yeux écarquillés, agrippé aux commandes dans le cockpit de Black comme un naufragé à une planche de salut. Il sentit à nouveau la panique s'installer tandis que son contrôle s'effritait et il se vit resserrer sa prise encore plus. Il sentit Black se dérober, vit même un reflet plus flou des souvenirs qu'elle lui avait montrés alors : Zarkon qui prenait contrôle d'elle et se servait de ses armes contre des planètes innocentes.

Son estomac se noua et il cligna des yeux pour chasser ses larmes. Le lion noir était devant lui, le dominant sans bouger, et il posa une main sur sa patte pour s'ancrer dans le présent.

— Je suis désolé, dit-il, sa voix faisant un drôle d'écho dans cet espace.

Les visions s'éclipsèrent et il sentit la honte de Black se mêler à la sienne. Elle était désolée aussi. Désolée d'avoir réagi ainsi, désolée de l'avoir fait venir ici juste pour lui faire revivre ça. Fronçant les sourcils, Shiro s'appuya plus franchement sur sa patte, même s'il ne savait pas si elle pouvait le sentir.

— Ce n'est pas ta faute, dit-il. On se ressemble de bien des façons. Je commence à peine à m'en rendre compte. On a tous les deux été forcés de faire des choses que l'on regrette et… on essaie tous les deux d'y faire face.

Autrefois, il n'y avait pas si longtemps, il aurait peut-être trouvé ça étrange de dire qu'une machine souffrait de TSPT, mais il avait appris à connaître Black et sentait que, au contraire, il aurait dû le remarquer plus tôt. Il savait qu'elle avait été liée à Zarkon. Il savait à quel point sa trahison avait blessé Allura et Coran. Il aurait dû faire le rapprochement.

Blue gronda, le premier son qu'elle produisait depuis qu'elle l'avait amené ici. Ce n'est pas ta faute. Je te l'ai caché… Je ne voulais pas t'accabler avec ça.

Les lèvres de Shiro s'ourlèrent d'un sourire. Ça aussi, il le comprenait. Depuis qu'il était paladin, il avait fait tout en son pouvoir pour ne rien montrer de ses problèmes. Allura en avait conscience, puisqu'elle était dans sa tête, mais elle était partie depuis si longtemps qu'elle ne pouvait pas savoir tout ce qui s'y était accumulé dernièrement. Il en avait parlé un peu à Matt, les jours où il arrivait à mettre des mots dessus. Et Keith avait des soupçons, ne serait-ce parce qu'il l'avait connu au plus bas de sa vie.

Mais ils étaient tous partis et Shiro avait même appris à faire bonne figure face à son frère. Akira était doué pour donner un exutoire à l'énergie nerveuse de Shiro, à lui trouver des façons de se recentrer, ce dont il était reconnaissant, mais il n'avait fait que lui tracer le squelette de son passé et, quand son esprit prenait des tournures sombres, il ne se confiait que sur des sujets presque sans conséquences.

La communication.

Shiro leva la tête pour fixer le dessous du menton de Black.

— Quoi ?

La communication, répéta-t-elle. Nous sommes censés exceller dans ce domaine. C'est ce qui me définit, tout comme l'instinct définit Red. C'est ainsi que j'ai pu vous donner, à toi et à Allura, le pouvoir de faire connaître votre présence à votre équipe. Et pourtant, en la matière…

— On a tous les deux échoué, soupira Shiro.

Il pivota, s'appuyant contre la patte de Black, les bras croisés sur son torse. Curieusement, sa prothèse semblait presque luire dans cet espace. Ou plutôt, quelque chose à l'intérieur brillait, sa lumière s'échappant des interstices.

Il oubliait. Un petit bout du cœur de Black s'y trouvait, alimentant la prothèse et son lien psychique avec Shiro pour lui permettre de la contrôler comme une main en chair et en os. Il s'était tellement habitué à elle ces derniers mois qu'il y pensait à peine. Il la retirait pour dormir et se doucher, et lors des rares occasions où il avait le temps de se détendre à la piscine ou dans la salle d'observation, ou même de déambuler dans le château avec Akira. Il lui devenait plus facile de faire les choses d'une main, mais la prothèse faisait tellement partie de lui qu'à plus d'une reprise, alors qu'il se douchait, il avait cherché à prendre son shampoing de sa main droite et avait aussitôt entendu un bruit sourd dans la pièce d'à côté, la prothèse s'étant agitée et étant tombée de sa table de chevet.

Ce rappel que ce n'était pas qu'une partie de lui le fit sourire : c'était une partie d'eux deux, un écho tangible de leur lien.

— On peut faire mieux que ça, dit-il. Il le faut. Je te fais confiance et je sais que c'est réciproque, mais ce dernier combat prouve que ce n'est pas suffisant. Il faut qu'on se comprenne pour éviter de se figer comme ça.

Tu souhaites que nous parlions ?

— Parler serait un bon début, j'imagine… Mais je ne suis pas psychiatre.

Psychiatre… Ah. Black gronda d'un air satisfait. Oui, nous avions quelque chose de similaire sur Altéa, bien qu'ils portaient d'autres noms.

— Ah bon ?

Shiro pouffa un peu, serrant ses bras contre lui.

— J'imagine qu'on n'en a pas trouvé à New Altéa ?

Black resta silencieuse un long moment, semblant y réfléchir. Tu veux un psychiatre.

— Je pense que j'en ai besoin, dit Shiro. Je ne suis pas… Je ne peux pas continuer comme ça.

Il y pensait souvent, ces six derniers mois, généralement sur un air d'auto-dénigrement, et il avait toujours l'impression d'être en train d'admettre sa défaite. Il ravala ce même sentiment de honte et leva la tête.

— J'ai essayé de m'en sortir tout seul trop longtemps, jusqu'à ce que cela déborde sur les autres quand ça va mal. Je commence à comprendre que ce n'est pas sain.

Il marqua une pause, baissant le menton.

— Mais pour être honnête, j'ai repoussé le problème un long moment.

Tu devrais en parler à Coran. Il pourra t'aider à trouver quelqu'un et ne te jugera pas pour cela.

Shiro sentit un accroc dans sa respiration, son cœur se serrant alors que Black perçait à jour une crainte qu'il essayait de ne pas admettre. Que demander de l'aide ferait de lui quelqu'un de faible. Que la personne qu'il irait voir le jugerait.

Il ravala ses larmes, frottant la patte de Black.

— D'accord, murmura-t-il. Je vais lui en parler. Tu… Il faudra peut-être que tu me pousses un peu si j'essaie de me dérober.

Elle ronronna et Shiro sourit.

— Mais on n'en est pas là. On devrait… On devrait parler.

Oui. Black hésita, ce que Shiro trouva étrangement réconfortant. Au moins, il n'était pas le seul qui ne savait pas par où commencer. Ce qui s'est passé n'est pas ta faute.

— Ce n'est pas la tienne non plus, répliqua Shiro.

Black résista ses paroles et il sourit.

— Ok, eh bien, c'est un bon point de départ, pas vrai ? Est-ce qu'on peut convenir que, quoi qu'on se dise ici, il ne s'agit pas de jeter le blâme ? On a tous les deux des choses qui nous rappellent nos traumatismes et on a sûrement tous les deux mis les pieds dedans durant ce combat. Mais c'était un accident, de ma part comme de la tienne.

Black accepta, se pressant dans son esprit. Pas de blâme, consentit-elle. Mais peut-être des explications.

Shiro hocha la tête, levant à nouveau les yeux, et attendit. Il la sentit rassembler ses pensées sous la forme de mots. Ce n'était pas sa façon habituelle de communiquer, il le savait. Mais elle avait conscience que Shiro la comprenait mieux comme ça qu'avec des images et des impulsions, et qu'elle fasse cet effort pour lui le touchait.

J'ai été dominée autrefois, dit Black avec hésitation. De brèves images de Zarkon accompagnaient ses paroles, avec un sentiment d'horreur et de résistance futile. Le cœur de Shiro se serra et il monta sur la patte de Black. Vu sa taille, il ne pouvait pas lui offrir un câlin ou une tape dans le dos, alors il se contenta de presser son dos contre sa jambe dans l'espoir que son poids lui apporterait un semblant de réconfort. Les images que Black lui montrait changèrent aussitôt, Shiro et Allura remplaçant Zarkon, paix et fierté remplaçant l'horreur. Tu n'es pas comme Zarkon. Pas d'une façon qui devrait te faire honte. Quand tu me pilotes, tu ne me forces pas, même si je me soumets à ton jugement lors d'un combat. Mais la présence de Zarkon… cela m'a ramenée dans le passé.

Une confusion. Une pour laquelle Black ne semblait pas avoir de mots, si bien qu'elle lui montra son esprit à cet instant, prudemment voilé pour que sa panique ne l'emporte pas. Shiro en était soulagé, parce que ce sentiment… le sursaut de peur alors que Zarkon se pressait contre elle, le brouillard, le tourbillon de pensées contradictoires alors qu'elle s'efforçait de séparer le passé du présent…

Shiro ne savait que trop bien ce que cela faisait et combien il était difficile de se rappeler qu'il était en sécurité. Même un geste bien intentionné pouvait être perçu comme une menace par son esprit quand il était dans cet état, et il s'en était déjà pris à ses amis sans y penser.

Je ne voulais pas te faire du mal.

— Je sais.

Shiro s'appuya contre elle, lui offrant ses propres souvenirs, du moins des fragments. La pire de ses crises d'angoisse. La culpabilité qu'il ressentait quand il blessait un de ses proches sans le vouloir. C'était douloureux, mais cette fois-ci, c'en était presque cathartique, comme si partager la douleur avec quelqu'un de présent et qui comprenait relâchait un peu la pression.

— Crois-moi, je sais. Visiblement, la meilleure chose à faire est de ne pas laisser Zarkon t'approcher, mais puisque ce n'est pas quelque chose qu'on peut contrôler… Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour t'aider, si ça arrive à nouveau ? Quelque chose qui te rappellerait où tu es ? Où on est ?

Black lui fit une réponse évasive que Shiro interpréta comme un haussement d'épaules. Il comprit que tout ça était nouveau pour elle, du moins selon ses critères, et il répondit par une sympathie silencieuse. Matt et lui avaient mis des semaines à trouver un système permettant de se calmer l'un l'autre quand ils étaient sujets à des cauchemars ou des flash-backs, et ce n'était toujours pas parfait.

— On va trouver une solution, promit Shiro. C'est déjà un début de savoir ce qui est en train de se passer et que m'obstiner n'arrangera rien. En partant du principe que j'arriverai à m'en souvenir sur le moment.

Black se fit interrogative, le poussant doucement comme pour l'encourager à suivre son exemple et à s'ouvrir. Il était question de communiquer, pas vrai ? Il soupira, mais rassembla ses pensées. Il chercha des souvenirs et des images dont il pouvait se servir pour agrémenter ses paroles, même s'il n'était pas très doué dans cette façon de communiquer. En fait, c'était tout juste s'il pouvait se faire comprendre, ses connaissances se limitant à ce dont il avait besoin lors d'une bataille et, à l'occasion, à l'interprétation des messages que lui envoyait Black.

Mais elle ronronna quand il lui présenta un premier souvenir, ce qui en valait la peine.

— Je n'aime pas n'avoir aucun contrôle sur ma vie, dit-il, ravivant des souvenirs de la Garnison et lui présentant en successions rapides.

Des travaux de groupe qui l'avaient frustré parce que les autres remettaient sans cesse ses idées en question, des disputes avec son équipe d'entraînement, quand Shiro les connaissait à peine et détestait le fait que ses notes et son futur dépendaient de la performance de deux inconnus.

— Je n'ai jamais aimé laisser le contrôle aux autres. J'en ai toujours été conscient, même si ce n'était pas aussi disproportionné avant. Cela m'irritait, certes, et de temps à autre je finissais par m'en prendre à quelqu'un, mais généralement je laissais faire. Et puis…

Il plongea dans le silence, des souvenirs de son temps dans l'Arène s'élevant sans même qu'il n'ait à y penser. Il ne savait pas comment Black avait mis les siens en sourdine et il s'y perdit presque, les battements de son cœur s'accélérant alors que la mer et les étoiles prenaient l'apparence du sable de l'Arène et des cris de la foule assoiffée de sang. Il avait combattu pour les Galras dans l'Arène. Il avait tué des innocents pour apaiser ses geôliers et vivre un jour de plus… et malgré tout, Haggar l'avait emporté, l'avait brisé et avait fait de lui une arme qu'elle pouvait manier à volonté.

Black bougea pour la première fois depuis son arrivée, se repliant autour de lui autant qu'elle le pouvait en entrant dans son esprit, formant comme une couverture recouvrant son passé. Il déglutit, lui offrant sa gratitude pour son intervention.

— Cela s'est empiré, dit-il, la voix tremblante. Ce n'est pas seulement que j'aime être aux contrôles, c'est… c'est comme si, en les lâchant même un seul instant, ils me retrouveront. Ou… si j'arrive à planifier les batailles à l'avance et à faire en sorte que tout se déroule comme prévu, alors je peux empêcher un malheur d'arriver. C'est différent avec Allura : elle peut voir ce qui se passe dans ma tête, elle sait à quoi je pense et je peux voir le cheminement de sa réflexion quand elle a une autre idée, alors c'est comme si j'étais moi-même en train de décider. Ce n'est pas que je ne fais pas confiance aux autres. Ils ne sont pas incompétents. C'est juste que…

Il se retrouva à court de mots et n'avait plus de souvenirs à lui offrir, seulement des cauchemars et les pires scénarios qu'il avait pu imaginer en proie à une terreur profonde et viscérale.

Un autre souvenir l'attendait. Il venait de devenir paladin, Allura lui ayant laissé sa place en affirmant qu'il était le vrai paladin noir et que sa place à elle était au château-vaisseau. Malgré sa gêne, Shiro voulait savoir quel était son rôle, ce qu'on attendait de lui. Il ne comprenait pas pourquoi Black l'avait choisi.

Il était donc allé voir Allura pour lui demander ce que cela signifiait d'être le paladin noir.

— Elle a dit que tu choisis des personnes déterminées, dit-il, la voix d'Allura semblant faire écho à la sienne. Que tes paladins gardent toujours le contrôle. C'était un étrange soulagement de l'apprendre. Je m'effondrais, je m'accrochais au contrôle de toutes mes forces, et on pourrait croire que me dire qu'il fallait que je continue comme ça m'intimiderait, mais non. C'était… C'était comme si… Comme si je me débattais contre moi-même. Une partie de moi voulait craquer, tout révéler et aller me cacher jusqu'à ce que quelqu'un d'autre s'occupe de tout à ma place. Cette partie de moi ne voulait pas du tout être paladin. Elle ne voulait pas être responsable de ce qui m'est arrivé ni de ce qui pourrait arriver.

» Mais il y avait cette autre partie de moi qui avait besoin de garder le contrôle. Craquer, reculer… rien que d'y penser, ça me terrifiait. Je ne voulais pas devenir leur chef, mais je ne pouvais pas ne pas l'être. Alors entendre que tu t'attendais à ce que je tienne le coup, c'était… c'était comme si tu m'avais donné la permission de foncer tête baissée, si cela a un sens.

Il secoua la tête, ravalant ses larmes.

— Je ne t'en veux pas pour ça. J'étais dans une mauvaise passe et c'était le seul moyen pour moi d'y faire face. Mais quand Zarkon est arrivé, ta façon d'être lors de ce combat…

Il ferma les yeux, l'émotion le prenant à la gorge et l'empêchant de continuer. Il se rappela la manière dont elle l'avait supplié de fuir. Comment elle s'était débattue pour lui arracher les contrôles. Combien il s'était mis à douter de lui-même, plus que jamais. Ce n'était pas comme la fois où Haggar avait pris possession de lui, parce qu'il avait toujours su que ce qu'elle faisait était mal. Et ce n'était pas comme ce qui s'était passé ensuite, quand il avait éclaté en sanglots sur l'épaule d'Allura dès sa sortie de capsule, ou comme les jours suivants, quand il était douloureusement conscient des craquelures en lui. Il s'était senti fragile et avait eu ses moments de doute en reprenant le combat, se demandant s'il était à la hauteur de la tâche. Mais il s'agissait de moments isolés, facilement noyés par le reste.

Lors de la dernière bataille, il avait flanché. Cela avait dépassé la simple peur de craquer sous la pression. Il avait commencé à se demander s'il prenait la bonne direction ou s'il poursuivait Zarkon dans l'abîme.

La peine et la culpabilité de Black le ramenèrent au présent et il se secoua, essayant de lui faire comprendre qu'il ne lui en voulait pas, même alors qu'un accroc secouait sa respiration et qu'une larme lui échappait.

Non. Elle se replia sur elle-même, bordant Shiro dans un pli noir et argent, l'entourant de son vrombissement de machine vivante. Je sais que tu ne m'en veux pas, mais je suis quand même désolée. J'ai toujours cherché des personnes maîtres d'elles-mêmes et de la situation, c'est vrai. Cependant, je ne me rendais pas compte de ce que je demandais. Je vois maintenant que je ne t'ai pas rendu service. Ni à toi, ni à moi, ni à Allura… ni à mes anciens paladins. Personne ne peut tout le temps tout maîtriser. Personne ne devrait même s'y essayer. Je voulais que cela soit quelque chose que l'on réalise à plusieurs.

— C'est une bonne chose de s'efforcer de contrôler les choses, murmura Shiro, même si ce n'est pas possible. L'équipe compte sur nous pour les guider. Si on s'effondre–

Black le fit taire d'une poussée mentale. Il ne s'agit pas de s'effondrer. Cependant… Ce n'est plus le contrôle que je demanderai. Ce n'est pas juste de te demander de sacrifier ton bien-être pour celui des autres.

Shiro se refusa aussitôt à l'idée, prêt à répliquer que l'équipe passait en premier. Mais il se retint et se força à l'écouter, conscient qu'il venait d'admettre que se raccrocher au contrôle était son mécanisme de défense, un qu'il était peut-être temps d'abandonner. Il inspira, calmant le flot montant de ses émotions.

— D'accord, dit-il. Qu'est-ce que tu demanderais, dans ce cas, si on reprend du début ?

De l'honnêteté.

Shiro leva les yeux, rencontrant son regard alors qu'elle tournait la tête vers lui.

— De l'honnêteté ?

Oui. C'est une requête plus difficile à remplir que du simple contrôle, je le sais, et je ne demande pas à ce que cela soit parfait, mais je voudrais que tu sois honnête, d'abord envers toi-même, puis envers moi. Puis, quand tu peux l'être et autant que tu peux l'être, envers ton équipe.

Une pointe de glace se ficha dans l'estomac de Shiro à l'idée de parler aux autres paladins de tous ses troubles, mais Black le rassura bien vite sur le fait qu'elle ne voulait pas dire tout, ni tout de suite.

Elle sembla songer à quelque chose un instant, puis frémit, devenant translucide. La patte sur laquelle Shiro était assis disparu et il trébucha dans l'eau peu profonde alors que Black diminuait en taille. Se tenait désormais devant lui une créature aussi grande que lui, émettant une lumière qui ne pouvait pas être complètement expliquée par leur présence sur le plan astral. Elle était entièrement noire, longiligne et couverte de fourrure, des marques violettes sur le museau et dans le dos. Il s'agissait définitivement d'un félin, mais ne ressemblait en rien à ceux que Shiro connaissait.

— Qu'est-ce que… ?

Kotha, dit Black, et c'était bien elle, sa voix toujours la même, ses yeux dorés plus aiguisés alors qu'ils se plongeaient dans ceux de Shiro. Nous sommes les premiers kothas et nos descendants vivaient à Altéa, devenant la source d'inspiration de ces formes que vous appelez les lions. Elle pencha la tête de côté en ronronnant. Mais bien sûr, cette apparence ne t'est pas familière.

Elle s'avança, se transformant soudainement en chat domestique ordinaire, son épais pelage noir baignant dans l'eau qui lui arrivait désormais au ventre. Elle ne semblait pas s'en préoccuper, le regardant un long moment avant de se ramasser sur ses pattes pour bondir dans ses bras. Shiro la rattrapa, souriant tandis qu'elle se blottissait contre son torse, ronronnant si fort qu'il en sentait les vibrations contre son sternum. Pendant un moment, rien d'autre n'eut d'importance : il n'y avait que Shiro, Black et sa chaleur contre son torse. Le souffle de Shiro s'apaisa un peu plus à chaque minute qui passait, jusqu'à ce qu'il ait l'impression de retrouver pied. Il s'essuya les yeux et Black en profita pour frotter sa tête contre sa main, sa joue contre son poignet.

Tu es mien. Tu seras toujours mien. Et je n'aime pas te voir souffrir. Elle leva les yeux vers lui, sa pupille dilatée sous le faible éclairage. On voyait toujours l'anneau doré de son iris, qui semblait presque briller. J'ai confiance en toi.

— Moi aussi, j'ai confiance en toi, répondit-il aussitôt. Et… j'essaierai d'être honnête envers toi. Je ne peux pas te promettre que ce sera facile, mais j'essaierai. On peut peut-être faire ça plus souvent. Se réserver une petite heure par jour pour parler et en apprendre plus l'un sur l'autre.

Elle ronronna de plus belle, donnant des coups de tête à son menton. Et tu iras voir Coran pour trouver un psychiatre.

Il fit la grimace, mais acquiesça.

— C'est promis.

Bien. Cela fait un moment que nous sommes ici, il serait temps que je te ramène. Red est arrivée.

Shiro était surpris. Si Red était déjà là, cela voulait dire que plusieurs heures s'étaient écoulées. La détresse qu'il aurait pu en ressentir fut effacée quand il réalisa que son retour signifiait celui de Keith et de Lance. Depuis qu'il avait su qu'ils rentraient, Shiro avait hâte de les revoir. Il grattouilla distraitement les oreilles de Black.

Elle se laissa faire, fermant les yeux, ce qui le fit sourire.

Oh, dit-elle. C'est vrai. Le chaton de Blue est là.

— Le chaton… ?

Le plus jeune de sa litée. Black donna un coup de queue et cessa de ronronner. Ce n'est plus le plus jeune, j'imagine. Le plus jeune qui soit entièrement lié à elle. Lance.

Shiro ravala un sourire en l'entendant qualifier Lance de chaton, et face à l'affection qui perçait dans sa voix. Cela ne devrait pas le surprendre autant de découvrir que Lance n'avait pas charmé que son lion.

— Lance est là, dit-il. Au hangar, tu veux dire ?

Oui. Il m'a demandé de te le dire, je suppose pour que tu puisses décider de lui parler ou non.

Elle ouvrit les yeux pour le fusiller du regard, comme pour le pousser à aller lui parler, sans pour autant lui imposer sa volonté par le biais du lien. Shiro sourit et hocha la tête. Cette discussion l'avait allégé d'un poids qu'il portait depuis la bataille et il ne voyait pas de raison de refuser de parler à Lance.

— D'accord, dit-il, enfouissant le nez dans sa fourrure et inspirant profondément avant de relâcher la connexion. Je reviendrai demain.

Demain. C'est promis.